REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 14 juin et 14 octobre 2002 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour FRANCE TELECOM, dont le siège est 6, rue d’Alleray à Paris Cedex 15 (75015) ; FRANCE TELECOM demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler pour excès de pouvoir l’article 3 de la décision n° 02-323 de l’Autorité de régulation des télécommunications en date du 16 avril 2002 lui demandant d’apporter des modifications à son offre de référence pour l’accès à la boucle locale ;
2°) de mettre à la charge de l’Autorité de régulation des télécommunications la somme de 2 286,74 euros (15 000 F) en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le traité instituant la Communauté économique européenne devenue la Communauté européenne ;
Vu le règlement (CE) n° 2887/2000 du Parlement et du Conseil, en date du 18 décembre 2000 ;
Vu le code des postes et télécommunications ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Jean-François Mary, Maître des Requêtes,
– les observations de Me Delvolvé, avocat de FRANCE TELECOM, de Me Foussard, avocat de l’Autorité de régulation des télécommunications et de la SCP Vier, Barthélemy, Matuchansky, avocat de l’Association française des opérateurs de réseaux et services de télécommunications (AFORS Télécom),
– les conclusions de Mme Emmanuelle Prada Bordenave, Commissaire du gouvernement ;
Considérant que FRANCE TELECOM demande l’annulation de l’article 3 de la décision de l’Autorité de régulation des télécommunications (ART) en date du 16 avril 2002 lui enjoignant de modifier les tarifs de son offre de référence du 16 juillet 2001 pour l’accès à la » boucle locale « , c’est à dire à la partie située entre les points de terminaison et les répartiteurs principaux de son réseau ;
Sur les interventions de l’Association française des opérateurs de réseaux et de services de télécommunications (AFORS Télécom), de la société Free SAS et de la société Télé 2 :
Considérant que l’Association française des opérateurs de réseaux et de services de télécommunications, qui regroupe des opérateurs de services de télécommunications utilisant ou susceptibles d’utiliser la boucle locale, la société Free SAS et la société Télé 2, qui sont des opérateurs de services de télécommunications utilisant directement ou indirectement cette partie du réseau, ont intérêt au maintien de la décision attaquée ; que, par suite, leurs interventions, qui ont été régulièrement présentées, sont recevables ;
Sur la légalité des dispositions attaquées :
Considérant que, selon l’article 3 du règlement (CE) n° 2887/2000 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2000, relatif au dégroupage de l’accès à la boucle locale, les opérateurs désignés par les autorités réglementaires nationales comme puissants sur le marché de la fourniture de réseaux téléphoniques publics fixes, dit opérateurs » notifiés » au sens du a) de l’article 2 du même règlement, sont tenus de proposer aux autres opérateurs de télécommunications une » offre de référence » fixant les conditions d’accès à la boucle locale de leur réseau ; que l’accès ainsi offert peut être total ( » accès totalement dégroupé « ) ou partiel ( » accès partagé à la boucle locale « ) ; qu’en vertu de l’article 3, paragraphe 3, du même règlement, les tarifs de cette offre doivent être orientés vers les coûts ; qu’enfin, en vertu de l’article 4, paragraphe 2, du même règlement, les autorités réglementaires nationales sont habilitées à imposer des modifications de l’offre de référence, notamment en ce qui concerne les prix, lorsque ces modifications sont justifiées ;
Considérant, en premier lieu, qu’aux termes de l’article D. 99-24 du code des postes et télécommunications en vigueur à la date de la décision attaquée, que le gouvernement a pu légalement édicter pour l’application du règlement communautaire précité du 18 décembre 2000, et qui ne comporte aucune disposition contraire à ce dernier : » Les tarifs de l’accès à la boucle locale sont orientés vers les coûts correspondants. Ils sont établis conformément aux principes suivants : / 1. Les tarifs doivent éviter une discrimination fondée sur la localisation géographique ; / 2. Les coûts pris en compte doivent être pertinents, c’est-à-dire liés par une forme de causalité, directe ou indirecte, à l’accès à la boucle locale ; / 3. Les éléments de réseaux sont valorisés à leurs coûts moyens incrémentaux de long terme ; / 4. Les tarifs pratiqués pour l’accès partagé à la boucle locale ne peuvent être inférieurs à ceux de l’accès totalement dégroupé diminués du montant de l’abonnement au service téléphonique au public ; / (…) L’Autorité de régulation des télécommunications établit et rend publique la nomenclature des coûts pertinents. Elle définit et publie la méthode de calcul des coûts incrémentaux de long terme… » ; qu’il résulte de ces dispositions qu’il incombe à l’Autorité de régulation des télécommunications de publier la méthode de calcul des coûts incrémentaux de long terme avant d’imposer des modifications à l’offre de référence pour l’accès à la boucle locale ;
