GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE SARGSYAN c. AZERBAÏDJAN
(Requête no 40167/06)
ARRÊT
STRASBOURG
16 juin 2015
Cet arrêt est définitif.
En l’affaire Sargsyan c. Azerbaïdjan,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Dean Spielmann, président,
Josep Casadevall,
Guido Raimondi,
Mark Villiger,
Isabelle Berro,
Ineta Ziemele,
Boštjan M. Zupančič,
Alvina Gyulumyan,
Khanlar Hajiyev,
George Nicolaou,
Luis López Guerra,
Ganna Yudkivska
Paulo Pinto de Albuquerque,
Ksenija Turković,
Egidijus Kūris,
Robert Spano,
Iulia Antoanella Motoc, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 février 2014 et le 22 janvier 2015,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40167/06) dirigée contre la République d’Azerbaïdjan et dont un ressortissant arménien, M. Minas Sargsyan (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 août 2006 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le requérant est décédé en 2009. La procédure a été poursuivie par sa veuve, Mme Lena Sargsyan, née en 1936, et par son fils Vladimir et ses filles Tsovinar et Nina Sargsyan, nés respectivement en 1957, 1959 et 1966. Mme Lena Sargsyan est décédée en janvier 2014. Vladimir et Tsovinar Sargsyan poursuivent la procédure au nom du requérant.
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, a été représenté devant la Cour par Me N. Gasparyan et Me K. Ohanyan, avocates à Erevan. Le gouvernement azerbaïdjanais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Ç. Asgarov.
3. Le requérant alléguait en particulier que la négation de son droit de retourner au village de Golestan et d’y accéder à ses biens ou de percevoir une indemnisation pour leur perte et la négation de son droit d’accéder à son domicile et aux tombes de ses proches à Golestan s’analysaient en des violations continues de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 8 de la Convention. Invoquant l’article 13 de la Convention, il estimait de plus n’avoir disposé d’aucun recours effectif relativement à ces griefs. Enfin, pour tous les griefs exposés ci-dessus, il se disait victime d’une discrimination fondée, au mépris de l’article 14 de la Convention, sur son origine ethnique et son appartenance religieuse.
4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Le gouvernement arménien, qui a exercé son droit d’intervention prévu à l’article 36 § 1 de la Convention, a été représenté par son agent, M. G. Kostanyan.
5. Le 11 mars 2010, une chambre de la première section composée de Christos Rozakis, Nina Vajić, Khanlar Hajiyev, Dean Spielmann, Sverre Erik Jebens, Giorgio Malinverni et George Nicolaou, juges, ainsi que de Søren Nielsen, greffier de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, ni l’une ni l’autre des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
6. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement. Le président de la Cour a décidé que, dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, la présente affaire et l’affaire Chiragov et autres c. Arménie (requête no 13216/05) devaient être attribuées à la même formation de la Grande Chambre (articles 24, 42 § 2 et 71 du règlement).
7. Une audience sur la recevabilité et le fond de l’affaire a eu lieu en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 15 septembre 2010 (article 59 § 3 du règlement).
8. Le 14 décembre 2011, la requête a été déclarée en partie recevable par une Grande Chambre composée de Nicolas Bratza, Jean-Paul Costa, Christos Rozakis, Françoise Tulkens, Josep Casadevall, Nina Vajić, Corneliu Bîrsan, Peer Lorenzen, Boštjan M. Zupančič, Elisabet Fura, Alvina Gyulumyan, Khanlar Hajiyev, Egbert Myjer, Sverre Erik Jebens, Giorgio Malinverni, George Nicolaou et Luis López Guerra, juges, ainsi que de Michael O’Boyle, greffier adjoint.
9. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites complémentaires (article 59 § 1 du règlement) sur le fond de l’affaire. Par ailleurs, des observations ont été reçues du gouvernement arménien.
10. Le 12 septembre 2013, la Cour a décidé d’adresser à l’Association américaine pour l’avancement des sciences (American Association for the Advancement of Science – AAAS), dans le cadre du programme sur les « technologies géospatiales et les droits de l’homme » (Geospatial Technologies and Human Rights) de cette organisation, une demande d’informations factuelles (article A1 §§ 1 et 2 de l’annexe au règlement). En novembre 2013, l’AAAS a communiqué un rapport sur Golestan reposant sur l’interprétation d’images satellites en haute résolution (« High-resolution satellite imagery assessment of Gulistan, Azerbaijan 2002-2012 », « le rapport de l’AAAS »). Le Gouvernement s’est opposé à la divulgation d’un certain nombre de ces images. Le 10 décembre 2013, le président a fait droit à cette demande de non-divulgation. Seules les parties du rapport non visées par la demande de non-divulgation ont été versées au dossier.
11. Le 3 février 2014, la Cour a visionné tous les enregistrements vidéo de Golestan et de ses environs qu’avaient communiqués sous forme de DVD le requérant, le Gouvernement et le gouvernement intervenant, et elle a pris connaissance des parties pertinentes du rapport de l’AAAS.
12. Une audience sur le fond de l’affaire a eu lieu en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 5 février 2014 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM.Ç. Asgarov,agent,
M.N. Shaw QC,
G. Lansky, conseils,
O. Gvaladze,
H. Tretter,
MmeT. Urdaneta Wittek, conseillers ;
– pour le requérant
M.P. Leach,
MmesN. Gasparyan,conseils,
K. Ohanyan,
MM.A. Aloyan,
V. Grigoryan,conseillers ;
– pour le gouvernement arménien
MM.G. Kostanyan,agent,
E. Babayan,conseil.
13. La Cour a entendu en leurs déclarations M. Leach, Mme Gasparyan, M. Grigoryan, M. Shaw, M. Lansky et M. Kostanyan.
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
14. À l’époque de l’effondrement de l’URSS, l’oblast autonome du Haut-Karabagh (« OAHK ») était une région autonome de la République socialiste soviétique d’Azerbaïdjan (« la RSS d’Azerbaïdjan »). Situé sur le territoire de cette république, l’OAHK s’étendait sur une superficie de 4 388 km2. À ce moment-là, il n’y avait pas de frontière commune entre le Haut-Karabagh (en arménien, Artsakh) et la République socialiste soviétique d’Arménie (« la RSS d’Arménie »), qui étaient séparés par le territoire azerbaïdjanais ; la zone où ils étaient le plus rapprochés était le district de Latchin, qui comprenait une bande de terre de moins de 10 km de largeur souvent appelée « corridor de Latchin ».
15. Selon le recensement soviétique de 1989, l’OAHK comptait environ 189 000 habitants, dont 77 % d’Arméniens, 22 % d’Azéris et quelques membres des minorités russe et kurde.
16. Au début de l’année 1988, des manifestations eurent lieu à Stepanakert, la capitale régionale de l’OAHK, ainsi qu’à Erevan, la capitale arménienne. Les manifestants demandaient le rattachement du Haut-Karabagh à l’Arménie. Le 20 février, le soviet de l’OAHK présenta aux soviets suprêmes de la RSS d’Arménie, de la RSS d’Azerbaïdjan et de l’URSS une demande tendant à ce que cette région fût autorisée à se séparer de l’Azerbaïdjan et à être rattachée à l’Arménie. Le 23 mars, le soviet suprême de l’URSS rejeta cette demande. En juin, le soviet suprême d’Azerbaïdjan la rejeta à son tour, celui de l’Arménie votant de son côté en faveur de l’unification.
17. Tout au long de l’année 1988, les manifestations appelant à l’unification se succédèrent. Le district de Latchin fit l’objet d’attaques et de barrages routiers. De nombreuses personnes furent victimes d’affrontements, et des réfugiés, qui se comptaient par centaines de milliers des deux côtés, passèrent d’Arménie en Azerbaïdjan et réciproquement. En conséquence, le 12 janvier 1989, l’URSS plaça l’OAHK sous le contrôle direct de Moscou. Puis, le 28 novembre de la même année, le contrôle de la région fut rendu à l’Azerbaïdjan. Quelques jours plus tard, le 1er décembre, le soviet suprême de la RSS d’Arménie et le conseil régional du Haut-Karabagh adoptèrent une résolution conjointe sur la réunification du Haut-Karabagh et de l’Arménie.
18. Au début de l’année 1990, le conflit s’étant aggravé, les troupes soviétiques investirent Bakou et le Haut-Karabagh, lequel fut placé sous état d’urgence. De violents affrontements, dans lesquels intervinrent parfois les forces soviétiques, continuèrent cependant d’opposer les Arméniens et les Azéris.
19. Le 30 août 1991, l’Azerbaïdjan proclama son indépendance à l’égard de l’Union soviétique. Cette déclaration fut ensuite officialisée par l’adoption, le 18 octobre 1991, de la loi constitutionnelle sur l’indépendance nationale. Le 2 septembre 1991, le soviet de l’OAHK annonça la fondation de la « République du Haut-Karabagh » (« RHK »), comprenant l’OAHK et le district azerbaïdjanais de Chahoumian, et déclara que cette république ne relevait plus de la juridiction azerbaïdjanaise. Le 26 novembre 1991, le parlement azerbaïdjanais abolit l’autonomie dont bénéficiait jusque-là le Haut-Karabagh. Lors d’un référendum organisé dans cette région le 10 décembre 1991, 99,9 % des votants se prononcèrent en faveur de la sécession. Toutefois, la population azérie avait boycotté la consultation. Le même mois, l’Union soviétique fut dissoute et les troupes soviétiques commencèrent à se retirer de la région. Le contrôle militaire du Haut-Karabagh passa rapidement entre les mains des Arméniens du Karabagh. Le 6 janvier 1992, la « RHK », s’appuyant sur les résultats du référendum, réaffirma son indépendance à l’égard de l’Azerbaïdjan.
20. Au début de l’année 1992, le conflit dégénéra peu à peu en une véritable guerre. À la fin de l’année 1993, les troupes d’origine arménienne contrôlaient la quasi-totalité du territoire de l’ancien OAHK et sept régions azerbaïdjanaises limitrophes (Latchin, Kelbajar, Jabrayil, Gubadly et Zanguelan, ainsi que de grandes parties d’Agdam et de Fizuli).
21. Le 5 mai 1994, à la suite d’une médiation de la Russie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la « RHK » signèrent un accord de cessez-le-feu (le Protocole de Bichkek), qui devint effectif le 12 mai 1994.
22. Dans un rapport de décembre 1994 intitulé « Azerbaïdjan : sept ans de conflit dans le Haut-Karabagh » (Azerbaijan: Seven Years of Conflict in Nagorno-Karabakh), l’association Human Rights Watch estimait qu’entre 1988 et 1994, 750 000 à 800 000 Azéris avaient été contraints de quitter le Haut-Karabagh, l’Arménie et les sept districts azerbaïdjanais limitrophes du Haut-Karabagh. Selon des informations communiquées par les autorités arméniennes, le conflit a fait 335 000 réfugiés arméniens en provenance d’Azerbaïdjan et 78 000 personnes déplacées à l’intérieur de l’Arménie (ayant quitté des régions d’Arménie frontalières de l’Azerbaïdjan).
23. Selon le gouvernement arménien, la « RHK » contrôle 4 061 km2 de l’ancien OAHK. Il y a controverse sur la superficie exacte qu’elle occupe dans les deux districts partiellement conquis, mais il apparaît que, dans les sept districts limitrophes, le territoire occupé représente une superficie totale de 7 500 km².
24. Les estimations relatives au nombre actuel d’habitants dans le Haut-Karabagh se situent entre 120 000 et 145 000 personnes, dont 95 % d’ethnie arménienne. Il ne reste pratiquement plus d’Azerbaïdjanais.
25. Le conflit n’est toujours pas réglé sur le plan politique. L’indépendance autoproclamée de la « RHK » n’a été reconnue par aucun État ni aucune organisation internationale. Des violations récurrentes de l’accord de cessez-le-feu de 1994 le long des frontières ont fait de nombreux morts, et le discours des autorités demeure hostile. De plus, selon plusieurs rapports internationaux, la tension s’est accrue ces dernières années et les dépenses militaires ont fortement augmenté en Arménie comme en Azerbaïdjan.
26. Plusieurs propositions avancées en vue d’un règlement pacifique du conflit ont échoué. Des négociations ont été menées sous l’égide de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et de son groupe de Minsk. À Madrid, en novembre 2007, les trois pays assurant la coprésidence du groupe – la France, la Russie et les États-Unis d’Amérique – ont présenté à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan un ensemble de principes de base en vue d’un accord. Ces principes, qui ont par la suite été actualisés, appellent notamment au retour sous contrôle azerbaïdjanais des territoires entourant le Haut-Karabagh, à l’instauration dans le Haut-Karabagh d’un statut provisoire prévoyant des garanties en matière de sécurité et d’autonomie, à la mise en place d’un couloir reliant l’Arménie au Haut-Karabagh, à la définition ultérieure du statut définitif du Haut-Karabagh au moyen d’un référendum juridiquement contraignant, au droit pour toutes les personnes déplacées à l’intérieur de leur pays et pour tous les réfugiés de retourner là où ils résidaient précédemment, et à la mise en place de garanties pour la sécurité internationale, au nombre desquelles devait figurer une opération de maintien de la paix. L’idée sous-jacente était que l’approbation de ces principes par l’Arménie et l’Azerbaïdjan permettrait de rédiger un accord complet et détaillé. Après un va-et-vient intense des diplomates du groupe de Minsk et un certain nombre de rencontres entre les présidents des deux pays en 2009, la dynamique s’est essoufflée en 2010. À ce jour, les parties au conflit n’ont pas signé d’accord formel sur les principes de base.
27. Le 24 mars 2011, le groupe de Minsk a présenté un rapport sur la mission d’évaluation sur le terrain menée par les coprésidents du groupe de Minsk dans les territoires occupés d’Azerbaïdjan entourant le Haut-Karabagh (Report of the OSCE Minsk Group Co-Chairs’ Field Assessment Mission to the Occupied Territories of Azerbaijan Surrounding Nagorno-Karabakh), dont le résumé apporte les informations suivantes :
« Les coprésidents du groupe de Minsk de l’OSCE se sont rendus du 7 au 12 octobre 2010 en mission d’évaluation sur le terrain dans les sept territoires occupés d’Azerbaïdjan entourant le Haut-Karabagh afin d’y apprécier la situation générale, notamment sur le plan humanitaire. Ils étaient accompagnés du représentant personnel du président de l’OSCE en exercice et de son équipe, laquelle leur a apporté un appui logistique, ainsi que de deux experts du HCR et d’un membre de la mission d’enquête dépêchée sur place en 2005 par l’OSCE. Il s’agissait de la première mission menée par la communauté internationale dans ces territoires depuis 2005 ; c’était également la première fois depuis dix-huit ans que des représentants de l’ONU se rendaient sur place.
En parcourant plus d’un millier de kilomètres dans ces territoires, les coprésidents ont pu constater à quel point les conséquences du conflit du Haut-Karabagh et de l’absence de règlement pacifique étaient désastreuses. Des villes et villages qui existaient avant le conflit ont été abandonnés et sont quasiment des champs de ruines. Il n’existe pas de chiffres fiables, mais selon des estimations approximatives, la population totale est de 14 000 personnes, qui vivent dans de petites colonies et dans les villes de Latchin et de Kelbajar. Les coprésidents estiment qu’il n’y a pas eu d’accroissement significatif de la population depuis 2005. Les colons, pour la plupart des personnes d’ethnie arménienne provenant d’autres régions d’Azerbaïdjan et relogées dans les territoires, vivent dans des conditions précaires, avec une infrastructure rudimentaire, peu d’activité économique et un accès limité aux services publics. Beaucoup n’ont pas de pièces d’identité. Sur le plan administratif, les sept territoires, l’ancien oblast du Haut-Karabagh et d’autres régions ont été regroupés en huit districts nouveaux.
La constatation de la dureté de la situation qui prévaut dans les territoires a renforcé la conviction des coprésidents que le statu quo est inacceptable et que seul un règlement pacifique issu de négociations pourra donner la perspective d’un avenir meilleur et moins précaire aux anciens habitants de ces territoires comme aux nouveaux. Ils exhortent les dirigeants de toutes les parties à s’abstenir de mener sur ces territoires ou sur d’autres zones contestées des activités qui seraient préjudiciables à la conclusion d’un accord définitif ou qui modifieraient le caractère de ces régions. Ils recommandent également la prise de mesures pour préserver les cimetières et les lieux de culte situés dans ces territoires et pour clarifier la situation des colons qui n’ont pas de pièces d’identité. Ils ont l’intention de mener d’autres missions dans d’autres zones touchées par le conflit du Haut-Karabagh, en compagnie d’experts des institutions internationales compétentes susceptibles de participer à la mise en œuvre d’un accord de paix. »
28. Le 18 juin 2013, les présidents des pays exerçant la coprésidence du groupe de Minsk ont publié une déclaration conjointe sur le conflit dans le Haut-Karabagh :
« Nous, présidents de la République française, de la Fédération de Russie et des États-Unis d’Amérique, pays exerçant la coprésidence du groupe de Minsk de l’OSCE, restons déterminés à aider les parties du conflit du Haut-Karabagh pour parvenir à un règlement pacifique et durable. Nous regrettons profondément que, plutôt que d’essayer de trouver une solution basée sur des intérêts mutuels, les parties ont continué à rechercher un avantage unilatéral dans le processus de négociation.
Nous continuons de croire fermement que les éléments décrits dans les déclarations de nos pays au cours des quatre dernières années doivent être le fondement de tout règlement juste et durable du conflit du Haut-Karabagh. Ces éléments doivent être considérés comme un tout intégré, aussi toute tentative de sélectionner certains éléments au détriment d’autres rendra impossible l’atteinte d’une solution équilibrée.
Nous réaffirmons que seul un règlement négocié peut mener à la paix, la stabilité et la réconciliation, ouvrant des opportunités pour le développement régional et la coopération. L’utilisation de la force militaire qui a déjà créé la situation actuelle de la confrontation et [de] l’instabilité ne résoudra pas le conflit. Une reprise des hostilités serait catastrophique pour la population de la région, entraînant des pertes de vie, plus de destruction, d’autres réfugiés, et d’énormes coûts financiers. Nous appelons instamment les dirigeants de tous les côtés [à] réaffirmer les principes d’Helsinki, en particulier ceux relatifs à la non-utilisation de la force ou de la menace de la force, à l’intégrité territoriale, à l’égalité des droits et à l’autodétermination des peuples. Nous les appelons aussi à s’abstenir de toute action ou déclaration susceptible de faire monter la tension dans la région et de conduire à une escalade du conflit. Les dirigeants doivent préparer leur peuple à la paix, pas à la guerre.
Nos pays continueront à agir en lien étroit avec les parties. Toutefois, la responsabilité de mettre un terme au conflit du Haut-Karabagh reste à chacun d’eux. Nous croyons fermement que tarder plus à parvenir à un accord équilibré pour le cadre d’une paix globale est inacceptable, et nous exhortons les dirigeants de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie à se concentrer avec une énergie renouvelée sur les questions qui restent non résolues. »
C. Le requérant et les biens qu’il allègue posséder à Golestan
29. Le requérant, qui est d’ethnie arménienne, déclare que sa famille et lui-même résidaient dans le village de Golestan, dans la région de Chahoumian, en RSS d’Azerbaïdjan. Il dit y avoir possédé une maison et des dépendances.
30. Située au nord de l’OAHK, la région de Chahoumian avait une frontière commune avec l’OAHK. Elle ne faisait pas partie du territoire de l’OAHK, mais fut ultérieurement revendiquée par la « RHK » (paragraphe 19 ci-dessus). Selon le requérant, 82 % de la population de Chahoumian étaient d’ethnie arménienne avant le conflit.
31. En février 1991, la région administrative de Chahoumian fut supprimée et officiellement incorporée à la région actuelle de Goranboy, en République d’Azerbaïdjan.
32. En avril-mai 1991, les forces intérieures de l’URSS et les unités spéciales de la milice de la RSS d’Azerbaïdjan déclenchèrent une opération militaire dont l’objectif affiché était de « contrôler les passeports » des militants arméniens de la région et de les désarmer. Cependant, selon différentes sources, les forces gouvernementales, utilisant cette opération comme un prétexte, expulsèrent la population arménienne d’un certain nombre de villages de la région de Chahoumian, chassant les villageois de leurs maisons et les contraignant à fuir vers le Haut-Karabagh ou l’Arménie. Ces expulsions s’accompagnèrent d’arrestations et d’actes de violence envers la population civile. En 1992, lorsque le conflit dégénéra en une véritable guerre, la région de Chahoumian fut attaquée par les forces azerbaïdjanaises.
1. Thèses et éléments de preuve présentés par les parties
33. Les versions des parties divergent quant au point de savoir si le requérant a résidé à Golestan et y a possédé des biens.
a) Le requérant
34. Le requérant soutient qu’il a passé la plus grande partie de sa vie à Golestan, jusqu’à son déplacement forcé en 1992. À l’appui de cette allégation, il a communiqué une copie de son ancien passeport soviétique, délivré en 1979, où il est mentionné qu’il est né à Golestan. Il a fourni également son certificat de mariage, qui atteste qu’il s’y est marié en 1955 et que son épouse est elle aussi née dans le village. Il a déclaré par ailleurs avoir grandi à Golestan, en être parti quelques années pour faire son service militaire et pour travailler dans la ville de Soumgait, avant d’y retourner quelques années après son mariage et d’y vivre jusqu’en juin 1992.
35. Le requérant a communiqué au moment de l’introduction de sa requête une copie d’un document officiel (« passeport technique »), daté du 20 mai 1991, selon lequel était enregistrée à son nom à Golestan une maison de deux étages avec dépendances d’une surface totale de 167 m² sur un terrain de 2 160 m². Il a également transmis un plan détaillé de la maison d’habitation.
36. Selon le passeport technique, les 167 m² de surface construite se répartissaient en une maison d’habitation de 76 m² et différentes dépendances (dont une étable) occupant les 91 m² restants. Par ailleurs, un verger et un jardin potager occupaient 1 500 des 2 160 m² de terrain. Le document comporte en outre des informations de nature technique (précisant notamment les matériaux de construction utilisés) relatives à la maison d’habitation et aux dépendances.
37. Le requérant a expliqué qu’il avait obtenu le terrain sur autorisation du conseil du village dans le cadre de la division de la parcelle de son père entre son frère et lui. Cette décision figurerait dans les archives du conseil du village. Aidés par des parents et des amis, le requérant et sa femme auraient ensuite bâti leur maison sur cette parcelle en 1962-1963. Leurs quatre enfants auraient grandi dans la maison et eux-mêmes auraient continué à y vivre jusqu’à ce qu’ils prennent la fuite en juin 1992. Le requérant a déclaré en outre qu’avant de quitter Golestan, il était professeur au collège du village et gagnait sa vie en partie grâce à son salaire et en partie en cultivant sa terre et en y élevant du bétail, tandis que sa femme travaillait à la ferme collective du village depuis les années 1970.
38. Outre le passeport technique et le plan de la maison susmentionnés, le requérant a communiqué des photographies de la maison et des déclarations écrites datées d’août 2010 émanant de deux anciens membres du conseil de village, Mme Khachatryan et M. Meghryan. Mme Khachatryan dit dans sa déclaration avoir été secrétaire du conseil du village de 1952 à 1976. Elle confirme que le conseil avait autorisé le requérant à diviser la parcelle de son père entre son frère et lui. M. Meghryan dit avoir été membre du bureau du conseil du village pendant quelques années dans les années 1970. Mme Khachatryan et M. Meghryan indiquent que les attributions de terres aux habitants de Golestan étaient toujours inscrites dans le registre du conseil du village. Plusieurs autres déclarations écrites datées de mai 2010 et émanant de membres de la famille du requérant (dont sa femme, deux de leurs enfants et son gendre), d’anciens voisins et d’amis originaires de Golestan décrivent le village et confirment que le requérant y était professeur et y avait une parcelle de terrain et une maison de deux étages. Elles confirment aussi que la maison était entourée de plusieurs dépendances, d’un verger et d’un potager, et que le requérant et sa famille y ont vécu jusqu’en juin 1992.
39. Le requérant indique que la région de Chahoumian a fait l’objet d’un blocus opéré par le gouvernement azerbaïdjanais au début des années 1990 et a été attaquée par les forces armées à partir de 1992. Le village de Golestan aurait été directement attaqué par les forces azerbaïdjanaises en juin 1992. Il aurait été lourdement bombardé les 12 et 13 juin. Tous les habitants, y compris le requérant et sa famille, auraient alors pris la fuite, craignant pour leur vie. Les témoignages susmentionnés décrivent également le blocus de la région de Chahoumian pendant le conflit, l’attaque sur le village et la fuite de ses habitants.
40. Le requérant se serait enfui en Arménie avec sa famille. Sa femme et lui auraient ensuite vécu comme réfugiés à Erevan. En 2002, le requérant obtint la nationalité arménienne. En 2004, il tomba gravement malade. Il décéda le 13 avril 2009 à Erevan.
b) Le Gouvernement
41. Le Gouvernement soutient qu’on ne peut pas vérifier si le requérant a bien vécu à Golestan et s’il y a réellement eu des biens. Pour la période allant de 1988 à nos jours, les services compétents de la région de Goranboy n’auraient aucun document relatif à la parcelle de terrain, à la maison ou aux autres bâtiments censés appartenir au requérant. De plus, certaines archives de l’ancienne région de Chahoumian, dont celles de l’état civil et du bureau des passeports, auraient été détruites au cours des hostilités. Il ne resterait plus aujourd’hui dans les archives régionales de Goranboy aucun document relatif au requérant.
42. À l’appui de sa thèse, le Gouvernement a communiqué les documents suivants : une déclaration du colonel Maharramov, chef des services de police de la région de Goranboy, datée du 22 juillet 2007, qui confirme que les archives de l’état civil et du bureau des passeports de l’ancienne région de Chahoumian ont été détruites pendant le conflit ; une lettre du service national du cadastre, datée du 31 juillet 2007, qui indique que les archives régionales du service en question ne contiennent aucun document relatif aux droits allégués du requérant sur les biens en cause ; une déclaration de M. Mammadov, président de la commission nationale du territoire et de la cartographie de la République d’Azerbaïdjan, datée du 5 mars 2012, selon laquelle seul le comité exécutif du soviet des représentants du peuple des districts et des villes avait le pouvoir d’attribuer des terres en vertu du code foncier de la RSS d’Azerbaïdjan.
43. Les versions des parties divergent en outre en ce qui concerne la situation actuelle à Golestan. Le gouvernement arménien, tiers intervenant, a aussi communiqué des observations sur ce point.
a) Le requérant
44. Le requérant affirme que l’Azerbaïdjan contrôle Golestan et, en particulier, qu’elle tient des positions à l’intérieur même du village et aux abords de celui-ci. Selon lui, rien ne prouve que Golestan se trouve, comme le soutient le Gouvernement, sur la ligne de contact entre les forces azerbaïdjanaises et celles de la « RHK ».
45. Au stade antérieur à la décision sur la recevabilité, le requérant a soumis une déclaration écrite datée du 11 août 2010 qui émanerait d’un officier supérieur des forces de la « RHK » ayant souhaité conserver l’anonymat et dans laquelle il est indiqué que Golestan se trouve de facto sous le contrôle des forces militaires azerbaïdjanaises (paragraphes 51 et 58 ci-dessous). Il ajoute que d’autres habitants du village ont à plusieurs reprises tenté d’y retourner mais ont chaque fois renoncé à y entrer, préférant, selon lui, ne pas courir le risque de se faire tirer dessus par les forces azerbaïdjanaises.
b) Le Gouvernement
46. Le Gouvernement a admis tout au long de la procédure que Golestan se trouvait sur le territoire internationalement reconnu de la République d’Azerbaïdjan.
47. Dans ses déclarations antérieures à la décision sur la recevabilité, il affirmait que le village était situé physiquement sur la ligne de contact entre les forces azerbaïdjanaises et les forces arméniennes établie par l’accord de cessez-le-feu de mai 1994, qu’il était abandonné et que la ligne de contact était gardée par des forces armées stationnées de part et d’autre et par l’usage à grande échelle de mines antipersonnel. Il considérait donc qu’il ne pouvait exercer aucun contrôle sur cette zone ni même y accéder.
48. Postérieurement à la décision sur la recevabilité, le Gouvernement a déclaré qu’il n’exerçait pas un contrôle suffisant sur le village. S’appuyant sur les déclarations de plusieurs militaires ayant servi dans la région de Goranboy et qui témoignaient de la situation à Golestan (paragraphe 62 ci-dessous), il a indiqué en particulier que le village, situé sur la rive nord de la vallée en V de la rivière Indzachay, se trouvait sur la ligne de contact, de sorte qu’il était pris entre les forces armées azerbaïdjanaises d’un côté (au nord et à l’est) et arméniennes de l’autre (au sud et à l’ouest). Il a expliqué que les forces arméniennes occupaient des positions stratégiquement favorables sur une pente raide et boisée au sud de la rivière, tandis que les positions azerbaïdjanaises, sur la rive nord, se trouvaient sur un terrain situé en contrebas et relativement ouvert. Ainsi, selon lui, Golestan n’était en fait sous le contrôle effectif d’aucun des deux camps. Il s’agissait d’un territoire contesté et dangereux : le village et ses environs étaient minés, et les violations du cessez-le-feu y étaient fréquentes. Il n’y avait pas de bâtiments sûrs dans cette zone, le village ayant été détruit et abandonné.
49. À l’audience du 5 février 2014, le Gouvernement a expliqué au cours de sa plaidoirie que Golestan était exposé aux tirs émanant des positions tenues par les militaires arméniens de l’autre côté de la rivière sur un terrain en pente raide. Il a argué que le rapport établi sur Golestan par l’AAAS (paragraphes 74-75 ci-dessous) confirmait non seulement que le village se trouvait sur le territoire azerbaïdjanais, mais aussi que la région qui l’entourait était montagneuse, qu’elle était le théâtre d’une activité militaire soutenue, et que le village avait été détruit. Il a affirmé que la zone était minée et totalement inaccessible aux civils.
c) Le gouvernement arménien, tiers intervenant
50. Le gouvernement arménien a soutenu tout au long de la procédure que le Gouvernement exerçait un contrôle plein et effectif sur Golestan.
51. À l’audience du 15 septembre 2010, il a contesté l’affirmation du Gouvernement consistant à dire que Golestan était situé sur la ligne de contact. L’agent du gouvernement arménien a déclaré qu’il était personnellement présent lorsque l’officier supérieur des forces armées de la « RHK » en service près de Golestan avait livré sous le couvert de l’anonymat, le 11 août 2010, la déclaration communiquée par le requérant, et il en a certifié l’exactitude. Sur le fondement de cette déclaration, le gouvernement arménien a affirmé que, dans la zone en cause, la ligne de front entre les forces armées de la « RHK » et celles de la République d’Azerbaïdjan suivait les gorges de la rivière Indzachay. Pour lui, Golestan, situé sur la rive nord, était sous le contrôle des forces armées azerbaïdjanaises, qui tenaient des positions militaires dans le village même et aux abords de celui-ci, tandis que les forces de la « RHK » étaient stationnées sur l’autre rive. À cet égard, le gouvernement arménien, renvoyant à des images filmées du village figurant sur le DVD communiqué à la Cour par le requérant en 2008 (paragraphe 56 ci-dessous), a affirmé que l’individu que l’on y voyait marcher entre les maisons était un soldat azerbaïdjanais. Il a ajouté que ni les forces de la « RHK » ni aucun Arménien ne pouvaient accéder au village.
52. Postérieurement à la décision sur la recevabilité, le gouvernement arménien a dévoilé, à la demande de la Cour, l’identité de l’officier supérieur de la « RHK » qui avait fait la déclaration anonyme : il s’agit du colonel Manoukian, de l’armée de défense de la « RHK ». Il a ajouté que, grâce à une autorisation des autorités de la « RHK », son agent, M. Kostanyan, avait pu se rendre dans la région de Golestan en mai 2012, d’où il avait rapporté des DVD et les transcriptions des entretiens qu’il y avait eus avec trois officiers de la « RHK » qui lui avaient décrit la situation sur le terrain à Golestan et aux alentours (paragraphe 71 ci-dessous). À la question de la Cour relative à l’affirmation formulée par lui à l’audience du 15 septembre 2010 et selon laquelle l’homme que l’on voyait marcher entre les ruines sur le DVD communiqué par le requérant en 2008 était un soldat azerbaïdjanais, le gouvernement arménien a répondu qu’il n’était pas en mesure de se prononcer sur l’identité de cet homme, mais que, d’après des officiers de la « RHK », des positions militaires étaient tenues à Golestan par des Azerbaïdjanais, sans qu’aucun civil n’y fût présent.
53. À l’audience du 5 février 2014, le gouvernement arménien a donné de nouveau la même description de la situation à Golestan. Il a ajouté que la présence militaire azerbaïdjanaise dans la région était aussi confirmée par le rapport de l’AAAS.
2. Éléments communiqués par les parties
54. Les parties ont communiqué une documentation volumineuse à l’appui de leurs thèses respectives. Les paragraphes qui suivent décrivent brièvement les principaux éléments fournis.
a) Le requérant
i. Carte de Golestan
55. Carte de Golestan et de ses environs – Cette carte paraît être une copie d’une carte officielle. Les noms y sont indiqués en azéri. Elle situe la totalité du village sur la rive nord d’un cours d’eau (l’Indzachay). Les positions alléguées des forces azerbaïdjanaises sont les suivantes : l’une au milieu du village, quelques autres à son extrémité nord, d’autres encore réparties le long de la rive nord de la rivière mais plus loin, la plupart se trouvant apparemment sur les hauteurs qui entourent le village.
ii. DVD
56. DVD joint aux observations du 21 février 2008, contenant des images filmées de Golestan et de ses environs – On y voit un village situé à flanc de colline, où bon nombre de maisons sont en ruines. Quelques-unes ont cependant le toit intact. De la fumée s’élève de certaines des cheminées. À un moment de l’enregistrement, on voit un homme marcher dans les ruines. Sur une colline située à une certaine distance du village, on peut voir des constructions qui paraissent être des postes de tir.
iii. Déclarations d’agents de la « RHK » et d’anciens habitants du village de Golestan
57. Lettre du ministre de la Défense de la « RHK » datée du 14 février 2008, dans laquelle le ministre décrit la situation sur le terrain à Golestan et affirme en particulier que les forces armées azerbaïdjanaises tiennent quelques postes et points de tir à l’intérieur même du village.
58. Déclaration faite le 11 août 2010 par un officier supérieur des forces de la « RHK » servant dans une unité tenant une position près du village de Golestan depuis 2005 (voir le résumé de cette déclaration au paragraphe 51 ci-dessus) – La déclaration est accompagnée d’une carte de Golestan et de ses environs, dessinée à la main, et de plusieurs photographies de la région. L’identité de l’officier, qui a dans un premier temps gardé l’anonymat, a ensuite été divulguée : il s’agit du colonel Manoukian, de l’armée de défense de la « RHK ».
Déclaration de M. Aloyan, collaborateur du représentant du requérant, qui a recueilli le témoignage de l’officier de la « RHK » sur place, c’est-à-dire dans les locaux de l’unité militaire proche de Golestan – M. Aloyan confirme la teneur de ce témoignage et atteste que les photographies ont été prises depuis une position militaire de la « RHK ».
Déclaration de M. Kostanyan, agent du gouvernement arménien, en présence de qui le témoignage de l’officier supérieur de la « RHK » a été recueilli dans les locaux de l’unité militaire proche de Golestan.
59. Déclarations faites en mars 2012 par trois anciens habitants de Golestan qui disent avoir vainement tenté d’y retourner entre 2002 et 2004 – Ils s’en seraient approchés depuis la zone qui relève de la « RHK » en vertu de l’accord de cessez-le-feu. Deux d’entre eux indiquent que, depuis les hauteurs de Napat, ils ont pu voir le village situé en contrebas, mais que les soldats de la « RHK » qui les accompagnaient ne les ont pas laissés s’engager plus avant en raison du risque d’être pris pour cible par des tireurs embusqués des forces adverses. L’un d’entre eux affirme que, à l’aide de jumelles, il a pu voir plusieurs tranchées creusées dans le village et un soldat qui s’y tenait debout.
b) Le Gouvernement
i. Cartes
60. Carte de Golestan et de ses environs – Sur cette carte, le village est situé entièrement sur la rive nord de l’Indzachay, les positions militaires azerbaïdjanaises se trouvent également sur la rive nord, essentiellement sur les hauteurs qui entourent le village, et les positions de la « RHK » sont sur la rive sud, la plus proche du village se trouvant juste en face de celui-ci.
Carte du Haut-Karabagh communiquée par le gouvernement arménien dans l’affaire Chiragov et autres c. Arménie ([GC], no 13216/05, CEDH 2015). Sur cette carte, Golestan se trouve exactement à la frontière de la « RHK », au nord d’une rivière.
