A l’heure où l’anglais est considéré, y compris au sein même de la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour), comme la langue de la dimension internationale du droit, la publication d’un ouvrage de commentaire de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) en français mérite d’être fortement saluée et chaleureusement applaudie.
Comme le souligne justement les deux auteurs, Luc Gonin et Olivier Bigler, deux ressortissants Suisses, le français est « une des deux langues officielles » de la CEDH (p. XVIII, n°17) et qu’il est « important de donner naissance à ce projet en français, langue de Molière qui ne saurait, à notre sens, être sous-estimée ou laissée au second plan dès lors que l’on dépasse les frontières nationales » (p. XIX, n°17).
On ne le soulignera jamais assez, la langue véhicule une culture et une façon de penser. Dans la construction d’un ordre juridique européen qui synthétise les cultures juridiques des Etats membres du Conseil de l’Europe, l’utilisation au minimum des deux langues officielles est un impératif afin de ne pas enfermer cette construction dans un monolinguisme rampant. A cet égard, la publication de certains documents de la CEDH dans 39 langues, y compris des langues d’Etats non membres du Conseil de l’Europe (Arabe, Chinois, Coréen, Japonais), ne doit pas masquer une tendance lourde de publication des arrêts de la Cour seulement dans une des deux langues officielles, hormis ceux de la Grande chambre qui sont publiés en anglais et en français. Cette pratique n’est pas satisfaisante en ce qu’elle multiplie les interprétations non officielles, et donc les risques de divergences de compréhension de la jurisprudence. Conscients de ce risque, « les auteurs n’ont pas souhaité traduire les citations originales en anglais, lorsqu’il n’existait pas de traduction officielle d’un arrêt » (p. XX, n°21). Si l’on peut comprendre cette prudence, elle ne constitue pas un rempart à la diversité des traductions en fonction des utilisateurs de la jurisprudence de la Cour. Cet écueil concerne évidemment aussi les arrêts publiés uniquement en français. On n’ignore pas les difficultés financières du Conseil de l’Europe et de la Cour, mais si l’on veut faire progresser l’œuvre de rapprochement des peuples du Conseil de l’Europe, la diffusion intégrale de tous les arrêts et de toutes les décisions de la Cour dans les deux langues officielles est un gage de sécurité juridique dans l’interprétation de la CEDH. A l’heure de la multiplication de puissants logiciels de traduction, c’est un devoir de respecter cette exigence. Dans ce contexte, sachant que les deux auteurs maîtrisent plusieurs langues dont l’anglais, l’initiative de Luc Gonin et de Olivier Bigler a une importance symbolique non négligeable.
Au-delà de son aspect linguistique, cet ouvrage confirme, s’il en est besoin, que la Suisse de Jean-Jacques Rousseau est un pays de juristes fins connaisseurs de la CEDH.
Luc Gonin et Olivier Bigler offrent aux lecteurs un riche, précis et précieux commentaire article par article des articles 1er à 18 de la CEDH et particulièrement les droits et les libertés garantis par la CEDH proclamés par les articles 2 à 18. Une patiente lecture de cette somme pendant quelques mois avant la rédaction de la présente recension confirme les dires de Guido Raimondi, président de la Cour du 1er novembre 2015 au 4 mai 2019, dans sa préface : « leur commentaire pratique de la Convention européenne des droits de l’homme constitue une mine d’informations absolument exceptionnelle pour ceux qui s’intéressent au travail de la Cour européenne des droits de l’homme » (pp. V-VI).
Préalablement à l’analyse article par article, l’avant-propos intitulé « Un outil juridique exceptionnel de par sa portée » témoigne à lui seul une hauteur de vue et une profonde réflexion concernant la CEDH. En dépit de la modestie de Luc Gonin et de Olivier Bigler en insistant sur leur volonté d’offrir au lecteur un ouvrage de « synthèse » (p. XIX, n°20), la philosophie de cet avant-propos transcende et traverse l’ensemble des développements.
En cela, l’avant-propos mériterait à lui seul une étude particulière. Il constitue le fil rouge de cette étude des droits protégés par le titre premier de la CEDH. Luc Gonin et Olivier Bigler soulignent la portée symbolique et la portée juridico-politique de la CEDH. Ils mettent en lumière également le dépassement par la CEDH des barrières de disciplines entre droit international et droit constitutionnel et l’hypertrophie du rôle de la Cour dans l’interprétation de la CEDH. De façon plus général, l’ouvrage montre combien la CEDH constitue un instrument qui structure la société européenne, de l’Atlantique à l’Oural.
A l’heure de la multiplication des contestations et des droits de l’homme et de la construction européenne, les auteurs rappellent opportunément que la CEDH marque symboliquement « la réconciliation européenne autour de la nécessité de protéger les droits de l’homme, c’est-à-dire les droits revenant à l’individu parce qu’il est Homme ». Cette évidence est considérée par certains comme une sorte de lieu commun pour masquer les ravages d’un individualisme exacerbé et l’affaiblissement de la démocratie et de la souveraineté qui découleraient de l’impérialisme de la Cour européenne des droits de l’homme. S’il est incontestable que la Cour est amenée à trancher des questions qui bouleversent certaines règles et certaines pratiques nationales, l’ouvrage montre avec précisions combien la CEDH a pu servir à la modernisation de nombreux droits nationaux dans des domaines aussi variés que la privation de liberté, le fonctionnement de la justice, la protection de la vie privée et la protection de la vie familiale, la liberté d’expression dans ses différentes dimensions, etc. Comme les auteurs l’indiquent dans l’avant-propos, sans préjuger des leurs opinions personnelles, ils ont adopté volontairement une posture de neutralité dans les commentaires. Ils laissent ainsi chaque lecteur libre de donner l’interprétation de tel ou tel arrêt ou de telle ou telle jurisprudence. Le choix des exemples illustre les tendances de la jurisprudence européenne. On y voit les efforts de la Cour de trouver un équilibre entre l’interprétation dynamique de la CEDH et le respect de la marge d’appréciation des États adhérents.