Considérant que, par sa décision n° 00-1171 du 31 octobre 2000, l’Autorité de régulation des télécommunications a établi et rendu publiques la nomenclature des coûts pertinents ainsi que la méthode de calcul des coûts moyens incrémentaux de long terme applicables à la détermination des tarifs d’accès à la boucle locale de FRANCE TELECOM ; que, selon le paragraphe III-3 de l’annexe II de cette décision, le coût moyen de long terme qui doit être calculé est celui de » l’incrément » constitué par » l’ensemble du réseau des paires de cuivres de FRANCE TELECOM, quel que soit le service qu’elles supportent : partie d’accès des liaisons louées, lignes d’abonnés analogiques, lignes d’abonnés numériques » ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier, et notamment des motifs de la décision attaquée, que, compte tenu de ce que le dégroupage se faisait progressivement des zones où la densité des lignes était la plus élevée vers les zones où cette densité était la moins élevée, et de ce que le coût moyen d’une ligne dégroupée croissait quand la densité de lignes par zone baissait, l’Autorité de régulation des télécommunications a retenu qu’il était nécessaire, selon ses propres termes, » d’aménager la méthode de calcul » du coût des lignes afin de respecter le principe d’orientation des tarifs vers les coûts ; qu’elle a, en conséquence, décidé que les tarifs proposés par FRANCE TELECOM dans son offre de référence ne devaient plus être appréciés au regard du coût moyen de » l’ensemble des lignes » de cette entreprise, mais devaient être appréciés au regard des coûts moyens de deux ensembles de lignes, pondérés pour tenir compte de la probabilité de dégroupage effectif de ces lignes dans un proche avenir ; que, ce faisant, l’Autorité de régulation n’a pas respecté les règles de calcul des coûts incrémentaux de long terme qu’elle avait fixées dans sa décision précitée du 31 octobre 2000 ; qu’il y a lieu, par suite, d’accueillir le moyen, qui se rattache à la même cause juridique que ceux invoqués par FRANCE TELECOM dans le délai de recours contentieux, tiré de ce que l’Autorité de régulation des télécommunications a commis une erreur de droit dans la détermination des tarifs de l’accès totalement dégroupé à la boucle locale ;
Considérant que les tarifs de l’accès totalement dégroupé à la boucle locale servant, en vertu du 4 de l’article D. 99-24 du code des postes et télécommunications, à la détermination des tarifs de l’accès partagé à la boucle locale, l’irrégularité relevée ci-dessus est de nature, contrairement à ce que soutient l’Autorité de régulation des télécommunications, à entacher aussi, par voie de conséquence, la légalité du tarif fixé par la décision attaquée pour l’accès partagé à la boucle locale ;
Considérant, toutefois, que, contrairement à ce que soutient la requête, l’Autorité de régulation des télécommunications n’a pas déterminé les frais du service d’accès à la boucle locale à partir des tarifs commerciaux d’accès au service téléphonique offert par FRANCE TELECOM mais s’est bornée à utiliser ces tarifs comme points de comparaison pour la détermination des coûts du service d’accès à la boucle locale ; que FRANCE TELECOM n’établit pas que les frais de résiliation retenus dans la décision attaquée ne couvriraient pas les coûts effectifs de cette opération ; qu’elle n’est, par suite, pas fondée à soutenir que l’article 3 de la décision attaquée serait, sur ces points, contraire au principe d’orientation vers les coûts énoncé à l’article 3, paragraphe 3, du règlement communautaire du 18 décembre 2000 et rappelé à l’article D. 99-24 du code des postes et télécommunications ; que les autres moyens d’annulation invoqués ne sont pas fondés ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que FRANCE TELECOM n’est fondée à demander l’annulation de l’article 3 de la décision de l’Autorité de régulation des télécommunications en date du 16 avril 2002 lui enjoignant de modifier les tarifs d’accès à la boucle locale qu’en tant qu’il fixe les tarifs maxima de l’abonnement mensuel pour la fourniture de l’accès total et de l’accès partagé à la boucle locale ;
