REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête enregistrée le 24 juin 1992 au secrétariat du Contentieux du Conseil d’Etat, présentée pour M. et Mme B …, demeurant … ; M. et Mme B … demandent au Conseil d’Etat d’annuler sans renvoi l’arrêt du 16 juin 1992 par lequel la cour administrative d’appel de Paris a rejeté la demande de M. B … tendant à l’annulation du jugement du 20 décembre 1991 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté sa demande tendant à la condamnation de l’Etat à lui verser la somme de 2 500 000 F en réparation du préjudice qu’il a subi du fait de sa contamination par le virus de l’immunodéficience humaine en raison de perfusions de produits sanguins anti-hémophiliques ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de la santé publique ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;
Vu l’ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu en audience publique :
– le rapport de Mme Mitjavile, Maître des requêtes,
– les observations de la SCP Masse-Dessen, Georges, Thouvenin, avocat de M. et Mme B … et de la SCP Rouvière, Boutet, avocat du ministre de la santé et de l’action humanitaire,
– les conclusions de M. Legal, Commissaire du gouvernement ;
Considérant que les articles L.666 et suivants du code de la santé publique dans leur rédaction en vigueur à la date de l’arrêt attaqué et les dispositions du décret du 16 janvier 1954 modifié pris pour leur application ont déterminé les conditions dans lesquelles peuvent être opérés le prélèvement du sang humain et la préparation, la conservation et la délivrance des produits dérivés du sang humain et ont confié à des établissements de transfusion sanguine non lucratifs, placés sous contrôle de l’Etat, l’exécution des missions ainsi définies ; que notamment les attributions des centres de transfusion sont énumérées par le décret susmentionné ; que la composition de leur conseil d’administration est fixée par ledit décret, et que le directeur de chaque centre est agréé par le ministre ; que l’organisation générale de la transfusion sanguine est assurée, dans chaque département, où il ne peut exister en principe qu’un centre de transfusion sous l’autorité du préfet par le directeur départemental de la santé ; qu’enfin le ministre de la santé est seul chargé, aux termes de l’article L.669, de réglementer les conditions de prélèvement et l’utilisation thérapeutique du sang humain, de son plasma et de leurs dérivés ;
Considérant qu’eu égard tant à l’étendue des pouvoirs que ces dispositions confèrent aux services de l’Etat en ce qui concerne l’organisation générale du service public de la transfusion sanguine, le contrôle des établissements qui sont chargés de son exécution et l’édiction des règles propres à assurer la qualité du sang humain, de son plasma et de ses dérivés, qu’aux buts en vue desquels ces pouvoirs leur ont été attribués, la responsabilitéde l’Etat peut être engagée par toute faute commise dans l’exercice desdites attributions ; qu’en outre, dans le cas où cette responsabilité serait engagée, l’Etat ne pourrait s’en exonérer, compte tenu de l’étroite collaboration et de la répartition des compétences instituées entre ses services et les établissements de transfusion sanguine, en invoquant des fautes commises par lesdits établissements ; qu’il suit de là qu’en estimant que la responsabilité de l’Etat ne pouvait être engagée qu’en cas de faute lourde commise dans le contrôle des établissements de transfusion sanguine et l’édiction de la réglementation destinée à assurer la qualité du sang humain et que l’Etat pourrait être partiellement exonéré de la responsabilité ainsi encourue en raison de fautes commises par des établissements de transfusion sanguine, la cour administrative d’appel de Paris a entaché sa décision d’erreur de droit ; que, dès lors et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens de la requête, l’arrêt attaqué doit être annulé ;
Considérant qu’aux termes de l’article 11 de la loi susvisée du 31 décembre 1987, le Conseil d’Etat s’il prononce l’annulation d’une décision d’une juridiction administrative statuant en dernier ressort peut régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie ; que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de régler l’affaire au fond ;
Sur la responsabilité de l’Etat :
