REQUÊTE de la dame X…, tendant à l’annulation du jugement du 2 mai 1956, par lequel le Tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l’Etat à lui verser une indemnité de 3.990.000 francs en réparation du préjudice qui lui a été causé par l’office indochinois des changes, lors du transfert d’Indochine en France, après le 11 mai 1953, jour où le cours de la piastre a été ramené de 17 francs à 10 francs, d’une somme de 570.000 piastres, représentant le chiffre forfaitaire de la liquidation des droits de la communauté réduite aux acquêts, à la suite du jugement, en date du 22 octobre 1952, du Tribunal mixte de Haïphong prononçant le divorce de la requérante et au profit de cette dernière, d’avec le sieur Y… ;
Vu le décret du 9 septembre 1939; le décret du 9 septembre 1939, modifié par le décret du 20 mai 1940 ; le décret du 10 avril 1947 ; le décret du 15 juillet 1947 ; le décret du 11 mai 1953 ; les accords franco-vietnamiens du 8 mars 1949 et franco-cambodgiens du 8 novembre 1949 approuvés par la loi du 2 février 1950 et publiés au Journal officiel de la République française le 14 mars 1953 ; la Constitution du 27 octobre 1946 ; l’ordonnance du 31 juillet 1945 et le décret du 30 septembre 1953 ;
CONSIDÉRANT que, pour demander la condamnation de l’Etat à lui verser une indemnité de 3.990.000 francs correspondant à la perte par elle subie du fait de la dévaluation de la piastre décidée par le décret du 11 mai 1953, lors du transfert d’Indochine en France de 570.000 piastres lui appartenant, la dame X, d’une part, invoque l’existence de fautes de service engageant la responsabilité de l’Etat, d’autre part fait valoir qu’elle a droit même en l’absence de faute à la réparation entière du préjudice spécial que lui a causé la dévaluation de la piastre ;
En ce qui concerne la responsabilité de l’Etat français pour faute de service ;
Sur le moyen tiré de l’illégalité du décret du 10 avril 1947 créant l’office indochinois des changes : — Cons. qu’il résulte de l’ensemble des dispositions du décret du 9 septembre 1939 prohibant ou réglementant en temps de guerre l’exportation des capitaux, les opérations de change et le commerce de l’or, lequel a été promulgué en Indochine le 27 septembre 1939 et publié au Journal officiel de l’Indochine du 28 septembre 1939 et était toujours en vigueur à la date à laquelle a été pris le décret du 10 avril 1947 créant l’Office indochinois des changes, que le Gouvernement était compétent pour prendre par voie réglementaire les mesures destinées à assurer le contrôle des changes de la zone franc ; qu’ainsi le président du Conseil a légalement décidé, dans l’exercice du pouvoir réglementaire que lui reconnaissait l’article 47 de la Constitution du 27 octobre 1946 alors en vigueur et sans que pût y faire obstacle l’article 72 de la même Constitution qui ne réserve la compétence du Président de la République, à l’égard des territoires d’outre-mer, qu’en ce qui concerne les matières relevant normalement de la loi, de créer l’Office indochinois des changes par le décret précité du 10 avril 1947, lequel a été promulgué en Indochine le 30 avril 1947 et publié au Journal officiel de l’Indochine du 29 mai 1947 ;
Sur le moyen tiré de ce que les transferts de capitaux d’Indochine en France ne peuvent légalement être soumis à autorisation : — Cons. qu’il résulte de l’échange de lettres du 8 mars 1949 approuvé par la loi du 2 février 1950 et publié au Journal officiel de la République française du 14 mars 1953 en exécution du décret du 23 février 1953, que « la piastre indochinoise fera partie de la zone franc » et que le mécanisme des changes sera réglé par l’Office indochinois des changes ; qu’aux termes du décret précité du 10 avril 1947, l’Office indochinois des changes est chargé dans la Fédération indochinoise, de l’application de la réglementation générale en vigueur dans l’Union française, reçoit à ce titre les instructions de l’Office des changes de Paris et exerce les attributions conférées par le décret du 20 mai 1940 aux offices des changes des territoires d’outre-mer ; que l’article 1er du décret précité du 9 septembre 1939 prohibe l’exportation des capitaux sous quelque forme que ce soit sans autorisation du ministre des Finances, qui peut déléguer ses pouvoirs et prévoit que des décrets pris en Conseil des ministres sur la proposition du ministre des Finances, définissent les opérations qui seront regardées comme exportations de capitaux ; qu’enfin le décret du 20 mai 1940, promulgué en Indochine le 30 juin 1940 et publié au Journal officiel de l’Indochine du 6 juillet 1940, appliquant aux colonies le décret précédent, dispose dans son article 1er que sont « considérées comme exportations de capitaux et prohibées sauf autorisation délivrée dans les conditions prévues à l’article 15 du présent décret », c’est-à-dire par les offices coloniaux des changes, «3° l’exportation pour toutes destinations hors d’une colonie de toutes valeurs… » et « 4° lorsqu’elles sont effectuées autrement que dans les conditions déterminées au titre II du présent décret les opérations de change réalisées dans les colonies » ; qu’il résulte du rapprochement des dispositions précitées des décrets des 9 septembre 1939, 20 mai 1940 et 10 avril 1947 et de l’échange de lettres du 8 mars 1949, que l’Office indochinois des changes pouvait légalement subordonner à une autorisation le transfert de capitaux demandé par la dame X… ;