Carte de l’Azerbaïdjan publiée en 2006 par la commission nationale du territoire et de la cartographie de la République d’Azerbaïdjan – Sur cette carte, Golestan se trouve exactement à la frontière de la zone occupée par la « RHK ». Les territoires occupés sont grisés et délimités par une ligne rouge. Golestan se trouve sur cette ligne rouge, mais en dehors de la zone grisée, au nord d’une rivière.
ii. DVD
61. Deux DVD contenant des images filmées de Golestan et de ses environs (communiqués l’un en septembre 2008, l’autre en juillet 2012) – Sur le premier DVD, on voit un village dans un paysage de collines, où bon nombre de maisons sont en ruines, et quelques constructions qui paraissent être des postes de tir au sommet d’une colline. Le second DVD montre à nouveau le village (des maisons en ruines et des engins agricoles détruits) et ses environs. Il est accompagné d’un texte qui explique notamment qu’il n’y a aucune habitation dans le village et que celui-ci est contrôlé, à l’aide d’armes de gros calibre, par des forces arméniennes stationnées sur une pente boisée, les forces azerbaïdjanaises se tenant à 2,5 km environ et n’ayant sur le village qu’un contrôle visuel.
iii. Déclarations d’officiers de l’armée azerbaïdjanaise, d’agents de l’État azerbaïdjanais et d’habitants des villages voisins
62. Déclarations faites en mars 2012 par six officiers de l’armée azerbaïdjanaise (le colonel Babayev, qui a servi dans une unité stationnée dans la région de Goranboy de 1994 à 1997, et les lieutenants-colonels Abdulov, Mammadov, Ahmadov, Abbasov et Huseynov, qui ont servi dans des unités stationnées dans la région de Goranboy à différentes périodes entre 1999 et 2009) – Voici comment ces militaires décrivent la situation sur le terrain à Golestan :
– Golestan serait sur la rive nord de l’Indzachay.
– Les positions militaires azerbaïdjanaises se trouveraient elles aussi sur la rive nord, à l’est et au nord-est de Golestan, en contrebas, à des distances de 1 à 3 km du village, qui serait détruit.
– Les positions militaires arméniennes seraient sur la rive sud, à l’ouest et au sud-ouest de Golestan, sur des emplacements stratégiquement plus favorables car en hauteur (terrain en pente raide couvert de forêts). La distance des positions arméniennes les plus proches varie, selon l’auteur de la déclaration, entre 200 à 300 m et 1 km.
– Les violations du cessez-le-feu par les forces arméniennes seraient fréquentes.
– Contrairement aux affirmations du gouvernement arménien, aucune des maisons du village n’aurait été réparée et ne serait utilisée comme position militaire par les forces azerbaïdjanaises.
– Les positions azerbaïdjanaises et le village lui-même seraient à portée de tir des positions arméniennes (avec des armes automatiques à gros calibre), et les militaires azerbaïdjanais ne pourraient donc pas se déplacer librement mais seraient contraints d’emprunter certains itinéraires précis.
– Il n’y aurait pas de civils dans le village.
– La plupart des bâtiments du village (soit une centaine de maisons) auraient été détruits pendant les hostilités. Le village ayant été complètement abandonné en 1992, les maisons se seraient délabrées, les toits se seraient effondrés et des arbres pousseraient maintenant à l’intérieur des bâtiments détruits. Il n’y aurait plus aucun bâtiment habitable. Après les hostilités, les forces arméniennes auraient miné le terrain, et les mines seraient parfois déclenchées par des animaux.
– Le lieutenant-colonel Abdulov déclare avoir vu des militaires arméniens se déplacer dans les ruines de la partie sud de Golestan. Le lieutenant-colonel Mammadov dit avoir vu des artilleurs arméniens quitter leurs positions pour se rapprocher de la rivière. Les lieutenants-colonels Abbasov et Huseynov disent avoir vu les forces militaires arméniennes détruire des bâtiments et utiliser les matériaux ainsi récupérés pour ériger leurs propres remparts.
63. Informations en provenance du ministère de la Défense azerbaïdjanais concernant la période allant de 2003 à 2010 – Ces informations font état de pertes humaines dans la région de Golestan dues à des explosions de mines (cinq soldats tués le 5 août 2003) ou à des violations du cessez-le-feu (un soldat tué le 25 février 2005), violations qui seraient devenues plus fréquentes à partir de 2008 (vingt violations en 2008, trente-cinq en 2009 et cinquante-deux en 2010).
64. Lettre du directeur de l’Agence nationale de lutte contre les mines datée du 12 juillet 2010 indiquant que le village de Golestan dans la région de Goranboy est « défini comme une zone truffée de mines et de munitions non explosées ».
65. Déclarations de huit habitants des localités voisines (le village de Meshali et la ville de Yukhari Aghjakand) datant de mars 2012 – Selon ces déclarations, le village de Golestan est abandonné et ses environs sont minés et régulièrement en proie à des tirs provenant des positions arméniennes.
iv. Communiqués de presse
66. Deux communiqués de presse de source arménienne d’octobre 2006 se rapportant à une mission de surveillance de la ligne de démarcation entre le Haut-Karabagh et l’Azerbaïdjan près du village de Golestan réalisée par l’OSCE.
67. Plusieurs communiqués de presse de l’Agence de presse azérie émis entre juin 2010 et mai 2012 faisant état de violations du cessez-le-feu en différents lieux, dont la région de Golestan – Ces communiqués sont en général formulés ainsi : « les forces armées arméniennes ont tiré sur les forces armées azerbaïdjanaises depuis des postes établis près du village de Golestan » ou « (…) depuis des postes établis sur des hauteurs sans nom près du village de Golestan », ou encore « des unités ennemies ont fait feu sur les positions des forces armées azerbaïdjanaises depuis des postes (…) établis près du village de Golestan, dans la région azerbaïdjanaise de Goranboy ». L’un de ces communiqués, daté du 3 mars 2012, rapporte que « le lieutenant azerbaïdjanais Gurban Huseynov a marché sur une mine dans le village de Golestan, situé sur la ligne de front dans la région de Goranboy, en conséquence de quoi il a perdu une jambe ».
68. Déclaration de la Campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel (International Campaign to Ban Landmines) datée du 20 septembre 2013 et exprimant des préoccupations relatives à la multiplication des mines antipersonnel posées par les autorités du Haut-Karabagh le long de la ligne de contact entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à l’est et au nord du territoire contesté.
c) Le gouvernement arménien, tiers intervenant
i. Carte
69. Carte de Golestan et de ses environs – Sur cette carte, le village se situe entièrement sur la rive nord de l’Indzachay, les positions militaires azerbaïdjanaises se trouvent également sur la rive nord, très proches du village (à l’est, à l’ouest et à la limite nord de celui-ci), et les positions de la « RHK » sont sur la rive sud, la plus proche se trouvant juste en face du village.
ii. DVD
70. DVD communiqué en juillet 2012 et contenant des images filmées de Golestan et de ses environs ainsi que des entretiens réalisés sur place par l’agent du gouvernement arménien, M. Kostanyan, avec trois officiers de l’armée de la « RHK » servant dans l’unité postée près de Golestan (la teneur de ces entretiens est rapportée au paragraphe 71 ci-dessous) – On y voit le village, où la plupart des maisons sont en ruines, et les alentours. Vers la fin de la vidéo, un troupeau de moutons et quelques personnes se déplacent à l’arrière du village détruit.
iii. Déclarations d’officiers de la « RHK »
71. Transcriptions des entretiens, enregistrés en mai 2012, avec le commandant d’unité Sevoyan, le sergent Petrosyan et l’officier Vardanyan, servant dans l’unité militaire de la « RHK » postée près de Golestan – Ces officiers décrivent comme suit la situation sur le terrain :
– Les forces militaires azerbaïdjanaises tiendraient des positions dans le village et y effectueraient parfois des missions de combat, mais leur point de stationnement permanent serait à l’arrière.
– Il n’y aurait pas de civils dans le village.
– Il n’y aurait pas de mines à l’intérieur du village, mais les environs auraient été minés par les forces azerbaïdjanaises (de temps à autre, un animal déclencherait une mine).
– Les Azerbaïdjanais violeraient parfois le cessez-le-feu ; les militaires de la « RHK » qui n’y prendraient pas garde risqueraient d’être pris pour cible par des tireurs azerbaïdjanais.
– À plusieurs reprises, d’anciens habitants de Golestan seraient venus dans la région avec l’intention de se rendre au village. Eu égard à la présence de tireurs embusqués et aux coups de feu tirés à partir des positions azerbaïdjanaises, les militaires de la « RHK » ne les auraient pas laissés s’approcher du village.
3. Les éléments que la Cour s’est procurés
72. Le 12 septembre 2013, la Cour a demandé à l’AAAS, dans le cadre du programme sur les « technologies géospatiales et les droits de l’homme » (Geospatial Technologies and Human Rights) de cette organisation, de lui fournir un rapport sur l’emplacement des structures militaires telles que tranchées et remparts dans le village et aux abords de celui-ci pour la période comprise entre la date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan (15 avril 2002) et aujourd’hui, ainsi que sur l’état de conservation dans lequel se trouvaient les bâtiments et les cimetières du village de Golestan à ladite date.
73. L’AAAS a communiqué son rapport à la Cour en novembre 2013. Sur le fondement de l’interprétation d’images satellites en haute résolution prises en 2005, 2009 et 2012, et obtenues de sources publiques, ce rapport fournit les informations ci-dessous.
74. En ce qui concerne les structures militaires, le rapport fait état de la présence de tranchées et de remparts en bordure et à l’intérieur du village sur les images de 2005 et 2009, en nombre plus important sur celles de 2009. Il semble en revanche qu’après 2009 les tranchées n’aient plus été utilisées : elles sont en effet moins visibles sur l’image de 2012. Autour de Golestan, l’activité militaire est visible. Les aménagements militaires réalisés entre 2005 et 2009 (tranchées, remparts, bâtiments militaires, véhicules et pistes carrossables) ont été poursuivis entre 2009 et 2012, mais sous une forme différente : les tranchées et les remparts ont été peu à peu abandonnés, tandis que le nombre de bâtiments et de véhicules militaires a continué d’augmenter.
75. En ce qui concerne l’état des bâtiments, le rapport indique que la plupart des quelque 250 maisons du village ont été détruites, ce terme étant employé pour signifier qu’elles ne sont plus intactes. Le délabrement des bâtiments et la couverture végétale empêchent de bien discerner l’emplacement des bâtiments et rendent difficile leur dénombrement. Alors qu’en 2005 on comptait environ trente-trois bâtiments demeurés intacts, il n’en restait plus que dix-sept en 2009 et treize en 2012. Dans la plupart des bâtiments détruits, les murs extérieurs et intérieurs ont été préservés, mais les toits se sont effondrés. L’état des bâtiments laisse supposer qu’ils ont pu être incendiés, mais le rapport souligne que l’imagerie satellite ne permet pas de déterminer la cause exacte de leur destruction et qu’il n’est pas toujours possible de dire si la destruction a été délibérée ou non. Aucun cimetière n’était reconnaissable sur les images satellites. Les auteurs du rapport supposent que cela peut être dû à la croissance de la végétation, qui aurait tout recouvert.
II. L’ENGAGEMENT CONJOINT DE L’ARMÉNIE ET DE L’AZERBAÏDJAN
76. Avant leur adhésion au Conseil de l’Europe, l’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont engagés auprès du Comité des Ministres et de l’Assemblée parlementaire à régler pacifiquement le conflit du Haut-Karabagh (voir les avis 221 (2000) et 222 (2000) de l’Assemblée parlementaire et les résolutions Res(2000)13 et Res(2000)14 du Comité des Ministres).
Les paragraphes pertinents de l’avis 222 (2000) de l’Assemblée parlementaire sur la demande d’adhésion de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe sont les suivants :
« 11. L’Assemblée prend note de la lettre du président de l’Azerbaïdjan dans laquelle il réitère l’engagement de son pays dans la résolution pacifique du conflit du Haut-Karabagh et souligne que l’adhésion de l’Azerbaïdjan au Conseil de l’Europe contribuerait de façon importante au processus de négociation et à la stabilité dans la région.
(…)
14. L’Assemblée parlementaire prend note des lettres du président de l’Azerbaïdjan, du président du parlement, du Premier ministre, ainsi que des présidents des partis politiques représentés au parlement, et constate que l’Azerbaïdjan s’engage à respecter les engagements énumérés ci-dessous :
(…)
14.2 en matière de règlement du conflit du Haut-Karabagh :
a. à poursuivre les efforts pour résoudre ce conflit exclusivement par des moyens pacifiques ;
b. à régler les différends internationaux et internes par des moyens pacifiques et selon les principes de droit international (obligation qui incombe à tous les États membres du Conseil de l’Europe), en rejetant résolument toute menace d’employer la force contre ses voisins ; »
La résolution Res(2000)14 du Comité des Ministres invitant l’Azerbaïdjan à devenir membre du Conseil de l’Europe renvoie aux engagements pris par ce pays tels qu’ils figurent dans l’avis 222 (2000) de l’Assemblée parlementaire et aux assurances pour leur mise en œuvre données par le gouvernement azerbaïdjanais.
III. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Les lois de la RSS d’Azerbaïdjan
77. Les lois de la RSS d’Azerbaïdjan pertinentes pour établir le droit de propriété du requérant sur les biens revendiqués étaient la Constitution de 1978, le code foncier de 1970 et le code du logement de 1983.
78. La Constitution de 1978 prévoyait ceci :
Article 13
« La base des biens personnels des citoyens de la RSS d’Azerbaïdjan est constituée du revenu de leur travail. Les biens personnels peuvent comprendre des biens d’équipement ménager, de consommation personnelle, de confort et d’utilité, une maison, et des revenus du travail économisés. Les biens personnels des citoyens et le droit d’en hériter sont protégés par l’État.
Les citoyens peuvent se voir attribuer des parcelles de terrain conformément à la loi aux fins de la pratique d’une agriculture vivrière (y compris l’élevage de bétail et de volaille), du jardinage et de la construction d’un logement individuel. Ils sont tenus d’utiliser cette terre de manière rationnelle. Les fermes d’État et les fermes collectives apportent aux citoyens une assistance pour l’exploitation de leurs petites parcelles.
Les citoyens ne peuvent tirer, au détriment de l’intérêt public, de leurs biens personnels ou de ceux dont ils ont la jouissance un revenu ne provenant pas du travail. »
79. Les dispositions pertinentes du code foncier prévoyaient ceci :
Article 4
Propriété publique (du peuple) de la terre
« En vertu de la Constitution de l’URSS et de la Constitution de la RSS d’Azerbaïdjan, la terre appartient à l’État – elle est le bien commun de tout le peuple soviétique.
En URSS, la terre appartient exclusivement à l’État, qui n’en concède que l’usage. Tout agissement violant directement ou indirectement le droit de propriété de l’État sur la terre est interdit. »
Article 24
Documents certifiant le droit d’usage de la terre
« Le droit d’usage que détiennent les fermes collectives, les fermes d’État et d’autres [entités ou individus] sur les parcelles de terrain est attesté par un certificat de l’État.
La forme de ce certificat est déterminée par le soviet des ministres de l’URSS conformément à la législation foncière de l’URSS et des républiques de l’Union.
Le droit d’usage temporaire sur une terre est attesté par un certificat dont la forme est déterminée par le soviet des ministres de la RSS d’Azerbaïdjan. »
Article 25
Règles relatives à la délivrance des certificats attestant
le droit d’usage de la terre
« Les certificats d’État relatifs au droit d’usage indéfini sur une terre et les certificats relatifs au droit d’usage temporaire sur une terre sont délivrés aux fermes collectives, aux fermes d’État et à d’autres institutions, agences et organismes publics d’État ou coopératifs ainsi qu’aux citoyens par le comité exécutif du soviet des représentants du peuple du district ou de la ville sur le territoire desquels se trouve la parcelle de terrain à attribuer (sous l’autorité de la République). »
Article 27
Utilisation de la terre aux fins indiquées
« Les utilisateurs de la terre ont le droit et l’obligation d’utiliser les parcelles de terrain qui leur sont attribuées dans le but pour lequel elles leur ont été attribuées. »
Article 28
Droits des utilisateurs de la terre sur les parcelles qui leur ont été attribuées
« En fonction du but précisé pour l’utilisation de la terre attribuée, les utilisateurs de cette terre ont le droit d’y faire ce qui suit, dans le respect des règles applicables :
– construire des bâtiments d’habitation, des bâtiments industriels ou des bâtiments publics ainsi que d’autres types de bâtiments et de structures ;
– planter des espèces cultivables, boiser ou planter des arbres fruitiers, décoratifs ou autres ;
– utiliser les zones de cultures et de pâture et les autres terres agricoles ;
– utiliser les ressources naturelles souterraines abondantes, la tourbe et les étendues d’eau à des fins économiques et utiliser les autres ressources de la terre. »
Article 126-1
Droit d’utiliser la terre en cas d’héritage d’un droit
de propriété sur un bâtiment
« Si la propriété d’un bâtiment sis dans un village est transmise par succession et si les héritiers n’ont pas le droit d’acheter une parcelle pour le jardinage familial en vertu de la procédure applicable, il leur est attribué un droit d’usage sur la parcelle de terrain nécessaire pour qu’ils puissent conserver le bâtiment. La taille de cette parcelle est déterminée par le soviet des ministres de la RSS d’Azerbaïdjan. »
Article 131
Attribution de parcelles de terrain à des citoyens
aux fins de la construction de logements personnels
« Des parcelles de terrain destinées à la construction de logements individuels qui deviendront des biens personnels sont attribuées aux citoyens qui résident dans les agglomérations de la RSS d’Azerbaïdjan où la construction de logements personnels n’est pas interdite par la législation en vigueur. Ces parcelles sont prélevées sur les terres appartenant aux villes et aux agglomérations urbaines, sur les terres des villages qui ne sont pas utilisées par des fermes collectives, par des fermes d’État ou par d’autres entreprises agricoles, sur les terres de la réserve de l’État, ou sur les terres du fond forestier de l’État qui ne sont pas comprises dans les zones d’espaces verts des villes. Elles sont attribuées dans un but précis conformément à la procédure prévue par (…) le présent code.
La construction de logements personnels dans les villes et les agglomérations ouvrières se fait sur des zones vides qui ne nécessitent pas de dépenses aux fins de leur usage ou de leur préparation technique et, en principe, près des voies de chemin de fer et des voies de circulation routière qui permettent un transit régulier, sous la forme de districts ou d’agglomérations indépendants. »
3. Le code du logement de 1983
80. L’article 10.3 du code du logement était ainsi libellé :
« Les citoyens ont le droit de détenir une maison en tant que bien personnel conformément à la législation de l’URSS et de la RSS d’Azerbaïdjan. »
4. L’instruction de 1985 sur les règles d’enregistrement des habitations
81. En son article 2, l’instruction de 1985, que le Service central des statistiques de l’URSS avait approuvée par l’ordonnance no 380 du 15 juillet 1985, énumérait les documents servant à prouver les droits réels sur une maison d’habitation. L’article 2.1 mentionnait les différents types de documents constituant une preuve directe de l’existence d’un droit de propriété.
L’article 2.2 énonçait que, en l’absence de pareille preuve, le droit de propriété pouvait être démontré indirectement au moyen d’autres documents, parmi lesquels :
« des documents d’inventaire technique lorsqu’ils contiennent une référence exacte à la possession par le propriétaire d’un document dûment établi certifiant son droit sur la maison d’habitation ».
L’article 2.3 prévoyait ceci :
« Dans les zones rurales, ainsi que dans les agglomérations rurales situées à l’intérieur des limites d’une ville (d’un village) ou réorganisées en ville (en village), constituent la base de l’enregistrement effectué en vertu de la présente instruction la liste des exploitations rurales, des extraits de cette liste, les déclarations du comité exécutif du soviet des représentants du peuple du village ou de la région, et les autres documents attestant d’un droit réel sur les bâtiments visés aux articles 2.1 et 2.2 de la présente instruction. »
5. La Charte de 1958 sur les conseils de village des représentants des travailleurs de la RSS d’Azerbaïdjan
82. Le requérant soutient que la Charte du 23 avril 1958 sur les conseils de village des représentants des travailleurs de la RSS d’Azerbaïdjan est également pertinente pour l’établissement des droits qu’il pouvait avoir sur la terre au début des années 1960. Le Gouvernement conteste cette thèse.
L’article 2 § 9 de cette charte se lisait ainsi :
« Dans le domaine de l’agriculture, le conseil de village des représentants des travailleurs :
(…)
j) gère les biens-fonds publics des villages, prélève sur ceux-ci des parcelles de terrain qu’il attribue aux habitants à des fins de construction privée, contrôle le respect de la législation sur l’occupation des terres. »
L’article 2 § 19 prévoyait ceci :
« Dans le domaine du maintien de l’ordre public et de la protection des droits des habitants, le conseil de village des représentants des travailleurs :
(…)
e) enregistre la répartition des biens familiaux dans les fermes collectives (coopératives agricoles). »
B. Les lois de la République d’Azerbaïdjan
1. L’ordonnance de 1991 sur le relogement des citoyens contraints de quitter leur lieu de résidence (réfugiés)
83. Le 6 novembre 1991, le soviet suprême de la République d’Azerbaïdjan édicta une ordonnance sur le relogement des citoyens contraints de quitter leur lieu de résidence (réfugiés). Cette ordonnance visait notamment à encadrer le développement de la pratique des échanges de propriétés entre les Arméniens quittant l’Azerbaïdjan et les Azerbaïdjanais quittant l’Arménie, le Haut-Karabagh et les provinces limitrophes.
Article 8
« Donner pour instruction aux soviets des représentants du peuple des villes de Soumgaït, Gandja, Mingachevir, Ievlakh, Ali-Bayramli, Lankaran, Naftalan et Sheki et des districts et à leurs autorités exécutives locales de fournir, dans un délai de deux mois, un logement aux autres familles de réfugiés qui détiennent un mandat ou un autre document relatif à l’échange de maisons ou d’appartements entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Eu égard au fait qu’une proportion très élevée de réfugiés ont échangé leur maison, qu’ils détenaient en propriété privée, contre des appartements en ville appartenant à l’État, donner pour instruction aux autorités exécutives locales de transférer ces appartements dans la propriété privée des réfugiés, après l’adoption de la loi pertinente sur la privatisation.
Déclarer propriété privée des réfugiés qui s’y sont établis les logements construits par différents ministères, institutions et organismes de la République d’Azerbaïdjan après 1988 en zone rurale aux fins du relogement des réfugiés, et donner pour instruction aux autorités exécutives locales de délivrer à ces familles les documents correspondants.
Transférer les propriétés privées libres des familles qui ne les ont pas échangées ou vendues lorsqu’elles ont quitté la République dans la propriété privée des familles de réfugiés qui sont arrivés en République d’Azerbaïdjan et qui résident de manière permanente dans ces lieux, à titre d’indemnisation pour les domiciles en Arménie qu’elles ont dû quitter sous la contrainte et sans indemnisation. »
84. L’ordonnance de 1991 est toujours en vigueur. Hormis ce texte, aucune loi n’a été adoptée relativement aux biens abandonnés par les Arméniens ayant quitté l’Azerbaïdjan en raison du conflit du Haut-Karabagh. En conséquence, pour les biens qui ne relèvent pas de cette ordonnance, ce sont les règles générales en matière de propriété décrites dans les paragraphes ci-après qui s’appliquent.
85. Le 9 novembre 1991, la République d’Azerbaïdjan promulgua des lois sur les biens qui, pour la première fois, désignaient la terre comme objet de propriété privée. Ce n’est toutefois qu’en 1996 que la loi sur la réforme foncière fixa des règles détaillées sur la privatisation des parcelles de terrain attribuées aux citoyens.
2. La loi de 1991 sur les biens
86. La loi de 1991 sur les biens en République d’Azerbaïdjan, entrée en vigueur le 1er décembre 1991, prévoyait notamment ceci :
Article 21
Objets de droits de propriété du citoyen
« 1. Un citoyen peut posséder :
– des parcelles de terrain ;
– des maisons, des appartements, des maisons de campagne, des garages, des équipements domestiques et des biens d’usage privé ;
– des actions, des obligations et d’autres titres financiers ;
– des médias de masse ;
– des entreprises et des complexes de production de biens de consommation et de biens destinés au marché social et au marché culturel, à l’exception de certains types de biens qui, en vertu de la loi, ne peuvent, pour des raisons de sûreté de l’État ou de sécurité publique ou en raison d’obligations internationales, être possédés par des citoyens.
(…)
5. Un citoyen qui possède un appartement, une maison d’habitation, une maison de campagne, un garage ou un autre bien immobilier a le droit d’en disposer à sa guise : il peut les vendre, les léguer, les donner, les louer ou prendre à leur égard toute autre mesure n’enfreignant pas la loi. »
87. Le nouveau code foncier, entré en vigueur le 31 janvier 1992, contenait les dispositions suivantes :
Article 10
Propriété privée de parcelles de terrain
« Les parcelles de terrain sont attribuées en propriété privée aux citoyens de la République d’Azerbaïdjan conformément aux demandes formulées par les autorités exécutives locales en vertu de décisions du soviet des représentants du peuple du district ou de la ville aux fins visées ci-dessous :
1) construction de maisons privées et de dépendances et développement d’une agriculture vivrière, pour les personnes résidant de manière permanente sur le territoire ;
2) exploitation des fermes et des autres organismes participant à la production de produits agricoles destinés à la vente ;
3) construction de maisons de campagne privées ou collectives et de garages privés dans l’enceinte de la ville ;
4) construction de bâtiments liés à des activités commerciales ;
5) activités de production ethnique traditionnelle.
En vertu de la législation de la République d’Azerbaïdjan, des parcelles de terrain peuvent être attribuées en propriété privée à des citoyens à d’autres fins. »
Article 11
Conditions d’attribution de parcelles de terrain en propriété privée
« Aux fins prévues à l’article 10 du présent code, le droit de propriété sur une parcelle de terrain est concédé gratuitement.
Les parcelles de terrain attribuées à des citoyens avant la date d’entrée en vigueur du présent code pour qu’ils y érigent leur maison individuelle, leur maison de campagne ou leur garage deviennent leur propriété.
Un droit de propriété privée ou de jouissance perpétuelle transmissible par succession sur une parcelle de terrain ne peut être accordé aux personnes physiques ou morales étrangères.
Une parcelle de terrain ne peut être restituée à ses anciens propriétaires ni à leurs héritiers. Ceux-ci peuvent obtenir un droit de propriété sur la parcelle de terrain dans les conditions posées dans le présent code. »
Article 23
Attribution de parcelles de terrain
« Le droit de propriété, de jouissance, d’usage ou de location sur une parcelle de terrain est attribué aux citoyens, aux entreprises et aux organisations par décision du soviet des représentants du peuple du district ou de la ville conformément à la procédure d’attribution de terres et aux documents relatifs à l’utilisation des terres.
L’utilisation à laquelle est destinée la parcelle de terrain est indiquée dans le certificat d’attribution de la terre.
La procédure d’introduction et d’examen des demandes d’attribution ou de saisie de parcelles de terrain, y compris la saisie de parcelles de terrain pour des motifs de nécessité d’État ou de nécessité publique, est déterminée par le conseil des ministres de la République d’Azerbaïdjan.
Les demandes d’attribution de parcelles de terrain introduites par les citoyens sont examinées dans un délai de un mois au maximum. »
Article 30
Documents attestant le droit de propriété et le droit
de jouissance et d’usage perpétuel sur des terres
« Le droit de propriété et le droit de jouissance et d’usage perpétuel sur des terres sont attestés par un certificat de l’État délivré par le soviet des représentants du peuple du district ou de la ville.
La forme dudit certificat d’État est approuvée par le conseil des ministres de la République d’Azerbaïdjan. »
88. La Constitution de 1995 protège le droit de propriété et dispose que la responsabilité de l’État est engagée pour tout dommage consécutif à des actions ou omissions illégales de ses organes ou agents.
Les dispositions pertinentes de la Constitution sont ainsi libellées :
Article 29
« I. Chacun a le droit de posséder des biens.
II. Aucun type de propriété ne l’emporte sur l’autre. La loi protège le droit de propriété, y compris celui des propriétaires privés.
III. Chacun peut posséder des biens meubles ou immeubles. Le droit de propriété confère à son titulaire le droit de posséder des biens, d’en user et d’en disposer individuellement ou conjointement avec d’autres.
IV. Nul ne peut être privé de ses biens autrement que par une décision de justice. La privation totale de propriété est interdite. Le transfert de propriété au bénéfice de l’État ou d’autres institutions publiques n’est possible que moyennant une juste et préalable indemnité.
V. L’État garantit les droits successoraux. »
Article 68
« I. La loi protège les droits des victimes d’infractions ou d’usurpation de fonctions. Les victimes ont le droit de participer au processus judiciaire et de demander réparation du préjudice subi.
II. Chacun a le droit d’être indemnisé par l’État pour le préjudice subi du fait d’actions ou omissions illégales d’organes ou de représentants de l’État. »
89. Dispositions du code civil qui étaient en vigueur avant le 1er septembre 2000 :
Article 8
Application de la législation civile des autres républiques de l’Union
en RSS d’Azerbaïdjan
« La législation civile des autres républiques de l’Union s’applique en RSS d’Azerbaïdjan selon les règles suivantes :
1) Les relations découlant du droit de propriété sont régies par la loi du lieu de situation du bien.
(…)
4) Les obligations nées de l’infliction d’un dommage sont soumises à la loi du for ou, à la demande de la partie lésée, à la loi du lieu de survenance du dommage ; (…) »
Article 142
Recouvrement d’un bien auprès d’un tiers le détenant illégalement
« Le propriétaire a le droit de recouvrer son bien auprès d’un tiers le détenant illégalement. »
Article 144
Recouvrement de biens de l’État, de biens détenus en propriété coopérative
ou d’autres biens publics transférés illégalement
« Les biens de l’État, des kolkhozes ou d’autres organismes coopératifs ou publics qui ont été transférés illégalement par quelque moyen que ce soit peuvent être recouvrés auprès de tout acquéreur par les organismes en question. »
Article 146
Règlement du recouvrement d’un bien détenu illégalement
« Lorsqu’il recouvre un bien détenu illégalement par un tiers, le propriétaire a le droit de demander au détenteur, si celui-ci savait ou aurait dû savoir qu’il détenait le bien illégalement (détenteur de mauvaise foi), une indemnisation pour tout revenu que ce tiers a retiré ou aurait dû retirer de ce bien pendant l’intégralité de la durée de la détention. Si le détenteur est de bonne foi, le propriétaire peut lui demander une indemnisation pour tout revenu que celui-ci a retiré ou aurait dû retirer du bien à partir du moment où il a eu connaissance du fait qu’il détenait le bien illégalement ou a reçu du propriétaire une notification en exigeant la restitution. »
Article 147
Protection des droits du propriétaire contre les violations sans dépossession
« Le propriétaire a le droit de demander réparation de toute violation de ses droits, même si les violations en question n’ont pas entraîné de dépossession. »
Article 148
Protection des droits des personnes possédant des biens sans en être propriétaires
« Les droits visés aux articles 142 à 147 du présent code sont également conférés aux personnes qui, sans être propriétaires de biens, en ont la possession conformément à la loi ou à un contrat. »
Article 571-3
La loi applicable au droit de propriété
« Le droit de propriété sur un bien donné est déterminé conformément à la loi du pays où le bien est situé.
Sous réserve d’éventuelles dispositions contraires de la législation de l’URSS et de la RSS d’Azerbaïdjan, le droit de propriété sur un bien naît et s’éteint conformément à la loi du pays où le bien se situe au moment où survient l’acte ou le fait à l’origine de la création ou de l’extinction du droit de propriété. »
Article 571-4
La loi applicable aux obligations résultant de la survenance d’un dommage
« Les droits et les devoirs des parties relativement aux obligations découlant de la survenance d’un dommage sont déterminés conformément à la loi du pays où s’est produit l’acte ou le fait à l’origine d’une demande de réparation. »
90. Dispositions du code civil en vigueur depuis le 1er septembre 2000 :
Article 21
Compensation des pertes
« 21.1 Les personnes fondées à demander la réparation intégrale de leurs pertes ne peuvent le faire que si une réparation d’un montant inférieur n’est pas prévue par la législation ou par un contrat.
21.2 On entend par pertes les dépenses qu’une personne dont un droit a été violé a engagées ou devra engager pour rétablir le droit violé ou pour compenser sa perte ou le dommage causé à ses biens (damnum emergens) ainsi que le montant des bénéfices qu’elle aurait pu dégager dans des conditions normales de transactions civiles si son droit n’avait pas été violé (lucrum cessans). »
Article 1100
Responsabilité pour les pertes causées par des organes de l’État,
des organes de collectivités locales ou leurs agents
« Les pertes causées à une personne physique ou morale par des actions ou omissions illégales d’organes de l’État, d’organes de collectivités locales ou de leurs agents, y compris l’adoption par lesdits organes d’une mesure illicite, doivent être réparées par la République d’Azerbaïdjan ou par la municipalité compétente. »
6. Le code de procédure civile
91. Dispositions du code de procédure civile qui étaient en vigueur avant le 1er juin 2000 :
Article 118
Introduction d’une action au lieu de résidence du défendeur
« Les actions sont introduites devant le tribunal du lieu de résidence du défendeur.
Les actions dirigées contre une personne morale sont introduites à l’adresse de celle-ci ou à celle où se trouve le bien lui appartenant. »
Article 119
Compétence au choix du demandeur
« (…) Les actions en indemnisation d’un dommage causé aux biens d’une personne physique ou morale peuvent également être introduites au lieu de survenance du dommage. »
92. Dispositions du code de procédure civile en vigueur depuis le 1er juin 2000 :
Article 8
Égalité de tous devant la loi et les tribunaux
« 8.1 En matière civile et dans les litiges d’ordre économique, justice est rendue dans le respect du principe d’égalité de tous devant la loi et les tribunaux.
8.2 Les tribunaux traitent de manière identique toutes les parties à l’affaire, sans considération de race, de religion, de sexe, d’origine, de fortune, de situation commerciale, de croyances, d’appartenance politique, syndicale ou associative, de résidence ou de subordination et indépendamment du type de propriété ou de tout autre motif non prévu par la législation. »
Article 307
Affaires concernant l’établissement de faits ayant une importance juridique
« 307.1 Le tribunal établit les faits conditionnant la création, la modification ou l’extinction des droits personnels et des droits réels des personnes physiques et morales.
307.2 Le tribunal examine les affaires relatives à l’établissement des faits dans les cas suivants :
(…)
307.2.6 en matière de droit de propriété, la possession, l’usage ou la disposition des biens immeubles (…) »
Article 309
Introduction d’une action
« 309.1 Les actions relatives à l’établissement de faits ayant une importance juridique sont introduites devant le tribunal du lieu de résidence du demandeur.
309.2 En matière de droit de propriété, les actions relatives à l’établissement de la possession, de l’usage ou de la disposition d’un bien immeuble sont introduites devant le tribunal du lieu où se trouve le bien. »
Article 443
Compétence des tribunaux de la République d’Azerbaïdjan
dans les affaires impliquant des étrangers
« 443.0 Les tribunaux de la République d’Azerbaïdjan sont habilités à examiner les affaires auxquelles participent des étrangers dans les cas suivants :
(…)
443.0.6 lorsque, dans des affaires de compensation de pertes entraînées par un dommage causé à un bien, l’acte ou le fait à l’origine de l’action en indemnisation s’est produit sur le territoire de la République d’Azerbaïdjan. »
IV. LA DÉCLARATION ÉMISE PAR L’ÉTAT DÉFENDEUR LORSQU’IL A RATIFIÉ LA CONVENTION
93. L’instrument de ratification déposé par la République d’Azerbaïdjan le 15 avril 2002 contient la déclaration suivante :
« La République d’Azerbaïdjan déclare qu’elle n’est pas en mesure de garantir l’application des dispositions de la Convention dans les territoires occupés par la République d’Arménie jusqu’à ce que ces territoires soient libérés de cette occupation (…) »
V. LE DROIT INTERNATIONAL PERTINENT
94. L’article 42 du Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre (La Haye, 18 octobre 1907, ci-après « le Règlement de La Haye de 1907 ») définit l’occupation belligérante comme suit :
« Un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie.
L’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est établie et en mesure de s’exercer. »
Il y a donc occupation au sens du Règlement de La Haye de 1907 lorsqu’un État exerce de fait son autorité sur le territoire ou sur une partie du territoire d’un État ennemi[1]. L’avis majoritaire est que l’on entend par « autorité de fait » un contrôle effectif.
On considère qu’un territoire ou une partie d’un territoire est sous occupation militaire lorsque l’on parvient à démontrer que des troupes étrangères y sont présentes et que ces troupes sont en mesure d’exercer un contrôle effectif, sans le consentement de l’autorité souveraine. La plupart des experts estiment que la présence physique de troupes étrangères est une condition sine qua non de l’occupation[2], autrement dit que l’occupation n’est pas concevable en l’absence de présence militaire sur le terrain ; ainsi, l’exercice d’un contrôle naval ou aérien par des forces étrangères opérant un blocus ne suffit pas[3].
95. Les règles du droit international humanitaire ne traitent pas expressément de la question de l’impossibilité pour des individus d’accéder à leur domicile ou à leurs biens, mais l’article 49 de la Convention IV de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (« la quatrième Convention de Genève ») envisage le cas des déplacements forcés à l’intérieur des territoires occupés ou depuis ces territoires. Il est ainsi libellé :
« Les transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre État, occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif.
Toutefois, la Puissance occupante pourra procéder à l’évacuation totale ou partielle d’une région occupée déterminée, si la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent. Les évacuations ne pourront entraîner le déplacement de personnes protégées qu’à l’intérieur du territoire occupé, sauf en cas d’impossibilité matérielle. La population ainsi évacuée sera ramenée dans ses foyers aussitôt que les hostilités dans ce secteur auront pris fin.