Sur les conclusions de l’Autorité de régulation des télécommunications et des intervenants tendant à ce que le Conseil d’Etat limite dans le temps les effets de l’annulation :
Considérant que l’annulation d’un acte administratif implique, en principe, que cet acte est réputé n’être jamais intervenu ; que, toutefois, s’il apparaît que cet effet rétroactif de l’annulation est de nature à emporter des conséquences manifestement excessives en raison tant des effets que cet acte a produits et des situations qui ont pu se constituer lorsqu’il était en vigueur que de l’intérêt général pouvant s’attacher à un maintien temporaire de ses effets, il appartient au juge administratif – après avoir recueilli sur ce point les observations des parties et examiné l’ensemble des moyens, d’ordre public ou invoqués devant lui, pouvant affecter la légalité de l’acte en cause – de prendre en considération, d’une part, les conséquences de la rétroactivité de l’annulation pour les divers intérêts publics ou privés en présence et, d’autre part, les inconvénients que présenterait, au regard du principe de légalité et du droit des justiciables à un recours effectif, une limitation dans le temps des effets de l’annulation ; qu’il lui revient d’apprécier, en rapprochant ces éléments, s’ils peuvent justifier qu’il soit dérogé à titre exceptionnel au principe de l’effet rétroactif des annulations contentieuses et, dans l’affirmative, de prévoir dans sa décision d’annulation que, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de celle-ci, tout ou partie des effets de cet acte antérieurs à l’annulation devront être regardés comme définitifs ou même, le cas échéant, que l’annulation ne prendra effet qu’à une date ultérieure qu’il détermine ;
Considérant qu’il résulte du supplément d’instruction auquel il a été procédé, que l’annulation des dispositions litigieuses aurait pour conséquence, d’une part, de permettre, en raison des stipulations liant FRANCE TELECOM à ses contractants, l’application, à titre rétroactif, de tarifs de dégroupage qui ne sont pas orientés vers les coûts, en violation de l’article 4, paragraphe 1, du règlement communautaire du 18 décembre 2000, d’autre part, de remettre en cause l’ouverture de la boucle locale par l’avantage économique indu ainsi conféré à FRANCE TELECOM au détriment de ses concurrents ; qu’ainsi, et compte tenu tant de la nature du moyen d’annulation retenu que de ce qu’aucun des autres moyens soulevés ne peut être accueilli, la disparition rétroactive des dispositions litigieuses porterait une atteinte manifestement excessive à l’intérêt qui s’attache au respect du droit communautaire et au développement de la concurrence sur les marchés des nouveaux services de télécommunications, notamment de l’internet haut débit ; que, dès lors, il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de ne prononcer l’annulation de ces dispositions qu’à l’expiration d’un délai de deux mois à compter de la date de notification à l’Autorité de régulation des télécommunications de la présente décision, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre des actes pris sur leur fondement ;
Sur les conclusions de FRANCE TELECOM tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de l’Autorité de régulation des télécommunications la somme de 2 286,74 euros au titre des frais exposés par FRANCE TELECOM et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
Article 1er : Les interventions de l’Association française des opérateurs de réseaux et de services de télécommunications (AFORS Télécom), de la société Free SAS et de la société Télé 2 sont admises.
Article 2 : L’article 3 de la décision n° 02-323 de l’Autorité de régulation des télécommunications en date du 16 avril 2002 est annulé en tant qu’il fixe les tarifs maxima de l’abonnement mensuel pour la fourniture de l’accès total et de l’accès partagé à la boucle locale.
Article 3 : L’Autorité de régulation des télécommunications versera à FRANCE TELECOM la somme de 2 286,74 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.
Article 5 : L’annulation prononcée par l’article 2 de la présente décision prendra effet à l’expiration d’un délai de deux mois à compter de la date de sa notification à l’Autorité de régulation des télécommunications, sous réserve des actions contentieuses engagées à la date de la présente décision contre des actes pris sur le fondement des dispositions annulées.
Article 6 : La présente décision sera notifiée à FRANCE TELECOM, à l’Autorité de régulation des télécommunications, à l’Association française des opérateurs de réseaux et de services de télécommunications (AFORS Télécom), à la société Free SAS, à la société Télé 2 et au ministre de l’économie, des finances et de l’industrie.