AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
L’association de gestion des équipements sociaux (AGES) a demandé au tribunal administratif de Strasbourg d’annuler le contrat de délégation de service public conclu le 2 juillet 2013 par la communauté de communes de Sélestat avec l’association La Farandole, portant sur la gestion et l’exploitation des services de la petite enfance, et, subsidiairement, de résilier ce contrat. Par un jugement n° 1305858 du 12 juillet 2016, le tribunal administratif de Strasbourg a, d’une part, résilié le contrat de délégation de service public avec effet différé au 1er janvier 2017 et, d’autre part, condamné la communauté de communes de Sélestat à verser à l’AGES une somme de 95 000 euros assortie des intérêts au taux légal et de la capitalisation de ces intérêts.
Par un arrêt n°s 16NC02080, 16NC02081 du 20 février 2018, la cour administrative d’appel de Nancy a, sur appel de la communauté de communes de Sélestat et sur appel incident de l’AGES, d’une part, porté à 105 118 euros le montant de la condamnation de la communauté de communes de Sélestat, d’autre part, réformé le jugement du tribunal administratif de Strasbourg en ce qu’il avait de contraire à son arrêt, enfin, décidé qu’il n’y avait pas lieu à statuer sur les conclusions de la requête n° 16NC02081 par laquelle la communauté de communes de Sélestat avait demandé qu’il soit sursis à l’exécution de ce jugement.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 19 avril et 19 juillet 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la communauté de communes de Sélestat demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cet arrêt ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à son appel ;
3°) de mettre à la charge de l’AGES la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– le code général des collectivités territoriales ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Thomas Pez-Lavergne, maître des requêtes en service extraordinaire,
– les conclusions de Mme Mireille Le Corre, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Ortscheidt, avocat de la communauté de communes de Sélestat et à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de l’association de gestion des équipements sociaux ;
Considérant ce qui suit :
1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que, par un avis d’appel public à la concurrence publié le 2 mars 2012, la communauté de communes de Sélestat a lancé une procédure de passation d’un contrat de délégation de service public pour la gestion et l’exploitation des services de la petite enfance sur son territoire. Deux des onze candidats initialement retenus, l’association La Farandole et l’association de gestion des équipements sociaux (AGES), ont déposé une offre avant d’être invités, sur proposition de la commission de délégation de service public, à participer à la phase de négociation avec l’autorité délégante. Par une délibération du 3 juin 2013, le conseil de communauté a décidé d’approuver le choix de l’association La Farandole et d’autoriser son président à signer le contrat de délégation de service public avec cette dernière. Ce contrat a été signé le 2 juillet 2013 et a pris effet le 3 août 2013. L’AGES a formé un recours gracieux auprès de la communauté de communes de Sélestat le 22 août 2013, qui a été rejeté par courrier du 30 octobre 2013. L’AGES a alors saisi le tribunal administratif de Strasbourg d’une demande d’annulation du contrat et de condamnation de la communauté de communes de Sélestat à lui verser une somme de 128 660 euros en réparation de son préjudice. Par un jugement du 12 juillet 2016, ce tribunal a, d’une part, résilié le contrat de délégation de service public avec effet différé au 1er janvier 2017 et, d’autre part, condamné la communauté de communes de Sélestat à verser à l’AGES une somme de 95 000 euros assortie des intérêts au taux légal et de la capitalisation de ces intérêts. Sur appel de la communauté de communes de Sélestat et sur appel incident de l’AGES, par un arrêt du 20 février 2018, la cour administrative d’appel de Nancy a, en premier lieu, porté à 105 118 euros la somme que la communauté de communes de Sélestat avait été condamnée, en principal, à verser à l’AGES, en deuxième lieu, réformé le jugement du tribunal administratif de Strasbourg en ce qu’il avait de contraire à son arrêt, enfin, décidé qu’il n’y avait pas lieu à statuer sur les conclusions de la requête par laquelle la communauté de communes de Sélestat avait demandé qu’il soit sursis à l’exécution du jugement du tribunal administratif de Strasbourg. La communauté de communes de Sélestat se pourvoit en cassation contre cet arrêt.