La Puissance occupante, en procédant à ces transferts ou à ces évacuations, devra faire en sorte, dans toute la mesure du possible, que les personnes protégées soient accueillies dans des installations convenables, que les déplacements soient effectués dans des conditions satisfaisantes de salubrité, d’hygiène, de sécurité et d’alimentation et que les membres d’une même famille ne soient pas séparés les uns des autres.
La Puissance protectrice sera informée des transferts et évacuations dès qu’ils auront eu lieu.
La Puissance occupante ne pourra retenir les personnes protégées dans une région particulièrement exposée aux dangers de la guerre, sauf si la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent.
La Puissance occupante ne pourra procéder à la déportation ou au transfert d’une partie de sa propre population civile dans le territoire occupé par elle. »
L’article 49 de la quatrième Convention de Genève est applicable en territoire occupé en l’absence de règles spécifiques relatives au déplacement forcé sur le territoire d’une partie au conflit. Cependant, le droit des personnes déplacées « de regagner volontairement et dans la sécurité leur foyer ou leur lieu de résidence habituel dès que les causes de leur déplacement ont cessé d’exister » est considéré comme une règle de droit international coutumier (voir la règle 132 de l’étude du Comité international de la Croix Rouge (CICR) sur le droit international humanitaire coutumier[4]), qui s’applique à tout type de territoire.
VI. LES DOCUMENTS PERTINENTS DES NATIONS UNIES ET DU CONSEIL DE L’EUROPE
96. Les « Principes concernant la restitution des logements et des biens dans le cas des réfugiés et des personnes déplacées » (Nations unies, Commission des droits de l’homme, Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme, 28 juin 2005, E/CN.4/Sub.2/2005/17, Annexe), également dénommés « principes de Pinheiro », sont les normes les plus complètes existant sur la question.
Ces principes, qui s’appuient sur les normes existantes du droit international des droits de l’homme et du droit international humanitaire, visent à fournir aux États, aux institutions des Nations unies et à la communauté internationale dans son ensemble des normes internationales et une orientation pratique quant à la manière de traiter au mieux les problèmes juridiques et techniques complexes que soulève la restitution de logements et de biens.
On y trouve notamment les normes suivantes :
2. Le droit à la restitution des logements et des biens
« 2.1 Tous les réfugiés et personnes déplacées ont le droit de se voir restituer tout logement, terre et/ou bien dont ils ont été privés arbitrairement ou illégalement, ou de recevoir une compensation pour tout logement, terre et/ou bien qu’il est matériellement impossible de leur restituer, comme établi par un tribunal indépendant et impartial.
2.2 Les États privilégient le droit à la restitution comme moyen de recours en cas de déplacement et comme élément clef de la justice réparatrice. Le droit à la restitution existe en tant que droit distinct, sans préjudice du retour effectif ou du non-retour des réfugiés ou des personnes déplacées ayant droit à la restitution de leur logement, de leurs terres et de leurs biens. »
3. Le droit de ne pas faire l’objet de discrimination
« 3.1 Toute personne a le droit d’être protégée contre la discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’opinion politique ou toute autre opinion, l’origine nationale ou sociale, la pauvreté, l’incapacité, la naissance ou toute autre situation.
3.2 Les États veillent à ce que la discrimination pour les motifs susmentionnés soit interdite en droit et en fait et à ce que toutes les personnes, y compris les réfugiés et les personnes déplacées, soient égales devant la loi. »
12. Procédures, institutions et mécanismes nationaux
« 12.1 Les États devraient mettre en place en temps utile et soutenir des procédures, institutions et mécanismes équitables, indépendants, transparents et non discriminatoires en vue d’évaluer les demandes de restitution des logements, des terres et des biens et d’y faire droit. (…)
(…)
12.5 En cas d’effondrement général de l’État de droit, ou lorsque les États ne sont pas à même de mettre en œuvre les procédures, institutions et mécanismes nécessaires pour faciliter le processus de restitution des logements, des terres et des biens de façon équitable et en temps voulu, les États devraient demander l’assistance technique et la coopération des organismes internationaux compétents afin d’instituer des régimes transitoires qui permettraient aux réfugiés et aux personnes déplacées de disposer de recours utiles en vue de la restitution.
12.6 Les États devraient inclure des procédures, institutions et mécanismes de restitution des logements, des terres et des biens dans les accords de paix et les accords de rapatriement librement consenti. (…) »
13. Facilité d’accès aux procédures de traitement
des demandes de restitution
« 13.1 Quiconque a été arbitrairement ou illégalement privé de son logement, de ses terres et/ou de ses biens devrait être habilité à présenter une demande de restitution et/ou d’indemnisation à un organe indépendant et impartial, qui se prononcera sur la demande et notifiera la décision à l’intéressé. Les États ne devraient pas subordonner le dépôt d’une demande de restitution à des conditions préalables.
(…)
13.5 Les États devraient s’efforcer de mettre en place des centres et bureaux de traitement des demandes de restitution dans toutes les régions touchées où résident des requérants potentiels. Les demandes devraient être présentées en personne mais, afin que le processus soit accessible au plus grand nombre, elles devraient également pouvoir être soumises par courrier ou par procuration. (…)
(…)
13.7 Les États devraient veiller à ce que les formules de demande soient simples et faciles à comprendre (…)
(…)
13.11 Les États devraient veiller à ce qu’une assistance juridique adéquate soit fournie, si possible gratuitement (…) »
15. Registre des logements, des terres et des biens et
documentation en la matière
« (…)
15.7 Dans les situations de déplacement massif, où il n’existe guère de justificatifs des titres de propriété ou de jouissance, les États peuvent présumer que les personnes qui ont fui leur foyer pendant une période marquée par des violences ou une catastrophe l’ont fait pour des raisons en rapport avec ces événements et ont donc droit à la restitution de leur logement, de leurs terres et de leurs biens. En pareil cas, les autorités administratives et judiciaires peuvent, de manière indépendante, établir les faits en rapport avec les demandes de restitution non accompagnées de pièces justificatives.
(…) »
21. Indemnisation
« 21.1 Tous les réfugiés et toutes les personnes déplacées ont droit à une indemnisation intégrale et effective en tant que partie intégrante du processus de restitution. L’indemnisation peut se faire en numéraire ou en nature. Afin de se conformer au principe de la justice réparatrice, les États veillent à ce qu’il ne soit procédé à une indemnisation en tant que moyen de recours que lorsque la restitution n’est pas possible dans les faits ou que la partie lésée accepte l’indemnisation en lieu et place de la restitution, en connaissance de cause et de son plein gré, ou lorsque les termes d’un accord de paix négocié prévoient d’associer restitution et indemnisation.
(…) »
97. Les organes du Conseil de l’Europe se sont exprimés à maintes reprises sur la problématique de la restitution de biens aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays (« personnes déplacées ») et aux réfugiés. Les résolutions et recommandations citées ci-dessous sont particulièrement pertinentes dans le contexte de la présente affaire.
1. » Résolution des problèmes de propriété des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays », Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), résolution 1708 (2010)
98. Dans cette résolution, l’Assemblée parlementaire notait que pas moins de 2,5 millions de réfugiés et de personnes déplacées sont confrontés à une situation de déplacement dans les États membres du Conseil de l’Europe, notamment dans les régions du Caucase du Sud et du Nord, dans les Balkans et en Méditerranée orientale, et qu’il s’agissait souvent d’un problème de longue durée, dans la mesure où nombre des personnes déplacées étaient dans l’incapacité de rentrer chez elles ou d’accéder à leur foyer et à leurs terres depuis les années 1990 et même avant (paragraphe 2). Elle soulignait en ces termes l’importance de la restitution :
« 3. La destruction, l’occupation et la confiscation des biens abandonnés portent atteinte aux droits des personnes concernées, perpétuent le déplacement et compliquent la réconciliation et le rétablissement de la paix. Par conséquent, la restitution des biens – c’est-à-dire le fait de restaurer les anciens occupants déplacés dans leurs droits et la possession physique de leurs biens – ou la compensation sont des formes de réparation nécessaires pour restaurer les droits individuels et l’État de droit.
4. L’Assemblée parlementaire considère la restitution comme une réponse optimale à la perte de l’accès aux logements, aux terres et aux biens – et des droits de propriété y afférents. C’est en effet la seule voie de recours qui donne le choix entre trois « solutions durables » au déplacement : le retour des personnes déplacées dans leur lieu de résidence d’origine, dans la sécurité et la dignité ; l’intégration dans le lieu où elles ont été déplacées ; ou la réinstallation dans un autre endroit du pays d’origine ou hors de ses frontières. »
L’Assemblée parlementaire faisait ensuite référence aux instruments de protection des droits de l’homme du Conseil de l’Europe (Convention européenne des droits de l’homme, Charte sociale européenne, Convention-cadre pour la protection des minorités nationales) et aux principes de Pinheiro (Nations unies), et elle appelait les États membres à prendre un certain nombre de mesures :
« 9. Au vu de ce qui précède, l’Assemblée appelle les États membres à régler les problèmes postconflits liés aux droits de propriété des logements, des terres et des biens que rencontrent les réfugiés et les personnes déplacées, en tenant compte des principes de Pinheiro, des instruments pertinents du Conseil de l’Europe et de la recommandation Rec(2006)6 du Comité des Ministres.
10. Étant donné ces normes internationales applicables et l’expérience des programmes de restitution de biens et d’indemnisation qui ont été mis en œuvre en Europe à ce jour, les États membres sont invités :
10.1 à garantir une réparation effective, dans des délais raisonnables, pour la perte de l’accès aux logements, terres et biens – et des droits y afférents – abandonnés par les réfugiés et les personnes déplacées, sans attendre les négociations concernant le règlement des conflits armés ou le statut d’un territoire donné ;
10.2 à veiller à ce que la réparation se fasse sous forme de restitution, en confirmant les droits juridiques des réfugiés et des personnes déplacées sur leurs biens et en rétablissant leur accès physique, en toute sécurité, à ces biens, ainsi que leur possession. Lorsque la restitution n’est pas possible, il convient d’octroyer une compensation adéquate en confirmant les droits antérieurs sur les biens et en offrant une somme d’argent ou des biens d’une valeur raisonnablement proche de leur valeur marchande, ou selon toute autre modalité garantissant une juste réparation ;
10.3 à veiller à ce que les réfugiés et les personnes déplacées dont les droits n’étaient pas officiellement reconnus avant leur déplacement, mais qui bénéficiaient de fait d’un droit de jouissance de leur propriété validé par les autorités, se voient accorder un accès égal et effectif aux voies de recours, et le droit d’obtenir réparation de leur dépossession. Cela est particulièrement important lorsque les personnes concernées sont socialement vulnérables ou appartiennent à des groupes minoritaires ;
(…)
10.5 lorsque les titulaires des droits de location et d’occupation ont été contraints d’abandonner leur domicile, à veiller à ce que leur absence du logement soit réputée justifiée jusqu’à ce que les conditions d’un retour volontaire, dans la sécurité et la dignité, aient été rétablies ;
10.6 à mettre en place des procédures de demande de réparation rapides, faciles d’accès et efficaces. Lorsque le déplacement et la dépossession ont eu un caractère systématique, il convient de mettre en place des instances de décision habilitées à statuer sur ces demandes, qui appliqueront des procédures accélérées comprenant l’assouplissement des normes en matière de preuve et [la] facilitation de la procédure. Tous les régimes de propriété propres à assurer l’hébergement et la subsistance des personnes déplacées devraient relever de leur compétence, notamment les propriétés à usage résidentiel, agricole et commercial ;
10.7 à garantir l’indépendance, l’impartialité et l’expertise des instances de décision, notamment en établissant des règles appropriées relatives à leur composition, qui peuvent prévoir la présence de membres internationaux. (…)
(…) »
2. » Réfugiés et personnes déplacées en Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie », APCE, résolution 1497 (2006)
99. Dans cette résolution, l’Assemblée appelait notamment l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie :
« 12.1 à concentrer tous leurs efforts sur la recherche d’un règlement pacifique des conflits de la région afin de créer les conditions pour le retour volontaire, chez eux, des réfugiés et des personnes déplacées en toute sécurité et dans la dignité ;
(…)
12.4 à faire du retour des personnes déplacées une priorité et à faire tout leur possible lors des négociations pour que ces personnes puissent effectuer ce retour en toute sécurité, avant même un règlement général ;
(…)
12.15 à développer une coopération pratique tendant à enquêter sur le sort des personnes disparues, ainsi qu’à faciliter la restitution de documents ou de propriétés, en particulier en se servant de l’expérience des Balkans dans le traitement de problèmes similaires. »
3. Recommandation du Comité des Ministres aux États membres relative aux personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, Rec(2006)6
100. Le Comité des Ministres recommandait notamment ceci :
« 8. Les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays ont le droit de jouir de leurs biens, conformément aux droits de l’homme. Elles ont en particulier le droit de recouvrer les biens qu’elles ont laissés à la suite de leur déplacement. Lorsque les personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays sont privées de leur propriété, elles devraient se voir offrir un dédommagement adéquat ; »
101. Le requérant est décédé en 2009. Dans la décision sur la recevabilité qu’elle a rendue en l’espèce, la Cour a noté que sa veuve, Mme Lena Sargsyan, et les enfants du couple, Vladimir, Tsovinar et Nina Sargsyan, avaient exprimé le souhait de poursuivre la procédure, et elle a dit qu’ils avaient qualité pour le faire (Sargsyan c. Azerbaïdjan (déc.) [GC], no 40167/06, §§ 1 et 51, 14 décembre 2011).
102. Par la suite, le représentant du requérant a indiqué que Mme Nina Sargsyan ne souhaitait plus maintenir la requête. La veuve du requérant, Mme Lena Sargsyan, est décédée en janvier 2014. M. Vladimir Sargsyan et Mme Tsovinar Sargsyan, fils et fille du requérant, souhaitent pour leur part poursuivre la procédure. La Cour a déjà dit qu’ils avaient qualité pour le faire et elle ne voit aucune raison de revenir sur cette conclusion.
103. Par ailleurs, la Cour rappelle que, dans sa décision sur la recevabilité du 14 décembre 2011, elle a rejeté plusieurs exceptions d’irrecevabilité soulevées par le Gouvernement : celle reposant sur la déclaration déposée par celui-ci avec son instrument de ratification, celle relative à sa compétence ratione temporis et celle concernant le respect de la règle des six mois (Sargsyan, décision précitée, §§ 71, 92 et 147). Elle y a par ailleurs joint au fond trois autres exceptions formulées par le Gouvernement : celle relative à la juridiction et à la responsabilité de l’État défendeur, celle relative à la qualité de victime du requérant concernant les tombes de ses proches et, enfin, celle relative à l’épuisement des voies de recours internes (ibidem, §§ 76, 99 et 111).
104. La Cour estime qu’il y a lieu de traiter séparément la question de l’épuisement des voies de recours internes et celle de la juridiction et de la responsabilité de l’État défendeur. En revanche, elle examinera l’exception relative à la qualité de victime du requérant concernant les tombes de ses proches dans le cadre de l’examen de l’allégation de violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR L’ÉPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES
105. L’article 35 § 1 de la Convention est ainsi libellé :
« La Cour ne peut être saisie qu’après l’épuisement des voies de recours internes, tel qu’il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus, et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive. »
106. Le requérant avance principalement trois arguments pour démontrer qu’il n’était pas tenu d’exercer d’éventuels recours internes.
107. Premièrement, il soutient qu’il n’y a pas en droit azerbaïdjanais de recours effectifs qui soient accessibles et suffisants en pratique. Il plaide en particulier que le Gouvernement n’a pas apporté la preuve de l’existence de tels recours, et qu’il n’a notamment fourni aucun détail sur les affaires civiles prétendument portées devant les juridictions azerbaïdjanaises par des personnes d’ethnie arménienne. Portant sur des questions d’héritage, les affaires citées en exemple seraient sans rapport direct avec sa propre situation. En bref, le Gouvernement n’aurait produit aucun exemple de cas où un demandeur arménien aurait obtenu réparation dans une situation comparable à la sienne. De plus, la position adoptée par le Gouvernement dans la procédure devant la Cour montrerait bien l’issue que pourrait connaître toute action qu’il aurait pu engager devant les juridictions azerbaïdjanaises. En effet, le Gouvernement aurait indiqué que les autorités internes compétentes ne possédaient aucune preuve documentaire attestant qu’il avait des biens à Golestan ou qu’il y avait vécu ; un recours devant les juridictions azerbaïdjanaises n’offrirait donc pas la moindre perspective de succès.
108. À titre de comparaison, le requérant cite la décision Demopoulos et autres c. Turquie1, que
« [l]a lutte des peuples soumis à la domination coloniale et étrangère et à des régimes racistes pour la réalisation de leur droit à l’autodétermination et à l’indépendance est légitime et entièrement conforme aux principes du droit international »
et que
« [t]oute tentative visant à réprimer la lutte contre la domination coloniale et étrangère et les régimes racistes est incompatible avec la Charte des Nations unies, la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme et la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux et constitue une menace contre la paix et la sécurité internationales ».
Plus récemment, le « droit » des peuples privés par la force du droit à l’autodétermination, à la liberté et à l’indépendance, « notamment les peuples qui sont soumis à des régimes coloniaux ou racistes ou à d’autres formes de domination étrangère », de lutter à cette fin et de chercher et de recevoir un appui a été réaffirmé au paragraphe 3 de la Déclaration sur le renforcement de l’efficacité du principe de l’abstention du recours à la menace ou à l’emploi de la force dans les relations internationales approuvée par l’Assemblée générale dans sa résolution 42/22 du 18 novembre 1987 (A/RES/42/22).
Petit à petit, le Conseil de sécurité a consacré ce « droit » de recourir à la force dans un contexte non colonial également. D’une part, il a qualifié les violations graves des droits de l’homme de menace à la paix et à la sécurité internationales, depuis la résolution fondatrice en la matière, la résolution 688 (1991) du 5 avril 1991 (S/RES/688 (1991)), confirmée plus tard par plusieurs autres, notamment par les résolutions 733 (1992) du 23 janvier 1992 (S/RES/733 (1992)) et 794 (1992) du 3 décembre 1992 (S/RES/794 (1992)) sur la situation en Somalie, elles-mêmes confirmées par la résolution 1199 (1998) du 23 septembre 1998 (S/RES/1199 (1998)) sur la situation au Kosovo. D’autre part, il a autorisé le recours à « tous les moyens nécessaires » ou la prise de « toutes les mesures nécessaires », y compris des mesures militaires, pour mettre fin aux violations des droits de l’homme, assurer l’aide humanitaire et restaurer la paix, notamment dans les résolutions 678 (1990) du 29 novembre 1990 (S/RES/678 (1990)), 770 (1992) du 13 août 1992 (S/RES/770 (1992)), 794 (1992) du 3 décembre 1992 (S/RES/794 (1992)), 940 (1994) du 31 juillet 1994 (S/RES/940 (1994)) et 1529 (2004) du 29 février 2004 (S/RES/1529 (2004)).
L’Assemblée générale a renforcé cette tendance avec ses résolutions 43/131 du 8 décembre 1988 (A/RES/43/131), où elle considérait que « le fait de laisser les victimes de catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre sans assistance humanitaire représent[ait] une menace à la vie humaine et une atteinte à la dignité de l’homme », 45/100 du 14 décembre 1990 (A/RES/45/100), où elle faisait référence pour la première fois aux « couloirs humanitaires », et 46/182 du 19 décembre 1991 (A/RES/46/182), par laquelle elle approuvait les « principes directeurs » en matière d’aide humanitaire et confiait à chaque État la responsabilité première de prendre soin des victimes de catastrophes naturelles et autres situations d’urgence se produisant sur son territoire.
23. En d’autres termes, le traitement réservé par un gouvernement à la population vivant sous son autorité n’est plus une question qui relève du domaine réservé des États. Comme l’écrivait l’abbé Grégoire dans l’article 15, méconnu, de sa Déclaration du droit des gens (1795), « les entreprises contre la liberté d’un peuple sont un attentat contre tous les autres ». Face à des situations de violations des droits de l’homme et de discrimination systématiques, les États ne peuvent rester indifférents. Après avoir été exposée par la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE)[53], défendue par le Secrétaire général des Nations unies dans sa note présentant le rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement[54] et adoptée dans le document final du Sommet mondial de 2005, la règle de la responsabilité de protéger les populations contre le génocide, les crimes de guerre, la purification ethnique et les crimes contre l’humanité a été formellement consacrée avec les résolutions 60/1 du 24 octobre 2005 de l’Assemblée générale, par laquelle l’Assemblée a adopté ce document final (A/RES/60/1), et 1674 du 28 avril 2006 du Conseil de sécurité sur la protection des civils dans les conflits armés (S/RES/1674 (2006)), par laquelle le Conseil a réaffirmé les dispositions des paragraphes 138 et 139 du document final du Sommet mondial de 2005[55]. En s’engageant à « réagir de manière prompte et décisive », les responsables politiques du monde entier ont affirmé leur détermination à agir, non seulement lorsque les crimes en question sont déjà en train de se dérouler, mais encore lorsque leur commission est imminente, en utilisant tous les moyens nécessaires et appropriés, y compris des moyens de nature militaire, pour éviter que de tels crimes ne se produisent. En théorie et en pratique, cette responsabilité comprend la prévention de ces crimes, notamment de l’incitation à les commettre, comme le précise l’énoncé normatif du paragraphe 138 du document final du Sommet mondial de 2005, qui est renforcé par la déclaration de soutien politique au Conseiller spécial du Secrétaire général pour la prévention du génocide formulée au paragraphe 140. La nature de la réaction requise a été définie, puisqu’elle doit être globale pour être « décisive », et donc évidemment comprendre l’ensemble des mesures coercitives et non coercitives de mise en œuvre dont dispose le Conseil de sécurité, comme le montre la référence expresse aux chapitres VI à VIII de la Charte. Il va sans dire que les exigences de proportionnalité s’appliquent à la réaction de la communauté internationale.
Avec ce degré de précision, le document final du Sommet mondial de 2005 a établi non seulement un engagement politique sans ambigüité à faire usage de ces pouvoirs, mais aussi une obligation universellement contraignante de protéger les populations des violations des droits de l’homme les plus atroces. Cette protection s’étend à toutes les « populations » qui se trouvent sur le territoire de l’État, y compris les réfugiés, les migrants, les personnes déplacées et les minorités, et non pas seulement aux « groupes », aux « civils » ou aux « citoyens »[56]. Le lien indissoluble entre droit international des droits de l’homme, état de droit et responsabilité de protéger a été confirmé par le fait que la responsabilité de protéger a été placée dans la rubrique « IV. Droits de l’homme et état de droit » du document final. L’approche apparemment casuistique (« au cas par cas ») renvoie à l’appréciation individuelle des moyens nécessaires et appropriés dans chaque situation concrète, et évidemment pas à la règle de droit énoncée dans le document, dont le libellé normatif (« responsabilité ») reflète celui de l’article 24 de la Charte. Le document final énonce l’obligation positive du Conseil de sécurité de réagir aux crimes internationaux répertoriés, mais n’indique pas quelles seraient les conséquences d’un manquement du Conseil de sécurité à cette obligation. Or cette omission est chargée de signification juridique. Eu égard aux documents préparatoires de la réunion de Vienne, à savoir les rapports de la CIISE et du groupe de personnalités de haut niveau, et à la pratique précédente des organisations internationales en Afrique, le silence du document final a laissé la porte ouverte à la possibilité de prendre des mesures alternatives de protection au niveau régional ou individuel en cas d’inaction du Conseil de sécurité. De telles mesures ne seraient en tout cas pas à exclure compte tenu de la nature de jus cogens des crimes internationaux en jeu. Enfin, en soulignant que l’Assemblée générale doit poursuivre l’examen du devoir de protéger les populations, le document final renforce le rôle subsidiaire de l’Assemblée dans ce domaine à la lumière des principes de la Charte et, plus largement, des principes généraux du droit international et du droit international coutumier.
Le fait que le Conseil de sécurité ait réaffirmé, dans le dispositif de la résolution 1674, précitée, les dispositions des paragraphes 138 et 139 du document final du Sommet mondial de 2005 a renforcé le caractère juridiquement contraignant des obligations résultant de ces paragraphes et notamment de celle pour les États membres des Nations unies d’exécuter les décisions prises en vertu de ce document (article 25 de la Charte). La déclaration ultérieure du Secrétaire général des Nations unies selon laquelle « les dispositions des paragraphes 138 et 139 du document final du Sommet sont fermement ancrées dans des principes bien établis de droit international » ne fait que reconnaître leur force juridique intrinsèque[57].
Par la suite, le Conseil de sécurité[58], l’Assemblée générale[59] et le Secrétaire général[60] ont abondamment appliqué la règle de la responsabilité de protéger, aussi bien dans des textes contraignants que dans des textes non contraignants. En 2007, le Secrétaire général a nommé un Conseiller spécial pour la responsabilité de protéger, dont le bureau a récemment été fusionné avec celui du Conseiller spécial pour la prévention du génocide, ce qui a ouvert la voie à une approche plus globale et coordonnée du problème central auquel ces bureaux doivent faire face. Dans son rapport capital du 12 janvier 2009 intitulé « La mise en œuvre de la responsabilité de protéger » (A/63/677), le Secrétaire général a livré son interprétation du document final du Sommet mondial de 2005, dans laquelle il reconnaissait le rôle de l’Assemblée générale dans la procédure d’« Union pour le maintien de la paix » dans les cas où le Conseil de sécurité se trouverait dans une impasse (paragraphes 11, 57 et 63 du rapport)[61]. Par sa résolution 63/308 (2009) du 7 octobre 2009 (A/RES/63/308), l’Assemblée générale a pris note du rapport du Secrétaire générale, l’acceptant ainsi tacitement.
24. Les enseignements pratiques des Nations unies sont clairs : si les droits de l’homme ont prévalu sur la souveraineté et l’intégrité territoriale pour que les populations colonisées puissent être libérées de l’oppression et de la tyrannie, il en va de même lorsque des populations non colonisées sont confrontées à des gouvernements qui ne les représentent pas et qui mènent à leur égard une politique de discrimination et de violations des droits de l’homme. Cette conclusion découle du principe d’égalité : dans les deux cas, la protection des droits de l’homme prime et la dignité des hommes et des femmes victimes de pareilles politiques l’emporte sur l’intérêt de l’État. Même si le souci principal de la communauté internationale et des Nations unies, organisation qui s’efforce de « préserver les générations futures du fléau de la guerre », est la paix, il ne doit pas s’agir d’une paix nauséabonde, établie et maintenue par le sacrifice systématique des droits humains de la population d’un État, ou d’une partie de cette population, victime de violations de ces droits commises par son propre gouvernement. En pareil cas, la communauté internationale a la responsabilité de protéger les victimes, par tous les moyens strictement nécessaires.
b) La pratique des États (§§ 25-26)
25. Depuis longtemps, on trouve dans la pratique internationale des exemples d’intervention militaire par des États tiers en faveur de populations non colonisées : intervention militaire de la Grande-Bretagne, de la France et de la Russie pour protéger les nationalistes grecs en 1827, intervention militaire française en Syrie en faveur des chrétiens maronites en 1860-1861, intervention des États-Unis d’Amérique à Cuba en 1898, ou encore intervention militaire conjointe de l’Autriche, de la France, de la Grande-Bretagne, de l’Italie et de la Russie dans les Balkans en faveur des chrétiens de Macédoine en 1905. Plus récemment, on se rappellera l’intervention militaire du Vietnam au Cambodge en 1978-1979, celle de la Tanzanie en Ouganda en 1979, ou celle des États-Unis d’Amérique, du Royaume-Uni, de la France et d’autres en faveur de la population kurde en Irak en 1991.
Dans un contexte de sécession, l’intervention militaire de l’Inde au Pakistan est l’exemple le plus cité, le Pakistan ayant non seulement nié le droit du peuple du Bengale oriental à l’autodétermination interne, mais encore porté atteinte aux droits humains des membres de ce peuple[62]. Ni le Conseil de sécurité dans sa résolution 307 (1971) du 21 décembre 1971 (S/RES/307 (1971)) ni l’Assemblée générale dans sa résolution 2793 (XXVI) du 7 décembre 1971 (A/RES/2793 (XXVI)) n’ont considéré l’Inde comme un « agresseur » ou un « occupant » ni demandé le retrait immédiat de ses troupes[63].
26. Le changement de paradigme à la fin du XXe siècle est remarquable, en particulier en Afrique. Face au souvenir encore vif du génocide au Rwanda et de l’absence de coordination dans la réaction de la communauté internationale à cette tragédie, les dirigeants africains ont décidé d’agir, en mettant en place, aux fins de l’intervention humanitaire et du déploiement d’opérations militaires de protection dans les situations de conflit intraétatique, notamment en cas de génocide, de crimes contre l’humanité, de purification ethnique, de violations flagrantes des droits de l’homme et de coup d’État militaire, les mécanismes suivants.
a) Le Protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion du règlement des conflits, de maintien de la paix et de la sécurité adopté en 1999 par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) prévoit ceci (articles 3 d) et h) et 22) :
« L’ECOMOG [groupe de contrôle du cessez-le-feu de la CEDEAO] est chargé, entre autres, des opérations suivantes :
(…)
b) maintien et rétablissement de la paix ;
c) action et appui aux actions humanitaires ;
d) application de sanctions, y compris l’embargo ;
e) déploiement préventif ;
f) opérations de consolidation de la paix, de désarmement et de démobilisation ; »
b) Le Protocole relatif au Conseil de paix et de sécurité de l’Afrique centrale (COPAX) adopté en 2000 par la Communauté économique des États de l’Afrique centrale (CEEAC) prévoit ceci (article 5 b)) :
« Aux fins énoncées ci-dessus, le COPAX :
(…)
b) peut également engager toute action civile et militaire de prévention, de gestion et de règlement des conflits ; »
c) Le Protocole sur la coopération en matière de politique, de défense et de sécurité adopté en 2001 par la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC) prévoit ceci (articles 3 § 2 e) et f) et 11 § 2 a)) :
« L’organe peut s’efforcer de résoudre tout conflit intraétatique important se déroulant dans les limites du territoire d’un État partie. Par « conflit intraétatique important », on entend notamment :
i) la violence généralisée prévalant entre des sections de la population ou entre l’État et des sections de la population et perpétrée notamment dans les cas de génocide, de purification ethnique et de violation flagrante des droits de l’homme ;
ii) un coup d’État militaire ou tout autre menace à l’autorité légitime de l’État ;
iii) des conditions de guerre ou d’insurrection civiles ; et
iv) un conflit qui menace la paix et la sécurité dans la région ou sur le territoire d’un État partie. »
d) Le Protocole relatif à la création du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine adopté par l’Union africaine en 2002 (articles 4 j) et 7 § 1 f), renvoyant à l’article 4 h) de l’Acte constitutif de l’Union africaine) prévoit ceci :
« Le Conseil de paix et de sécurité est guidé par les principes énoncés dans l’Acte constitutif, la Charte des Nations unies et la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il est, en particulier, guidé par les principes suivants :
(…)
j) le droit de l’Union d’intervenir dans un État membre sur décision de la Conférence dans certaines circonstances graves, à savoir les crimes de guerre, le génocide, les crimes contre l’humanité, conformément à l’article 4 h) de l’Acte constitutif ; »
En vertu du « consensus d’Ezulwini », l’approbation du Conseil de sécurité peut se faire « après coup » dans des circonstances nécessitant une « action urgente »[64]. L’article 53 § 1 de la Charte n’est donc pas toujours applicable. En revêtant de son autorité institutionnelle le consensus d’Ezulwini dans sa résolution ACHPR/RES.117 (XLII) 07 du 28 novembre 2007 sur le renforcement de la responsabilité de protéger en Afrique, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a encore renforcé la légitimité de cette interprétation.
Au centre de ces initiatives se trouve la volonté politique décisive de ne pas laisser se reproduire l’inertie tragique dont les Nations unies ont pu faire preuve par le passé, en substituant au besoin à son mécanisme universel de maintien de la paix et de la sécurité une action multilatérale au niveau régional[65]. Le Conseil de sécurité a réagi positivement, et a même approuvé a posteriori des interventions militaires menées dans le cadre de ces mécanismes régionaux et sous-régionaux. Par exemple, il a approuvé, expressément, les interventions de la CEDEAO en Sierra Leone et au Libéria[66] et de l’Union africaine au Burundi[67], et, implicitement, l’intervention de la SADC en République démocratique du Congo[68]. Cette pratique cohérente et constante traduit une conviction positive qu’une telle intervention est requise en droit international.
27. Ayant à l’esprit le génocide de la population arménienne par l’Empire ottoman, Fenwick déclara en son temps que les juristes étaient généralement d’avis qu’il devrait y avoir un droit de faire cesser pareils massacres, mais qu’ils étaient incapables de déterminer à qui incombait la responsabilité d’intervenir[69]. Hersch Lauterpacht apporta à cette question la bonne réponse[70]. Rappelant les enseignements de Grotius, il admit que l’intervention par n’importe quel État était licite lorsqu’un dirigeant « inflige[ait] à ses sujets un traitement que nul n’[était] fondé à infliger ». Il ajouta :
« Il y a là, apparemment, une règle quelque peu surprenante, car il peut ne pas être aisé de comprendre pourquoi il [Grotius] permet à un État étranger d’intervenir, par la guerre, au nom des opprimés, alors qu’il refuse aux persécutés eux‑mêmes le droit de résister. Une partie de la réponse réside peut-être dans le fait qu’il estimait que pareilles guerres d’intervention n’étaient permises que dans des cas extrêmes qui coïncident largement avec ceux dans lesquels le roi se révèle être un ennemi de son peuple et où la résistance est permise. »
L’année de la chute du communisme en Europe de l’Est, la question s’est posée à nouveau avec fracas à la communauté internationale. L’Institut de droit international (IDI) ayant approuvé l’article 2 de la résolution de 1989 intitulée « La protection des droits de l’homme et le principe de non-intervention dans les affaires intérieures des États », il était admis que les États, agissant individuellement ou collectivement, étaient fondés à prendre des mesures diplomatiques, économiques et autres à l’égard de tout État tiers qui aurait commis de graves violations des droits de l’homme, notamment des violations à grande échelle ou systématiques, ou qui aurait porté atteinte à des droits auxquels il ne peut être dérogé en aucune circonstance, pour autant que ces mesures fussent permises en droit international et n’impliquassent pas le recours à la force armée en violation de la Charte des Nations unies. A contrario, toute initiative mise en œuvre dans le respect de la Charte pour protéger les droits de l’homme dans un autre État est permise aux États agissant individuellement ou collectivement, et ne doit pas être considérée comme une intrusion dans les affaires internes de l’État concerné. Quelques années plus tard, de manière assez restrictive, le point VIII de la résolution de 2003 de l’IDI intitulée « L’assistance humanitaire » reformulait cette règle avec une grande prudence : si le refus d’accepter une offre d’assistance humanitaire faite de bonne foi ou de permettre l’accès aux victimes entraîne une menace à la paix et à la sécurité internationales, le Conseil de sécurité peut prendre les mesures nécessaires en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies. Entre-temps, l’intervention humanitaire[71] et la doctrine de la responsabilité de protéger[72] avaient l’une comme l’autre reçu l’attention et le soutien d’universitaires réputés et de praticiens expérimentés.
28. Au vu de la pratique et de l’opinio mentionnées, la règle de la responsabilité de protéger présente quelques différences importantes avec le « droit d’intervention humanitaire » : premièrement, la responsabilité de protéger présuppose l’obligation primordiale de l’État de respecter et de protéger les droits humains de sa population, ce qui souligne le caractère subsidiaire du rôle de prévention et de protection de la communauté internationale ; deuxièmement, la responsabilité de protéger s’écarte de la notion du « droit » de chaque État d’intervenir dans les affaires internes d’un autre État, en posant des conditions précises à l’intervention et donc en limitant la latitude pour les États d’agir contre un autre État ; troisièmement, la responsabilité de protéger transfère la perspective de celle du « droit » de l’État subissant l’intervention à son intégrité territoriale vers celle des droits des victimes en péril ; et quatrièmement, et de manière plus importante, la souveraineté devient un outil visant à garantir le bien-être de la population, et non plus une fin en soi, l’usage de la force constituant un instrument de dernier recours pour protéger les droits de l’homme et les libertés fondamentales de la population opprimée de l’État subissant l’intervention.
29. La responsabilité de protéger correspond donc à une norme coutumière qui s’est développée en droit international selon trois lignes différentes mais convergentes : premièrement, les droits de l’homme ne relèvent pas du domaine réservé de la souveraineté des États (article 2 § 7 de la Charte des Nations unies)[73], ce qui exclut de ce domaine « la mise hors la loi des actes d’agression et du génocide » et « [l]es principes et [l]es règles concernant les droits fondamentaux de la personne humaine, y compris la protection contre la pratique de l’esclavage et la discrimination raciale », dont le respect constitue une obligation erga omnes des États[74] et dont le non-respect peut constituer une menace pour la paix internationale ; deuxièmement, les représentants de l’État ont la responsabilité personnelle de protéger la population qui se trouve sous leur autorité politique sous peine de devoir rendre compte de leurs actes pénalement au niveau international pour les delicta juris gentium (génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre – articles I, IV, V, VI et VIII de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et articles 6 à 8 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale), dont la prévention et la répression est aussi une obligation erga omnes[75] ; troisièmement, la protection des civils dans les situations de conflit armé est une responsabilité de la communauté internationale, qui impose aux États l’obligation de prendre collectivement ou individuellement des mesures pour mettre fin aux cas de violations graves des Conventions de Genève ou de leur Protocole I (article 89 du Protocole additionnel I), ainsi qu’à toute autre violation grave des règles du droit international humanitaire qui incarnent les considérations d’humanité élémentaires, cette obligation ayant un effet erga omnes et s’appliquant aussi dans les cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international entre le gouvernement d’un État et « des forces armées dissidentes ou des groupes armés organisés » (article premier paragraphe 1 du Protocole additionnel II aux quatre Conventions de Genève) ou entre le gouvernement et des forces non organisées, et même en cas de troubles civils intervenant hors de tout conflit armé (article 3 commun aux Conventions de Genève[76]). Cette règle de droit coutumier s’applique aussi bien à l’action de l’État en territoire étranger se trouvant sous son contrôle effectif qu’au comportement des personnes privées, que ce soit en territoire national ou étranger, lorsqu’elles agissent sous le contrôle de l’État[77].
