REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés le 27 septembre 2000 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés par M. Jean-Pierre X, demeurant … ; M. X demande que le Conseil d’Etat :
1°) annule la décision du 26 juillet 2000 par laquelle le ministre de la défense a prononcé la suspension de sa pension militaire de retraite ;
2°) condamne l’Etat à lui verser la somme de 5 000 F au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ensemble le premier protocole additionnel à cette convention ;
Vu le code des pensions civiles et militaires de retraite ;
Vu la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Hourdin, Maître des Requêtes,
– les conclusions de M. Goulard, Commissaire du gouvernement ;
Considérant qu’aux termes de l’article L. 59 du code des pensions civiles et militaires de retraite dans sa rédaction, alors en vigueur, résultant de la loi du 26 décembre 1964 : Le droit à l’obtention ou à la jouissance de la pension et de la rente viagère d’invalidité est également suspendu à l’égard de tout bénéficiaire du présent code qui aurait été révoqué ou mis à la retraite d’office… pour avoir été… convaincu de malversations relatives à son service… lors même que la pension ou la rente viagère aurait été concédée. La même disposition est applicable pour des faits qui auraient été de nature à entraîner la révocation ou la mise à la retraite d’office, lorsque les faits sont révélés ou qualifiés après la cessation de l’activité… ; que si l’article L. 65 du même code prévoit, dans la rédaction que lui a donnée la loi du 26 juillet 1991, que les agents dont la pension a été suspendue sont rétablis, en ce qui concerne l’assurance vieillesse, dans la situation qu’ils auraient eue s’ils avaient été affiliés au régime général de la sécurité sociale, ses dispositions ne s’appliquent pas aux agents dont la pension a été suspendue postérieurement à la date à laquelle ils ont cessé leur activité ;
Considérant qu’après que M. X, capitaine d’artillerie affecté au service historique de l’armée de terre, où il était chargé de la gestion des objets du musée, a été, le 16 mars 1996, admis à la retraite, le ministre de la défense a pris, le 26 juillet 2000, une décision de suspension du droit à l’obtention d’une pension pour des faits, qui, ayant été commis avant l’admission à la retraite, ont été retenus sous la qualification de malversations relatives au service au sens des dispositions précitées de l’article L. 59 du code ;
Considérant que, par arrêté du 21 avril 2000 publié au Journal officiel de la République française du 4 mai 2000, le commissaire-colonel Haudiquez, chargé de la sous-direction des pensions militaires, avait reçu une délégation de signature en vertu de laquelle il était compétent pour signer la décision du 26 juillet 2000 suspendant le droit à pension militaire de retraite de M. X ; qu’ainsi, le moyen tiré de ce que cette décision aurait été prise par une autorité incompétente ne peut être accueilli ;
Considérant que la décision attaquée énonce les éléments de fait et de droit sur lesquels elle se fonde ; qu’elle est, par suite, suffisamment motivée ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier que, par un jugement du 1er avril 1998 du tribunal de grande instance de Paris, statuant en matière correctionnelle, passé en force de chose jugée, M. X a été reconnu coupable d’avoir dérobé, en 1995, des dessins, gravures, livres et brevets appartenant au musée dont il assurait la gestion ; que ces faits, dont le requérant ne conteste d’ailleurs pas la matérialité, auraient été de nature à entraîner sa révocation ou sa mise à la retraite d’office, pour avoir été convaincu de malversations relatives à son service au sens des dispositions précitées de l’article L. 59 du code des pensions civiles et militaires de retraite ;
Mais considérant qu’aux termes de l’article 1er de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ratifiée par la France en application de la loi du 31 décembre 1973 et publiée au Journal officiel par décret du 3 mai 1974 : Les Hautes parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente convention ; qu’aux termes de l’article 8 de la même convention : Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ; qu’en vertu des stipulations de l’article 1er du premier protocole additionnel à cette convention : Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international. Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes ;
Considérant qu’en vertu de l’article L. 1 du code des pensions civiles et militaires de retraite, dans sa rédaction issue de la loi du 26 décembre 1964, applicable en l’espèce, les pensions sont des allocations pécuniaires, personnelles et viagères auxquelles donnent droit les services accomplis par les agents publics énumérés par cet article, jusqu’à la cessation régulière de leurs fonctions ; que, dès lors, ces pensions constituent des créances qui doivent être regardées comme des biens au sens de l’article 1er, précité, du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Considérant que les pensions de retraite constituent, pour les agents publics, une rémunération différée destinée à leur assurer des conditions matérielles de vie en rapport avec la dignité de leurs fonctions passées ; que, dans ces conditions, l’autorité administrative ne peut décider la suspension du droit à pension prévue par l’article L. 59 précité en cas de malversation au seul motif qu’elle répond à une cause d’utilité publique sans rechercher si la gravité de la sanction est proportionnée aux faits reprochés et est de nature à porter une atteinte excessive au droit des intéressés au respect de leurs biens ;
Considérant que si la mesure de suspension décidée le 26 juillet 2000 à l’encontre du requérant ne porte, par elle-même, aucune atteinte à la vie privée de M. X et si le moyen tiré de la violation de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne peut donc qu’être écarté, il est constant que l’intéressé, auquel, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, ne s’appliquent pas les dispositions de l’article L. 65 du code des pensions civiles et militaires de retraite, a été privé de toute ressource à compter de la décision attaquée ; que, dès lors, la sanction ainsi infligée à M. X ne peut qu’être regardée comme ayant porté, dans cette mesure, une atteinte excessive au droit de l’intéressé au respect de ses biens ;
Considérant que le contentieux des pensions civiles et militaires de retraite est un contentieux de pleine juridiction ; qu’il appartient, dès lors, au juge saisi, de se prononcer lui-même sur les droits de l’intéressé en l’état du droit applicable ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède qu’il y a lieu d’annuler la décision attaquée en tant qu’elle refuse à M. X le bénéfice d’une pension publique dont, en l’absence de disposition législative tendant à combiner la règle de suspension des droits à pension et les principes découlant de l’article 1er du premier protocole additionnel à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le montant doit être fixé à la moitié de celui auquel il aurait pu prétendre s’il avait été admis au bénéfice d’une pension au titre des services accomplis sous le régime du code des pensions civiles et militaires de retraite ;
Considérant que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu pour le Conseil d’Etat, en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative de condamner l’Etat à verser à M. X la somme de 750 euros qu’il demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
Article 1er : La décision du ministre de la défense du 26 juillet 2000 est annulée en tant qu’elle refuse à M. X, à compter de cette date, le bénéfice d’une pension d’un montant égal à la moitié de celui auquel il aurait pu prétendre s’il avait été admis au bénéfice d’une pension au titre des services accomplis sous le régime du code des pensions civiles et militaires de retraite.
Article 2 : L’Etat versera à M. X la somme de 750 euros en application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée à M. Jean-Pierre X et au ministre de la défense.