2. En premier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le contrat litigieux a été signé le 2 juillet 2013. L’AGES a formé un recours gracieux auprès de la communauté de communes de Sélestat par un courrier du 22 août 2013, soit dans le délai de deux mois à compter de l’accomplissement des mesures de publicité appropriées. L’exercice de ce recours gracieux a interrompu le délai de recours contentieux, qui a recommencé à courir à compter du rejet implicite né du silence gardé par la communauté de communes. La notification, par un courrier du 30 octobre 2013, d’une décision expresse de rejet, qui s’est substituée à la décision implicite née du silence gardé par la communauté de communes sur le recours gracieux dont elle avait été saisie, a fait, de nouveau, courir le délai de recours. Par suite, la cour administrative d’appel de Nancy n’a pas commis d’erreur de droit en estimant que la demande de première instance tendant à la contestation de la validité du contrat, enregistrée le 31 décembre 2013 devant le tribunal administratif de Strasbourg, n’était pas tardive.
3. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le cahier des charges adressé aux candidats prévoyait, à son article 5.1, que la rémunération du délégataire comprenait, en premier lieu, les participations familiales, en deuxième lieu, la prestation de service unique (PSU) de la caisse d’allocations familiales, aide au fonctionnement versée aux gestionnaires de crèches dont le montant équivaut à 66 % du prix de revient de l’accueil de l’enfant, déduction faite des participations familiales, montant lui-même calculé à partir d’un prix plafond variant en fonction du niveau de prestations et évoluant chaque année, ainsi, en troisième lieu, que la participation de la communauté de communes de Sélestat au titre du fonctionnement, dont le montant devait être fixé par la convention.
4. En relevant que si l’article 5.2 du cahier des charges stipulait que les tarifs pratiqués pour les usagers par le délégataire ne devaient pas dépasser le prix plafond par place fixé par la caisse d’allocations familiales, une telle limitation n’excluait pas que la proposition financière des candidats soit établie sur la base de l’évolution escomptée de la PSU pour la durée de la délégation, soit huit années, et non en fonction du seul montant de la PSU appliqué pour l’année 2012, la cour administrative d’appel de Nancy s’est livrée à une interprétation de ces stipulations exempte de dénaturation.
5. En troisième lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que l’AGES a détaillé ses comptes d’exploitation du service dans ses propositions, en précisant notamment ses charges, et que les montants annuels de PSU qu’elle a retenus pour établir son offre n’ont jamais excédé les montants les plus élevés effectivement versés par la caisse d’allocations familiales sur la période de la délégation. Ainsi, la cour administrative d’appel de Nancy a pu estimer, sans commettre d’erreur de droit ni dénaturer les faits de l’espèce, qu’il n’était pas établi que l’AGES aurait cherché à masquer une partie de ses coûts en affichant un montant de PSU élevé.
6. En quatrième lieu, aux termes de l’article L. 1411-1 du code général des collectivités territoriales alors en vigueur : » Une délégation de service public est un contrat par lequel une personne morale de droit public confie la gestion d’un service public dont elle a la responsabilité à un délégataire public ou privé, dont la rémunération est substantiellement liée aux résultats de l’exploitation du service. Le délégataire peut être chargé de construire des ouvrages ou d’acquérir des biens nécessaires au service. / Les délégations de service public des personnes morales de droit public relevant du présent code sont soumises par l’autorité délégante à une procédure de publicité permettant la présentation de plusieurs offres concurrentes, dans des conditions prévues par un décret en Conseil d’Etat. (…) / La commission mentionnée à l’article L. 1411-5 dresse la liste des candidats admis à présenter une offre après examen de leurs garanties professionnelles et financières, de leur respect de l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés prévue aux articles L. 5212-1 à L. 5212-4 du code du travail et de leur aptitude à assurer la continuité du service public et l’égalité des usagers devant le service public. / La collectivité adresse à chacun des candidats un document définissant les caractéristiques quantitatives et qualitatives des prestations ainsi que, s’il y a lieu, les conditions de tarification du service rendu à l’usager. / Les offres ainsi présentées sont librement négociées par l’autorité responsable de la personne publique délégante qui, au terme de ces négociations, choisit le délégataire « .
7. Ces dispositions, qui permettent à la personne publique délégante de négocier librement les offres des candidats, ne l’autorisent pas à modifier ou à compléter de sa propre initiative et unilatéralement une offre dont elle estimerait que les prestations ne respectent pas les caractéristiques quantitatives et qualitatives qu’elle a définies.