30. En droit international, les États doivent coopérer pour mettre fin, par des moyens licites, à toute violation grave par un État d’une obligation découlant d’une norme impérative de droit international général (article 41 § 1 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite de la Commission du droit international (CDI)), et tout État autre qu’un État lésé est en droit, lorsque « [l]’obligation violée est due à la communauté internationale dans son ensemble », d’exiger de l’État responsable la cessation du fait internationalement illicite (article 48 § 1 b) du projet d’articles sur la responsabilité de l’État)[78].
Les atrocités massives qu’un gouvernement commet ou admet que l’on commette à l’encontre de sa propre population relèvent de ce cas compte tenu de la nature de jus cogens des crimes en jeu et de la nature erga omnes de l’obligation correspondante de protéger les droits de l’homme. Dans ce contexte, le statut juridique de la responsabilité collective des États et de leur responsabilité individuelle extraterritoriale de prévenir les crimes de jus cogens et de les faire cesser est sans ambigüité. En principe, tous les États sont considérés comme un « État lésé » en cas de delicta juris gentium, et les auteurs de tels crimes sont considérés comme hostis human generis[79]. Pour reprendre les mots de Hersch Lauterpacht, « l’exclusivité de la juridiction interne s’arrête là où commence l’outrage à l’humanité »[80].
31. Le droit international des droits de l’homme, le droit pénal international et le droit international humanitaire ont évolué de telle manière qu’ils convergent pour reconnaître l’obligation juridique de prendre, collectivement ou individuellement, des mesures préventives et coercitives contre un État qui, systématiquement, attaque sa propre population ou une partie de sa propre population ou admet de telles attaques[81]. L’intervention fondée sur les droits de l’homme est strictement limitée aux actions visant à prévenir ou à faire cesser les atrocités massives (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et purification ethnique), et ne vise pas à changer le système constitutionnel de l’État subissant l’intervention[82].
En tant que mécanisme de dernier recours, l’intervention fondée sur les droits de l’homme présuppose que lorsque ceux-ci sont protégés par des conventions internationales, cette protection n’a pas pris la forme régulière prévue par les dispositifs correspondants pour contrôler ou assurer le respect des droits de l’homme tels qu’ils sont prévus dans les conventions elles-mêmes. L’usage de la force par la communauté internationale est ainsi limité par une double subsidiarité : il est subordonné à une défaillance des mécanismes nationaux de protection des droits de l’homme, d’une part, et des mécanismes conventionnels communs de protection de ces droits au niveau international, d’autre part.
La réaction subsidiaire de la communauté internationale peut se faire dans le cadre, par ordre décroissant d’autorité, d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies[83], d’une recommandation de l’Assemblée générale des Nations unies[84], de l’action d’une organisation régionale autorisée ou non en vertu de l’article 53 de la Charte des Nations unies[85], ou de l’action d’un groupe d’États du même avis ou d’un État agissant seul[86]. Lorsque le moyen de réponse du niveau d’autorité supérieur est bloqué, ou qu’il apparaît sérieusement que tel va être le cas, un moyen du niveau d’autorité inférieur peut être utilisé. L’inaction n’est pas envisageable face à la menace ou au déroulement d’un drame qui met en péril la vie d’un nombre incalculable de victimes potentielles. Non seulement la Charte ne couvre pas tout le champ de réglementation de l’usage de la force[87], mais encore elle vise elle-même d’autres buts, tels que la protection des droits de l’homme (articles 1 § 2, 1 § 3 et 55), et lorsqu’un État bafoue systématiquement ces droits au sein même de ses frontières, il met aussi en danger la paix et la sécurité internationales. Dans ces conditions, les États doivent agir, tant conjointement que séparément, pour rétablir les droits de l’homme qui ont été violés à l’égard de la population victime (article 56 de la Charte).
ii. Responsabilité du Gouvernement (§§ 32-33)
32. Les États souverains sont fondés à défendre leur territoire national et à protéger leur population. Ce n’est pas seulement un droit, c’est aussi une obligation. Chaque gouvernement a l’obligation de maintenir et le cas échéant de rétablir l’ordre public dans l’État et de défendre l’unité nationale et l’intégrité territoriale de celui-ci « par tous les moyens légitimes »[88]. Dans l’accomplissement de ces obligations, il faut prendre « toutes les précautions raisonnables » pour éviter des pertes en vie humaine dans la population civile et des dommages aux biens de caractère civil[89]. En cas de nécessité absolue, des biens civils peuvent être détruits à des fins militaires[90]. Les civils ne doivent pas être arbitrairement déplacés de leur domicile ou de leur lieu de résidence habituelle : pareil déplacement ne peut être justifié que par d’impérieuses raisons militaires[91]. En cas de déplacement forcé de civils, le droit de retour des déplacés et leur droit de jouir à nouveau de leur domicile et de leurs biens doivent être appliqués dès que les raisons de leur déplacement ont cessé d’exister[92].
33. Dans le contexte d’une sécession, une action militaire de l’État parent contre le mouvement sécessionniste et les États tiers intervenants est en principe justifiée. L’obligation de défendre l’intégrité territoriale s’applique à moins que : 1) l’entité sécessionniste réponde aux critères de Montevideo[93] de définition d’un État souverain (être peuplé en permanence, contrôler un territoire défini, être doté d’un gouvernement, et être apte à entrer en relation avec les autres États) ; 2) avant la sécession, la population sécessionniste n’ait pas eu la possibilité de participer de manière juste à un gouvernement représentant l’ensemble de la population de l’État parent, et 3) avant la sécession, la population sécessionniste ait été systématiquement traitée par le gouvernement, ou par une partie de la population de l’État parent sans que le gouvernement ne s’y oppose, d’une manière discriminatoire ou contraire aux droits de l’homme[94].
En revanche, lorsque la sécession répond à ces trois conditions, l’action militaire du gouvernement de l’État parent contre le mouvement sécessionniste et les États tiers intervenants n’est plus licite. Un État abandonne le droit de défendre son territoire lorsqu’il viole systématiquement les droits humains d’une partie de sa population ou qu’il admet la commission de telles violations par des agents privés.
iii. Responsabilité de la communauté internationale (§§ 34-35)
34. La souveraineté, l’égalité de tous les États et l’interdiction de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre un autre État sont les principes fondateurs de la Charte des Nations unies. Ces principes ont une conséquence pratique, déjà énoncée dans le fameux article 7 de la Déclaration du droit des gens (1795) : « Un peuple n’a pas le droit de s’immiscer dans le gouvernement des autres. » Alléguer que les droits de l’homme ne sont pas respectés dans un État tiers peut évidemment fournir un prétexte pratique pour s’immiscer dans sa politique interne et, pire encore, pour renverser des gouvernements légitimes, en « manifestation d’une politique de force, politique qui, dans le passé, a donné lieu aux abus les plus graves »[95]. Pour autant, le simple fait que l’on ne doive pas abuser du droit d’intervenir n’est pas en soi un obstacle rédhibitoire à l’existence de ce droit en droit international. Il faut se rappeler la sage constatation de Grotius :
« Nous savons, il est vrai, par l’histoire ancienne et moderne, que le désir de ce qui appartient à autrui recherche pareils prétextes à ses propres fins ; mais un droit ne cesse pas d’exister parce que des hommes mauvais en abusent parfois. »[96]
Au cours de la première décennie du XXIe siècle, la règle de droit international coutumier exposée ci-dessous s’est cristallisée.
Les États ont l’obligation juridique de prévenir et de faire cesser la commission et la préparation du génocide, des crimes de guerre, de la purification ethnique et des crimes contre l’humanité ainsi que l’incitation à commettre de tels actes. Lorsqu’un État commet ces crimes, en admet la commission ou n’est manifestement pas en mesure de s’y opposer sur son territoire national ou sur les territoires qui se trouvent sous son contrôle effectif, la communauté internationale a l’obligation juridique de réagir par tous les moyens nécessaires et appropriés, y compris des moyens militaires, afin de protéger les populations ciblées. Elle doit le faire en temps utile, de manière effective et proportionnée. Par ordre de préséance, le pouvoir de prendre des mesures incombe aux autorités suivantes : le Conseil de sécurité des Nations unies en vertu des chapitres VI et VII de la Charte des Nations unies, l’Assemblée générale des Nations unies en vertu de la résolution « L’union pour le maintien de la paix » et les organisations régionales ou sous-régionales conformément à leur propre cadre normatif, tant ad intra qu’ad extra. Lorsque les autorités premières sont bloquées, ou qu’il apparaît sérieusement qu’elles vont l’être, tout État ou groupe d’État est compétent pour agir.
35. Dans le contexte de la sécession, les États tiers n’ont pas le droit d’agir militairement contre l’État parent au prétexte que la population sécessionniste a droit à l’autodétermination. Ainsi, le territoire d’un État ne peut faire l’objet d’une acquisition par un autre État qui résulterait de la menace ou de l’emploi de la force, nulle acquisition territoriale résultant de la menace ou de l’emploi de la force ne sera reconnue comme légale et chaque État a le devoir de s’abstenir d’organiser ou d’encourager des actes de guerre civile ou des actes de terrorisme sur le territoire d’un autre État, d’y aider ou d’y participer[97].
La règle de la non-ingérence, y compris en faveur d’une population sécessionniste, connaît toutefois une exception, celle de la situation dans laquelle le gouvernement de l’État parent n’est pas représentatif de la population sécessionniste et porte systématiquement atteinte aux droits humains des membres de cette partie de la population ou admet des attaques systématiques contre elle par des agents privés. En pareille situation, les actions militaires strictement nécessaires menées par des États tiers en faveur de l’entité sécessionniste sont licites si celle-ci a établi son contrôle sur son territoire et déclaré faire sécession. L’action militaire menée par des États tiers avant ce moment constitue une intervention prohibée dans les affaires internes d’un autre État[98].
Si, en plus des critères exposés ci-dessus, l’ingérence vise la protection d’une population sécessionniste qui est ethniquement la même que celle de l’État tiers intervenant, sa licéité est encore moins sujette à caution, car l’intervention est proche de la légitime défense. En toute hypothèse, en ce qui concerne les obligations découlant du droit international humanitaire et eu égard aux règles de protection des droits de l’homme auxquelles il ne peut être dérogé, la légitime défense n’exclut pas le fait illicite de l’État tiers intervenant[99].
C. Conclusion préliminaire : la norme posée dans l’affaire Doğan et autres a-t-elle vraiment été étendue ? (§§ 36-40)
36. Le requérant indique que la région de Chahoumian a fait l’objet d’un blocus opéré par le gouvernement azerbaïdjanais au début des années 1990. Le village de Golestan aurait été directement attaqué par les forces azerbaïdjanaises en juin 1992, et tous les habitants, y compris le requérant et sa famille, auraient alors été contraints de prendre la fuite et de quitter la région pour se rendre dans le Haut-Karabagh ou en Arménie. Le requérant se plaint d’une négation de son droit d’accéder à son domicile et à ses biens et d’en jouir, ou de percevoir une indemnisation pour leur perte.
37. Au paragraphe 32 de l’arrêt, la majorité admet ceci :
« [E]n avril-mai 1991, les forces intérieures de l’URSS et les unités spéciales de la milice de la RSS d’Azerbaïdjan déclenchèrent une opération militaire dont l’objectif affiché était de « contrôler les passeports » des militants arméniens de la région et de les désarmer. Cependant, selon différentes sources, les forces gouvernementales, utilisant cette opération comme un prétexte, expulsèrent la population arménienne d’un certain nombre de villages de la région de Chahoumian, chassant les villageois de leurs maisons et les contraignant à fuir vers le Haut-Karabagh ou l’Arménie. Ces expulsions s’accompagnèrent d’arrestations et d’actes de violence envers la population civile. En 1992, lorsque le conflit dégénéra en une véritable guerre, la région de Chahoumian fut attaquée par les forces azerbaïdjanaises. »
Pour parler clairement, la majorité estime établi que, comme l’a dit le requérant, l’État défendeur a attaqué la population arménienne de la région de Chahoumian et l’a forcée à prendre la fuite, mais elle juge malheureusement inutile d’examiner le point de savoir « si les causes du déplacement du requérant ont ou non cessé d’exister » (paragraphe 232 de l’arrêt).
Au lieu de traiter la question épineuse des « raisons du déplacement forcé » et de leur persistance depuis au moins 2006 jusqu’à présent, la majorité invoque de vagues « considérations de sécurité » et omet totalement d’examiner les six critères classiques d’exclusion de l’illicéité d’une conduite qui, en l’absence de ces critères, ne serait pas conforme aux obligations internationales de l’État concerné : le consentement (article 20 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite), la légitime défense (article 21), les contre-mesures (article 22), la force majeure (article 23), la détresse (article 24) et l’état de nécessité (article 25). Qui plus est, l’argument tenant aux « considérations de sécurité » est étayé par une analogie forcée avec l’affaire Oruk (précitée), qui n’a pas le moindre lien avec les faits de la présente espèce.
38. Même si les obligations internationales de l’État défendeur ont évolué entre 1992 (année du déplacement forcé allégué), 2006 (année d’introduction de la requête) et 2015 (année de prononcé du présent arrêt), il n’en reste pas moins qu’il y a une continuité entre les obligations de cet État en droit international humanitaire et les obligations de protection des droits de l’homme qu’il a accepté de respecter avec l’adoption et l’entrée en vigueur de la Convention à son égard. La Cour n’aurait donc pas dû trancher la question de la privation alléguée des droits du requérant sans examiner la « source des droits revendiqués »[100].
Pour préciser clairement l’existence de la « source » des droits revendiqués, les questions essentielles auxquelles il faut répondre sont les suivantes : le gouvernement azerbaïdjanais a-t-il attaqué la population arménienne et l’a-t-il expulsée de la région de Chahoumian en juin 1992, et, dans l’affirmative, y avait-il une raison justifiant cette action ? L’attaque et l’expulsion de la population arménienne répondaient-elles aux obligations humanitaires de l’État défendeur ? Les raisons de l’expulsion de la population arménienne étaient-elles toujours valables en 2006 lorsque le requérant a introduit sa requête ? Les restrictions posées au retour du requérant à Golestan étaient-elles valables eu égard à la responsabilité de l’État défendeur de protéger la vie des civils de Golestan et des environs ?
Golestan est peut-être un no man’s land, mais ce n’est certainement pas une zone de vide juridique au sein du continent européen. Les comportements sur la ligne de front qui sépare les deux armées sont régis par des règles ; et ces règles sont celles du droit international humanitaire, parmi lesquelles l’obligation de protéger les civils et la responsabilité de protéger. L’article 1 du Protocole no 1 prévoit la possibilité d’apporter des restrictions au droit de propriété sous réserve de l’existence d’un motif légitime et du respect, notamment, des principes généraux du droit international – dont font partie les principes de la nécessité militaire, de la protection des civils et de la responsabilité de protéger.
39. Alors qu’elle considère que l’impossibilité faite au requérant d’accéder à la maison, aux biens, aux terres et au village « se justifie », la majorité veut imposer à l’État défendeur des obligations positives, telles que celle de mettre en place un mécanisme de revendication des biens pour rétablir les droits sur les biens et indemniser les individus qui en ont perdu la jouissance. Elle invoque à cet égard l’arrêt Doğan et autres[101]. Là encore, la référence est déplacée. Pour deux raisons : premièrement, le requérant en l’espèce, contrairement aux requérants de l’affaire Doğan et autres, n’est pas un déplacé interne, puisqu’il vit en Arménie ; deuxièmement, dans l’affaire Doğan et autres, la Cour a laissé ouvertes les questions de savoir si le refus de laisser qui que ce fût accéder au village de Boydaş jusqu’au 22 juillet 2003 au motif qu’il y avait eu des actes terroristes dans le village et aux alentours était prévu par la loi et poursuivait un but légitime, concentrant son examen sur la question de la proportionnalité, alors qu’en l’espèce, la majorité a expressément considéré que la conduite du gouvernement « se justifi[ait] par des considérations de sécurité », c’est-à-dire que la décision du gouvernement de restreindre l’accès à Golestan poursuivait un but légitime.
40. De plus, les réfugiés arméniens – et donc le requérant – peuvent déjà bénéficier d’une ordonnance de 1991 légalisant les échanges de biens entre particuliers. La majorité note ce fait, mais l’écarte comme non pertinent, au motif que « le requérant [n’]a pas conclu [pareil échange]/the applicant has not been involved in such an exchange » (paragraphe 239 de l’arrêt). Implicitement, elle présuppose que le Gouvernement avait l’obligation d’identifier et de retrouver toutes les personnes déplacées par le conflit et ayant perdu leurs biens, y compris celles qui vivaient à l’étranger, pour les faire participer au mécanisme d’échange de biens. Une telle présupposition fait peser sur le Gouvernement un fardeau déraisonnable. De plus, la majorité ne se donne même pas la peine de vérifier si le requérant a un jour pris l’initiative de demander un échange et s’est vu refuser cette possibilité. Enfin, elle n’avance aucun motif objectif ayant trait au mécanisme d’échanges lui‑même pour justifier le fait qu’elle le rejette en considérant qu’il ne constitue pas un moyen satisfaisant d’exécution par le Gouvernement de son obligation de mettre en place des mesures administratives pour garantir les droits individuels du requérant[102].
Quoi qu’il en soit, si la majorité avait l’intention d’étendre la norme posée dans l’arrêt Doğan et autres en matière d’obligations positives incombant à l’État lorsque des déplacés internationaux formulent des griefs sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, c’est un échec[103]. Consciente de l’absence de base légale à l’exigence « d’autres types de mesures », elle emploie à cet égard une formulation hypothétique (paragraphe 238 de l’arrêt : « il paraît particulièrement important »), et les déclasse en simple obiter dicta qui ne constituent pas une injonction faite dans le dispositif de l’arrêt en vertu de l’article 46 de la Convention. Dans ce contexte, la mise en place de telles mesures se rapproche plus d’un vœu pieu que d’une obligation juridiquement contraignante.
VI. Conclusion finale (§§ 41-42)
41. L’État westphalien est un modèle dépassé. La souveraineté n’est plus ce qu’elle était au XVIIe siècle. Après un siècle de meurtres de masse commis par des dirigeants politiques contre leur propre peuple (Arméniens sous Talat Pacha, Ukrainiens sous Staline, Juifs sous Hitler, Cambodgiens sous Pol Pot, Tutsi massacrés par les Hutu), la communauté internationale a apporté au problème une réponse double : d’une part, elle a posé à Rome les règles d’une responsabilité pénale internationale des dirigeants politiques et militaires et, d’autre part, elle a affirmé à Vienne que la souveraineté était liée à la responsabilité de protéger les droits de l’homme et que, en cas de manquement manifeste des autorités nationales à assurer la protection des populations, elle, communauté internationale, avait la responsabilité subsidiaire de protéger ces populations du génocide, des crimes de guerre, de la purification ethnique et des crimes contre l’humanité. Située à la croisée du droit international des droits de l’homme, du droit pénal international et du droit international humanitaire, la responsabilité de protéger n’est pas un simple catalyseur politique de l’action internationale. C’est une règle de droit international coutumier qui impose aux États des obligations en matière de protection des droits de l’homme. Les actions ayant pour but d’assurer le respect de ces droits sont donc aussi soumises au respect des règles du droit international, dont la Convention. Dès lors, quand elle est mise en œuvre par les parties contractantes à la Convention, la responsabilité de protéger est soumise au pouvoir de contrôle de la Cour européenne. Ceux qui s’efforcent de faire appliquer le droit international doivent être pleinement responsables de leurs actes.
42. Dans l’affaire Chiragov et autres, précitée, la majorité n’a pas précisé si le gouvernement azerbaïdjanais avait failli à son obligation de protéger les droits humains de sa population d’origine arménienne et s’il avait ainsi créé des circonstances justifiant une sécession-remède de la « République du Haut‑Karabagh » et, finalement, l’intervention d’une nation étrangère dans l’ouverture d’un corridor humanitaire à Latchin, avec ses conséquences négatives durables pour les requérants. En l’espèce, elle a de même omis d’examiner l’obligation internationale de l’État défendeur de prévenir et de faire cesser les violations des droits de l’homme à l’égard de la population arménienne de la région de Chahoumian et les restrictions continues aux droits de l’homme apportées après la fin officielle des hostilités sur la ligne de cessez-le-feu qui sépare sa propre armée de celle de la « République du Haut-Karabagh ». Je regrette que, dans ces deux affaires, elle n’ait pas apporté une réponse de principe à des questions de cette ampleur.
[1]. Voir, par exemple, E. Benvenisti, The International Law of Occupation (Oxford, Oxford University Press, 2012), p. 43, Y. Arai-Takahashi, The Law of Occupation: Continuity and Change of International Humanitarian Law, and its Interaction with International Human Rights Law (Leyde, Martinus Nijhoff Publishers, 2009), pp. 5-8, Y. Dinstein, The International Law of Belligerent Occupation (Cambridge, Cambridge University Press, 2009), pp. 42-45, §§ 96-102, et A. Roberts, « Transformative Military Occupation: Applying the Laws of War and Human Rights », American Journal of International Law, vol. 100 (2006), p. 580, pp. 585-586.
[2]. La plupart des experts que le CICR a consultés dans le cadre de son projet relatif à l’occupation et aux autres formes d’administration d’un territoire étranger s’accordaient à dire qu’une présence militaire sur le terrain est nécessaire pour qu’il y ait occupation – voir T. Ferraro, Expert Meeting: Occupation and Other Forms of Administration of Foreign Territory (Genève, CICR, 2012), pp. 10, 17 et 33, E. Benvenisti, op. cit., pp. 43 et suivantes, et V. Koutroulis, Le début et la fin de l’application du droit de l’occupation (Paris, éditions Pedone, 2010), pp. 35‑41.
[3]. T. Ferraro, op. cit., pp. 17 et 137, et Y. Dinstein, op. cit., p. 44, § 100.
[4]. J.-M. Henckaerts et L. Doswald-Beck, Le droit international humanitaire coutumier (trad. D. Leveillé, Bruxelles, CICR/Bruylant, 2006).
[6]. A. Nollkaemper et I. Plakokefalos (éds), Principles of Shared Responsibility in International Law – An Appraisal of the State of the Art, Cambridge, Cambridge University Press 2014, p. 278.
[15]. Affaire de Certaines terres à phosphates à Nauru (Nauru c. Australie), exceptions préliminaires, CIJ Recueil 1992, p. 240.
[16]. Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, CEDH 2011, opinion concordante du juge Bonello.
[17]. Juge Elaraby, opinion individuelle, Conséquences juridiques de 1’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, CIJ Recueil 2004, p. 136.
[18]. Opinion concurrente du juge Loucaides dans l’arrêt Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, CEDH 2004‑II.
[19]. Y. Dinstein, The International Law of Belligerent Occupation, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, p. 44.
[20]. Al-Skeini and Others (Respondents) v. Secretary of State for Defence (Appellant) ; Al-Skeini and Others (Appellants) v. Secretary of State for Defence (Respondent) (Consolidated Appeals), [2007] UKHL 26 (United Kingdom: House of Lords – Judicial Committee), 13 juin 2007.
[21]. R. Wilde, « Compliance with human rights norms extraterritorially: ‘human rights imperialism’? » dans L. Boisson de Chazournes et M.G. Kohen (éds), International Law and the Quest for its Implementation, Brill, 2010, p. 328.
[22]. Voir la référence à la proposition de recommandation intitulée « Zones de non-droit » sur le territoire des États membres du Conseil de l’Europe » émanant de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, citée par le juge Kovler dans l’affaire Ilaşcu et autres.
[25]. Je veux parler ici de la « responsabilité de protéger » énoncée pour la première fois dans le rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté des États (CIISE) intitulé La responsabilité de protéger (Centre de recherche pour le développement international, Ottawa, 2001).
[26]. Je veux parler de la dernière version des principes de base, présentée à Madrid en novembre 2007 par les coprésidents du groupe de Minsk de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).
[27]. J’ai déjà relevé cette façon critiquable de procéder dans une affaire où les personnes susceptibles d’être intéressées par l’issue de la procédure étaient moins nombreuses (voir mon opinion séparée dans l’affaire Vallianatos et autres c. Grèce [GC], nos 29381/09et 32684/09, CEDH 2013).
[28]. Pad et autres c. Turquie (déc.), no 60167/00, § 69, 28 juin 2007, ainsi que le troisième rapport sur la protection diplomatique de la Commission du droit international (A/CN.4/523, 2002, §§ 82‑83).
[29]. Chypre c. Turquie, précité, § 324. La Cour a conclu par ailleurs à la violation de l’article 13 de la Convention à raison du manquement à ouvrir aux Chypriotes grecs qui ne résidaient pas dans la partie nord de Chypre des recours leur permettant de contester les atteintes à leurs droits garantis par les articles 8 de la Convention et 1 du Protocole no 1. Pour parvenir à cette conclusion, elle a procédé à une analyse approfondie du cadre constitutionnel de la « RTCN ». Pareille analyse n’a pas eu lieu en l’espèce. Comme démontré ci-dessus, elle aurait révélé dans le cas présent qu’il n’existe pas d’obstacle constitutionnel à la restitution des biens réclamés par des citoyens d’origine arménienne.
[30]. Voir, par exemple, Sardinas Albo c. Italie (déc.), no 56271/00, CEDH 2004‑I, et Brusco c. Italie (déc.), no 69789/01, CEDH 2001‑IX.
[31]. Voir l’annexe 10 aux observations du requérant du 31 mai 2010, qui renferme la déclaration du requérant en date du 10 juillet 2006.
[32]. Voir l’annexe 32 aux observations du gouvernement défendeur du 3 juillet 2012.
[33]. Voir la référence erronée sur le passeport technique à la « République d’État – RSS d’Azerbaïdjan » au lieu de la mention correcte « République d’Azerbaïdjan ».
[34]. Voir la référence erronée sur le passeport technique au « district de Chahoumian » au lieu de la mention correcte « district de Goranboy ».
[35]. Comparer la déclaration de M. Ghulyan en date du 15 mai 2010 jointe aux observations du requérant du 31 mai 2010 (annexe 13) avec le paragraphe 5 de la déclaration de Mme Kachatryan.
[36]. Voir l’annexe 34.
[37]. Voir les observations du requérant du 3 mai 2010, annexes 12, paragraphe 7, et 14, paragraphe 11.
[38]. Voir l’annexe 12 aux observations du requérant du 31 mai 2010, paragraphe 8.
[40]. Comparer le paragraphe 257 de l’arrêt avec, a contrario, le paragraphe 66 de l’arrêt Loizidou c. Turquie ((fond), 18 décembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑VI), où la Cour a dit, dans le cadre de l’interprétation de la notion de « domicile » au sens de l’article 8 : « Ce terme ne peut pas davantage s’interpréter comme couvrant la région d’un État où l’on a grandi et où la famille a ses racines mais où l’on ne vit plus. »
[41]. Principe 15.7, cité dans l’arrêt. Le degré considérable de souplesse appliqué par la Cour est visible aux paragraphes 140, dernière phrase, et 141 de l’arrêt.
[42]. Voir les différents témoignages des militaires azerbaïdjanais joints à la communication du Gouvernement du 3 juillet 2012 (annexes 2-8).
[43]. Dans l’affaire Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie ([GC], no 48787/99, §§ 330 et 392, CEDH 2004‑VII), la Cour a apprécié l’existence d’un contrôle effectif jusqu’à la date du prononcé de l’arrêt de Grande Chambre. Elle a fait de même dans l’affaire Catan et autres c. République de Moldova et Russie ([GC], nos 43370/04 et 2 autres, §§ 109 et 111, CEDH 2012).
[44]. Šilih c. Slovénie [GC], no 71463/01, §§ 159-163, 9 avril 2009. On trouvera mon interprétation de la compétence de la Cour ratione temporis dans mon opinion séparée en l’affaire Mocanu et autres c. Roumanie ([GC], nos 10865/09 et 2 autres, CEDH 2014).
[45]. L’article 33 du règlement de la Cour prévoit la possibilité de restreindre l’accès public à certains documents dans l’intérêt de l’ordre public ou de la sécurité nationale. Il ne contient aucune disposition prévoyant de restriction quant aux éléments divulgués à l’une des parties. L’instruction générale à l’intention du greffe relative au traitement des documents secrets internes approuvée par le président de la Cour en mars 2002 ne s’applique pas non plus aux éléments de preuve communiqués par les parties. Enfin, l’instruction pratique relative aux plaidoiries écrites émise par le président de la Cour en novembre 2003 et modifiée en 2008 et 2014 (« Les documents secrets doivent être envoyés par courrier recommandé ») est manifestement insuffisante.
[47]. Voir la lettre du ministre azerbaïdjanais de la Défense en date du 27 août 2013 (annexe 3 et paragraphe 18 de la communication de l’État défendeur en date du 18 septembre 2013). Ici encore, en l’absence de règle prévoyant la protection de la confidentialité de certaines preuves, on ne peut reprocher à l’État défendeur de ne pas avoir communiqué à la Cour des informations sensibles.
[49]. Ce principe a été énoncé dans l’arrêt Varnava et autres c. Turquie ([GC], nos 16064/90 et 8 autres, § 185, CEDH 2009) relativement à l’article 2 de la Convention, mais il vaut pour toutes les dispositions de la Convention : « L’article 2 doit être interprété dans la mesure du possible à la lumière des principes du droit international, notamment des règles du droit international humanitaire, qui jouent un rôle indispensable et universellement reconnu dans l’atténuation de la sauvagerie et de l’inhumanité des conflits armés. » Cette interprétation résulte de la nécessité d’éviter la fragmentation du droit international, car les « règles internes » de la Cour (la Convention et ses Protocoles) doivent être appliquées de manière cohérente avec les « règles externes » (voir à ce sujet mon opinion séparée dans l’affaire Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, CEDH 2014). En vertu de l’article 53 de la Convention, si le droit international humanitaire prévoit un degré de protection plus élevé que la Convention, les États parties ne peuvent invoquer la Convention pour se soustraire au respect du droit international humanitaire. Cette disposition, qui va dans le sens de l’article 31 § 3 c) de la Convention de Vienne sur le droit des traités, offre à la Cour un grand potentiel d’application du droit international humanitaire. Malheureusement, en l’espèce, la majorité a certes admis l’applicabilité du droit international humanitaire, mais elle a estimé qu’il n’apportait pas de « réponse concluante » (paragraphe 232 de l’arrêt).
[50]. Article 1 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide et article 89 du Protocole I additionnel aux Conventions de Genève. Sur les crimes de jus cogens, voir aussi l’observation générale no 29 du Comité des droits de l’homme, « États d’urgence (article 4) », CCPR/C/21/Rev.1/Add.11 (2001), paragraphe 11 (« Les États parties ne peuvent en aucune circonstance invoquer l’article 4 du Pacte pour justifier des actes attentatoires au droit humanitaire ou aux normes impératives du droit international, par exemple une prise d’otages, des châtiments collectifs, des privations arbitraires de liberté ou l’inobservation de principes fondamentaux garantissant un procès équitable comme la présomption d’innocence. »), le projet d’articles de la Commission du droit international des Nations unies sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et commentaires y relatifs, article 26, pp. 223-224 (« Les normes impératives qui sont clairement acceptées et reconnues sont les interdictions de l’agression, du génocide, de l’esclavage, de la discrimination raciale, des crimes contre l’humanité et de la torture, ainsi que le droit à l’autodétermination. »), et les règles 156 à 161 de l’étude sur le droit international humanitaire coutumier du CICR (J.-M. Henckaerts et L. Doswald-Beck, Le droit international humanitaire coutumier (trad. D. Leveillé, Bruxelles, CICR/Bruylant, 2006)).
[51]. Résolution 103 (I) de l’Assemblée générale des Nations unies, « Persécutions et discriminations », 19 novembre 1946.
[52]. Un exemple notable est la résolution ES-8/2 de l’Assemblée générale du 14 septembre 1981 sur la question de la Namibie (A/RES/ES-8/2), dans laquelle l’Assemblée « demande aux États membres, aux institutions spécialisées et aux autres organisations internationales d’apporter un appui accru et soutenu ainsi qu’une assistance matérielle, financière, militaire et autre à la South West Africa People’s Organization afin de lui permettre d’intensifier sa lutte pour la libération de la Namibie ».
[53]. CIISE, La responsabilité de protéger, op. cit., 2001, §§ 2.24 et 4.19 à 4.36 (« nouveau principe directeur »). De l’avis de la Commission, l’intervention militaire aux fins de la protection de la personne humaine est justifiée pour faire cesser ou éviter « des pertes considérables en vies humaines, effectives ou appréhendées, qu’il y ait ou non intention génocidaire, qui résultent soit de l’action délibérée de l’État, soit de sa négligence ou de son incapacité à agir, soit encore d’une défaillance dont il est responsable ; ou un « nettoyage ethnique » à grande échelle, effectif ou appréhendé, qu’il soit perpétré par des tueries, l’expulsion forcée, la terreur ou le viol », § 4.1.
[54]. Le rapport « Un monde plus sûr : notre affaire à tous », 2 décembre 2004, A/59/565, §§ 201-208 (« la nouvelle norme prescrivant une obligation collective internationale de protection »). De l’avis du groupe de haut niveau, « [i]l est de plus en plus admis qu’il s’agit non pas du « droit d’ingérence » d’un État quelconque, mais de « l’obligation de protection » de chaque État lorsqu’il s’agit de personnes victimes d’une catastrophe évitable – massacre et viol, nettoyage ethnique par l’expulsion forcée et la terreur, privation délibérée de nourriture et exposition aux maladies », § 201.
[55]. C’est dans la résolution 1674 que le Conseil de sécurité a pour la première fois fait référence à la responsabilité de protéger dans un document officiel. Il s’agissait alors de la protection des civils en période de conflit armé. Ainsi, la dimension juridique de la responsabilité de protéger et celle de la protection des civils se sont mutuellement renforcées. La protection des civils en période de conflit armé a été défendue d’abord par le Conseil de sécurité dans le cadre d’un ensemble complet de mesures approuvées par les résolutions 1265 (1999) du 17 septembre 1999 (S/RES/1265 (1999)) et 1296 (2000) du 19 avril 2000 (S/RES/1296 (2000)). Dans la résolution 1296, le Conseil soulignait pour la première fois qu’il devait adopter « les mesures appropriées » aux fins de la protection des civils en période de conflit armé, car « les pratiques consistant à prendre délibérément pour cible des civils ou autres personnes protégées et à commettre des violations systématiques, flagrantes et généralisées du droit international humanitaire et du droit relatif aux droits de l’homme dans des situations de conflit armé [pouvaient] constituer une menace contre la paix et la sécurité internationales ». La même position de principe a été réaffirmée dans la résolution 1894 (2009) du 11 novembre 2009 (S/RES/1894 (2009)), où le Conseil de sécurité s’est à nouveau dit « disposé à intervenir, notamment en envisageant de prendre des mesures appropriées (…), en cas de conflit armé où des civils seraient pris pour cibles ou l’acheminement de secours humanitaires destinés à des civils serait délibérément entravé ».
[56]. Ces expressions moins inclusives étaient utilisées respectivement dans le rapport de la CIISE (La responsabilité de protéger, op. cit.), le rapport « Un monde plus sûr : notre affaire à tous », précité, et le rapport du Secrétaire général « Dans une liberté plus grande : développement, sécurité et respect des droits de l’homme pour tous », A/59/2005, 21 mars 2005. Le mot « populations » permet de ne pas limiter aux civils le bénéfice de la responsabilité de protéger. Le fait de viser les « populations de l’État » permet d’inclure toutes les personnes qui résident de manière permanente ou temporaire sur le territoire national et les territoires sur lesquels l’État exerce un contrôle effectif.
[57]. « La mise en œuvre de la responsabilité de protéger », rapport du Secrétaire général, A/63/677, 12 janvier 2009, § 3. Sur la nature juridique de l’obligation de la communauté internationale, voir le rapport de la CIISE, op. cit., § 2.31, le rapport « Un monde plus sûr : notre affaire à tous », précité, §§ 201-202, et la résolution 60/1 de l’Assemblée générale, précitée.
