REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête, enregistrée le 24 juin 1992 au secrétariat du Contentieux du Conseil d’Etat, présentée pour M. D., demeurant … ; M. D. demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler sans renvoi l’arrêt du 16 juin 1992 par lequel la cour administrative d’appel de Paris, statuant sur sa demande tendant à ce que l’Etat soit condamné à lui verser une indemnité de 2 500 000 F en réparation du préjudice qu’il a subi du fait de sa contamination par le virus de l’immunodéficience humaine en raison de perfusions de produits sanguins anti-hémophiliques, a ordonné une expertise en vue d’une part de déterminer les dates auxquelles le requérant a reçu des transfusions dérivées de produits sanguins entre le 23 août 1984 et le 14 juin 1985, et d’autre part, de rechercher si la contamination du requérant est intervenue après le 11 mars 1985 ;
2°) de condamner l’Etat à lui verser cette somme, ainsi que la somme de 10 000 F au titre des frais irrépétibles ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;
Vu l’ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu en audience publique :
– le rapport de Mme Mitjavile, Maître des requêtes,
– les observations de Me Blanc, avocat de M. D. et de la SCP Rouvière, Boutet, avocat du ministre de la santé et de l’action humanitaire,
– les conclusions de M. Legal, Commissaire du gouvernement ;
Considérant que les articles L.666 et suivants du code de la santé publique dans leur rédaction en vigueur à la date de l’arrêt attaqué et les dispositions du décret du 16 janvier 1954 modifié pris pour leur application ont déterminé les conditions dans lesquelles peuvent être opérés le prélèvement du sang humain et la préparation, la conservation et la délivrance des produits dérivés du sang humain et ont confié à des établissements de transfusion sanguine non lucratifs, placés sous contrôle de l’Etat, l’exécution des missions ainsi définies ; que notamment les attributions des centres de transfusion sont énumérées par le décret susmentionné ; que la composition de leur conseil d’administration est fixée par ledit décret, et que le directeur de chaque centre est agréé par le ministre ; que l’organisation générale de la transfusion sanguine est assurée, dans chaque département, où il ne peut exister en principe qu’un centre de transfusion, sous l’autorité du préfet par le directeur départemental de la santé ; qu’enfin le ministre de la santé est seul chargé, aux termes de l’article L.669, de réglementer les conditions de prélèvement et l’utilisation thérapeutique du sang humain, de son plasma et de leurs dérivés ;
Considérant qu’eu égard tant à l’étendue des pouvoirs que ces dispositions confèrent aux services de l’Etat en ce qui concerne l’organisation générale du service public de la transfusion sanguine, le contrôle des établissements qui sont chargés de son exécution et l’édiction des règles propres à assurer la qualité du sang humain, de son plasma et de ses dérivés, qu’aux buts en vue desquels ces pouvoirs leur ont été attribués, la responsabilité de l’Etat peut être engagée par toute faute commise dans l’exercice desdites attributions ; qu’en outre, dans le cas où cette responsabilité serait engagée, l’Etat ne pourrait s’en exonérer, compte tenu de l’étroite collaboration et de la répartition des compétences instituées entre ses services et les établissements de transfusion sanguine, en invoquant des fautes commises par lesdits établissements ; qu’il suit de là qu’en estimant que la responsabilité de l’Etat ne pouvait être engagée qu’en cas de faute lourde commise dans le contrôle des établissements de transfusion sanguine et l’édiction de la réglementation destinée à assurer la qualité du sang humain et que l’Etat pourrait être partiellement exonéré de la responsabilité ainsi encourue en raison de fautes commises par des établissements de transfusion sanguine, la cour administrative d’appel de Paris a entaché sa décision d’erreur de droit ; que, dès lors et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête, l’arrêt attaqué doit être annulé ;
Considérant qu’aux termes de l’article 11 de la loi susvisée du 31 décembre 1987, le Conseil d’Etat s’il prononce l’annulation d’une décision d’une juridiction administrative statuant en dernier ressort peut régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie ; que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de régler l’affaire au fond ;
Sur la responsabilité de l’Etat :