8. La cour administrative d’appel a relevé, au terme d’une appréciation souveraine des pièces du dossier, exempte de dénaturation, que la communauté de communes de Sélestat avait, pour effectuer une comparaison entre les éléments des deux offres reçues, notamment en ce qui concerne la participation financière de la personne publique, recalculé l’offre de l’AGES en substituant au montant moyen envisagé de PSU horaire de 4,72 euros le montant de 4,44 euros qu’avait retenu l’association La Farandole et que cette modification l’avait conduite à minorer de manière importante le montant attendu des recettes liées à la PSU et à majorer, par voie de conséquence, celui de la contribution de la collectivité, pour la faire passer de 11 478 747 euros à 12 215 587 euros, cette modification substantielle ayant eu pour effet de faire regarder l’offre de l’association La Farandole, à volume horaire équivalent, comme plus favorable que celle de l’AGES. En en déduisant que la communauté de communes de Sélestat, qui n’avait pas précisé dans les documents de la consultation le taux de PSU qui devait servir de référence, avait ainsi neutralisé la différence des taux de PSU proposés par les candidats au détriment de l’AGES et rompu l’égalité de traitement entre les candidats, la cour n’a pas commis d’erreur de droit.
9. En cinquième lieu, lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat administratif demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière de ce contrat et qu’il existe un lien direct de causalité entre la faute résultant de l’irrégularité et les préjudices invoqués par le requérant à cause de son éviction, il appartient au juge de vérifier si le candidat était ou non dépourvu de toute chance de remporter le contrat. En l’absence de toute chance, il n’a droit à aucune indemnité. Dans le cas contraire, il a droit en principe au remboursement des frais qu’il a engagés pour présenter son offre. Il convient en outre de rechercher si le candidat irrégulièrement évincé avait des chances sérieuses d’emporter le contrat conclu avec un autre candidat. Si tel est le cas, il a droit à être indemnisé de son manque à gagner, incluant nécessairement, puisqu’ils ont été intégrés dans ses charges, les frais de présentation de l’offre, lesquels n’ont donc pas à faire l’objet, sauf stipulation contraire du contrat, d’une indemnisation spécifique. En revanche, le candidat ne peut prétendre à une indemnisation de ce manque à gagner si la personne publique renonce à conclure le contrat pour un motif d’intérêt général.
10. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que seuls deux candidats avaient présenté une offre. La cour a jugé que l’AGES, dont l’offre a été regardée comme présentant une valeur technique comparable à celle de sa concurrente, mais dont la proposition financière a été irrégulièrement neutralisée par l’autorité délégante comme il a été dit au point 8, justifiait avoir été privée d’une chance sérieuse de se voir attribuer la délégation en litige et pouvait ainsi prétendre à l’indemnisation de l’intégralité du manque à gagner dont elle a été privée. Contrairement à ce que soutient la communauté de communes de Sélestat, elle a pu, sans erreur de droit, ne pas tenir compte, dans son appréciation, de la circonstance que l’AGES n’a pas présenté sa candidature lors de la passation du contrat conclu à la suite de la résiliation du contrat initial.
11. En sixième lieu, le moyen tiré de ce que la cour administrative d’appel de Nancy aurait commis une erreur de droit et violé le principe selon lequel une personne publique ne peut être condamnée à payer une somme qu’elle ne doit pas, en s’abstenant de rechercher, afin de statuer sur l’existence et l’évaluation du préjudice de l’AGES, si celle-ci avait été attributaire d’un autre contrat pendant la période d’exécution du contrat de délégation de service public résilié par le tribunal administratif de Strasbourg, n’a pas été soulevé devant la cour. Par suite, la communauté de communes de Sélestat ne peut utilement le soulever pour contester le bien-fondé de l’arrêt qu’elle attaque. En tout état de cause, la réalisation par un opérateur économique, après qu’il a été irrégulièrement évincé de la passation d’un contrat, d’un chiffre d’affaires sur d’autres contrats est sans incidence sur l’évaluation du manque à gagner résultant de cette éviction irrégulière.
12. En dernier lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond, notamment des attestations de l’expert-comptable et des documents budgétaires présentés à l’appui de l’offre de l’AGES, que la cour administrative d’appel de Nancy n’a pas dénaturé les faits de l’espèce en estimant que le manque à gagner indemnisable pouvait être calculé en retenant un taux de marge nette de 10 %.
13. Il résulte de tout ce qui précède que le pourvoi de la communauté de communes de Sélestat doit être rejeté, y compris ses conclusions présentées au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
14. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la communauté de communes de Sélestat la somme de 3 000 euros à verser à l’AGES au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
————–
Article 1er : Le pourvoi de la communauté de communes de Sélestat est rejeté.
Article 2 : La communauté de communes de Sélestat versera à l’association de gestion des équipements sociaux (AGES) une somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à la communauté de communes de Sélestat et à l’association de gestion des équipements sociaux (AGES).