[58]. Par exemple dans la résolution 1706 du 31 août 2006 sur la situation au Darfour (S/RES/1706 (2006)), la résolution 2014 du 21 octobre 2011 sur la situation au Yémen (S/RES/2014 (2011)), la résolution 1970 du 26 février 2011 (S/RES/1970 (2011)), la résolution 1973 du 17 mars 2011 (S/RES/1973 (2011)), la résolution 2016 du 27 octobre 2011 (S/RES/2016 (2011)), la résolution 2040 du 12 mars 2012 sur la situation en Libye (S/RES/2040 (2012)), la résolution 1975 du 30 mars 2011 sur la situation en Côte d’Ivoire (S/RES/1975 (2011)) et la résolution 2085 du 20 décembre 2011 sur la situation au Mali (S/RES/2085 (2011)).
[59]. Par exemple dans la résolution 66/176 du 23 février 2011 (A/RES/66/176) et la résolution 66/253 du 21 février 2012 (A/RES/66/253).
[60]. « Dans une liberté plus grande : développement, sécurité et respect des droits de l’homme pour tous », rapport du Secrétaire général, précité, § 132, « La mise en œuvre de la responsabilité de protéger », rapport du Secrétaire général, précité, « Alerte rapide, évaluation et responsabilité de protéger », rapport du Secrétaire général, A/64/864, 14 juillet 2010, « Le rôle des accords régionaux et sous-régionaux dans la mise en œuvre de la responsabilité de protéger », rapport du Secrétaire général, A/65/877-S/2011/393, 28 juin 2011, « Responsabilité de protéger : réagir de manière prompte et décisive », rapport du Secrétaire général, A/66/874-S/2012/578, 25 juillet 2012, « Responsabilité de protéger : responsabilité des États et prévention », rapport du Secrétaire général, A/67/929-S/2013/399, 9 juillet 2013, « Nous acquitter de notre responsabilité collective : assistance internationale et responsabilité de protéger », rapport du Secrétaire général, A/68/947-S/2014/449, 11 juillet 2014.
[61]. De plus, deux références montrent clairement que, selon le Secrétaire général, le système des Nations unies va de pair avec des initiatives régionales et individuelles de protection : « Dans une situation d’urgence qui évolue rapidement, l’ONU, les décideurs régionaux, sous-régionaux et nationaux doivent avoir toujours pour principal objectif de sauver des vies humaines en menant « en temps voulu une action collective résolue », § 50, et « [cela] va empêcher des États ou des groupes d’États de prétendre qu’ils ont besoin d’agir unilatéralement ou en dehors des circuits, des règles et des procédures des Nations unies pour réagir à des situations d’urgence relevant de la responsabilité de protéger », § 66.
[62]. Sur cette situation particulière, voir International Commission of Jurists, The events in East Pakistan, 1971, Genève, 1972.
[63]. À ce stade, il est important de noter qu’une conception moderne du droit international coutumier, en particulier dans les domaines où il n’y a pas réellement de pratique des États, tels que le domaine de la sécession d’États, admet que les résolutions non contraignantes telles que celles de l’Assemblée générale sont pertinentes pour la formation d’une règle coutumière (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, CIJ Recueil 1996, §§ 70-73).
[64]. Union africaine, « Position commune africaine sur la réforme des Nations unies (Consensus d’Ezulwini) », Conseil exécutif, 7e session extraordinaire, 7-8 mars 2005, Addis-Abeba (Éthiopie), Ext./EX.CL./2(VII).
[65]. Sur la réaction des Nations unies aux événements du Rwanda, voir le rapport de la Commission indépendante d’enquête sur les actions de l’Organisation des Nations unies lors du génocide de 1994 au Rwanda (rapport Carlsson) du 15 décembre 1999 (S/1999/1257).
[66]. Résolutions du Conseil de sécurité 788 (1992) du 19 novembre 1992 (S/RES/788 (1992)) et 1497 du 1er août 2003 (S/RES/1497 (2003)) sur la situation au Libéria, et 1132 (1997) du 8 octobre 1997 (S/RES/1132 (1997)) et 1315 du 14 août 2000 (S/RES/1315 (2000)) sur la situation en Sierra Leone.
[67]. Résolution 1545 (2004) du Conseil de sécurité (S/RES/1545 (2004)), dans laquelle le Conseil rendait hommage à l’intervention de l’Union africaine, l’encourageait à « maintenir une présence forte au Burundi pour accompagner les efforts des parties burundaises » et autorisait, pour une durée initiale de six mois, le déploiement d’une opération de maintien de la paix intitulée Opération des Nations unies au Burundi (ONUB).
[68]. Résolution 1234 du 9 avril 1999 du Conseil de sécurité (S/RES/1234 (1999)), dans laquelle le Conseil n’approuvait ni ne condamnait l’opération.
[69]. C.G. Fenwick, « Intervention: Individual and Collective », American Journal of International Law, vol. 39, 1945, pp. 650-651. Les pères fondateurs du droit international ont déjà répondu à cette question : H. Grotius dans De jure belli ac pacis libri tres, 2.2.25, F. de Vitoria dans De jure belli, qt. 3, art. 5, § 15, et M. de Vattel dans Le droit des gens ou principes de la loi naturelle, appliqués à la conduite et aux affaires des nations et des souverains, livre II, chapitre IV, § 56.
[70]. H. Lauterpacht, « The Grotian Tradition in International Law », The British Year Book of International Law, vol. 23, 1946, p. 46.
[71]. Examinée en particulier, au XXe siècle, dans les écrits suivants : A. Rougier, « La théorie de l’intervention d’humanité », Revue générale de droit international public, 17 (1910), pp. 468-526, E.C. Stowell, Intervention in International Law (Washington, 1921), T.M. Franck et N.S. Rodley, « After Bangladesh: the Law of Humanitarian Intervention by Military Force », American Journal of International Law, vol. 67 (1973), pp. 275-303), J.‑P.L. Fonteyne, « The Customary International Law Doctrine of Humanitarian Intervention: Its Current Validity under the UN Charter », California Western International Law Journal, vol. 4 (1974), pp. 203-270, G. Klintworth, Vietnam’s Intervention in Cambodia in International Law (Canberra, 1989), B.M. Benjamin, « Unilateral Humanitarian Intervention: Legalizing the Use of Force to Prevent Human Rights Atrocities », Fordham International Law Journal, vol. 16 (1992), pp. 120-158, Torrelli, « De l’assistance à l’ingérence humanitaires », Revue Internationale de la Croix Rouge, vol. 74 (1992), pp. 238-258, I. Forbes et M. Hoffman (éds.), Political Theory, International Relations, and the Ethics of Intervention, Londres, 1993, F.R. Tesón, Humanitarian intervention: an inquiry into law and morality (deuxième édition, Irvington-On-Hudson, 1997), A. Cassese, « Ex inuria ius oritur: Are We Moving towards International Legitimation of Forcible Humanitarian Countermeasures in the World Community », European Journal of International Law, vol. 10 (1999), pp. 23-30, Commission internationale indépendante sur le Kosovo, The Kosovo Report, Oxford University press, 2000, pp. 167-175, N.J. Wheeler, « Legitimating Humanitarian Intervention: Principles and Procedures », Melbourne Journal of International Law, vol. 2 (2001), pp. 550-567, et Saving Strangers: Humanitarian Intervention in International Society, Oxford, 2002, F. Terry, Condemned to Repeat? The Paradox of Humanitarian Action, New York, 2002, B.D. Lepard, Rethinking Humanitarian Intervention, Penn State University Press, 2002, J.M. Welsh, Humanitarian Intervention and International Relations, Oxford, 2006, et R. Thakur, « Humanitarian Intervention », Weiss et Daws (éds.), The Oxford Handbook on the United Nations, Oxford, 2007, pp. 387-403.
[72]. Voir notamment F.M. Deng et al., Sovereignty as Responsibility: Conflict Management in Africa, Washington, 1996, T.G. Weiss, Military-Civilian Interactions: Humanitarian Crises and the Responsibility to Protect, Lanham, 2005, Jütersonke et Krause (éds.), From Rights to Responsibilities: Rethinking Interventions for Humanitarian Purposes, Genève, 2006, Société française pour le droit international (éd.), La responsabilité de protéger (Paris, 2008), G. Evans, The Responsibility to Protect: Ending Mass Atrocity Crimes Once and For All, Washington, 2008, L. Arbour, « The responsibility to protect as a duty of care in international law and practice », Review of International Studies, vol. 34, pp. 445-458, A.J. Bellamy, Responsibility to Protect, Londres, 2009, et Global politics and the responsibility to protect: from words to deeds (New York, 2010), D. Kuwali, The responsibility to protect, implementation of Article 4 (h) intervention (Leyde, 2011), E.G. Ferris, The politics of protection: the limits of humanitarian action (Washington, 2011), J. Hoffmann et A. Nollkaemper (éds.), Responsibility to protect from principle to practice (Amsterdam, 2012), W.A. Knight et F. Egerton (éds.), The Routledge Handbook of the responsibility to protect (New York, 2012), A. Francis et al. (éds.), Norms of protection, responsibility to protect, protection of civilians and their interaction (Paris, 2012), J. Genser et I. Cotler (éds.), The responsibility to protect, the promise of stopping mass atrocities in our time (Oxford, 2012), G. Zyberi (éd.), An institutional approach to the responsibility to protect(Cambridge, 2013), N. Hajjami, La responsabilité de protéger (Bruxelles, 2013), et the Sphere Project, Humanitarian Charter and Minimum Standards in Humanitarian Response (2011) et Core Humanitarian Standard on Quality and Accountability (2014).
[73]. Le domaine réservé est une notion qui évolue, et qui est définie négativement par l’absence de normes internationales régissant une question donnée, et non positivement par son inclusion dans un catalogue fermé de questions (Plateau continental de la mer Égée, arrêt, CIJ Recueil 1978, § 59, et Institut de droit international, résolution de 1954 sur la détermination du domaine réservé et ses effets).
[74]. Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited Belgium v. Spain, arrêt, CIJ Recueil 1970, §§ 33-34, et Institut de droit international, article premier de la résolution de 1989 sur la protection des droits de l’homme et le principe de non-intervention dans les affaires intérieures des États.
[75]. Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt, CIJ Recueil 2007, § 430 (« l’obligation qui s’impose aux États parties est plutôt celle de mettre en œuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide »), Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (arrêt précité, § 34), Réserves à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, avis consultatif, CIJ Recueil 1951, et résolution ICC-ASP/5/Res.3 de la Cour pénale internationale, adoptée par consensus à la septième séance plénière, le 1er décembre 2006. Comme l’a dit la Cour internationale de justice (CIJ) au sujet du génocide, les États doivent coopérer « pour libérer l’humanité d’un fléau aussi odieux ». L’obligation de prévenir et de réprimer les crimes de guerre résultait déjà des Conventions de Genève et du droit coutumier. La même obligation pour ce qui est des crimes contre l’humanité est une conséquence du Statut de Rome. La purification ethnique peut être pénalement sanctionnée aussi bien en tant que crime de guerre qu’en tant que crime contre l’humanité.
[76]. Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif, CIJ Recueil 2004, §§ 155-158, et Activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda), arrêt, CIJ Recueil 2005, § 178. La plupart des dispositions des Conventions de Genève, qui ont été universellement ratifiées, codifient le droit coutumier, ce qui signifie que tous les États, qu’ils soient ou non partie à un conflit donné, sont tenus d’assurer le respect de ces règles et d’agir, conjointement ou séparément, pour protéger les civils en cas de conflit armé. Il est admis que cette obligation impose à chaque État de faire en sorte qu’aucun autre État ne commette de génocide, de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Les actions entreprises doivent évidemment être conformes aux obligations des États au regard de la Charte des Nations unies (article 109).
[77]. Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique), fond, arrêt, CIJ Recueil 1986, §§ 109-110, République démocratique du Congo c. Ouganda, précité, §§ 178-180, et Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro, précité, §§ 399-406. Voir aussi l’article 8 du projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite. La présente opinion ne porte pas sur l’étendue du contrôle effectif.
[78]. Comme l’a expliqué la CDI, cette disposition « vise à donner effet à ce qu’a énoncé la Cour internationale de justice dans l’affaire de la Barcelona Traction, Light and Power Compagny, Limited (précitée), lors de laquelle elle a établi « une distinction essentielle » entre les obligations vis-à-vis d’États particuliers et les obligations « envers la communauté internationale dans son ensemble ». À propos des secondes, la Cour a déclaré que « [v]u l’importance des droits en cause, tous les États peuvent être considérés comme ayant un intérêt juridique à ce que ces droits soient protégés ; les obligations dont il s’agit sont des obligations erga omnes » (voir le projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite et les commentaires y relatifs, précité, p. 127). Ces articles s’appliquent aux violations d’obligations interétatiques de caractère bilatéral ainsi qu’à la responsabilité internationale découlant de la violation par un État des obligations qui lui incombent à l’égard d’un individu, de groupes d’individus ou de la communauté internationale dans son ensemble.
[79]. Aussi bien la résolution 2840 (1971) du 18 décembre 1971 de l’Assemblée générale des Nations unies sur la question du châtiment des criminels de guerre et des individus coupables de crimes contre l’humanité (A/RES/2840 (XXVI)) que sa résolution 3074 (1973) du 3 décembre 1973 sur les principes de la coopération internationale en matière de dépistage, d’arrestation, d’extradition et de châtiment des individus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité (A/RES/3074 (XXVIII)) soulignent l’obligation des États de prendre des mesures pour arrêter, extrader, juger et sanctionner ces criminels.
[80]. H. Lauterpacht, op. cit., p. 46.
[81]. Il ne faut pas confondre cette obligation avec un droit d’intervention prodémocratique aux fins de l’instauration d’un État visant à propager un certain modèle de gouvernance politique (Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, précité, § 209). La CIJ a admis l’intervention humanitaire ayant pour but « de prévenir et d’alléger en toutes circonstances les souffrances des hommes [et de] protéger la vie et la santé ainsi qu’à faire respecter la personne humaine, sans discrimination, pour toute personne dans le besoin » au Nicaragua, et non pas simplement pour les contras et les personnes dont ils avaient la charge (ibidem, § 243). Néanmoins, il est évidemment irréaliste de supposer qu’il sera possible d’éradiquer une politique d’atteintes systématiques aux droits de l’homme sans qu’il n’y ait aucun changement dans le régime politique de l’État cible.
[82]. Il ne s’agit pas non plus d’un droit d’intervention qui reposerait sur une perception généralement négative de la situation des droits de l’homme dans un pays donné (voir, a contrario, Nicaragua c. États-Unis d’Amérique, précité, § 268). Il doit y avoir un élément de systématicité dans les atteintes aux droits de l’homme (sur cet élément systématique, voir mon opinion séparée dans l’affaire Mocanu et autres, précitée). Cet élément est présent dans les types de crimes qui déclenchent la responsabilité de protéger.
[83]. Document final du Sommet mondial de 2005, § 139. La clause priant instamment les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de ne pas poser leur veto aux actions visant à prévenir ou faire cesser un génocide ou une purification ethnique n’a pas été incluse dans la version définitive. Dans leurs rapports, la CIISE (La responsabilité de protéger, op. cit., § 6.21), le Groupe de personnalités de haut niveau (« Un monde plus sûr : notre affaire à tous », précité, § 256) et le Secrétaire général des Nations unies (« La mise en œuvre de la responsabilité de protéger », précité, § 61) ont exprimé leur soutien à cette restriction du droit de veto.
[84]. Résolution 377 (V) A du 3 novembre 1950 de l’Assemblée générale, « L’union pour le maintien de la paix » (A/RES/377 (V) et A/1775 (1951)). Sur le rôle de cette résolution, voir le rapport de la CIISE, op. cit., § 6.30, le rapport de la Commission internationale indépendante sur le Kosovo (The Kosovo Report, op. cit., p. 166), et le rapport du Secrétaire général des Nations unies (« La mise en œuvre de la responsabilité de protéger », précité, § 56). L’Assemblée générale a déjà fait un usage important de cette résolution, par exemple en invitant tous les États et toutes les autorités « à continuer de soutenir, en apportant toute l’assistance possible, l’action des Nations unies en Corée », ce qui signifiait l’apport d’une assistance militaire (résolution 498 (V) du 5 novembre 1951 (A/RES/498 (V)), en « établissant » des opérations de maintien de la paix en Égypte (résolution 1000 (ES-I) du 5 novembre 1956 (A/RES/1000 (ES-I)), en « priant » le Secrétaire général « de mener une action vigoureuse (…) et d’aider le gouvernement central du Congo à rétablir et maintenir l’ordre public dans tout le territoire de la République du Congo », confirmant ainsi le mandat de l’opération des Nations unies au Congo (résolution 1474 (ES-IV) du 16 septembre 1960 (A/RES/1474 (ES-IV)), et en condamnant énergiquement l’Afrique du Sud pour son occupation illégale continue de la Namibie et en demandant à la communauté internationale de prêter une assistance militaire à la lutte pour la libération (résolution ES-8/2, précitée). Les mesures dites fondées sur le « chapitre VI ½ de la Charte » reposaient sur le consentement de l’État cible, mais ni le texte ni l’esprit de la résolution 377 n’excluent la possibilité qu’il en soit fait usage pour recommander le recours à la force en cas de violation de la paix même en l’absence de consentement.
[85]. CIISE, La responsabilité de protéger, op.cit., §§ 6.31-6.35 (« comme on l’a également constaté, il est arrivé dernièrement que cette approbation soit sollicitée ex post facto, ou après les faits (Libéria et Sierra Leone), et il pourrait y avoir une certaine marge de manœuvre à cet égard pour les actions futures »), « Un monde plus sûr : notre affaire à tous », précité, § 272, rapport annuel du groupe de travail spécial du Conseil de sécurité sur la prévention et le règlement des conflits en Afrique, 30 décembre 2005 (S/2005/833), § 10, et « Quatrième rapport sur la responsabilité des organisations internationales » du Rapporteur spécial Giorgio Gaja, § 48 (A/CN.4/564). Le rapport du Secrétaire général des Nations unies (« La mise en œuvre de la responsabilité de protéger », précité, § 56) mentionnait l’usage de la force dans le cadre d’accords régionaux ou sous-régionaux « avec le consentement préalable du Conseil de sécurité ». Le document final du Sommet mondial envisage une coopération entre le Conseil de sécurité et les organisations régionales « compétentes », c’est-à-dire, dans chaque cas, l’organisation de laquelle relève la zone géographique du conflit. Mais la pratique a montré que le Conseil de sécurité pouvait faire un autre choix. Par exemple, la résolution 1484 (2003) du 30 mai 2003 (S/RES/1484/2003) a autorisé l’opération Artémis, menée par l’Union européenne, en République démocratique du Congo pendant le conflit Ituri.
[86]. Le document final du Sommet mondial n’exclut pas ces possibilités. Comme expliqué ci-dessus, elles dérivent non seulement de la nature de jus cogens des crimes en jeu, mais aussi de la nature erga omnes de l’obligation de protéger les droits de l’homme.
[87]. Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique, précité, § 176, et projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, précité, p. 224 : « Mais, pour la mise en œuvre de certaines normes impératives, le consentement d’un État particulier peut être pertinent. Par exemple, un État peut valablement consentir à une présence militaire étrangère sur son territoire dans un but licite. Quant à déterminer dans quelles circonstances un tel consentement est donné valablement, cela relève, là encore, d’autres règles du droit international, et non des règles secondaires de la responsabilité des États. »
[88]. Article 3 § 1 du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève (1977).
[89]. Articles 13 du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève (1977) et 57 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève (1977), et règles 1 à 10 et 15 des règles coutumières du droit international humanitaire annexées à l’étude sur le droit international humanitaire coutumier du CICR, op. cit.
[90]. Article 52 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève (1977), article 14 du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève (1977), article 53 de la quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre (1949), article 6 b) de la Charte de Londres du Tribunal militaire international, articles 46 et 56 du Règlement de La Haye concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, règles 51 et 52 des règles coutumières du droit international humanitaire annexées à l’étude sur le droit international humanitaire coutumier du CICR, op. cit.
[91]. Article 17 du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève (1977), règles 129 et 130 des règles coutumières du droit international humanitaire, et principe 6 des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays (E/CN.4/1/1998/53/Add.2) du 11 février 1998.
[92]. Article 49 de la quatrième Convention de Genève et règle 132 des règles coutumières du droit international humanitaire annexées à l’étude sur le droit international humanitaire coutumier du CICR, op. cit.
[93]. Article premier de la Convention de Montevideo concernant les droits et devoirs des États (« la Convention de Montevideo »), 26 décembre 1933, 165 LNTS 19.
[94]. Voir mon opinion séparée jointe à l’arrêt Chiragov et autres, précité.
[95]. Sur le principe de non-intervention, voir l’article 15 § 8 du Pacte de la Société des Nations, l’article 8 de la Convention de Montevideo concernant les droits et devoirs des États (1933), l’article premier du Protocole additionnel à cette convention (1936), sur la non-intervention, et l’article 3 § 2 du Protocole additionnel II à la Convention de Genève. Dans la pratique des Nations unies, voir la résolution 36/103 du 9 décembre 1981 de l’Assemblée générale approuvant la Déclaration sur l’inadmissibilité de l’intervention et de l’ingérence dans les affaires intérieures des États (A/RES/36/103), la résolution 2625 (XXV) du 24 octobre 1970 contenant la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre les États conformément à la Charte des Nations unies (A/RES/2625 (XXV)), et la résolution 2131 (XX) du 21 décembre 1965, adoptant la Déclaration sur l’inadmissibilité de l’intervention dans les affaires intérieures des États et la protection de leur indépendance et de leur souveraineté, et l’article 4 du projet de déclaration sur les droits et devoirs des États de la CDI (1949). Dans la jurisprudence de la CIJ, voir l’affaire Nicaragua c. États-Unis d’Amérique (précitée), § 246, et l’Affaire du Détroit de Corfou (arrêt 1949, CIJ Recueil, p. 35, d’où est issue la citation).
[96]. H. Grotius, op. cit., 2.2.25.
[97]. Article 11 de la Convention de Montevideo, précitée, paragraphe 5 de la Déclaration sur le renforcement de la sécurité internationale adoptée par l’Assemblée générale dans sa résolution 2734 (XXV) du 16 décembre 1970 (A/RES/25/2734), et article 5 § 3 de la résolution 3314 (XXIX du 14 décembre 1974 de l’Assemblée générale sur la définition de l’agression (A/RES/3314 (XXIX)).
[98]. Sur l’interdiction de reconnaître en tant qu’État un territoire sécessionniste obtenu au moyen du recours par un État tiers à la force illicite, voir le cas de la République turque de Chypre du Nord après l’invasion de Chypre par la Turquie (résolutions du Conseil de sécurité 541 (1983) du 18 novembre 1983 (S/RES/541 (1983)) et 550 (1984) du 11 mai 1984 (S/RES/550 (1984)).
[99]. Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, précité, p. 74.
[100]. Šilih, précité, §§ 159-163.
[101]. Doğan et autres c. Turquie, nos 8803/02 et 14 autres, CEDH 2004‑VI, cité au paragraphe 234 de l’arrêt.
[102]. Ilaşcu et autres, précité, § 346.
[103]. Il est significatif que, au paragraphe 226 de l’arrêt, la majorité estime opportun de rechercher si le gouvernement défendeur s’est acquitté à l’égard du requérant des « obligations positives » découlant pour lui de l’article 1 du Protocole no 1, mais que cette expression ne figure plus du tout dans la suite du texte, où elle est remplacée par l’expression « d’autres types de mesures ».
- déc.) [GC], nos 46113/99 et 7 autres, CEDH 2010), où la Cour aurait élaboré des critères permettant d’évaluer l’effectivité des recours destinés à apporter une réparation aux personnes ayant perdu des biens ou leur domicile dans le contexte d’un conflit international. Or les recours mentionnés par le Gouvernement ne répondraient à aucun de ces critères.
109. Deuxièmement, le requérant soutient que, compte tenu de l’existence d’une pratique administrative – faite d’une répétition d’actes incompatibles avec la Convention officiellement tolérés par les autorités nationales – qui rendrait vaine toute tentative d’exercer les recours disponibles, la règle de l’épuisement des voies de recours internes est inapplicable en l’espèce. S’appuyant sur des documents émanant de différents organes des Nations unies, notamment le Comité des droits de l’homme et le Comité des droits économiques, sociaux et culturels, il avance que le Gouvernement n’a pas la volonté politique de protéger les biens abandonnés ayant appartenu à des personnes d’ethnie arménienne – biens qui seraient souvent occupés par des réfugiés ou des personnes déplacées dans leur propre pays – ni de fournir une indemnisation à cet égard. De plus, il existerait une pratique consistant à ne pas laisser les personnes d’ethnie arménienne accéder aux documents relatifs à leurs biens, et rien ne permettrait d’entrevoir une amélioration à cet égard. Le requérant appelle par ailleurs l’attention de la Cour sur les difficultés pratiques qu’il y aurait à intenter en Azerbaïdjan une action en justice quelle qu’elle soit. La frontière entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan serait fermée. En l’absence de relations diplomatiques entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, les réfugiés d’origine arménienne et les citoyens arméniens ne pourraient obtenir de visa que par l’intermédiaire des services consulaires des pays voisins, et les visas ne seraient d’ailleurs accordés que dans le cadre de visites officielles organisées par des organisations internationales ou des missions diplomatiques. De même, les services postaux entre les deux pays ne seraient pas utilisables.
110. Enfin, le requérant arguë que sa situation personnelle le dispensait en tout état de cause d’exercer quelque recours que ce fût : ayant dû fuir Golestan en 1992, il aurait perdu tous ses biens, son domicile et sa source de revenus et aurait ainsi été placé dans une situation d’insécurité et de vulnérabilité. De plus, il serait tombé gravement malade en 2004.
111. Le Gouvernement affirme que pour autant qu’il exerce un contrôle effectif sur le territoire de la République d’Azerbaïdjan, ce qui, selon lui, n’est pas le cas à Golestan, il existe des recours effectifs. Tout d’abord, l’article 29 de la Constitution de 1995 garantirait le droit de propriété. De plus, l’article 68 de la Constitution imposerait à l’État l’obligation d’indemniser toute personne victime d’un préjudice résultant d’actions ou omissions illégales de ses organes ou de ses agents. On trouverait ensuite dans le code civil et le code de procédure civile des dispositions plus détaillées protégeant à la fois la propriété et la possession. Des procédures adéquates permettraient tant aux nationaux qu’aux étrangers de saisir les juridictions azerbaïdjanaises relativement à tout dommage ou toute perte subis sur le territoire national (voir la description du droit interne pertinent aux paragraphes 88-92 ci-dessus). À cet égard, le Gouvernement récuse l’allégation selon laquelle l’existence d’une pratique administrative rendrait vains les recours existants.
112. À l’appui de sa thèse, le Gouvernement a communiqué des statistiques du ministère de la Justice relatives aux actions intentées par des personnes d’ethnie arménienne : par exemple, entre 1991 et 2006, les juridictions de première instance de Bakou auraient jugé 243 affaires civiles portées devant elles par des justiciables d’ethnie arménienne, dont 98 concernant des litiges en matière de logement. Le Gouvernement a également fourni des copies de décisions favorables à des individus d’ethnie arménienne résidant à l’étranger qui avaient été rendues par des cours d’appel dans deux affaires de succession. Dans l’affaire Mammadova Ziba Sultan gizi c. Mammadova Zoya Sergeyevna et Mammadov Farhad Tarif oglu (chambre civile de la cour d’appel de la République d’Azerbaïdjan, arrêt du 24 mai 2007), les défendeurs étaient la veuve (d’ethnie arménienne) et le fils du défunt, qui résidaient l’un comme l’autre aux États-Unis d’Amérique. La cour d’appel a annulé le jugement de première instance, qui avait conclu que les défendeurs devaient être considérés comme des héritiers de mauvaise foi. Dans l’affaire Sinyukova, Korovkova et Zaimkina (« Chagaryan », chambre civile de la cour d’appel de Shaki, arrêt du 7 novembre 2007), la cour d’appel a jugé que l’étude du notaire d’État de la ville de Mingachevir devait délivrer un certificat d’héritage relativement à un appartement aux trois demanderesses, filles d’un individu d’ethnie arménienne qui résidaient à l’étranger, les intéressées devant être considérées selon elle comme ayant fait leur déclaration de succession dans les délais. Tout en admettant que ces affaires ne concernent pas des cas comparables à celui du requérant, le Gouvernement estime qu’elles démontrent que les revendications posées par des Arméniens relativement à des droits sur des biens et à d’autres droits protégés peuvent être effectivement couronnées de succès dans l’ordre juridique azerbaïdjanais.
113. Aussi le Gouvernement considère-t-il qu’il a démontré l’existence de recours effectifs et que c’est dès lors au requérant qu’il appartient de prouver que ces recours étaient ineffectifs dans son cas. Il arguë que le requérant a admis ne pas avoir cherché à exercer les recours existants et qu’il ne peut donc pas reprocher au système juridique azerbaïdjanais de ne pas lui avoir apporté la protection requise contre les violations alléguées de ses droits.
3. Le gouvernement arménien, tiers intervenant
114. Le gouvernement arménien appuie l’argumentation du requérant relative à l’existence en Azerbaïdjan d’une pratique administrative interdisant aux Arméniens ayant fui pendant le conflit ou à toute personne d’origine arménienne de retourner s’installer en Azerbaïdjan ou de s’y rendre en visite.
115. La Cour rappelle que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt, aspect primordial, un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme. Sa tâche à elle consiste à surveiller le respect par les États contractants de leurs obligations découlant de la Convention. Elle ne peut ni ne doit se substituer à leurs autorités, auxquelles il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux que consacre cet instrument soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des voies de recours internes est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection. Les États n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour relativement à des griefs dirigés contre un État ont l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de cet État (voir, parmi d’autres précédents, Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV). La Cour ne saurait trop souligner qu’elle n’est pas une juridiction de première instance ; elle n’a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière, deux tâches, qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (Demopoulos et autres, précité, § 69, CEDH 2010, et Kazali et autres c. Chypre (déc.), nos 49247/08 et 8 autres, § 132, 6 mars 2012).
116. La Cour a énoncé les principes généraux relatifs à l’épuisement des voies de recours internes dans plusieurs arrêts. Dans l’arrêt Akdivar et autres (précité), elle a dit ceci :
« 65. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article [35] de la Convention impose aux personnes désireuses d’intenter contre l’État une action devant un organe judiciaire ou arbitral international l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique [interne]. Les États n’ont donc pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Cette règle se fonde sur l’hypothèse, objet de l’article 13 de la Convention – avec lequel elle présente d’étroites affinités – que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée, que les dispositions de la Convention fassent ou non partie intégrante du système interne. De la sorte, elle constitue un aspect important du principe voulant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (…)
66. Dans le cadre de l’article [35], un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (…)
L’article [35] impose aussi de soulever devant l’organe interne adéquat, au moins en substance et dans les formes et délais prescrits par le droit interne, les griefs que l’on entend formuler par la suite à Strasbourg ; il commande en outre l’emploi des moyens de procédure propres à empêcher une violation de la Convention (…)
67. Cependant, comme indiqué précédemment, rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs. De plus, selon les « principes de droit international généralement reconnus », certaines circonstances particulières peuvent dispenser le requérant de l’obligation d’épuiser les recours internes qui s’offrent à lui (…) Cette règle ne s’applique pas non plus lorsqu’est prouvée l’existence d’une pratique administrative consistant en la répétition d’actes interdits par la Convention et la tolérance officielle de l’État, de sorte que toute procédure serait vaine ou ineffective (…)
68. L’article [35] prévoit une répartition de la charge de la preuve. Il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible, était susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès. Cependant, une fois cela démontré, c’est au requérant qu’il revient d’établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, n’était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette obligation (…) L’un de ces éléments peut être la passivité totale des autorités nationales face à des allégations sérieuses selon lesquelles des agents de l’État ont commis des fautes ou causé un préjudice, par exemple lorsqu’elles n’ouvrent aucune enquête ou ne proposent aucune aide. Dans ces conditions, l’on peut dire que la charge de la preuve se déplace à nouveau, et qu’il incombe à l’État défendeur de montrer quelles mesures il a prises eu égard à l’ampleur et à la gravité des faits dénoncés.
69. La Cour souligne qu’elle doit appliquer cette règle en tenant dûment compte du contexte : le mécanisme de sauvegarde des droits de l’homme que les Parties contractantes sont convenues d’instaurer. Elle a ainsi reconnu que l’article [35] doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif (…) Elle a de plus admis que la règle de l’épuisement des voies de recours internes ne s’accommode pas d’une application automatique et ne revêt pas un caractère absolu ; en en contrôlant le respect, il faut avoir égard aux circonstances de la cause (…) Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle des requérants. »
117. Se tournant vers la présente affaire, la Cour observe que l’application de l’article 35 § 1 de la Convention doit s’apprécier à la lumière du contexte général du conflit dans le Haut-Karabagh. Même si la phase militaire du conflit a pris fin avec l’accord de cessez-le-feu de mai 1994, il n’a pas encore été conclu de traité de paix à ce jour. Nul ne conteste qu’il n’y a pas de relations diplomatiques entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et que la frontière entre ces pays est fermée. De plus, il apparaît que les services postaux ne fonctionnent pas entre les deux pays. En pareille situation, force est de reconnaître qu’il peut y avoir des obstacles au bon fonctionnement du système d’administration de la justice. En particulier, des difficultés considérables peuvent se poser en pratique pour une personne originaire de l’un quelconque des deux pays qui cherche à intenter et poursuivre une procédure judiciaire dans l’autre (voir, mutatis mutandis, Akdivar et autres, précité, § 70).
118. La Cour observe que le Gouvernement a décrit le régime général prévu par la Constitution et le code civil en matière de protection de la propriété et d’indemnisation des préjudices subis à raison d’actions ou d’omissions illégales. Il n’a toutefois pas expliqué comment ces dispositions s’appliqueraient dans le cas précis du requérant, à savoir celui d’un réfugié arménien qui a dû abandonner son domicile et ses biens pendant le conflit du Haut-Karabagh et qui souhaite obtenir la restitution de ses biens ou une indemnisation pour la perte de leur jouissance. Il a communiqué des statistiques sur les affaires civiles engagées par des personnes d’ethnie arménienne et tranchées par les tribunaux azerbaïdjanais, mais s’est contenté de dire que ces affaires concernaient des litiges en matière de logement, sans fournir le moindre détail quant à la nature des griefs examinés ou à l’issue des différentes procédures. Quant aux deux décisions de justice de 2007 qu’il a communiquées à titre d’exemple, la Cour note qu’elles concernaient toutes deux des questions de succession et qu’elles ne portaient pas sur des griefs relatifs à l’impossibilité pour une personne déplacée dans le contexte du conflit du Haut-Karabagh d’accéder à ses biens et/ou à son domicile et d’en jouir. Ainsi, le Gouvernement n’a pas fourni un seul exemple de cas où une personne se trouvant dans la même situation que le requérant aurait obtenu gain de cause devant les tribunaux azerbaïdjanais.
119. En conséquence, la Cour considère que le Gouvernement ne s’est pas acquitté de la charge qui lui incombait de démontrer que le requérant disposait d’un recours apte à remédier à la situation critiquée par lui sur le terrain de la Convention et présentant des perspectives raisonnables de succès. Il n’est donc pas nécessaire de trancher la question de savoir si, comme le requérant l’allègue, il existe dans le chef des autorités azerbaïdjanaises une pratique administrative propre à le dissuader d’exercer les recours existants. De même, étant donné que l’existence de recours effectifs n’a pas été démontrée, il n’y a pas lieu d’examiner l’effet que le défaut allégué de contrôle de l’Azerbaïdjan sur la région pourrait avoir sur le fonctionnement de recours internes.
120. Partant, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement.
III. SUR LA JURIDICTION ET LA RESPONSABILITÉ DE L’AZERBAÏDJAN AU REGARD DE L’ARTICLE 1 DE LA CONVENTION
121. Le requérant soutient que Golestan se trouve sur le territoire internationalement reconnu de la République d’Azerbaïdjan et qu’il incombe donc au Gouvernement de renverser la présomption selon laquelle il exerce sa juridiction sur cette région depuis le 15 avril 2002. Or le Gouvernement n’aurait pas réussi à renverser cette présomption puisqu’il n’aurait pas montré qu’il n’exerçait pas son contrôle sur Golestan. Sa position concernant la situation factuelle aurait quelque peu manqué de cohérence, mais il aurait admis que Golestan ne se trouvait pas sous contrôle arménien. Le requérant estime en conséquence que c’était à l’Azerbaïdjan qu’incombait la pleine responsabilité de lui reconnaître les droits garantis par la Convention.
122. À titre subsidiaire, le requérant arguë que, même s’il devait être établi que l’Azerbaïdjan ne contrôle pas la région en cause, la responsabilité de ce pays serait néanmoins engagée, l’article 1 de la Convention lui imposant l’obligation positive de prendre des mesures diplomatiques, économiques, judiciaires et autres pour garantir le respect des droits protégés par cet instrument (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no48787/99, §§ 331 et 333, CEDH 2004-VII). Or, selon lui, le Gouvernement a failli à ses obligations positives en affichant pendant plusieurs années une absence de volonté politique de régler le conflit et en ne prenant aucune mesure propre à lui permettre d’exercer son droit de rentrer chez lui ou d’être indemnisé (paragraphe 208 ci-dessous).