Sur le moyen tiré du retard fautif qu’aurait apporté l’office indochinois des changes à autoriser le transfert de capitaux demandé par la dame X… : — Cons. que le délai mis par l’Office indochinois des changes pour l’instruction de la demande de transfert dont il avait été saisi par la dame X…, le 24 avril 1953, ne peut être regardé comme anormal ;
Sur les moyens tirés de l’illégalité du décret du 11 mai 1953 : — Cons., d’une part, que la dame X… soutient que le décret du 11 mai 1953 qui a ramené de 17 francs à 10 francs le taux de la piastre serait illégal comme n’ayant pas été précédé de la consultation des Etats Associés prévue à l’échange de lettres précité du 8 mars 1949 entre le président de la République française et l’empereur Bao Daï, et à l’accord franco-cambodgien du 8 novembre 1949 ; que le moyen ainsi soulevé, qui met directement en cause les rapports de l’Etat français avec des Etats étrangers n’est pas susceptible d’être invoqué devant la juridiction administrative ;
Cons., d’autre part, que les Etats du Viet-Nam, du Laos et du Cambodge ont accédé à l’indépendance à la suite des accords signés avec la France respectivement les 8 mars 1949, 19 juillet 1949 et 8 novembre 1949, lesquels ont été approuvés par la loi du 2 février 1950 et publiés au Journal officiel de la République française du 14 mars 1953 ; que le décret du 11 mai 1953 critiqué a été pris par le président du Conseil, pour assurer l’exécution des prescriptions du décret du 9 septembre 1939, dans l’exercice du pouvoir réglementaire que lui conférait l’article 47 de la Constitution du 27 octobre 1946 alors en vigueur ; que, dès lors, la dame X… n’est pas fondée à soutenir que le décret du 11 mai 1953 méconnaîtrait les dispositions de l’article 72 de la Constitution du 27 octobre 1946, du fait qu’il n’a pas été signé par le président de la République, alors que ledit article 72 n’exige l’intervention du président de la République qu’en ce qui concerne les territoires d’outre-mer, et seulement dans les matières relevant normalement de la loi ;
Cons. qu’il résulte de ce qui précède que la dame X… n’est pas fondée à soutenir que le décret du 11 mai 1953 serait entaché d’irrégularités constitutives de fautes de nature à engager la responsabilité de l’Etat ;
En ce qui concerne la responsabilité de l’Etat français du fait du préjudice spécial qu’aurait causé à la requérante la dévaluation de la piastre : — Cons. qu’aux termes de l’article 6 de la loi du 26 décembre 1945 relative à certaines conséquences de la modification des taux de change dans la zone franc : « En cas de changements apportés à la valeur des diverses monnaies libellées en francs de la zone franc les unes par rapport aux autres, des décrets contresignés par le ministre des Finances et le ministre des Colonies fixent les conditions dans lesquelles sont réglées les obligations entre personnes résidant dans les territoires intéressés, des décrets fixent également les cas et les conditions dans lesquelles des indemnités peuvent être accordées et réglées par l’Etat, soit en espèces, soit en valeurs du Trésor ou en rentes créées à cet effet, en raison des pertes résultant des conditions de règlement ainsi déterminées, ainsi que les reprises qui peuvent être exercées sur les bénéfices exceptionnels résultant desdites conditions de règlement » ;
Cons. que par la disposition précitée, le législateur, qui a laissé au Gouvernement la faculté d’indemniser ou non les personnes lésées par les modifications de parité des monnaies de la zone franc, a nécessairement entendu exclure le droit pour ces personnes de prétendre à une indemnité en raison des pertes ainsi subies par elles en dehors des cas dans lesquels le Gouvernement aurait estimé opportun de prévoir une indemnisation ; qu’à la suite du décret du 11 mai 1953, le Gouvernement, dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui a conféré le législateur, n’a pas prévu d’indemnisation en faveur des personnes que pourrait léser la modification de la parité de la piastre indochinoise par rapport au franc ; que par suite, et en admettant même qu’elle puisse se prévaloir d’un préjudice spécial, la dame X… n’est pas fondée à demander l’annulation de la décision par laquelle le ministre des Finances lui a refusé toute indemnité ;… (Rejet avec dépens).