Considérant qu’il résulte de l’instruction que le risque de contamination par le virus V.I.H. par la voie de la transfusion sanguine était tenu pour établi par la communauté scientifique dès novembre 1983 et que l’efficacité du procédé du chauffage pour inactiver le virus était reconnue au sein de cette communauté dès octobre 1984, tandis qu’il était admis, à cette époque qu’au moins 10 % des personnes séropositives contractent le syndrome d’immunodéficience acquise dans les cinq ans et que l’issue de cette maladie est fatale dans au moins 70 % des cas ; que ces faits ont été consignés le 22 novembre 1984 par le docteur Brunet, épidémiologiste à la direction générale de la santé, dans un rapport soumis à la commission consultative de la transfusion sanguine ; qu’eu égard au caractère contradictoire et incertain des informations antérieurement disponibles tant sur l’évolution de la maladie que sur les techniques susceptibles d’être utilisées pour en éviter la transmission, il ne peut être reproché à l’administration de n’avoir pas pris avant cette date de mesures propres à limiter les risques de contamination par transfusion sanguine, notamment en interdisant la délivrance des produits sanguins non chauffés, en informant les hémophiles et leurs médecins des risques encourus, ou en mettant en place des tests de dépistage du virus sur les dons de sang et une sélection des dons ; qu’en revanche il appartenait à l’autorité administrative, informée à ladite date du 22 novembre 1984, de façon non équivoque, de l’existence d’un risque sérieux de contamination des transfusés et de la possibilité d’y parer par l’utilisation des produits chauffés qui étaient alors disponibles sur le marché international, d’interdire, sans attendre d’avoir la certitude que tous les lots de produits dérivés du sang étaient contaminés, la délivrance des produits dangereux, comme elle pouvait le faire par arrêté ministériel pris sur le fondement de l’article L.669 du code de la santé publique ; qu’une telle mesure n’a été prise que par une circulaire dont il n’est pas établi qu’elle ait été diffusée avant le 20 octobre 1985 ; que cette carence fautive de l’administration est de nature à engager la responsabilité de l’Etat à raison des contaminations provoquées par des transfusions de produits sanguins pratiquées entre le 22 novembre 1984 et le 20 octobre 1985 ;
Considérant qu’ainsi qu’il a été dit ci-dessus, l’Etat ne peut s’exonérer de la responsabilité ainsi encourue en invoquant des fautes commises dans la prescription et la délivrance des produits sanguins contaminés par les établissements de transfusion sanguine ; qu’il appartient seulement à l’Etat d’exercer, s’il s’y croit fondé, une action récursoire à l’encontre d’un centre de transfusion sanguine sur la base de fautes imputables à celui-ci et ayant concouru à la réalisation du dommage ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que la responsabilité de l’Etat est intégralement engagée à l’égard des personnes contaminées par le virus de l’immunodéficience humaine à la suite d’une transfusion de produits sanguins non chauffés opérée entre le 22 novembre 1984 et le 20 octobre 1985 ;
Considérant que la séropositivité de M. D., qui à la date du 23 août 1984 n’était pas porteur d’anticorps révélant l’existence du virus de l’immunodéficience humaine, a été révélée le 14 juin 1985, et qu’il n’est pas contesté qu’il a subi des transfusions de produits sanguins non chauffés à raison d’une injection toutes les trois semaines à partir de lots qui lui ont été fournis le 26 novembre 1984, 4 janvier, 14 février, 16 mars et 21 avril 1985 ; que, dès lors, la responsabilité de l’Etat est engagée à l’égard de M. D. en raison des conséquences dommageables des transfusions qu’il a reçues au cours de la période précitée ; qu’il suit de là que le ministre n’est pas fondé à demander l’annulation du jugement du 20 décembre 1991 par lequel le tribunal administratif de Paris a condamné l’Etat à réparer le préjudice subi par M. D. ;
Considérant que le tribunal administratif a fait une exacte appréciation des troubles de toute nature subis par M. D. en lui allouant une indemnité d’un montant de 2 000 000 F ;
Considérant qu’il y a lieu de subroger l’Etat dans les droits de M. D. à l’encontre de toute personne reconnue coauteur du dommage ;
Sur les conclusions tendant au remboursement des frais irrépétibles :
Considérant qu’il y a lieu dans les circonstances de l’espèce d’accorder au requérant la somme de 10 000 F qu’il demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;
Article 1er : L’arrêt du 16 juin 1992 de la cour administrative d’appel de Paris est annulé.
Article 2 : Le recours présenté par le ministre de la santé devant la cour administrative d’appel de Paris est rejeté.
Article 3 : L’Etat est subrogé dans les droits de la victime à l’encontre de toute personne reconnue coauteur du dommage.
Article 4 : L’Etat est condamné à verser à M. D. la somme de 10 000 F au titre des frais irrépétibles.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête de M. D. est rejeté.
Article 6 : Le recours incident du ministre de la santé est rejeté.
Article 7 : La présente décision sera notifiée à M. D. et au ministre d’Etat, ministre des affaires sociales, de la santé et de la ville.