123. Le Gouvernement admet que Golestan fait partie du territoire internationalement reconnu de l’Azerbaïdjan. Lors de l’audience du 5 février 2014, il a affirmé au cours de sa plaidoirie que la présomption selon laquelle un État exerce sa juridiction sur l’ensemble de son territoire pouvait se trouver limitée non seulement à l’égard des zones occupées par des tiers, mais aussi à l’égard de petites zones « rendues inaccessibles par les circonstances ». Tel serait le cas de Golestan. Le village se trouverait sur la ligne de contact, de sorte qu’il serait pris entre les forces armées azerbaïdjanaises d’un côté (au nord et à l’est) et les forces arméniennes de l’autre (au sud et à l’ouest) et ne serait sous le contrôle effectif d’aucun des deux camps. Il serait à portée de tir des positions arméniennes situées en surplomb de la rivière. Le gouvernement azerbaïdjanais ne serait donc pas en mesure d’exercer son autorité légitime sur la région.
124. Le Gouvernement plaide ainsi principalement que sa responsabilité n’est pas engagée au titre de l’article 1 de la Convention pris dans son sens premier. En tant qu’État dépossédé de sa souveraineté, l’Azerbaïdjan n’aurait qu’une responsabilité limitée : il demeurerait seulement tenu par l’obligation positive de prendre toutes les mesures qui sont en son pouvoir et en conformité avec le droit international (Ilaşcu et autres, précité, § 331). Cette obligation positive dépendrait des circonstances factuelles de l’affaire et ne devrait pas être interprétée de manière à imposer à l’État un fardeau excessif (ibidem, § 332). Le Gouvernement estime avoir pris toutes les mesures générales et individuelles que l’on pouvait attendre de lui (paragraphe 210 ci-dessous).
3. Le gouvernement arménien, tiers intervenant
125. Le gouvernement arménien maintient que l’Azerbaïdjan exerce sur Golestan un contrôle plein et effectif. Renvoyant à ses observations relatives à la situation à Golestan (paragraphes 50-53 ci-dessus) et aux éléments qu’il a communiqués à cet égard (paragraphes 69-71 ci-dessus), il affirme en particulier que les forces armées azerbaïdjanaises ont des positions militaires à l’intérieur même du village et aux alentours, tandis que les forces de la « RHK » seraient stationnées de l’autre côté de la gorge.
1. Les principes jurisprudentiels pertinents en matière de présomption de juridiction territoriale
126. La Cour a énoncé les principes pertinents en la matière dans l’arrêt Assanidzé c. Géorgie ([GC], no 71503/01, §§ 137-143, CEDH 2004‑II), puis dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, §§ 311-313 et §§ 333-335).
127. Dans l’arrêt Assanidzé, elle a appliqué une « présomption de compétence » ou, en d’autres termes, une présomption de juridiction de l’État sur son propre territoire. Les paragraphes pertinents de cet arrêt se lisent comme suit :
« 137. Aux termes de l’article 1 de la Convention, les États parties « reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (…) Convention ». Il s’ensuit que les États parties répondent de toute violation des droits et libertés protégés que peuvent subir les individus placés sous leur « juridiction » – c’est-à-dire leur compétence – au moment de la violation.
(…)
139. La [République autonome] d’Adjarie fait incontestablement partie intégrante du territoire de la Géorgie assujetti à la compétence et au contrôle de cet État. Autrement dit, il y a présomption de compétence. Reste à déterminer s’il y a des motifs valables de renverser cette présomption.
140. À cet égard, la Cour rappelle en premier lieu que la Géorgie a ratifié la Convention avec effet pour l’ensemble de son territoire. Qui plus est, nul ne conteste qu’aucun mouvement sécessionniste n’anime la [République autonome] d’Adjarie et qu’aucun autre État n’y exerce en pratique un contrôle global (voir, a contrario, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie (déc.) [GC], no 48787/99, 4 juillet 2001, ainsi que Loizidou, précité). En ratifiant la Convention, la Géorgie n’a formulé en vertu de l’article 57 de la Convention aucune réserve spécifique concernant la [République autonome] d’Adjarie ou les difficultés d’exercice de sa juridiction sur ce territoire. Une telle réserve aurait d’ailleurs été sans effet, car la jurisprudence n’autorise aucune exclusion territoriale (Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 29, CEDH 1999-I), hormis dans le cas prévu à l’article 56 § 1 de la Convention (territoires dépendants).
(…)
142. Ainsi, la présomption évoquée au paragraphe 139 ci-dessus se confirme. Il ne saurait d’ailleurs en être autrement pour des raisons de politique juridique, à savoir la nécessité de maintenir l’égalité entre États parties et le besoin d’assurer l’effectivité de la Convention. Si la présomption tombait, la Convention pourrait s’appliquer de manière sélective à des parties du territoire de certains États parties seulement, vidant ainsi de son contenu le postulat de la protection effective des droits de l’homme qui sous-tend l’ensemble de la Convention, et permettant par là-même une discrimination entre États parties, c’est-à-dire entre ceux qui acceptent l’application de la Convention à la totalité de leur territoire et ceux qui ne l’acceptent pas.
143. La Cour parvient donc à la conclusion que les faits dont découlent les violations alléguées relèvent de la « juridiction » de l’État géorgien (Bertrand Russell Peace Foundation Ltd c. Royaume-Uni, no 7597/76, décision de la Commission du 2 mai 1978, Décisions et rapports (DR) 14, pp. 117 et 132) au sens de l’article 1 de la Convention. »
128. Dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité), la Cour a développé plus avant la notion de présomption de juridiction. Les paragraphes pertinents de cet arrêt se lisent ainsi :
« 311. Il découle de [l’article 1] que les États parties doivent répondre de toute violation des droits et libertés protégés par la Convention commise à l’endroit d’individus placés sous leur « juridiction ».
L’exercice de la juridiction est une condition nécessaire pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions qui lui sont imputables et qui donnent lieu à une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention.
312. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention doit passer pour refléter la conception de cette notion en droit international public (Gentilhomme et autres c. France, nos 48205/99 [et 2 autres], § 20, arrêt du 14 mai 2002, Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, §§ 59-61, CEDH 2001-XI, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 137, CEDH 2004-II).
Du point de vue du droit international public, l’expression « relevant de leur juridiction » figurant à l’article 1 de la Convention doit être comprise comme signifiant que la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale (décision Banković et autres, précitée, § 59), mais aussi en ce sens qu’il est présumé qu’elle s’exerce normalement sur l’ensemble de son territoire.
Cette présomption peut se trouver limitée dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’un État est dans l’incapacité d’exercer son autorité sur une partie de son territoire. Cela peut être dû à une occupation militaire par les forces armées d’un autre État qui contrôle effectivement ce territoire (voir les arrêts Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) du 23 mars 1995, série A no 310, et Chypre c. Turquie, précité, §§ 76-80, tels que cités dans la décision Banković et autres, susmentionnée, §§ 70-71), à des actes de guerre ou de rébellion, ou encore aux actes d’un État étranger soutenant la mise en place d’un régime séparatiste sur le territoire de l’État en question.
313. Pour conclure à l’existence d’une telle situation exceptionnelle, la Cour se doit d’examiner, d’une part, l’ensemble des éléments factuels objectifs de nature à limiter l’exercice effectif de l’autorité d’un État sur son territoire et, d’autre part, le comportement de celui-ci. En effet, les engagements pris par une Partie contractante en vertu de l’article 1 de la Convention comportent, outre le devoir de s’abstenir de toute ingérence dans la jouissance des droits et libertés garantis, des obligations positives de prendre les mesures appropriées pour assurer le respect de ces droits et libertés sur son territoire (voir, parmi d’autres, l’arrêt Z et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 73, CEDH 2001-V).
Ces obligations subsistent même dans le cas d’une limitation de l’exercice de son autorité sur une partie de son territoire, de sorte qu’il incombe à l’État de prendre toutes les mesures appropriées qui restent en son pouvoir.
(…)
333. La Cour considère que, si un État contractant se trouve dans l’impossibilité d’exercer son autorité sur l’ensemble de son territoire par une situation de fait contraignante, comme la mise en place d’un régime séparatiste accompagnée ou non par l’occupation militaire par un autre État, l’État ne cesse pas pour autant d’exercer sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention sur la partie du territoire momentanément soumise à une autorité locale soutenue par des forces de rébellion ou par un autre État.
Une telle situation factuelle a néanmoins pour effet de réduire la portée de cette juridiction, en ce sens que l’engagement souscrit par l’État contractant en vertu de l’article 1 doit être examiné par la Cour uniquement à la lumière des obligations positives de l’État à l’égard des personnes qui se trouvent sur son territoire. L’État en question se doit, avec tous les moyens légaux et diplomatiques dont il dispose envers les États tiers et les organisations internationales, d’essayer de continuer à garantir la jouissance des droits et libertés énoncés dans la Convention.
334. Même s’il n’appartient pas à la Cour d’indiquer quelles sont les mesures les plus efficaces que doivent prendre les autorités pour se conformer à leurs obligations, il lui faut néanmoins s’assurer que les mesures effectivement prises étaient adéquates et suffisantes dans le cas d’espèce. Face à une omission partielle ou totale, la Cour a pour tâche de déterminer dans quelle mesure un effort minimal était quand même possible et s’il devait être entrepris. Pareille tâche est d’autant plus nécessaire lorsqu’il s’agit d’une violation alléguée de droits absolus tels que ceux garantis par les articles 2 et 3 de la Convention.
335. Par conséquent, la Cour conclut que les requérants relèvent de la juridiction de la République de Moldova au sens de l’article 1 de la Convention, mais que la responsabilité de celle-ci pour les actes dénoncés – commis sur le territoire de la « RMT », sur lequel elle n’exerce aucune autorité effective – s’établit à la lumière des obligations positives qui lui incombent en vertu de la Convention. »
129. Il découle de cette jurisprudence que la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention est présumée s’exercer sur l’ensemble du territoire d’un État contractant. L’engagement pris par un tel État en vertu de l’article 1 comprend normalement deux éléments : d’une part, l’obligation négative de s’abstenir de toute ingérence dans la jouissance des droits et libertés garantis et, d’autre part, l’obligation positive de prendre les mesures appropriées pour assurer le respect de ces droits et libertés sur son territoire (Ilaşcu et autres, précité, § 313).
130. Même dans des circonstances exceptionnelles, lorsqu’un État se trouve dans l’impossibilité d’exercer son autorité sur l’ensemble de son territoire en raison d’une occupation militaire par les forces armées d’un autre État, d’actes de guerre ou de rébellion ou de la mise en place d’un régime séparatiste sur son territoire, il ne cesse pas pour autant d’exercer sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention (ibidem, § 333, voir aussi Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 109, 19 octobre 2012).
131. Cependant, lorsqu’un État est empêché d’exercer son autorité sur une partie de son territoire, sa responsabilité au regard de la Convention se limite à s’acquitter de ses obligations positives (Ilaşcu et autres, précité, § 335). Ces obligations concernent tant les mesures nécessaires pour rétablir son contrôle sur le territoire, en tant qu’expression de sa juridiction, que celles destinées à garantir le respect des droits individuels (ibidem, § 339). Pour s’efforcer de rétablir son contrôle, l’État a le devoir d’affirmer ou de réaffirmer sa souveraineté sur son territoire et de s’abstenir de tout acte de soutien au régime séparatiste (ibidem, §§ 340-345). Pour assurer le respect des droits individuels, il doit prendre des mesures d’ordre judiciaire, politique ou administratif (ibidem, § 346).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
a) Établissement des faits par la Cour
132. Les parties présentent des versions divergentes de la situation à Golestan. La période à prendre en considération va du 15 avril 2002, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan, à aujourd’hui.
133. Pour établir les faits exposés ci-dessous, la Cour a pris en compte les observations écrites et les plaidoiries orales des parties, les cartes de Golestan et de ses environs, les DVD contenant des images filmées de la région, ainsi que les autres éléments pertinents que lui ont communiqués les parties. Elle s’est aussi appuyée sur le rapport relatif à Golestan établi par l’AAAS à partir de l’interprétation d’images satellites en haute résolution.
134. La Cour note que les parties s’accordent sur un certain nombre de points : pour l’une comme pour l’autre Golestan se trouve sur le territoire internationalement reconnu de l’Azerbaïdjan, sur la rive nord de la vallée en V de l’Indzachay, les positions militaires azerbaïdjanaises et celles de la « RHK » se trouvent respectivement sur la rive nord et sur la rive sud de cette rivière, il n’y a pas de civils dans le village, à tout le moins ses environs sont minés et les violations du cessez-le-feu sont fréquentes.
135. Les versions des parties diffèrent en revanche sur plusieurs autres points. La divergence la plus importante concerne la question de savoir si les militaires azerbaïdjanais tiennent ou non des positions dans le village. La distance entre les positions militaires de chacun des deux camps et le village et la présence ou non de mines dans le village lui-même sont aussi controversées entre les parties.
136. Il ressort des éléments disponibles, et en particulier des cartes communiquées par les deux parties et par le gouvernement intervenant, que l’ensemble du village ainsi que les positions azerbaïdjanaises sont situés sur la rive nord de l’Indzachay, qui constitue une sorte de frontière naturelle, et que la « RHK » tient des positions sur la rive sud, la plus proche se trouvant sur une pente faisant face au village.
137. En ce qui concerne la question controversée de la présence militaire azerbaïdjanaise dans le village même, la Cour note qu’un certain nombre d’éléments indiquent qu’il y a dans le village des positions azerbaïdjanaises et donc des soldats azerbaïdjanais. Le rapport établi par l’AAAS à partir de l’interprétation d’images satellites prises en 2005, 2009 et 2012 indique la présence de tranchées dans le village, ou tout au moins aux abords du village. Ces tranchées sont bien visibles sur les images de 2005 et 2009, mais plus difficiles à distinguer sur l’image de 2012. Sur le fondement des éléments dont elle dispose, la Cour estime établi, sachant que le village se trouve sur la rive nord, où seules sont installées des positions azerbaïdjanaises, que ces tranchées font partie de ces positions. Cela tend donc à indiquer la présence dans le village de militaires azerbaïdjanais, puisque les tranchées nécessitent un entretien (comme cela ressort du rapport de l’AAAS, qui relève que, ayant cessé d’être utilisées entre 2009 et 2012, elles sont moins visibles sur les images de 2012). À cet égard, la Cour rappelle que nul ne conteste qu’il n’y a pas de civils dans le village. De plus, il ressort aussi du rapport de l’AAAS et du DVD communiqué en 2012 par le gouvernement intervenant que le territoire situé au nord du village et donc les routes d’accès à celui-ci sont sous le contrôle des forces armées azerbaïdjanaises. On trouve d’autres indications en ce sens sur le DVD communiqué par le requérant en 2008, où l’on voit de la fumée s’élever des cheminées de certaines maisons et un homme marcher entre des maisons en ruines.
138. Bien qu’il y ait certains signes d’une présence militaire azerbaïdjanaise à l’intérieur même du village, la Cour ne dispose pas d’éléments suffisants pour déterminer de manière certaine si les forces azerbaïdjanaises ont été présentes à Golestan pendant toute la période relevant de sa compétence ratione temporis, à savoir du 15 avril 2002 à ce jour. Il importe toutefois de noter que nul n’a allégué et que rien dans les éléments dont la Cour dispose n’indique que la « RHK » ait ou ait eu des positions ou des troupes sur la rive nord de l’Indzachay, et encore moins dans le village de Golestan, pendant la période considérée.
b) Appréciation de l’importance juridique des faits
139. Étant donné que Golestan est situé sur le territoire internationalement reconnu de l’Azerbaïdjan, la présomption de juridiction s’applique (Ilaşcu et autres, précité, § 312). Il incombe donc au Gouvernement de démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles de nature à limiter sa responsabilité au regard de l’article 1 de la Convention.
140. La Cour note qu’elle n’a admis que la responsabilité de l’État sur son propre territoire se limite à s’acquitter de ses obligations positives qu’à l’égard de régions sur lesquelles un autre État ou un régime séparatiste exerce son contrôle effectif. Dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, § 330), elle a conclu qu’il y avait une partie du territoire moldave, à savoir la région se trouvant sous le contrôle effectif de la République moldave de Transnistrie (la « RMT »), sur laquelle le gouvernement moldave n’exerçait pas son autorité. Elle s’est appuyée sur le même constat dans l’arrêt Ivanţoc et autres c. Moldova et Russie (no 23687/05, § 105, 15 novembre 2011). Dans l’arrêt Catan et autres (précité, § 109), elle a dit également que la République de Moldova n’exerçait pas son autorité sur la partie de son territoire située à l’est du Dniestr, contrôlée par la « RMT ». En revanche, dans l’arrêt Assanidzé (précité, §§ 139-140), elle a tenu compte du fait que la République autonome d’Adjarie n’était animée par aucun mouvement sécessionniste et qu’aucun autre État n’y exerçait en pratique un contrôle global.
141. Dans les affaires moldaves susmentionnées, il n’était pas contesté que le territoire en question, la Transnistrie, se trouvait sous le contrôle effectif de la « RMT ». La Cour a conclu que la Russie exerçait sa juridiction au sens de la Convention sur la région contrôlée par la « RMT », considérant que l’État russe exerçait une autorité effective, ou tout au moins une influence déterminante, sur cette entité, qu’il assurait sa survie par l’appui militaire, économique, financier et politique qu’il lui apportait, et que, dès lors, la Russie devait être tenue pour responsable des violations constatées (Ilaşcu et autres, précité, §§ 392-394, Ivanţoc et autres, précité, §§ 118-120, et Catan et autres, précité, § 122).
142. La présente affaire se distingue des affaires susmentionnées : Golestan se trouve sur la ligne de front entre les forces azerbaïdjanaises et celles de la « RHK », et la question de savoir si l’Azerbaïdjan exerce un contrôle effectif sur le village est controversée. La Cour note qu’en vertu de sa jurisprudence, il incombe normalement au Gouvernement de démontrer qu’un autre État ou un régime séparatiste exerce un contrôle effectif sur Golestan, théâtre des violations alléguées de la Convention.
143. La Cour estime utile de rappeler à ce stade que l’Azerbaïdjan a déposé avec son instrument de ratification une déclaration indiquant qu’il n’était « pas en mesure de garantir l’application des dispositions de la Convention dans les territoires occupés par la République d’Arménie » (paragraphe 93 ci-dessus). Dans la décision sur la recevabilité qu’elle a rendue en l’espèce, la Cour a dit que cette déclaration ne permettait pas de restreindre l’application territoriale de la Convention à certaines parties du territoire internationalement reconnu de l’Azerbaïdjan (Sargsyan, décision précitée, §§ 63-65) et qu’elle ne répondait pas aux conditions nécessaires pour constituer une réserve valable (ibidem, §§ 66-70).
144. La Cour note que, d’après le droit international (en particulier l’article 42 du Règlement de La Haye de 1907), un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité d’une armée ennemie, et l’on considère communément que l’» autorité de fait » se traduit par l’exercice d’un contrôle effectif et requiert des éléments tels que la présence de troupes étrangères en mesure d’exercer pareil contrôle sans le consentement de l’autorité souveraine (paragraphe 94 ci-dessus). Sur le fondement de l’ensemble des éléments dont elle dispose et eu égard aux faits établis ci-dessus, elle conclut que, faute de troupes étrangères présentes sur place, Golestan n’est ni occupé par des forces étrangères ni sous le contrôle effectif de telles forces.
145. Il apparaît au demeurant que le Gouvernement a choisi de ne pas maintenir sa position initiale, qui consistait à dire qu’il n’exerçait pas un contrôle effectif sur Golestan. Il arguë désormais plutôt que le village est en territoire contesté et qu’il est entouré de mines, pris entre les positions militaires des deux camps situées de part et d’autre de la rivière, et à portée de tir des forces arméniennes.
146. Le Gouvernement plaide essentiellement que la jurisprudence élaborée par la Cour à partir de l’affaire Ilaşcu et autres, précitée, et suivant laquelle un État qui a perdu le contrôle effectif d’une partie de son territoire, passée sous le contrôle d’un autre État ou d’un régime séparatiste, voit sa responsabilité limitée au regard de la Convention devrait également s’appliquer aux zones contestées ou, ainsi qu’il l’a formulé à l’audience du 5 février 2014, aux « zones rendues inaccessibles par les circonstances ».
147. Pour trancher cette question, la Cour doit tenir compte de la nature particulière de la Convention, instrument constitutionnel de l’ordre public européen conçu pour la protection des droits des êtres humains, ainsi que de sa mission, énoncée à l’article 19 de la Convention, qui consiste à « assurer le respect des engagements résultant pour les Hautes Parties contractantes de la (…) Convention » (Loizidou c. Turquie(exceptions préliminaires), 23 mars 1995, §§ 75 et 93, série A no 310, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 141, CEDH 2011). Lorsque l’Azerbaïdjan a ratifié la Convention, le 15 avril 2002, son territoire tout entier est entré dans l’« espace juridique de la Convention ».
148. Dans les affaires moldaves susmentionnées, la reconnaissance du caractère limité de la responsabilité que l’État territorial avait au regard de la Convention était compensée par le constat qu’un autre État partie à la Convention exerçait exceptionnellement sa propre juridiction en dehors de son territoire et était donc pleinement responsable au regard de la Convention. En l’espèce, en revanche, il n’est pas établi que Golestan soit occupé par les forces armées d’un autre État ni que le village soit sous le contrôle d’un régime séparatiste. Dans ces conditions, et compte tenu de la nécessité d’éviter l’apparition d’un vide dans la protection des droits garantis par la Convention, la Cour considère que l’État défendeur n’a pas démontré l’existence de circonstances exceptionnelles de nature à limiter sa responsabilité au regard de la Convention.
149. La Cour rejette donc l’argument du Gouvernement. L’exception créée dans l’arrêt Ilaşcu et autres (précité, §§ 312-313), à savoir la limitation de la responsabilité de l’État territorial à l’égard des parties de son territoire internationalement reconnu occupées par une autre entité ou sous le contrôle effectif d’une autre entité, ne peut donc être étendue aux territoires contestés comme le suggère le Gouvernement.
150. En fait, la situation ici en jeu est plus proche de celle de l’affaire Assanidzé (arrêt précité, § 146), car, d’un point de vue juridique, le gouvernement azerbaïdjanais exerce sa juridiction en tant qu’État territorial et il assume une responsabilité pleine et entière au regard de la Convention, même s’il peut rencontrer en pratique des difficultés à exercer son autorité sur la région de Golestan. La Cour devra tenir compte de ces difficultés lorsqu’elle examinera le caractère proportionné ou non des actions ou omissions dénoncées par le requérant.
151. En conclusion, la Cour juge que les faits qui se trouvent à l’origine des violations alléguées relèvent de la « juridiction » de l’Azerbaïdjan au sens de l’article 1 de la Convention et sont de nature à engager la responsabilité du Gouvernement. En conséquence, elle rejette l’exception relative au défaut de juridiction et de responsabilité formulée par le Gouvernement, qu’elle avait jointe au fond dans sa décision sur la recevabilité (Sargsyan, décision précitée, § 76).
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
152. Le requérant se plaint d’une négation de son droit de retourner au village de Golestan et d’y accéder à ses biens, de les contrôler, d’en user et d’en jouir, ou de percevoir une indemnisation pour leur perte. Il y voit une violation continue de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
153. Le Gouvernement conteste la thèse du requérant en s’appuyant essentiellement sur trois arguments. Il plaide premièrement que, bien que Golestan se trouve sur le territoire internationalement reconnu de l’Azerbaïdjan et relève donc de sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention, les autorités azerbaïdjanaises n’exercent pas sur la région un contrôle suffisant pour pouvoir être tenues pour responsables de la violation alléguée. Il soutient deuxièmement que le requérant n’a pas démontré avoir réellement possédé une maison et un terrain à Golestan. Il arguë troisièmement que même si la Cour venait à rejeter ces deux premiers arguments elle devrait conclure à la non-violation des droits du requérant, l’Azerbaïdjan ayant selon lui respecté les obligations lui incombant en vertu de la Convention.
A. Sur la question de savoir si le requérant avait des « biens » à Golestan
a) Le requérant
154. Le requérant estime avoir fourni suffisamment d’éléments de preuve pour montrer qu’il a vécu à Golestan avec sa famille jusqu’en juin 1992 et qu’il y possédait une maison, un terrain de 2 100 m² environ et d’autres biens. Il renvoie en particulier au passeport technique de la maison, établi en mai 1991, et au plan de celle-ci, soulignant qu’il a communiqué ces deux documents dès l’introduction de sa requête.
155. Il affirme avoir obtenu le terrain par une décision du conseil du village ayant autorisé, au début des années 1960, la division de la parcelle de son père entre son frère et lui. Il conteste l’affirmation du Gouvernement selon laquelle le conseil de village n’avait pas le pouvoir d’attribuer des terres. Il relève que le Gouvernement se fonde sur le code foncier de 1970, aux termes duquel ce pouvoir aurait été dévolu aux comités exécutifs du soviet des représentants du peuple des districts et des villes, alors que, selon lui, au début des années 1960 les conseils de village étaient compétents pour attribuer des terres et avaient par ailleurs l’obligation de tenir un registre indiquant notamment la répartition des biens familiaux dans le village. Il précise qu’à l’époque ces compétences étaient régies par la Charte de 1958 sur les conseils de village (paragraphe 82 ci-dessus), qui serait entrée en vigueur le 23 avril 1958 et qui aurait toujours été applicable au moment des faits. L’article 2 § 9 j) de la charte aurait habilité le conseil de village à attribuer des terres publiques aux citoyens à des fins de construction individuelle sur le territoire du village, et l’article 2 § 19 e) l’aurait habilité à tenir un registre de la répartition des biens fonciers dans le village.
156. Le requérant répète par ailleurs que le « passeport technique » qu’il a communiqué lorsqu’il a introduit sa requête est un document valide et dûment établi et qu’il constitue une preuve suffisante de ses droits sur la maison et sur le terrain. Il conteste l’affirmation du Gouvernement selon laquelle ce document est défectueux et répond point par point aux arguments avancés à l’appui de cette thèse.
157. Concernant l’absence alléguée de référence à un titre de propriété primaire dans le passeport technique, le requérant affirme qu’une telle référence n’était pas nécessaire dans son cas. Il convient avec le Gouvernement que l’enregistrement des biens relevait de l’instruction de 1985 (paragraphe 81 ci-dessus), mais il soutient que, dans les zones rurales, cette activité était régie par l’article 2.3 de cette instruction, selon lequel, dans ces zones, la base de l’enregistrement aurait été constituée par « la liste des exploitations rurales, des extraits de cette liste [ou des] déclarations du comité exécutif du soviet des représentants du peuple du village ou de la région ». Il allègue que l’expression « liste des exploitations rurales » désignait le registre du conseil du village. Enfin, il indique que le passeport technique communiqué par lui a été établi à partir du formulaire standard fourni par le Service central des statistiques de l’URSS, qui n’exigeait pas selon lui de mentionner un titre primaire de propriété.
158. Au sujet de l’argument selon lequel le champ du passeport technique intitulé « description de la taille du terrain conformément aux documents officiels » est vide, le requérant affirme que le passeport technique a été établi par des agents du bureau de l’inventaire technique de la région de Chahoumian et que ceux-ci ne l’auraient pas signé s’il avait été incomplet. Il a également soumis des passeports techniques délivrés à d’autres habitants du village de Golestan en 1991 qui ne comporteraient pas non plus de mention dans ce champ, et il arguë que son passeport technique reflète la pratique en matière d’enregistrement qui était suivie à l’époque.
159. En ce qui concerne enfin la remarque du Gouvernement selon laquelle le passeport technique, qui est daté du 20 mai 1991, pourrait être un faux dans la mesure où il porte un tampon de la RSS d’Azerbaïdjan avec la mention région de Chahoumian alors que le pays était devenu la République d’Azerbaïdjan et que l’ancienne région de Chahoumian avait été incorporée dans la région de Goranboy en février 1991, le requérant renvoie à la déclaration faite par lui le 10 juillet 2006 et aux témoignages de plusieurs anciens voisins et amis originaires de Golestan soumis en 2010, lesquels confirmeraient tous que l’ensemble de la région de Chahoumian, y compris le village de Golestan, était habitée en majorité par des Arméniens et qu’elle a fait l’objet d’un blocus par l’Azerbaïdjan de 1989 à 1992. Il affirme que, en raison de ce blocus, la région s’est trouvée complètement isolée après le bombardement des stations de télévision et la coupure de l’électricité, et que les habitants de Golestan, y compris les agents des services publics, n’ont pas eu connaissance du changement de nom de la RSS d’Azerbaïdjan et de la région de Chahoumian et n’en ont pas été informés par les autorités. Il ajoute que le Gouvernement dit qu’il aurait fallu utiliser le nouveau tampon de la République d’Azerbaïdjan, mais qu’il n’a avancé aucune preuve que les tampons eussent réellement été déjà remplacés à l’époque.
160. En réponse à une question posée par la Cour relativement à une apparente contradiction dans le formulaire de requête quant au point de savoir si sa maison avait été détruite en 1992, le requérant explique que cette contradiction découle d’une confusion entre sa propre maison et celle de ses parents. Il précise que le formulaire de requête a été rédigé par son représentant à partir d’une déclaration recueillie auprès de lui-même le 10 juillet 2006. Dans cette déclaration, il n’aurait pas parlé de la destruction de sa propre maison mais aurait dit : « Ma mère est restée au village de Golestan et notre maison a été détruite. » D’après lui, les villageois désignaient couramment la maison de leurs parents par l’expression « ma/notre maison ».
161. En ce qui concerne l’état actuel de sa maison, le requérant indique que, compte tenu de l’impossibilité de retourner sur place, il est difficile de savoir ce qu’il en est. Il serait au mieux possible d’observer le village à la jumelle depuis la frontière de la « RHK ». À cet égard, le requérant renvoie aux témoignages de trois anciens habitants du village datant de mars 2012 (paragraphe 59 ci-dessus). Il a en outre soumis un témoignage du 12 août 2013 émanant aussi d’un ancien habitant de Golestan, qui indiquait qu’il avait travaillé en « RHK » sur un chantier près de Golestan en 2010 et qu’à cette occasion il s’était rendu sur un site dégagé d’où il avait observé le village avec des jumelles et avait pu distinguer la maison du requérant. Selon ce témoignage, les murs de la maison étaient toujours debout, mais le toit s’était effondré.
162. En bref, le requérant soutient que le passeport technique communiqué par lui constitue une preuve suffisante de son « droit d’usage, d’occupation et de jouissance » de sa maison. Il reconnaît qu’en vertu de la loi qui était en vigueur au moment de son départ il n’avait pas le droit de la vendre. Il plaide qu’il pouvait cependant espérer voir ses droits transformés en un droit de propriété privée en vertu de la loi de 1991 sur les biens. Il déclare qu’à sa connaissance ses droits n’ont pas été annulés et estime qu’il détient donc toujours juridiquement des droits sur les biens en cause.
b) Le Gouvernement
163. Le Gouvernement affirme qu’il incombe au requérant de prouver, au-delà de tout doute raisonnable, qu’il avait sur les biens faisant l’objet de sa requête un droit de propriété ou un autre droit réel.
164. Il arguë qu’il n’est pas possible de vérifier si le requérant a bien vécu à Golestan et s’il y a réellement eu des biens. Il n’y aurait aux archives régionales de Goranboy aucun document à son sujet ou concernant la parcelle de terrain, la maison ou les autres bâtiments censés lui appartenir. De plus, certaines archives de l’ancienne région de Chahoumian, dont celles de l’état civil et du bureau des passeports, auraient été détruites au cours des hostilités. Le principal document communiqué par le requérant, à savoir le passeport technique de la maison, serait défectueux et ne prouverait donc pas que l’intéressé possédait une maison et un terrain. De même, les déclarations du requérant et les témoignages communiqués par lui présenteraient de nombreuses incohérences, par exemple quant au nombre de pièces de la maison et à la taille du terrain, et ils seraient donc, dans leur ensemble, dépourvus de fiabilité.
165. En ce qui concerne les biens censés appartenir au requérant à Golestan, le Gouvernement soutient premièrement que le grief de l’intéressé ne porte que sur la maison, dont il apparaîtrait qu’elle a été détruite avant l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan, de sorte que ce grief échapperait à la compétence ratione temporis de la Cour.
166. Deuxièmement, il estime que, pour autant que le grief peut être compris comme visant aussi le terrain, l’allégation du requérant consistant à dire qu’il avait obtenu du conseil du village l’autorisation de diviser les terres de son père n’est pas crédible, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les déclarations d’anciens membres du conseil du village soumises par le requérant ne seraient pas cohérentes. Selon deux de ces déclarations, le conseil du village aurait divisé la parcelle du père du requérant entre ce dernier et son frère, tandis que selon une autre déclaration, le conseil du village aurait décidé d’attribuer un terrain au requérant. En toute hypothèse, la procédure décrite par le requérant ne correspondrait pas aux structures administratives et aux lois en vigueur dans les années 1960 : le conseil du village n’aurait alors pas été habilité à attribuer des terres. À cette époque, il n’y aurait eu, au-delà de la Constitution, aucun texte spécifique régissant le droit d’utiliser les terres. Le code foncier de 1970 de la RSS d’Azerbaïdjan aurait simplement entériné la pratique qui existait précédemment, et il aurait disposé que seul le comité exécutif du soviet des représentants du peuple avait le pouvoir d’attribuer des terres aux fins de la construction de maisons privées. En pareil cas, la personne concernée se serait normalement vu délivrer un extrait de la décision.
167. Il n’y aurait pas eu de registre foncier central en Azerbaïdjan au moment des hostilités. L’enregistrement et l’inventaire technique des habitations auraient été réalisés par les autorités administratives locales en vertu de l’instruction de 1985, dont les articles 2.1 et 2.2 auraient précisé les documents qui constituaient un titre de propriété primaire ou secondaire. Or le requérant n’aurait produit aucun document susceptible de constituer une preuve primaire de propriété. À titre d’exemple de pareille preuve, le Gouvernement cite la décision du soviet des représentants du peuple du district de Latchin en date du 29 janvier 1974 communiquée par l’un des requérants dans l’affaire Chiragov et autres c. Arménie ((déc.) [GC], no 13216/05, 14 décembre 2011).
168. Le Gouvernement explique que le passeport technique est avant tout un document « d’inventaire technique ». Il reconnaît que le passeport technique d’une maison constitue une preuve secondaire puisqu’il n’est normalement délivré qu’à la personne détenant un droit de propriété légal. Cela étant, le passeport technique communiqué par le requérant ne prouverait l’existence d’aucun droit sur les biens en cause, car il serait défectueux, et peut-être même falsifié, pour les raisons suivantes.
169. Le Gouvernement expose qu’en principe un passeport technique doit renvoyer à un titre primaire de propriété, mais que celui produit par le requérant ne mentionne aucune preuve primaire de droits sur la maison et le terrain. Il conteste la thèse du requérant selon laquelle son cas relève de l’article 2.3 de l’instruction de 1985 sur les règles d’enregistrement des habitations, et il ajoute qu’en toute hypothèse la « liste des exploitations rurales » mentionnée dans cette disposition n’est pas la même chose que le registre du conseil du village.
170. Dans ses observations de juillet 2012, le Gouvernement avance deux arguments nouveaux. Le premier est que le passeport technique est incomplet dans la mesure où il ne mentionnerait que la taille réelle de la parcelle de terrain tandis que le champ relatif à la taille du terrain selon les documents officiels serait vide.
171. Le second consiste à dire que le passeport technique, qui est daté du 20 mai 1991, porte un tampon de la région de Chahoumian, RSS d’Azerbaïdjan, qui n’aurait plus été utilisé sur les documents officiels à l’époque, le pays étant devenu la République d’Azerbaïdjan en février 1991 et le district de Chahoumian ayant été simultanément incorporé dans la région de Goranboy. Le Gouvernement affirme qu’après la transformation de la RSS d’Azerbaïdjan en République d’Azerbaïdjan, l’utilisation de vieux tampons pour produire de faux documents était fréquente. Il conteste par ailleurs l’affirmation du requérant selon laquelle la population de l’ancien district de Chahoumian n’avait pas été informée de ces changements. Il indique que dans le formulaire de requête le requérant lui-même a fait référence à la fusion du district de Chahoumian avec un district voisin pour former le nouveau district de Goranboy. Enfin, il estime hautement improbable qu’en mai 1991, dans une période de tension croissante et de troubles civils, les autorités compétentes aient encore délivré des passeports techniques.
172. En conclusion, le Gouvernement soutient que l’article 1 du Protocole no 1 ne trouve pas à s’appliquer, le requérant n’ayant pas produit de preuve des droits qu’il dit détenir.
173. Pour le cas où la Cour conclurait néanmoins que le requérant possédait des droits sur la maison et/ou sur le terrain en question, le Gouvernement indique que les lois pertinentes de la RSS d’Azerbaïdjan qui étaient toujours applicables à l’époque des hostilités ignoraient la propriété privée, mais qu’elles permettaient aux citoyens de posséder en propre des maisons et prévoyaient la possibilité pour eux de se voir attribuer des parcelles de terrain en jouissance perpétuelle à des fins telles que l’habitation et l’agriculture vivrière, le droit conféré étant alors protégé par la loi. Il ajoute que la loi de 1991 sur les biens et le code foncier de 1992 de la République d’Azerbaïdjan ont ouvert la possibilité de transférer les terres déjà attribuées aux individus dans leur propriété privée et que la loi de 1996 sur la réforme foncière a fixé des règles détaillées pour la privatisation des parcelles de terrain attribuées aux individus et des maisons individuelles se trouvant dessus.