Considérant qu’il résulte de l’instruction que le risque de contamination par le virus V.I.H. par la voie de la transfusion sanguine était tenu pour établi par la communauté scientifique dès novembre 1983 et que l’efficacité du procédé du chauffage pour inactiver le virus était reconnue au sein de cette communauté dès octobre 1984, tandis qu’il était admis, à cette époque qu’au moins 10 % des personnes séropositives contractent le syndrome d’immunodéficience acquise dans les cinq ans et que l’issue de cette maladie est fatale dans au moins 70 % des cas ; que ces faits ont été consignés le 22 novembre 1984 par le Docteur X…, épidémiologiste à la direction générale de la santé, dans un rapport soumis à la commission consultative de la transfusion sanguine ; qu’eu égard au caractère contradictoire et incertain des informations antérieurement disponibles tant sur l’évolution de la maladie que sur les techniques susceptibles d’être utilisées pour en éviter la transmission, il ne peut être reproché à l’administration de n’avoir pas pris avant cette date de mesures propres à limiter les risques de contamination par transfusion sanguine, notamment en interdisant la délivrance des produits sanguins non chauffés, en informant les hémophiles et leurs médecins des risques encourus, ou en mettant en place des tests de dépistage du virus sur les dons de sang et une sélection des dons ; qu’en revanche il appartenait à l’autorité administrative, informée à ladite date du 22 novembre 1984, de façon non équivoque, de l’existence d’un risque sérieux de contamination des transfusés et de la possibilité d’y parer par l’utilisation des produits chauffés qui étaient alors disponibles sur le marché international, d’interdire, sans attendre d’avoir la certitude que tous les lots de produits dérivés du sang étaient contaminés, la délivrance des produits dangereux, comme elle pouvait le faire par arrêté ministériel pris sur le fondement de l’article L.669 du code de la santé publique ; qu’une telle mesure n’a été prise que par une circulaire dont il n’est pas établi qu’elle ait été diffusée avant le 20 octobre 1985 ; que cette carence fautive de l’administration est de nature à engager la responsabilité de l’Etat à raison des contaminations provoquées par des transfusions de produits sanguins pratiquées entre le 22 novembre 1984 et le 20 octobre 1985 ;
Considérant qu’ainsi qu’il a été dit ci-dessus, l’Etat ne peut s’exonérer de la responsabilité ainsi encourue en invoquant des fautes commises dans la prescription et la délivrance des produits sanguins contaminés par les établissements de transfusion sanguine ; qu’il appartient seulement à l’Etat d’exercer, s’il s’y croit fondé, une action récursoire à l’encontre d’un centre de transfusion sanguine sur la base de fautes imputables à celui-ci et ayant concouru à la réalisation du dommage ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que la responsabilité de l’Etat est intégralement engagée à l’égard des personnes contaminées par le virus de l’immunodéficience humaine à la suite d’une transfusion de produits sanguins non chauffés opérée entre le 22 novembre 1984 et le 20 octobre 1985 ;
Considérant que la séropositivité de M. B … a été révélée le 16 mars 1985, et qu’il n’est pas contesté qu’il a subi une transfusion de produits sanguins non chauffés le 9 janvier 1985 ; que, dès lors, la responsabilité de l’Etat est engagée à l’égard de M. B … en raison des conséquences dommageables de cette transfusion qu’il a reçue au cours de la période précitée ; qu’il suit de là que M. et Mme B …, venus aux droits du requérant, sont fondés à demander l’annulation du jugement du 20 décembre 1991 par lequel le tribunal administratif de Paris a rejeté la demande de leur fils ;
Considérant qu’il sera fait une exacte appréciation des troubles de toute nature subis par M. B … en évaluant ceux-ci à la somme de 2 000 000 F ; que M. et Mme B … ont droit, en leur qualité d’ayants droit de la victime, outre au paiement de cette somme, aux intérêts de celle-ci à compter du 5 décembre 1989, date de réception par l’Etat de la demande d’indemnisation faite par leur fils ;
Considérant que la capitalisation des intérêts a été demandée les 20 janvier et 24 juin 1992 ; qu’à la première de ces dates il était dû au moins une année d’intérêts ; que dès lors, conformément aux dispositions de l’article 1154 du code civil, il y a lieu de faire droit à cette demande et de rejeter la seconde demande de capitalisation des intérêts ;
Considérant qu’il y a lieu de subroger l’Etat dans les droits de M. et Mme B … à l’encontre de toute personne reconnue coauteur du dommage ;
Article 1er : L’arrêt du 16 juin 1992 de la cour administrative d’appel de Paris est annulé.
Article 2 : Le jugement du 20 décembre 1991 du tribunal administratif de Paris est annulé.
Article 3 : L’Etat est condamné à payer la somme de 2 000 000 F à M. et Mme B … avec intérêts au taux légal à compter du 5 décembre 1989 ; les intérêts échus le 20 janvier 1992 seront capitalisés à cette date pour produire eux-mêmes intérêts.
Article 4 : L’Etat est subrogé dans les droits de la victime à l’encontre de toute personne reconnue coauteur du dommage.
Article 5 : Le surplus des conclusions de la requête de M. et Mme B … est rejeté.
Article 6 : Le recours incident du ministre de la santé est rejeté.
Article 7 : La présente décision sera notifiée à M. et Mme B … et au ministre d’Etat, ministre des affaires sociales, de la santé etde la ville.