On le sait, la tâche de la Cour est difficile. Elle est rendue plus compliquée par les effets politiques de sa jurisprudence dans les États adhérents. Concernant les questions de société, au-delà de la portée purement juridique de ses arrêts, la jurisprudence de la Cour provoque des débats de nature politique. Il en est ainsi par exemple de la question de la fin de vie, des signes d’appartenance religieuse ou encore des conséquences de la gestation pour autrui sur la filiation. Grâce à la sélection des arrêts opérés par les auteurs, le lecteur peut trouver les éléments pertinents pour répondre à ses questionnements tant sur le plan théorique que sur le plan plus pratique. L’ouvrage donne à cet égard les informations pertinentes pour résoudre des questions concrètes.
Sur un double niveau théorique et pratique, l’interrogation des auteurs à propos des rapports de la CEDH avec le droit international et avec le droit constitutionnel devrait être méditée à nouveau par les juges de la Cour européenne des droits de l’homme. Luc Gonin et Olivier Bigler soutiennent la thèse selon laquelle la CEDH fusionnerait la dimension internationale et la dimension constitutionnelle des droits de l’homme au point de voir émerger un « droit convenstitutionnel », « épithète-valise comprenant conventionnel et constitutionnel » (n°7, p. XV). Tiraillée « entre droit international et droit constitutionnel » (F. Tulkens, « La Convention européenne des droits de l’homme entre droit international et droit constitutionnel », in Dialogue entre juges,Cour européenne des droits de l’homme, Conseil de l’Europe, 2007, pp. 9-13), la Cour est ballotée entre ces deux dimensions du droit de la CEDH. Malgré la réitération à des dizaines de reprises de la qualification de la CEDH comme « instrument constitutionnel de l’ordre public européen » (depuis Cour EDH, gde.ch., Loizidou c. Turquie, 23 mars 1995, exceptions préliminaires, n°15318/89, §75 ; voir par ex : Cour EDH, gde.ch., Sargsyan c. Azerbaïdjan, 16 juin 2015, n°40167/06, §147), la tendance récente de la jurisprudence de la Cour fait pencher la balance du côté de la dimension internationale du droit de la CEDH au risque d’affaiblir la dimension constitutionnelle indispensable pour renforcer le côté opérationnel des conséquences des arrêts de la Cour (Cour EDH, gde.ch., Mammadov c. Azerbaïdjan, 29 mai 2019, n° 15172/13). Le lecteur trouvera par exemple des passages intéressants relatifs aux méthodes d’interprétation de la Cour dans le commentaire de l’article 4 de la CEDH relatif à l’interdiction de l’esclavage et du travail forcé. Ces méthodes sont proches de celles exploitées par les cours constitutionnelles. Nous souscrivons entièrement à la thèse des auteurs en faveur de la lecture entrelacée de la dimension conventionnelle et constitutionnelle de la CEDH. Elle conditionne l’effectivité, l’efficacité et l’opérationnalité des droits garantis par la CEDH.
Si besoin en est, les développements méticuleux alignés par Luc Gonin et Olivier Bilger fournissent des éléments utiles à toutes celles et tous ceux qui cherchent des réponses à des problèmes juridiques concrets. Ces éléments sont le fidèle reflet de la jurisprudence de la Cour. La présentation et la construction adoptées par les auteurs facilitent la recherche de ces réponses. Exemplaire à cet égard est le commentaire de l’article 9 sur la liberté de pensée, de conscience et de religion ; il en est de même du commentaire des articles 5 et 6.
La connaissance exhaustive et précise et l’admiration de la jurisprudence de la Cour par les deux auteurs les conduisent à qualifier la Cour de « jugislateur » (p. XVII, n°14) en ce qu’elle décide « de questions sociétales de façon définitive » (p. XVIII, n°14). L’ouvrage regorge d’exemple d’arrêts qui vont dans ce sens. L’affirmation mérite néanmoins d’être intégrée dans la logique globale du dialogue de la Cour avec les autorités nationales et particulièrement les plus hautes juridictions des États adhérents tel que ce dialogue est organisé désormais par le Protocole n°16, du 2 octobre 2013, à la CEDH dans le cadre de la procédure de demande d’avis consultatif (voir le premier arrêt rendu en la matière par la Cour, Cour EDH, gde ch, 10 avr. 2019, n° P16-2018-001, avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention, Fulchiron H., « Premier avis de la Cour européenne des droits de l’Homme : un dialogue exemplaire ? », D. 2019, p. 1084 ).
Cette évocation du Protocole n°16 permet de souhaiter l’enrichissement de ce commentaire par d’autres tomes consacrés autres titres de la CEDH et aux protocoles de celle-ci. Et pourquoi pas sous la plume de plusieurs auteurs francophones et transnationaux ?
En attendant la concrétisation de pareille éventualité, remercions Luc Gonin et Olivier Bigler de mettre ainsi à disposition des lecteurs qui ont besoin de la CEDH pour la protection des droits de l’homme un ouvrage précieux et très utile. Personnellement, je remercie les deux auteurs de ne pas avoir cédé à l’injonction de la transformer « droits de l’homme » en « droits humains ». Outre qu’une telle transformation fait fi de l’histoire du progrès de la protection des droits et des libertés grâce aux « droits de l’homme », elle enferme la protection des droits et des libertés dans une lutte pour l’égalité des femmes et des hommes. On sait que la protection des droits de l’homme englobe et dépasse cette dimension.