174. Le Gouvernement avait d’abord indiqué qu’aucun texte n’avait été adopté concernant les biens abandonnés par les Arméniens qui avaient fui l’Azerbaïdjan en raison du conflit. Dans ses observations de septembre 2013, il a modifié cette assertion en déclarant qu’une ordonnance avait été adoptée en 1991 (paragraphe 83 ci-dessus) pour encadrer la pratique des échanges de biens entre des Arméniens quittant l’Azerbaïdjan et des Azerbaïdjanais quittant l’Arménie, le Haut-Karabagh ou les régions limitrophes sous contrôle arménien. Les biens allégués du requérant ne seraient toutefois pas concernés par ce texte.
c) Le gouvernement arménien, tiers intervenant
175. Le gouvernement arménien appuie la thèse du requérant.
a) Les principes applicables en matière d’appréciation des revendications posées sur des biens et des domiciles par des personnes déplacées
176. La Cour a déjà connu par le passé d’affaires relatives au droit de propriété et au droit au logement de personnes déplacées à cause d’un conflit armé interne ou international. Ces affaires étaient nées de l’occupation de la partie nord de Chypre, de l’action des forces de sécurité en Turquie et en Russie ou d’autres situations de conflit.
177. La Cour a examiné pour la première fois le droit des personnes déplacées au respect de leur domicile et de leurs biens dans l’affaire Loizidou c. Turquie ((fond), 18 décembre 1996, Recueil 1996‑VI). Dans cette affaire, la requérante disait être propriétaire de plusieurs parcelles de terrain situées dans la partie nord de Chypre. Le gouvernement turc ne contestait pas la validité de son titre, mais arguait qu’elle avait perdu son droit de propriété sur ces terres en vertu de l’article 159 de la Constitution de 1985 de la « République turque de Chypre du Nord » (« RTCN »), qui déclarait propriété de la « RTCN » tous les biens immobiliers abandonnés. Tenant compte du fait que la communauté internationale n’avait pas reconnu la « RTCN » en tant qu’État, la Cour n’a attribué aucune validité juridique à la disposition invoquée par le gouvernement turc et elle a considéré que la requérante ne pouvait passer pour avoir perdu son droit sur ses biens par le jeu de cette disposition (ibidem, §§ 42-47).
178. Dans plusieurs affaires relatives à ce même conflit, la Cour a établi que les requérants avaient des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 sur le fondement de commencements de preuve que le Gouvernement n’avait pas réfutés de manière convaincante, notamment une copie du titre de propriété original, un certificat d’enregistrement, un acte de vente, ou encore une déclaration de propriété émise par la République de Chypre. Dans l’affaire Solomonides c. Turquie (no 16161/90, § 31, 20 janvier 2009), le requérant avait expliqué que son droit de propriété avait été enregistré au cadastre du district, mais que, au moment de l’intervention militaire turque, il avait été forcé de fuir et n’avait pas pu emporter ses titres de propriété. Il avait exposé que les autorités de la République de Chypre avaient ensuite reconstitué le registre foncier et délivré des certificats de déclaration de propriété, et que ces certificats étaient la meilleure preuve disponible en l’absence des registres et des documents originaux. Dans l’affaire Saveriades c. Turquie (no16160/90, 22 septembre 2009), la Cour a expressément tenu compte des raisons pour lesquelles le requérant n’avait pas pu produire ses titres de propriété originaux : il avait expliqué qu’il avait dû quitter en toute hâte les locaux où se trouvaient ces documents et qu’il n’avait par la suite pas pu y retourner ni récupérer les titres d’une autre façon. La Cour a admis que les documents qu’il avait produits devant elle (un acte de vente, des certificats de propriété et un permis de construire) constituaient des commencements de preuve de son droit de propriété sur les biens en cause. Elle a déclaré ce qui suit (ibidem, § 18) :
« (…) [L]e Gouvernement n’ayant pas produit d’éléments convaincants propres à réfuter ceux du requérant, et compte tenu des circonstances dans lesquelles ce dernier a été contraint de quitter la partie nord de Chypre, la Cour considère qu’il avait un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. »
179. Dans l’affaire Doğan et autres c. Turquie (nos 8803/02 et 14 autres, CEDH 2004‑VI), qui concernait l’expulsion forcée de villageois intervenue dans la région du sud-est de la Turquie placée sous état d’urgence et le refus de les laisser y retourner qui avait perduré plusieurs années, le Gouvernement avait soulevé une exception d’irrecevabilité consistant à dire que certains des requérants n’avaient pas produit de titres de propriété attestant qu’ils possédaient des biens dans le village en question. La Cour a considéré qu’elle n’était pas appelée à décider si oui ou non les requérants avaient, nonobstant l’absence de titre, des droits de propriété au regard du droit interne, mais que la question était plutôt de savoir si les activités économiques menées de manière générale par les intéressés pouvaient être considérées comme des « biens » entrant dans le champ d’application de la garantie accordée par l’article 1 du Protocole no 1. S’exprimant comme suit, elle a estimé que tel était le cas (ibidem, § 139) :
« (…) La Cour constate à ce sujet qu’il ne prête pas à controverse que les requérants ont tous vécu à Boydaş jusqu’en 1994. Même s’ils ne possèdent pas de titre de propriété officiel sur les biens litigieux, ils avaient soit fait bâtir leurs propres demeures sur des terres appartenant à leurs ascendants, soit vécu dans les maisons de leurs parents et cultivé la terre dont ceux-ci étaient propriétaires. La Cour observe en outre que les requérants avaient des droits incontestés sur les terrains communaux du village – tels que les terres de pacage, les zones de parcours et les fonds forestiers – et qu’ils gagnaient leur vie grâce à l’élevage et l’exploitation du bois. La Cour estime dès lors que l’ensemble de ces ressources économiques et les revenus que les intéressés en tiraient peuvent être qualifiés de « biens » aux fins de l’article 1 du Protocole no 1. »
180. La Cour a dit dans plusieurs de ses arrêts et décisions que la notion de « biens » possède une portée autonome. Dans l’arrêt Öneryıldız c. Turquie ([GC], no 48939/99, § 124, CEDH 2004-XII), elle s’est exprimée ainsi à cet égard :
« La Cour rappelle que la notion de « biens » prévue par la première partie de l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété des biens corporels et qui est indépendante par rapport aux qualifications formelles du droit interne : ce qui importe c’est de rechercher si les circonstances d’une affaire donnée, considérées dans leur ensemble, peuvent passer pour avoir rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par cette disposition (…) Ainsi, à l’instar des biens corporels, certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi être considérés comme des « droits de propriété », et donc comme des « biens » aux fins de cette disposition (…) La notion de « biens » ne se limite pas non plus aux « biens actuels » et peut également recouvrir des valeurs patrimoniales, y compris des créances, en vertu desquelles le requérant peut prétendre avoir au moins une « espérance légitime » et raisonnable d’obtenir la jouissance effective d’un droit de propriété (…) »
Dans cette affaire, la Cour a considéré qu’une habitation érigée illégalement sur un terrain public à côté d’une décharge d’ordures, où le requérant et sa famille vivaient en toute tranquillité, bien que sans autorisation, en payant la taxe d’habitation et les services publics, représentait un intérêt patrimonial que, de facto, les autorités avaient reconnu, et qui était suffisamment important pour constituer un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
181. La question de savoir si le requérant avait suffisamment étayé le grief qu’il formulait sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 s’est également posée dans plusieurs affaires dirigées contre la Russie où les maisons des requérants ou d’autres de leurs biens avaient été détruits ou endommagés du fait d’attaques aériennes menées sur la localité où ils vivaient. Par exemple, dans l’affaire Kerimova et autres c. Russie (nos17170/04 et 5 autres, § 293, 3 mai 2011), la Cour a admis la revendication de propriété formulée par certains des requérants sur le fondement d’extraits d’un inventaire immobilier délivré par les services municipaux après l’attaque et d’où il ressortait qu’ils étaient les propriétaires de leurs maisons respectives. Quant aux requérants qui n’avaient produit aucune preuve de leur droit sur les biens en cause, la Cour a établi la réalité de ce droit à partir d’autres éléments de preuve, par exemple un certificat de résidence délivré par les services municipaux. Elle a aussi jugé probable que les éventuels documents confirmant le droit des requérants sur leur maison eussent été détruits pendant l’attaque.
182. Dans des cas où il était établi que le requérant était le propriétaire de la maison, la Cour n’a pas exigé de preuves documentaires supplémentaires attestant qu’il y résidait pour juger démontré que la maison constituait un « domicile » au sens de l’article 8 de la Convention. C’est ainsi que dans l’arrêt Orphanides c. Turquie (no 36705/97, § 39, 20 janvier 2009) elle s’est exprimée comme suit :
« La Cour note que le Gouvernement n’a produit aucun élément susceptible de mettre en doute la déclaration du requérant selon laquelle, au moment de l’invasion turque, il résidait régulièrement dans sa maison à Lapithos et celle-ci était considérée par lui et par sa famille comme leur domicile. »
183. Cependant, si un requérant ne produit aucun élément attestant de son droit de propriété ou de son lieu de résidence, ses griefs sont voués à l’échec (voir, par exemple, Lordos et autres c. Turquie, no15973/90, § 50, 2 novembre 2010, où la Cour a déclaré un grief irrecevable ratione materiae en l’absence de preuve de la propriété ; voir aussi la conclusion à laquelle elle est parvenue à l’égard de certains des requérants dans l’affaire Kerimova et autres, précitée). Dans plusieurs affaires, la Cour a rappelé que les requérants doivent apporter un commencement de preuve suffisant à l’appui de leurs griefs. Dans l’affaire Damayev c. Russie (no 36150/04, §§ 108-111, 29 mai 2012), elle a considéré qu’un requérant qui se plaint de la destruction de son domicile doit fournir au moins une brève description du bien en question. Le requérant n’ayant pas produit de documents ni fourni d’informations détaillées sur ses allégations, elle a jugé son grief insuffisamment étayé. La Cour a cité d’autres exemples de documents constituant un commencement de preuve de la propriété d’un bien ou du fait que celui-ci constitue le domicile du requérant : titres fonciers ou titres de propriété, extraits du registre foncier ou fiscal, documents émis par l’administration locale, plans, photographies et factures d’entretien, lettres reçues à l’adresse en cause, témoignages ou tout autre élément pertinent (voir, par exemple, Prokopovitch c. Russie, no 58255/00, § 37, CEDH 2004‑XI, et Elsanova c. Russie (déc.), no 57952/00, 15 novembre 2005).
184. En bref, la Cour a développé dans sa jurisprudence une approche souple quant aux preuves à produire par les requérants qui se plaignent d’avoir perdu leurs biens et leur domicile dans le cadre d’un conflit armé interne ou international. Elle note que l’article 15.7 des principes des Nations unies concernant la restitution des logements et des biens dans le cas des réfugiés et des personnes déplacées (paragraphe 96 ci-dessus) reflète une approche similaire.
b) Application de ces principes au cas d’espèce
i. Preuves relatives aux biens
185. La Cour examinera d’abord l’argument du Gouvernement selon lequel le grief du requérant ne concerne que la maison, qui aurait été détruite avant l’entrée en vigueur de la Convention. Elle a déjà relevé dans la décision sur la recevabilité qu’elle a rendue en l’espèce que le requérant avait dès le début mentionné aussi la parcelle de terrain sur laquelle la maison était construite (Sargsyan, décision précitée, § 88). Elle considère donc que le grief de l’intéressé porte à la fois sur la maison et sur le terrain.
186. Les arguments des parties s’articulent autour de deux points : premièrement, la valeur probante du « passeport technique » produit par le requérant et, deuxièmement, la question de savoir si le conseil du village, dont le requérant dit avoir obtenu le terrain et l’autorisation d’y bâtir une maison au début des années 1960, était à cette époque compétent pour attribuer des terres.
187. En ce qui concerne le second point, le Gouvernement s’appuie sur la structure administrative générale qui était celle de la RSS d’Azerbaïdjan pour dire que le conseil de village n’était pas habilité à attribuer des terres, tandis que le requérant renvoie à certaines dispositions de la Charte de 1958 sur les conseils de village (paragraphe 82 ci-dessus), qui paraissent confirmer sa thèse selon laquelle le conseil de village pouvait attribuer des terres à des fins de construction privée. Toutefois, pour les raisons exposées ci-dessous, la Cour n’aura pas à trancher cette question.
188. Il n’est pas contesté qu’il n’était en principe délivré de passeport technique qu’à la personne détenant un droit sur la maison. En l’espèce, le requérant a produit un passeport technique, établi à son nom, se rapportant à une maison et à un terrain d’environ 2 100 m² sis à Golestan et comprenant un plan détaillé de la maison. La Cour considère que ce passeport technique constitue un commencement de preuve et que, sous réserve qu’il puisse être considéré comme valable, il n’y a pas lieu d’étudier dans le détail les arguments des parties quant au droit interne applicable en matière d’attribution de terres en RSS d’Azerbaïdjan au début des années 1960. Elle examinera donc d’abord la validité de ce passeport technique. Les parties s’accordant à dire que l’enregistrement des maisons était régi à l’époque par l’instruction de 1985 (paragraphe 81 ci-dessus), il reste à apprécier un par un les différents arguments avancés par le Gouvernement à l’appui de son assertion selon laquelle le passeport technique était défectueux, voire qu’il avait été falsifié.
189. En ce qui concerne l’argument que le Gouvernement tire de ce que le passeport technique ne contient pas de référence à un titre primaire de propriété, la Cour note que les parties sont en désaccord sur le point de savoir quelles sont les dispositions de l’instruction de 1985 qui étaient applicables au cas du requérant. Elle-même n’est pas en mesure de déterminer quelle est l’interprétation correcte du droit qui était en vigueur en Azerbaïdjan en mai 1991, époque où le passeport technique a été établi. Elle note que le requérant a au moins donné une explication plausible de la raison pour laquelle une telle référence n’était pas nécessaire dans son cas. Il est vrai également que, comme il l’a souligné, le formulaire utilisé ne prévoyait pas l’indication de pareille référence. Enfin, il a aussi produit des copies de passeports techniques de maisons appartenant à d’autres anciens habitants de Golestan, qui ne contiennent pas non plus de référence de cette nature.
190. Le Gouvernement arguë aussi que le champ relatif à la « taille du terrain conformément aux documents officiels » est vide sur le passeport technique soumis par le requérant. Là encore, le requérant a donné des informations détaillées sur la manière dont le passeport technique a été établi par les agents du bureau régional de l’inventaire technique, et il a produit des copies de passeports techniques de maisons appartenant à d’autres anciens habitants de Golestan dans lesquels ce champ était également vide.
191. Enfin, le Gouvernement plaide que le passeport technique ne porte pas le bon tampon. La Cour considère toutefois que, compte tenu du contexte qui prévalait en 1991, à savoir une situation caractérisée par des troubles civils généralisés et un blocus de la région de Chahoumian, que le requérant, les membres de sa famille et les anciens habitants du village avaient évoquée dès leurs déclarations de 2010, bien avant donc que le Gouvernement ne soulève la question des tampons, l’explication du requérant selon laquelle ni la population de la région ni les agents des services publics n’avaient été informés par les autorités du changement de nom paraît plausible. Quoi qu’il en soit, la Cour accorde du poids à l’argument consistant à dire que le Gouvernement n’a pas allégué, et encore moins démontré, que de nouveaux tampons eussent effectivement été fournis aux autorités locales concernées de (l’ancienne) région de Chahoumian avant mai 1991, date à laquelle le passeport technique concernant la maison du requérant a été établi.
192. En bref, la Cour estime que le passeport technique produit par le requérant constitue un commencement de preuve de ses droits sur la maison et le terrain du même ordre que ce qu’elle a déjà admis en maintes occasions précédentes (paragraphes 178-183 ci-dessus), et elle constate que ce commencement de preuve n’a pas été réfuté de manière convaincante par le Gouvernement.
193. La Cour tient compte par ailleurs du fait que les arguments présentés par le requérant n’ont pas varié depuis le début : il a toujours déclaré avoir vécu à Golestan et y avoir eu une maison et un terrain jusqu’à sa fuite en juin 1992. Il a communiqué des copies de son ancien passeport soviétique et de son certificat de mariage, qui montrent qu’il est né à Golestan en 1929 et s’y est marié en 1955. Ses déclarations sur la manière dont il a obtenu le terrain et l’autorisation d’y construire une maison et sur la manière dont il a bâti cette maison au début des années 1960 avec l’aide de voisins et d’amis sont étayées par les témoignages de plusieurs membres de sa famille et d’anciens habitants du village. Tout en tenant compte du fait qu’il s’agit là de déclarations écrites, qui n’ont pas été vérifiées par un contre-interrogatoire, la Cour note qu’elles sont riches en détails et qu’elles tendent à démontrer que leurs auteurs ont réellement vécu les événements qu’ils décrivent. Étant donné le grand laps de temps qui s’est écoulé depuis que les anciens habitants du village sont partis, elle n’attache pas une importance déterminante au fait que, comme le Gouvernement l’a relevé, ces déclarations ne concordent pas en tous points.
194. La Cour tient également compte d’un autre élément important, à savoir les circonstances dans lesquelles le requérant a été contraint de quitter le village lorsque celui-ci a été attaqué par des militaires. Il n’est guère étonnant que, dans de telles conditions, il n’ait pas pu emporter avec lui tous ses papiers. Partant, compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve produits devant elle, la Cour conclut que le requérant a suffisamment étayé son allégation selon laquelle il avait une maison et un terrain à Golestan lorsqu’il a fui le village en juin 1992.
195. La Cour en vient pour finir à l’argument du Gouvernement selon lequel la maison avait apparemment été détruite avant le 15 avril 2002, date de l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan, et que, en conséquence, et pour autant qu’il portait sur la maison, le grief échappait à sa compétence ratione temporis. Dans sa décision sur la recevabilité, elle a noté qu’on ne savait pas avec certitude si la maison du requérant avait été détruite. Elle a ajouté qu’à ce stade elle ne se préoccupait que de déterminer si les faits de la cause étaient susceptibles de relever de sa compétence ratione temporis, l’examen détaillé des faits et des points de droit devant être réservé jusqu’à l’examen au fond (Sargsyan, décision précitée, § 88). Eu égard à sa jurisprudence, elle a considéré que l’impossibilité pour le requérant d’accéder aux biens et au domicile qu’il disait posséder à Golestan ainsi qu’aux tombes de ses proches qui se seraient trouvées sur place devait être considérée comme une situation continue qu’elle était compétente pour examiner à partir du 15 avril 2002. Elle a donc rejeté l’exception d’irrecevabilité ratione temporis soulevée par le Gouvernement (ibidem, §§ 91-92). L’étude détaillée des faits ayant été réservée jusqu’au stade de l’examen au fond, il reste par conséquent à la Cour à déterminer si la maison a ou non été détruite avant l’entrée en vigueur de la Convention et si, dès lors, l’exception d’irrecevabilité ratione temporis soulevée par le Gouvernement à l’égard de la maison repose sur une base factuelle. De fait, si la destruction devait avoir eu lieu avant l’entrée en vigueur de la Convention, il s’agirait d’un acte instantané échappant à sa compétence ratione temporis(Moldovan et autres c. Roumanie (déc.), nos 41138/98 et 64320/01, 13 mars 2001).
196. La Cour note que les informations fournies par le requérant dans sa requête pour ce qui est du point de savoir si la maison avait ou non été détruite sont contradictoires (Sargsyan, décision précitée, § 24). Interrogé par la Cour sur ce point, il a expliqué cette contradiction apparente en indiquant qu’il y avait eu une confusion entre sa maison et celle de ses parents lorsque son représentant avait rédigé la requête sur le fondement de sa déclaration écrite du 10 juillet 2006, dans laquelle il avait employé ces mots : « Ma mère est restée au village de Golestan et notre maison a été détruite. » La Cour note que cette déclaration a été jointe à la requête. Elle admet que le contexte particulier dans lequel l’expression « notre maison » a été utilisée laisse place à différentes interprétations et que le passage correspondant du formulaire de requête faisant état de la destruction de la maison du requérant peut être le fruit d’un malentendu.
197. Au vu des éléments de preuve produits devant elle, en particulier les DVD communiqués par les deux parties et par le gouvernement arménien, les autres éléments pertinents communiqués par les parties et le rapport de l’AAAS, la Cour observe que Golestan est un village abandonné depuis le milieu de l’année 1992 et que la plupart des bâtiments y sont en ruines, les murs intérieurs et extérieurs étant toujours debout, mais les toits s’étant effondrés. En l’absence de preuve concluante que la maison du requérant ait été complètement détruite avant l’entrée en vigueur de la Convention, elle part du principe que la bâtisse existe toujours, même si elle est probablement très endommagée. L’exception d’irrecevabilité ratione temporis soulevée par le Gouvernement ne repose donc pas sur une base factuelle.
198. La Cour conclut donc que le requérant avait et a toujours une maison et une parcelle de terrain à Golestan, et elle rejette l’exception soulevée par le Gouvernement pour irrecevabilité ratione temporis du grief relatif à la maison.
ii. Sur le point de savoir si les droits du requérant relèvent de l’article 1 du Protocole no 1
199. La Cour doit ensuite examiner la question de savoir si le requérant avait – et s’il a encore – des droits de propriété reconnus en droit interne et si ces droits peuvent passer pour des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
200. Le Gouvernement explique que, en vertu des lois pertinentes de la RSS d’Azerbaïdjan, qui étaient en vigueur au moment du déplacement du requérant, les citoyens ne pouvaient détenir en propriété privée ni maisons ni terres, mais qu’ils pouvaient posséder en propre une maison et se voir attribuer de la terre pour une période indéterminée à des fins telles que l’agriculture vivrière et l’habitation. Il ajoute que la loi de 1991 sur les biens et le code foncier de 1992 ont créé la possibilité de transférer les terres déjà attribuées aux individus dans leur propriété privée, mais que les règles détaillées sur la privatisation des terres attribuées aux citoyens, y compris les maisons érigées dessus, n’ont été posées que dans la loi de 1996 sur la réforme foncière.
201. La Cour note donc que lorsque le requérant a quitté Golestan en juin 1992, les règles autorisant les individus à transformer les droits qu’ils détenaient précédemment sur les terres et les maisons individuelles érigées dessus n’avaient pas encore été adoptées. Par ailleurs, il n’a pas été avancé que l’intéressé se soit ensuite prévalu de cette possibilité. Les droits qu’il avait acquis en vertu de l’ancienne législation n’ayant pas été annulés par l’adoption de la loi de 1991 sur les biens et du code foncier de 1992, les droits sur la maison et sur la terre qu’il détenait au moment de sa fuite doivent être appréciés au regard des lois de la RSS d’Azerbaïdjan.
202. La Cour relève qu’en vertu de ces lois, en particulier l’article 13 de la Constitution de 1978 et l’article 10.3 du code du logement de 1983, les citoyens pouvaient posséder en propre des bâtiments d’habitation. Les droits sur ces biens étaient protégés par l’État et transmissibles par succession. En revanche, toutes les terres étaient la propriété de l’État. Des parcelles de terrain pouvaient néanmoins être attribuées à des individus à des fins précises telles que l’agriculture vivrière ou la construction d’une habitation individuelle. Il découle de l’article 13 de la Constitution de 1978 et de l’article 4 du code foncier qu’en pareil cas l’individu avait un « droit d’usage » sur la terre. Ce « droit d’usage » obligeait le bénéficiaire à utiliser la terre aux fins pour lesquelles elle lui avait été attribuée, mais il était protégé par la loi, ce que le Gouvernement ne conteste d’ailleurs pas, et il était également transmissible par succession.
203. Il ne fait donc aucun doute que les droits conférés au requérant sur la maison et le terrain étaient des droits protégés qui représentaient un intérêt économique substantiel. Compte tenu de la portée autonome de l’article 1 du Protocole no 1, le droit du requérant sur la maison qu’il possédait en propre et son « droit d’usage » sur la terre constituaient des « biens » au sens de cette disposition.
204. Le Gouvernement soutient qu’il n’a pas été adopté de lois concernant les biens abandonnés par les Arméniens qui ont quitté l’Azerbaïdjan en raison du conflit. Il mentionne toutefois une exception, à savoir l’ordonnance de 1991 (paragraphe 83 ci-dessus), et explique que ce texte visait à encadrer la pratique des échanges de biens entre les Arméniens quittant l’Azerbaïdjan et les Azerbaïdjanais quittant l’Arménie ou le Haut‑Karabagh et les provinces environnantes. Il précise cependant que les biens du requérant ne sont pas concernés par cette ordonnance.
205. La Cour conclut que, lorsqu’il a dû quitter Golestan en juin 1992, le requérant avait sur une maison et sur un terrain des droits constitutifs de biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Étant donné que rien n’indique que ces droits aient été éteints par la suite, que ce soit avant ou après la ratification de la Convention par l’Azerbaïdjan, ils demeurent valables. Le requérant ayant dès lors des biens actuels, il n’est pas nécessaire de rechercher s’il avait aussi une « espérance légitime » d’acquérir sur ces biens un droit de propriété privée conformément à la loi de 1991 sur les biens.
B. Sur la question de l’existence d’une violation continue de l’article 1 du Protocole no 1
a) Le requérant
206. Le requérant soutient que la négation de son droit de retourner au village de Golestan et d’y accéder à ses biens, de les contrôler, d’en user et d’en jouir, ou de percevoir une indemnisation pour leur perte s’analyse en une violation continue de l’article 1 du Protocole no 1 (Sargsyan, décision précitée, § 149). S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour relative à la partie nord de Chypre, il plaide qu’il est toujours le propriétaire légal des biens qu’il a laissés à Golestan, mais qu’il ne peut ni retourner sur place ni obtenir une indemnisation pour l’ingérence dans l’exercice de ses droits.
207. Il affirme que, depuis l’entrée en vigueur de la Convention en 2002, le Gouvernement n’a pris aucune mesure particulière pour rétablir les droits des réfugiés tels que lui, et notamment pour reconnaître son droit de retourner dans sa maison et sur son terrain ou d’être indemnisé. Il souligne que le droit des réfugiés et des déplacés de regagner volontairement leur foyer ou d’être indemnisés est énoncé dans tous les documents internationaux, notamment dans les principes de base de Madrid élaborés en 2007 dans le cadre du processus de Minsk de l’OSCE (paragraphe 26 ci-dessus), dans les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies et dans les recommandations de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et du Parlement européen.
208. Il suggère que, pour déterminer la nature et l’ampleur des obligations incombant au Gouvernement, la Cour tienne compte des normes internationales pertinentes, en particulier des principes des Nations unies concernant la restitution des logements et des biens dans le cas des réfugiés et des personnes déplacées, également appelés « principes de Pinheiro » (paragraphe 96 ci-dessus). Selon lui, le Gouvernement pourrait prendre différentes mesures : il pourrait par exemple mettre en place un organe d’enregistrement des biens et une procédure permettant aux réfugiés et aux personnes déplacées de rétablir leurs droits sur les biens qu’ils possédaient avant la guerre et de demander à en reprendre possession ; il pourrait ensuite créer une zone de séparation dans le cadre d’un accord de retrait des armées opposées à distance de la ligne de cessez-le-feu, puis une zone démilitarisée placée sous l’autorité d’une force internationale de maintien de la paix, zone qui pourrait alors devenir le premier endroit où les retours pourraient se faire. Le Gouvernement n’aurait pas même fait mine de chercher à mettre en place pareilles mesures.
b) Le Gouvernement
209. Le principal argument du Gouvernement au stade de la recevabilité consistait à dire que l’Azerbaïdjan n’exerçait pas un contrôle effectif sur Golestan, qu’il n’était donc pas en mesure de permettre au requérant d’accéder à ses biens et que, dès lors, il ne pouvait être tenu pour responsable de la violation continue alléguée (Sargsyan, décision précitée, § 155).
210. Par la suite, conformément à sa position selon laquelle il ne contrôle pas suffisamment la région et n’exerce donc, au regard de la Convention, qu’une responsabilité limitée relativement à Golestan, le Gouvernement a choisi de plaider à titre principal l’accomplissement par lui du reste de ses obligations positives découlant de l’article 1 de la Convention, ce tant en ce qui concerne les mesures générales qu’en ce qui concerne les mesures individuelles. En particulier, il n’aurait pas cessé de s’opposer à l’occupation illégale du Haut-Karabagh et des provinces limitrophes par les forces arméniennes. En parallèle, il se serait efforcé de recouvrer le contrôle des territoires occupés par tous les moyens diplomatiques à sa disposition, notamment en participant aux négociations de paix menées dans le cadre du groupe de Minsk de l’OSCE. Les coprésidents de ce groupe auraient organisé des rencontres régulières avec les ministres des Affaires étrangères et les présidents de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan. Pour autant que des mesures individuelles soient nécessaires pour faire face à la situation des réfugiés et des déplacés internes, le Gouvernement renvoie à l’ordonnance de 1991 (paragraphe 83 ci-dessus), par laquelle a été légalisé l’échange de biens entre les Azerbaïdjanais fuyant l’Arménie, le Haut-Karabagh et les provinces limitrophes et les Arméniens fuyant l’Azerbaïdjan. Cette ordonnance aurait été adoptée pour répondre à la situation d’urgence totalement exceptionnelle créée par le flux massif de réfugiés et de déplacés. À la connaissance du Gouvernement, le requérant n’aurait cependant pas conclu un tel échange.
211. À titre subsidiaire, pour le cas où la Cour estimerait que la responsabilité de l’État est pleinement engagée au regard de la Convention, le Gouvernement admet que le fait de refuser au requérant l’accès à Golestan peut être considéré comme une ingérence dans l’exercice par celui-ci des droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1.
212. Le Gouvernement arguë cependant que le refus de laisser les civils, quelle que soit leur nationalité, accéder à Golestan se justifie par l’insécurité régnant dans la région. Ainsi, à supposer que les droits du requérant aient fait l’objet d’une ingérence, celle-ci était selon lui prévue par la loi et servait l’intérêt général. À cet égard, il note que les forces armées azerbaïdjanaises, dont il précise que le statut est régi par la loi de 1993 sur les forces armées de la République d’Azerbaïdjan, sont responsables de la défense des frontières du pays et du maintien de la sécurité de ses habitants. L’accès à Golestan, territoire situé dans une zone d’opérations militaires, serait interdit par une ordonnance du ministre de la Défense, que le Gouvernement ne pourrait pas divulguer, car elle serait strictement confidentielle. La base légale habilitant le ministre de la Défense à émettre pareille ordonnance résiderait dans l’article 7 § 2 point 11 de la loi sur la défense de la République d’Azerbaïdjan. Dans l’exercice de leur mission ainsi définie, les forces armées azerbaïdjanaises seraient tenues de respecter la Convention et le droit international humanitaire. Elles auraient donc la responsabilité de réduire le plus possible les risques d’atteinte à l’intégrité physique des civils en les empêchant d’entrer dans les zones dangereuses. Pour le Gouvernement, laisser des civils entrer dans le village pourrait même être considéré comme une violation par l’Azerbaïdjan de son obligation de protéger le droit à la vie garanti par l’article 2 de la Convention. Il est évident selon lui que Golestan est une zone dangereuse, compte tenu de la présence de mines antipersonnel et du risque d’actes hostiles.
213. Le Gouvernement s’appuie sur l’arrêt Doğan et autres (précité) pour dire que, dans les affaires de ce type, la Cour s’est surtout penchée sur la proportionnalité de l’ingérence. Il soutient que la présente affaire diffère de l’affaire Doğan et autres, où la Cour avait conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 8 de la Convention. À cet égard, il arguë essentiellement qu’en l’espèce le requérant n’est pas une personne déplacée à l’intérieur du pays, mais qu’il vit en Arménie et relève donc de la juridiction de cet État. Il ajoute que les autorités azerbaïdjanaises ont déployé des efforts considérables pour répondre aux besoins de centaines de milliers de personnes déplacées en leur fournissant notamment un logement et toute une palette de services sociaux, mais que, le requérant vivant en Arménie, elles ne sont pas en mesure de lui apporter la moindre aide pratique.
c) Le gouvernement arménien, tiers intervenant
214. Le gouvernement arménien appuie la thèse du requérant.
215. La Cour estime utile de formuler un certain nombre de remarques liminaires. Comme elle l’a dit dans sa décision sur la recevabilité (Sargsyan, décision précitée, §§ 89-91) et rappelé ci-dessus, elle s’est déclarée compétente ratione temporis pour connaître de la présente affaire parce qu’elle a conclu que le requérant avait toujours sur la maison et le terrain sis à Golestan des droits de propriété valables (paragraphe 205 ci-dessus). En revanche, le déplacement de l’intéressé de Golestan en juin 1992 échappe à sa compétence ratione temporis (ibidem, § 91). En conséquence, la question à examiner en l’espèce est celle de savoir si le Gouvernement a violé les droits du requérant après cet événement, sachant que la situation qui prévaut depuis lors résulte directement du conflit non résolu opposant l’Arménie à l’Azerbaïdjan au sujet du Haut-Karabagh.
216. À cet égard, la Cour observe que le requérant fait partie des centaines de milliers d’Arméniens qui ont fui l’Azerbaïdjan durant le conflit en abandonnant leurs biens et leur domicile. Actuellement, plus d’un millier de requêtes individuelles introduites par des personnes déplacées pendant le conflit sont pendantes devant elle. Elles sont dirigées pour un peu plus de la moitié d’entre elles contre l’Arménie et pour les autres contre l’Azerbaïdjan. Même si les questions qu’elles soulèvent relèvent de la compétence de la Cour telle que définie à l’article 32 de la Convention, il est de la responsabilité des deux États de trouver un règlement politique au conflit dans lequel ils sont impliqués (voir, mutatis mutandis, Kovačić et autres c. Slovénie [GC], nos 44574/98 et 2 autres, §§ 255-256, 3 octobre 2008, et Demopoulos et autres, décision précitée, § 85). Seul un accord de paix permettra de trouver des solutions globales à des problèmes tels que le retour des réfugiés dans leur ancien lieu de résidence, la restitution à ceux-ci de leurs biens et/ou leur indemnisation. L’Arménie et l’Azerbaïdjan se sont d’ailleurs engagés, avant d’adhérer au Conseil de l’Europe, à régler le conflit du Haut-Karabagh par des moyens pacifiques (paragraphe 76 ci-dessus). Or, malgré les négociations menées dans le cadre du groupe de Minsk de l’OSCE, plus de vingt ans se sont écoulés depuis le cessez-le-feu de mai 1994 et plus de douze ans depuis l’adhésion de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie à la Convention (les 15 et 26 avril 2002 respectivement), sans qu’une solution politique ne soit encore en vue. En juin 2013 encore, les présidents de la France, de la Fédération de Russie et des États-Unis d’Amérique, pays exerçant la coprésidence du groupe de Minsk, disaient « regrett[er] profondément que, plutôt que d’essayer de trouver une solution basée sur des intérêts mutuels, les parties ont continué à rechercher un avantage unilatéral dans le processus de négociation » (paragraphe 28 ci-dessus). Force est de constater que ni l’Arménie ni l’Azerbaïdjan n’ont encore respecté l’engagement pris par eux au moment de leur adhésion.
a) Norme de l’article 1 du Protocole no 1 applicable en l’espèce
217. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, en appliquant les lois qu’ils estiment nécessaires à cette fin. Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété ; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi beaucoup d’autres, Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 134, CEDH 2004‑V).
218. La Cour note que les parties n’ont pas formulé d’observations quant à la norme applicable en l’espèce. Elle rappelle sa conclusion selon laquelle le requérant n’a pas été privé de ses droits sur la maison et le terrain sis à Golestan. Il s’ensuit que l’affaire ne concerne pas une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1. Il n’a pas non plus été allégué que la situation litigieuse résulte de mesures visant à réglementer l’usage des biens. La Cour considère donc que cette situation, qui concerne une restriction au droit de l’intéressé au respect de ses biens, doit être examinée sous l’angle de la première phrase du premier alinéa (Loizidou (fond), précité, § 63, Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, § 187, CEDH 2001‑IV, et Doğan et autres, précité, § 146).
b) Nature de la violation alléguée
219. L’article 1 du Protocole no 1 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute atteinte injustifiée de l’État au respect de ses biens. L’article 1 de la Convention dispose quant à lui que chaque État contractant « reconnaî[t] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis (…) [dans] la (…) Convention ». Cette obligation générale peut impliquer des obligations positives inhérentes à la garantie d’un exercice effectif des droits consacrés par la Convention. En ce qui concerne l’article 1 du Protocole no 1, de telles obligations positives peuvent conduire l’État à devoir prendre les mesures nécessaires à la protection du droit de propriété (Broniowski, précité, § 143, et Sovtransavto Holding c. Ukraine, no 48553/99, § 96, CEDH 2002‑VII).
220. La frontière entre les obligations positives et les obligations négatives de l’État au titre de l’article 1 du Protocole no 1 ne se prête toutefois pas à une définition précise. Les principes applicables sont néanmoins comparables. Que l’on analyse l’affaire sous l’angle d’une obligation positive à la charge de l’État ou sous celui d’une ingérence des pouvoirs publics demandant une justification, les critères à appliquer ne sont pas différents en substance. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble. Il est vrai également que les objectifs énumérés dans cette disposition peuvent jouer un certain rôle dans l’appréciation de la question de savoir si un équilibre entre les exigences de l’intérêt public et le droit de propriété fondamental du requérant a été ménagé. Dans les deux hypothèses, l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer les dispositions à prendre afin d’assurer le respect de la Convention (Broniowski, précité, § 144).
221. La Cour note que le requérant se plaint d’être empêché d’accéder à ses biens restés à Golestan et de ne s’être vu octroyer par le Gouvernement aucune indemnisation pour cette atteinte à ses droits. Il formule donc son grief sous l’angle d’une ingérence. De même, pour le cas où la Cour rejetterait son argument consistant à dire qu’il n’a qu’une responsabilité limitée au regard de l’article 1 de la Convention, le Gouvernement considère que le grief du requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de ses biens.
222. Dans plusieurs affaires comparables, la Cour a examiné les griefs de réfugiés ou de déplacés qui se plaignaient de ne pouvoir accéder à leurs biens et en jouir en les considérant comme une ingérence dans l’exercice par les intéressés de leurs droits découlant de l’article 1 du Protocole no 1 (voir, par exemple, Loizidou, § 63, Chypre c. Turquie, § 187, et Doğan et autres, § 143, tous précité). Pour les raisons exposées ci-dessous, elle estime qu’il n’est pas opportun de suivre la même approche en l’espèce.
223. La présente affaire diffère de celles concernant la partie septentrionale de Chypre dans lesquelles le gouvernement turc a été jugé responsable de l’impossibilité faite à des Chypriotes grecs d’accéder à leurs biens qui étaient situés en « RTCN » et se trouvaient sous le contrôle effectif de la Turquie du fait de l’occupation et de l’établissement d’une administration locale subordonnée. Dans ces affaires, l’atteinte au droit de propriété des Chypriotes grecs était étroitement liée à l’occupation et à l’établissement de la « RTCN » (Loizidou, §§ 52-56 et 63, Chypre c. Turquie, §§ 75-80 et 187, précités). En revanche, ce qui est en jeu en l’espèce, ce sont les actions ou omissions du Gouvernement à l’intérieur même des frontières de son territoire internationalement reconnu.
224. C’est la première fois que la Cour est appelée à se prononcer sur le fond d’un grief dirigé contre un État qui a perdu le contrôle d’une partie de son territoire du fait d’une guerre et d’une occupation, mais dont il est allégué qu’il est responsable du refus fait à une personne déplacée d’accéder à des biens situés dans une région demeurée sous son contrôle. Les seules affaires qui seraient comparables à l’espèce sont celles nées de plusieurs requêtes dirigées contre la République de Chypre par des Chypriotes turcs qui se plaignaient eux aussi de ne pouvoir accéder à leur domicile et à leurs biens situés dans les zones demeurées sous le contrôle du gouvernement chypriote. Ces requêtes n’ont toutefois jamais été examinées au fond, mais ont fait l’objet d’un règlement amiable (Sofi c. Chypre (déc.), no 18163/04, 14 janvier 2010) ou ont été rejetées pour non-épuisement des voies de recours ouvertes par la République de Chypre quant aux biens abandonnés (voir, en particulier, Kazali et autres, décision précitée, §§ 152-153).
225. L’affaire Doğan et autres (arrêt précité) concernait des individus qui avaient été expulsés de leur village, situé dans la région du sud-est de la Turquie soumise à l’état d’urgence dans le contexte d’affrontements violents entre les forces de sécurité et des membres du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan). Pendant environ neuf ans les autorités les avaient empêchés de rentrer chez eux au motif que des incidents terroristes se déroulaient dans le village et aux alentours (ibidem, §§ 142-143). Il est à noter que, si elle analysa sous l’angle d’une ingérence le refus de laisser les requérants accéder à leurs biens restés au village, la Cour laissa finalement ouvertes les questions de savoir si l’atteinte à leur droit au respect de leurs biens était prévue par la loi et si elle poursuivait un but légitime, pour concentrer son examen sur la question de la proportionnalité (ibidem, §§ 147‑149).
226. Dans le cas présent, eu égard aux circonstances de l’affaire, la Cour estime opportun de rechercher si le Gouvernement s’est acquitté à l’égard du requérant des obligations positives découlant pour lui de l’article 1 du Protocole no 1. Elle concentrera donc son examen sur le point de savoir s’il a été ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt public et le droit fondamental du requérant au respect de ses biens.
c) Sur le point de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre les exigences de l’intérêt public et le droit du requérant au respect de ses biens
227. Transposant les principes élaborés dans sa jurisprudence aux circonstances particulières de l’espèce, la Cour considère que tant une atteinte au respect des biens qu’une abstention d’agir doivent ménager un juste équilibre entre les considérations de sécurité invoquées et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Elle rappelle que le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toutes mesures appliquées par l’État, y compris les mesures privant une personne de sa propriété. Dans chaque affaire où est alléguée la violation de cette disposition, la Cour doit donc vérifier si, en raison de l’action ou de l’inaction de l’État, la personne concernée a dû supporter une charge disproportionnée et excessive (Broniowski, précité, § 150, avec les références citées). Pour apprécier la conformité de la conduite de l’État à l’article 1 du Protocole no 1, la Cour doit se livrer à un examen global des divers intérêts en jeu, en gardant à l’esprit que la Convention a pour but de sauvegarder des droits qui sont « concrets et effectifs ». Elle doit aller au-delà des apparences et rechercher la réalité de la situation litigieuse (ibidem, § 151).
228. La Cour considère que le grief du requérant soulève deux questions. Il y a lieu de rechercher, premièrement, si le Gouvernement est tenu de lui donner accès à sa maison et à son terrain à Golestan et, deuxièmement, s’il doit prendre une quelconque autre mesure pour protéger ses droits de propriété et/ou l’indemniser pour la perte de leur jouissance.
229. En ce qui concerne la question de l’accès du requérant à ses biens restés à Golestan, la Cour observe que la situation en général – à savoir un conflit non résolu entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan – peut rendre très difficile, voire impossible, pour les personnes qui se trouvent dans sa situation de se rendre en Azerbaïdjan, et a fortiori d’y accéder à leurs biens. Cela étant, l’argumentation des parties porte essentiellement sur la situation à Golestan même. La Cour concentrera donc elle aussi son examen sur ce point.
230. Le Gouvernement arguë en particulier que le refus de laisser quelque civil que ce soit accéder à Golestan se justifie par l’insécurité qui règne dans le village et aux alentours. Passant rapidement sur les obligations qui découlent pour lui du droit international humanitaire, il invoque principalement les intérêts de la défense et de la sécurité nationale ainsi que l’obligation de protéger les vies humaines contre les dangers des mines antipersonnel et de l’activité militaire qu’il estime lui incomber en vertu de l’article 2 de la Convention.
231. Le Gouvernement n’a pas développé d’argumentation détaillée à l’appui de sa thèse consistant à dire que son refus de laisser les civils accéder à Golestan est fondé sur le droit international humanitaire. La Cour observe que cette branche du droit contient des règles en matière de déplacement forcé en territoire occupé, mais ne traite pas expressément de la question de l’accès des personnes déplacées à leur domicile ou à leurs biens. L’article 49 de la quatrième Convention de Genève (paragraphe 95 ci-dessus) interdit les transferts forcés, en masse ou individuels, et les déportations à l’intérieur d’un territoire occupé ou depuis un tel territoire, et il ne permet l’évacuation d’une région occupée que si la sécurité de la population ou d’impérieuses raisons militaires l’exigent ; en pareil cas, les personnes déplacées ont le droit de rentrer chez elles dès la cessation des hostilités dans la région. Cela étant, ces règles ne sont pas applicables dans le présent contexte, car elles ne valent que pour un territoire occupé, alors que Golestan se trouve sur le territoire internationalement reconnu de l’État défendeur.
232. L’élément pertinent en l’espèce est plutôt le droit des personnes déplacées de regagner volontairement et dans la sécurité leur foyer ou leur lieu de résidence habituel dès que les causes de leur déplacement ont cessé d’exister, droit qui est considéré comme une règle de droit international coutumier s’appliquant à tout territoire, occupé ou non (règle 132 de l’étude du CICR sur le droit international humanitaire coutumier – paragraphe 95 ci-dessus). Cela étant, le point de savoir si les causes du déplacement du requérant ont ou non cessé d’exister peut prêter à controverse. En bref, la Cour observe que le droit international humanitaire ne semble pas apporter de réponse concluante à la question de savoir si le Gouvernement a des raisons valables de refuser au requérant la possibilité d’accéder à Golestan.
233. Sur le fondement des éléments qui lui ont été communiqués, la Cour a jugé établi que Golestan se trouve dans une zone d’activités militaires. Par ailleurs, les abords du village au moins sont minés, et les violations du cessez-le-feu y sont fréquentes. Il n’a pas été allégué que cette situation ait changé de manière significative depuis l’entrée en vigueur de la Convention, et rien n’indique que cela soit le cas. En tout état de cause, il n’y a aucun signe d’amélioration. Les éléments de preuve dont la Cour dispose révèlent plutôt une augmentation de l’activité militaire et des violations du cessez-le-feu dans la région. La Cour admet que la fermeture de l’accès à Golestan aux civils, et donc notamment au requérant, se justifie par des considérations de sécurité, en particulier par le souci de restreindre l’accès à une zone minée et de protéger les civils contre les dangers qui existent dans une telle zone (voir, mutatis mutandis, Oruk c. Turquie, no 33647/04, §§ 58-67, 4 février 2014, au sujet de l’obligation pour l’État, en vertu de l’article 2 de la Convention, de prendre des mesures appropriées pour protéger les civils vivant près d’une zone de tirs militaires contre les dangers provenant des munitions non explosées). Il serait irréaliste aujourd’hui d’attendre du gouvernement azerbaïdjanais qu’il permette au requérant d’accéder à ses biens à Golestan ou d’en reprendre possession sans tenir compte du fait que le village se trouve dans une zone militairement sensible (voir, mutatis mutandis, Demopoulos et autres, décision précitée, § 112).
234. Cependant, la Cour estime que, tant que l’accès auxdits biens est impossible, l’État a le devoir de prendre d’autres types de mesures pour garantir le droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1. Elle renvoie à cet égard à l’affaire Doğan et autres (arrêt précité, §§ 153-156), relative au déplacement des habitants d’un village à l’intérieur de la Turquie, dans laquelle elle a examiné en détail les mesures prises par le gouvernement turc soit pour faciliter leur retour dans leur village, soit pour leur fournir un nouveau logement ou d’autres formes d’assistance. La Cour tient à souligner que l’obligation de prendre d’autres types de mesures ne dépend pas du point de savoir si l’État peut ou non être tenu pour responsable du déplacement lui-même. Ainsi, dans l’affaire Doğan et autres, elle a dit qu’elle n’était pas en mesure de déterminer la cause exacte du déplacement des requérants et qu’elle devait donc se borner à examiner leur grief relatif au refus de les laisser accéder à leurs biens (ibidem, § 143). Quant au type de mesures à prendre, il dépend des circonstances de la cause.
235. La Cour doit donc rechercher si le Gouvernement a pris des mesures pour protéger le droit de propriété du requérant. Le Gouvernement fait valoir, d’une part, qu’il participe aux négociations de paix et, d’autre part, qu’il a dû répondre aux besoins d’un nombre extrêmement élevé de personnes déplacées. Il arguë que, le requérant ne se trouvant plus en Azerbaïdjan, il ne peut lui fournir aucune assistance. Pour sa part, le requérant estime que le Gouvernement n’a pris aucune des mesures qu’il aurait dû prendre, conformément aux normes internationales relatives à la restitution aux personnes déplacées et aux réfugiés de leurs logements et de leurs biens, pour protéger ou rétablir ses droits sur ses biens.
236. Pour autant que le Gouvernement tire argument de sa participation aux négociations de paix, la Cour observe que le droit pour toutes les personnes déplacées et pour tous les réfugiés de regagner leur ancien lieu de résidence est consacré par les principes de base de Madrid qui ont été élaborés en 2007 dans le cadre du groupe de Minsk de l’OSCE (paragraphe 26 ci-dessus) et qui forment la base des négociations de paix. La question se pose donc de savoir s’il suffit au Gouvernement de participer à ces négociations pour s’acquitter de son obligation de ménager un juste équilibre entre les intérêts public et privé concurrents. Si elle ne peut que souligner l’importance de ces négociations, la Cour fait une nouvelle fois observer que, plus de vingt ans après le cessez-le-feu de mai 1994 et plus de douze ans après l’entrée en vigueur de la Convention à l’égard de l’Azerbaïdjan, elles sont encore en cours et n’ont abouti à aucun résultat concret.
237. La Cour considère que le simple fait que les négociations de paix soient en cours ne dispense pas le Gouvernement de prendre d’autres mesures, d’autant qu’elles durent depuis de très nombreuses années (voir, mutatis mutandis, Loizidou, précité, § 64, et Chypre c. Turquie, précité, § 188). À cet égard, la Cour rappelle que dans sa résolution 1708 (2010), intitulée « Résolution des problèmes de propriété des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays », l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, faisant référence aux normes internationales applicables, a invité les États membres à « garantir une réparation effective, dans des délais raisonnables, pour la perte de l’accès aux logements, terres et biens – et des droits y afférents – abandonnés par les réfugiés et les personnes déplacées, sans attendre les négociations concernant le règlement des conflits armés ou le statut d’un territoire donné » (paragraphe 98 ci-dessus).
238. Pour ce qui est des mesures qu’il pourrait et devrait prendre pour protéger le droit du requérant au respect de ses biens, l’État défendeur peut s’inspirer des normes internationales pertinentes, notamment des principes de Pinheiro adoptés par les Nations unies (paragraphe 96 ci-dessus) et de la résolution susmentionnée de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Dans les conditions actuelles, où un accord de paix global n’a pas encore été trouvé, il paraît particulièrement important de mettre en place un mécanisme de revendication des biens qui soit aisément accessible et qui offre des procédures fonctionnant avec des règles de preuve souples, de manière à permettre au requérant et aux autres personnes qui se trouvent dans la même situation que lui d’obtenir le rétablissement de leurs droits sur leurs biens ainsi qu’une indemnisation pour la perte de jouissance de ces droits.
239. La Cour a parfaitement conscience que le Gouvernement a dû porter assistance à des centaines de milliers de personnes déplacées, en l’occurrence les Azéris qui ont dû fuir l’Arménie, le Haut-Karabagh et les sept districts occupés adjacents. Le Gouvernement a de fait souligné qu’il avait déployé des efforts considérables pour fournir un logement et une assistance aux personnes déplacées à l’intérieur de l’Azerbaïdjan. La seule mesure dont les réfugiés arméniens puissent éventuellement bénéficier parmi celles qu’il a indiqué avoir prises est l’ordonnance de 1991 légalisant les échanges de biens entre individus. Cela étant, même à supposer que pareils échanges soient acceptables au regard de la Convention, la Cour note que le requérant n’en a pas conclu.
240. La Cour considère que si la nécessité de répondre aux besoins d’un nombre important de personnes déplacées est un facteur de poids à prendre en considération, la protection de ce groupe n’exonère pas totalement le Gouvernement de ses obligations envers un autre groupe, en l’occurrence les Arméniens qui, comme le requérant, ont dû prendre la fuite pendant le conflit. À cet égard, il y a lieu de rappeler le principe de non-discrimination énoncé à l’article 3 des principes de Pinheiro. Enfin, la Cour observe que la situation en cause s’est installée dans la durée.
241. En conclusion, la Cour considère qu’eu égard à l’attitude des autorités nationales, qui n’ont pas pris la moindre mesure pour rétablir les droits du requérant sur ses biens ou l’indemniser pour la perte de leur jouissance, l’impossibilité pour l’intéressé d’accéder à ses biens à Golestan a fait peser et continue de faire peser sur lui une charge excessive.
242. Partant, il y a violation continue à l’égard du requérant des droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
243. Le requérant soutient que la négation de son droit de retourner au village de Golestan et d’accéder à son domicile et aux tombes de ses proches s’analyse en une violation continue de l’article 8, ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
244. Le requérant soutient qu’il est né et a grandi à Golestan et qu’il y a vécu dans sa maison avec sa famille du début des années 1960 jusqu’à juin 1992. Il renvoie aux éléments de preuve communiqués à l’appui de son grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi qu’à la copie de son ancien passeport soviétique, qui attesterait qu’il est né à Golestan en 1929, et à son certificat de mariage, qui indiquerait qu’il s’y est marié en 1955. Il souligne qu’il a soumis ces deux derniers documents avec sa requête. Il ajoute qu’il n’est pas en mesure de communiquer une copie complète de son ancien passeport soviétique (avec la page où figurerait le tampon indiquant qu’il vivait à Golestan), ce passeport ayant selon lui été détruit en 2002 au moment où on lui aurait remis un passeport arménien.
245. Le requérant soutient que l’applicabilité de l’article 8 dépend de l’existence de « liens suffisants et continus avec un lieu déterminé » ou de « liens concrets et persistants avec le bien concerné », et que semblables liens l’attachent effectivement à sa maison de Golestan. Il plaide par ailleurs qu’il découle de la jurisprudence de la Cour relative à la partie nord de Chypre que ces liens n’ont pas été rompus par son absence involontaire prolongée. Il ajoute que l’appréciation de ces éléments et, partant, l’applicabilité de l’article 8, sont indépendantes de la question de la propriété du « domicile » en cause. Il estime également que le refus de le laisser accéder aux tombes de ses proches constitue une violation de son droit au respect de sa « vie privée et familiale » garanti par l’article 8. Il allègue à cet égard que, en dehors de l’impossibilité où il se trouve de se rendre sur les tombes de ses proches, il souffre surtout de ne pas savoir ce qu’il en est advenu.
246. En bref, le requérant estime que le refus de le laisser accéder à son domicile ou de l’indemniser, et le refus de l’autoriser à se rendre sur les tombes de ses proches ainsi que l’incertitude dans laquelle il se trouve en conséquence quant à ce qu’il en est advenu s’analysent en des violations continues de l’article 8 de la Convention.
247. Le Gouvernement estime que le requérant n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il ait réellement vécu à Golestan ou qu’il y possède une maison. Il explique que, dans le cadre du système soviétique d’enregistrement des lieux de résidence (propiska), qui imposait à chacun de se faire enregistrer là où il habitait, l’enregistrement était, pour chaque citoyen, renseigné sur son passeport interne au moyen d’un tampon ainsi que dans les archives des autorités locales. En l’espèce, les archives pertinentes auraient été détruites pendant les hostilités, et les pages de l’ancien passeport soviétique du requérant dont celui-ci a communiqué copie ne porteraient pas de tampon d’enregistrement.
248. En ce qui concerne l’applicabilité de l’article 8, le Gouvernement admet que l’accès d’un individu à son domicile ou aux tombes de ses proches fait entrer en jeu les notions de « domicile » et de « vie privée » et relève, dès lors, de l’article 8. Toutefois, s’appuyant sur la décision Demopoulos et autres (précitée, § 136), il arguë que l’article 8 ne s’applique pas lorsqu’il n’y a plus de « lien persistant » avec les biens concernés. Il soutient que, même à supposer que le requérant ait vécu à Golestan et y ait eu une maison, celle-ci a été détruite pendant les hostilités en 1992, de sorte que le requérant ne peut plus prétendre avoir un tel lien persistant avec un « domicile » à Golestan.
249. Pour ce qui concerne les tombes des proches du requérant, le Gouvernement observe d’abord que l’intéressé se plaint de la destruction alléguée de tombes arméniennes en Azerbaïdjan, mais qu’il n’a pas communiqué suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il y avait à Golestan des tombes de membres de sa famille et que ces tombes ont été détruites. En conséquence, il ne pourrait se prétendre victime d’une violation de l’article 8 de la Convention à cet égard. Selon le Gouvernement, si ces tombes ont réellement existé, elles ont selon toute vraisemblance été détruites pendant les hostilités, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la Convention. Cette partie du grief serait donc irrecevable ratione temporis.
250. Ensuite, pour le cas où la Cour conclurait néanmoins que le domicile et les tombes des proches du requérant se trouvaient à Golestan et que, dès lors, l’article 8 trouve à s’appliquer, le Gouvernement soutient qu’il ne peut être tenu pour responsable d’aucune atteinte aux droits de l’intéressé : vu l’insécurité qui régnerait dans la région, il ne serait tout simplement pas en mesure de laisser le requérant, ni aucun autre civil, accéder à Golestan.
3. Le gouvernement arménien, tiers intervenant
251. Le gouvernement arménien appuie la thèse du requérant. Notant qu’il n’est pas contesté que le requérant n’a pas accès à son domicile ni aux tombes de ses proches à Golestan, il estime que, compte tenu du contexte de destructions massives de cimetières arméniens (il évoque, par exemple, la destruction de l’ancien cimetière arménien de Djougha, dans la région azerbaïdjanaise du Nakhitchevan), destructions qui auraient été condamnées par la communauté internationale, le requérant doit être réputé vivre dans l’angoisse et l’insécurité quant à ce qu’il est advenu des tombes de ses proches.
1. Sur la question de savoir si l’article 8 de la Convention trouve à s’appliquer
252. La Cour note que le grief du requérant porte sur deux points : l’impossibilité d’accéder, d’une part, à son domicile à Golestan et, d’autre part, aux tombes de ses proches. Le Gouvernement conteste la qualité de victime du requérant en ce qui concerne le second point. Dans la décision sur la recevabilité qu’elle a rendue en l’espèce, la Cour a joint au fond l’exception soulevée par lui à cet égard (Sargsyan, décision précitée, § 99).
253. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, la notion de « domicile » revêt un sens autonome qui ne dépend pas de la qualification retenue en droit interne. La question de savoir si une habitation particulière constitue un « domicile » relevant de la protection de l’article 8 § 1 dépend des circonstances factuelles, notamment de l’existence de liens suffisants et continus avec un lieu déterminé (voir, par exemple, Prokopovitch, précité, § 36, et Gillow c. Royaume-Uni, 24 novembre 1986, § 46, série A no 109).
254. Dans des affaires comparables, la Cour a considéré qu’une absence involontaire prolongée ne rompait pas le lien de la personne déplacée avec son domicile (Chypre c. Turquie, §§ 173-175, Doğan et autres, §§ 159-160, précités). Elle a toutefois dit qu’il fallait qu’il ait auparavant existé un lien suffisamment fort avec le lieu en question. Par exemple, dans l’affaire Loizidou (arrêt précité, § 66), elle a refusé de voir dans un bien‑fonds sur lequel la requérante envisageait d’édifier une maison à des fins d’habitation un « domicile » au sens de l’article 8 de la Convention. Dans la décision Demopoulos et autres (précitée, §§ 136-137), elle n’a pas accepté de considérer l’ancienne habitation d’une famille chypriote grecque comme le « domicile » de la requérante, fille de la famille, qui était encore très jeune lorsque cette dernière avait dû quitter les lieux.
255. La Cour rappelle par ailleurs que la notion de « vie privée » est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, qui englobe notamment le droit d’établir et d’entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et avec le monde extérieur (voir, par exemple, Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002‑III). Si elle a dit que l’exercice des droits protégés par l’article 8, notamment le droit au respect de la vie privée et familiale, concerne essentiellement les relations entre les êtres vivants, elle n’a pas exclu que ces notions puissent s’étendre à certaines situations postérieures au décès (voir, en particulier, Jones c.Royaume-Uni (déc.), no 42639/04, 13 septembre 2005, qui concernait le refus des autorités de laisser le requérant placer sur la tombe de sa fille une pierre tombale avec une photographie, Elli Poluhas Dödsbo c. Suède, no 61564/00, § 24, CEDH 2006‑I, qui avait trait au refus des autorités de laisser la requérante transférer l’urne contenant les cendres de son défunt mari d’un cimetière à un autre, et Hadri-Vionnet c. Suisse, no55525/00, § 52, 14 février 2008, qui se rapportait à l’inhumation par les autorités de l’enfant mort-né de la requérante sans possibilité pour celle-ci d’y assister). Dans une affaire récente où les autorités avaient refusé de restituer aux requérants les corps de leurs proches et avaient ordonné leur inhumation en un lieu inconnu, elle a jugé que, ayant ainsi privé les requérants de la possibilité de connaître l’emplacement de la sépulture de leurs défunts et de s’y rendre par la suite, lesdites autorités avaient porté atteinte à leur vie privée et familiale (Sabanchiyeva et autres c. Russie, no 38450/05, §§ 122‑123, CEDH 2013).
256. En l’espèce, le requérant a communiqué des éléments de preuve – une copie de son ancien passeport soviétique ainsi que son certificat de mariage – qui montrent qu’il est né à Golestan en 1929 et qu’il s’y est marié en 1955. De plus, la Cour a jugé établi qu’il possédait à Golestan une maison qui, bien que très endommagée, existe encore à ce jour (paragraphe 197 ci-dessus). L’allégation de l’intéressé selon laquelle, après avoir construit cette maison au début des années 1960, il y a vécu avec sa famille jusqu’à sa fuite en juin 1992 est étayée par plusieurs témoignages. Enfin, les cartes de Golestan communiquées par les parties et par le gouvernement intervenant montrent qu’il y avait un cimetière dans le village. Le requérant étant originaire de Golestan et bon nombre de ses proches y ayant vécu, il est plausible que les défunts de la famille aient été inhumés dans ce cimetière.
257. La Cour admet donc que le requérant avait à Golestan un « domicile », qu’il a quitté contre son gré en juin 1992. Son grief porte pour l’essentiel précisément sur l’impossibilité où il se trouve depuis lors d’y retourner. Dans ces conditions, on ne saurait considérer que son absence prolongée a rompu son lien continu avec son domicile. La Cour estime par ailleurs établi que le requérant a passé la majeure partie de sa vie à Golestan et qu’il doit donc y avoir développé la plupart de ses liens sociaux. En conséquence, l’impossibilité d’y retourner touche aussi sa « vie privée ». Enfin, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, l’attachement culturel et religieux du requérant aux tombes de ses proches à Golestan peut aussi relever de la notion de « vie privée et familiale ». Bref, l’impossibilité où il se trouve de regagner son ancien lieu de résidence a une incidence sur sa « vie privée et familiale » et sur son « domicile ».
258. En conclusion, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement quant à la qualité de victime du requérant en ce qui concerne les tombes de ses proches et considère que les faits de la cause relèvent des notions de « vie privée et familiale » et de « domicile ». L’article 8 trouve donc à s’appliquer.
2. Sur la question de savoir s’il y a violation continue de l’article 8 de la Convention
259. La Cour rappelle les considérations, exposées ci-dessus, qui l’ont conduite à conclure à la violation continue de l’article 1 du Protocole no 1. Elle a constaté que, vu la situation à Golestan, l’interdiction faite au requérant comme à tout autre civil d’accéder au village servait à protéger les civils contre les dangers existants dans la région. Elle a néanmoins conclu que, en lui refusant la possibilité d’accéder à ses biens restés sur place sans prendre d’autres types de mesures pour rétablir ses droits sur ces biens ou l’indemniser pour l’impossibilité d’en jouir, les autorités ont fait peser et continuent de faire peser sur le requérant une charge excessive.
260. Les mêmes considérations valent aussi pour le grief que le requérant tire de l’article 8 de la Convention. En lui refusant la possibilité d’accéder à son domicile et aux tombes de ses proches à Golestan sans adopter de mesures pour prendre ses droits en compte ou au moins pour l’indemniser pour perte de jouissance, les autorités lui ont fait supporter et continuent de lui faire supporter une charge disproportionnée.
261. La Cour conclut dès lors à l’existence d’une violation continue à l’égard du requérant des droits garantis par l’article 8 de la Convention.
VI. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
262. Le requérant allègue l’absence de recours effectifs relativement à l’ensemble des griefs exposés plus haut. Il invoque l’article 13, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
263. Le requérant renvoie d’abord aux arguments exposés par lui au sujet de la question de l’épuisement des voies de recours internes. Il plaide ensuite de manière plus détaillée que l’on peut tirer de la jurisprudence de la Cour relative aux biens des Chypriotes grecs dans la partie septentrionale de Chypre des conclusions utiles quant aux exigences auxquelles, dans un contexte comparable, les recours doivent répondre pour être effectifs.
264. Il cite ainsi la décision Xenides-Arestis c. Turquie (no 46347/99, 14 mars 2005), dans laquelle la Cour aurait conclu que les recours disponibles en « RTCN » en cas de perte de l’accès à un domicile ou à des biens et de la possibilité d’en jouir étaient ineffectifs pour plusieurs raisons. Il s’appuie également sur la décision ultérieure Demopoulos et autres (précitée, §§ 104-129), où à l’issue d’un examen approfondi de l’effectivité de recours modifiés dans l’intervalle, la Cour aurait estimé établi que la procédure devant la Commission des biens immobiliers constituait un recours effectif. Elle aurait noté en particulier que cette commission, comprenant deux membres internationaux indépendants, fonctionnait depuis quatre ans, qu’elle avait réglé quatre-vingt-cinq demandes et que quelque trois cents autres étaient pendantes devant elle, qu’aucun élément ne permettait de juger la procédure excessivement longue, que la commission avait octroyé d’importantes sommes d’argent à titre d’indemnisation, que l’on pouvait la saisir d’une demande en réparation d’un dommage moral qui pouvait englober tous les aspects d’une perte éventuelle de jouissance du domicile, qu’il avait été procédé à un échange de biens dans plusieurs affaires, et que les décisions de la commission étaient susceptibles de recours devant un tribunal. Le requérant déduit de cette décision que la Cour exige des éléments de preuve substantiels pour conclure qu’un recours invoqué par l’État défendeur est effectif en pratique.
265. Enfin, comme exemple de cas où la Cour aurait jugé effectif un recours dans une situation peu ou prou comparable, il cite la décision rendue dans l’affaire İçyer c. Turquie (no 18888/02, CEDH 2006‑I), qui concernait l’expulsion des habitants d’un village du sud-est de la Turquie.
266. Le requérant considère en revanche que les recours présentés par le Gouvernement comme effectifs en l’espèce ne répondent à aucune des exigences précitées.
267. Le Gouvernement renvoie essentiellement aux observations formulées par lui quant à l’épuisement des voies de recours internes. Il soutient en particulier que le droit azerbaïdjanais protège à la fois la propriété et la possession de biens et prévoit des procédures adéquates permettant aux nationaux comme aux étrangers d’engager une action en justice pour tout préjudice ou dommage subi sur le territoire azerbaïdjanais.
3. Le gouvernement arménien, tiers intervenant
268. Le gouvernement arménien appuie les arguments avancés par le requérant. Il maintient qu’il existe en Azerbaïdjan une pratique administrative consistant à empêcher les Arméniens qui ont été contraints de quitter le pays, et de manière générale toute personne d’origine arménienne, de pénétrer sur le territoire azerbaïdjanais, que ce soit pour s’y réinstaller ou simplement pour y séjourner temporairement.
269. La Cour a déjà conclu à la violation continue tant de l’article 1 du Protocole no 1 que de l’article 8 de la Convention. Les griefs du requérant sont donc « défendables » au sens de l’article 13 (voir, par exemple, Doğan et autres, précité, § 163).
270. Le grief formulé par le requérant sur le terrain de cette disposition concerne en grande partie des éléments identiques ou similaires à ceux déjà traités dans le cadre de l’examen de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes. Au surplus, le requérant arguë que l’on trouve dans la jurisprudence de la Cour des indications quant aux exigences précises auxquelles doivent répondre, pour être effectifs, les recours conçus pour redresser les violations des droits des réfugiés ou des personnes déplacées au respect de leurs biens et de leur domicile.
271. La Cour répète sa conclusion précédente selon laquelle le Gouvernement ne s’est pas acquitté de la charge qui lui incombait de démontrer que le requérant disposait d’un recours apte à remédier à la situation critiquée par lui sur le terrain de la Convention et présentant des perspectives raisonnables de succès (paragraphe 119 ci-dessus).
272. Elle observe par ailleurs que les conclusions qu’elle a formulées ci‑dessus sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 8 de la Convention concernent un manquement de l’État défendeur à l’obligation de mettre en place un mécanisme permettant au requérant ainsi qu’aux autres personnes se trouvant dans une situation comparable à la sienne d’obtenir le rétablissement de leurs droits sur leurs biens et leur domicile ou d’être indemnisés pour le préjudice subi. Elle voit donc en l’espèce un lien étroit entre les violations qu’elle a constatées sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 et de l’article 8 de la Convention et les exigences de l’article 13.
273. La Cour conclut dès lors qu’aucun recours effectif n’était ni n’est disponible pour redresser la violation des droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1 et par l’article 8 de la Convention subie par le requérant.
274. Partant, il y a violation continue de l’article 13 de la Convention.
VII. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION
275. Enfin, conjointement aux griefs exposés ci-dessus, le requérant se plaint d’avoir subi une discrimination fondée sur son origine ethnique et son appartenance religieuse. Il invoque l’article 14 de la Convention, ainsi libellé :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
276. Le requérant estime que le traitement discriminatoire qu’il estime être subi par les Arméniens constitue un aspect fondamental de l’affaire. Il allègue que seuls des individus d’ethnie arménienne ont été contraints par l’armée azerbaïdjanaise de fuir en abandonnant leurs biens et leurs domiciles dans le cadre du conflit du Haut-Karabagh. Ils seraient empêchés depuis lors de retourner chez eux ou d’exercer des recours effectifs. Alors que les Azerbaïdjanais déplacés à l’intérieur de leur pays bénéficieraient de l’assistance du gouvernement, absolument rien ne serait fait pour les Arméniens se trouvant dans une situation telle que la sienne.
277. Le Gouvernement récuse l’allégation du requérant consistant à dire qu’il a subi des mesures discriminatoires en raison de son origine ethnique ou de son appartenance religieuse. En ce qui concerne la possibilité pour l’intéressé de retourner à Golestan, il affirme que l’insécurité régnant dans la région ne permet la présence sur place d’aucun civil. Enfin, il soutient qu’il a suffisamment démontré sa volonté politique de régler le conflit d’une manière qui permette à tous les réfugiés et à toutes les personnes déplacées de regagner leur ancien lieu de résidence.
3. Le gouvernement arménien, tiers intervenant
278. Le gouvernement arménien appuie la thèse du requérant et considère que son grief doit être vu dans le contexte du conflit du Haut-Karabagh dans son ensemble : seules des personnes d’ethnie arménienne auraient été contraintes de quitter l’Azerbaïdjan, et l’impossibilité faite au requérant de rentrer chez lui serait aussi liée à son origine ethnique.
279. La Cour considère que les griefs que le requérant tire de l’article 14 de la Convention sont essentiellement les mêmes que ceux qu’elle a déjà examinés sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 et des articles 8 et 13 de la Convention. Eu égard au constat de violation auquel elle est parvenue pour ces articles, elle considère qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 14 (voir, par exemple, Chypre c. Turquie, précité, § 199, Xenides-Arestis c. Turquie, no 46347/99, § 36, 22 décembre 2005, et Catan et autres, précité, § 160).
VIII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
280. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
281. Le requérant demande d’abord et avant tout la restitution de ses biens, y compris le droit de regagner Golestan pour y retrouver ses biens et son domicile. Il estime par ailleurs qu’il pourrait être opportun que la Cour indique au Gouvernement des mesures générales au titre de l’article 46 de la Convention. Il réclame pour dommage matériel une indemnité d’un montant total de 374 814 euros (EUR). Il demande en outre pour dommage moral une indemnité d’un montant total de 190 000 EUR. Enfin, il sollicite le remboursement des frais et dépens engagés par lui dans le cadre de la procédure devant la Cour.
282. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes.
283. Eu égard à la nature exceptionnelle de la présente affaire, la Cour dit que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état. Elle décide donc de la réserver et de fixer la procédure ultérieure compte tenu, le cas échéant, de tout accord auquel le Gouvernement et le requérant pourraient être parvenus dans l’intervalle.
1. Rejette, par quinze voix contre deux, l’exception préliminaire de non‑épuisement des voies de recours internes formulée par le Gouvernement ;
2. Dit, par quinze voix contre deux, que les faits dénoncés par le requérant relèvent de la juridiction de la République d’Azerbaïdjan et que la responsabilité du Gouvernement est engagée au regard de la Convention et rejette l’exception préliminaire formulée par le Gouvernement à cet égard ;
3. Rejette, par quinze voix contre deux, l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’un défaut de compétence ratione temporis de la Cour quant aux griefs concernant la maison du requérant ;
4. Rejette, par quinze voix contre deux, l’exception préliminaire tirée par le Gouvernement d’un défaut de qualité de victime du requérant quant aux griefs relatifs aux tombes des proches de l’intéressé ;
5. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a violation continue de l’article 1 du Protocole no 1 ;
6. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a violation continue de l’article 8 de la Convention ;
7. Dit, par quinze voix contre deux, qu’il y a violation continue de l’article 13 de la Convention ;
8. Dit, par seize voix contre une, qu’aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l’article 14 de la Convention ;
9. Dit, par quinze voix contre deux, que la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état ;
en conséquence,
a) la réserve ;
b) invite le Gouvernement et le requérant à lui soumettre, dans un délai de douze mois à compter de la date de la notification du présent arrêt, leurs observations écrites sur la question et, en particulier, à la tenir informée de tout accord auquel ils pourraient parvenir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la Cour le soin de la fixer au besoin.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme à Strasbourg, le 16 juin 2015.
Michael O’BoyleDean Spielmann
Greffier adjointPrésidentAu présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante de la juge Ziemele ;
– opinion concordante de la juge Yudkivska ;
– opinion en partie dissidente de la juge Gyulumyan ;
– opinion dissidente du juge Hajiyev ;
– opinion dissidente du juge Pinto de Albuquerque.
D.S.
M.O’B.