ARRÊT DANS L’AFFAIRE ASSOCIATION EKIN c. FRANCE
Par un arrêt communiqué aujourd’hui[1] par écrit dans l’affaire Association Ekin c. France (requête n° 39288/98), la Cour européenne des Droits de l’Homme dit, à l’unanimité : qu’il y a eu violation de l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des Droits de l’Homme ; qu’aucune question distincte ne se pose au regard de l’article 10 combiné avec l’article 14 (interdiction de discrimination) de la Convention ; qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (droit à un procès équitable) ; qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le grief tiré de l’article 13 (droit à un recours effective) de la Convention. En application de l’article 41 (satisfaction équitable) de la Convention, la Cour alloue à la requérante 250 000 francs français (FRF) pour préjudice matériel, 50 000 FRF pour dommage moral et 58 500 FRF pour frais et dépens. 1. Principaux faits L’affaire concerne une requête introduite par une association, du nom de Ekin, dont le siège est à Bayonne (France). L’association se consacre à la sauvegarde de la culture et de la spécificité basques. En 1987, l’association requérante publia dans plusieurs langues et dans plusieurs pays d’Europe un livre intitulé « Euskadi en Guerre », retraçant les aspects historiques, culturels, linguistiques et socio-politiques du combat des Basques. Le 29 avril 1988, un arrêté ministériel, basé sur l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 modifié par le décret du 6 mai 1939, interdit la circulation, distribution et mise en vente du livre en France au motif qu’il encourageait le séparatisme, justifiait le recours à l’action violente et, dès lors, pouvait causer des dangers pour l’ordre public. L’association requérante présenta un recours administratif qui fut implicitement rejeté ; elle saisit alors le tribunal administratif de Pau d’un recours contentieux. Ce dernier, s’estimant incompétent, renvoya l’affaire devant le Conseil d’Etat qui, à son tour, ordonna le renvoi de l’affaire devant le tribunal administratif de Pau. Celui-ci rejeta le recours aux motifs que le livre était de provenance étrangère et pouvait constituer une menace pour l’ordre public. Contre ce jugement, l’association requérante interjeta appel devant le Conseil d’Etat qui annula le jugement entrepris ainsi que l’arrêté ministériel au motif que, à défaut de toute disposition législative définissant les conditions auxquelles est soumise la légalité des décisions d’interdiction prises sur le fondement de l’article 14 de loi du 29 juillet 1881, le contenu de la publication ne présentait, au regard des intérêts dont le ministre a la charge, et notamment de la sécurité publique et de l’ordre public, un caractère de nature à justifier légalement la gravité de l’atteinte à la liberté de la presse constituée par la mesure litigieuse. En revanche, la haute juridiction estima que l’article 14 de la loi de 1881 modifié n’était pas contraire à l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, combiné avec l’article 14 de la Convention. 2. Procédure et composition de la Cour La requête a été introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 3 janvier 1998. L’affaire est examinée par la Cour européenne des Droits de l’Homme à partir du 1er novembre 1998. L’arrêt a été rendu par une chambre composée de sept juges, à savoir : Willi Fuhrmann (Autrichien), président, Loukis Loucaides (Cypriote), Françoise Tulkens (Belge), Karel Jungwiert (Tchèque), Nicolas Bratza (Britannique), Kristaq Traja (Albanais), juges, Guy Braibant (Français), juge ad hoc, ainsi que Sally Dollé greffière de section. 3. Résumé de l’arrêt[2] Griefs Invoquant l’article 10 de la Convention, la requérante se plaint de ce que l’article 14 de la loi de 1881 modifiée est une norme juridique trop incertaine qui ne répond pas aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité de ses effets. En outre, l’ingérence prévue par cette norme n’est pas nécessaire dans une société démocratique. Par ailleurs, cette disposition crée une discrimination en matière de liberté d’expression fondée juridiquement sur la langue ou l’origine nationale et, partant, contraire à l’article 14 combiné avec l’article 10. Elle invoque aussi les articles 6 § 1, en raison de la durée excessive de la procédure, et 13. Décision de la Cour Article 10, pris isolément et combiné avec l’article 14 Rédigé en termes très larges, l’article 14 de la loi de 1881 modifiée confère au ministre de l’Intérieur de vastes prérogatives en matière d’interdiction administrative de diffusion de publications de provenance étrangère ou rédigées en langue étrangère. De telles restrictions préalables ne sont pas, a priori, incompatibles avec la Convention. Pour autant, elles doivent s’inscrire dans un cadre légal particulièrement strict quant à la délimitation de l’interdiction et efficace quant au contrôle juridictionnel contre les éventuels abus. Quant à la portée de la réglementation applicable aux publications étrangères, la Cour constate que l’article 14 de la loi de 1881 modifiée instaure un régime dérogatoire au droit commun donnant compétence au ministre de l’Intérieur pour interdire, de manière générale et absolue sur l’ensemble du territoire français, la circulation, la distribution ou la mise en vente de tout écrit rédigé en langue étrangère ou, même s’il est rédigé en français, lorsqu’il est considéré comme de provenance étrangère. La Cour note que cette disposition n’indique pas les conditions dans lesquelles elle s’applique. En particulier, elle ne précise pas la notion de « provenance étrangère » ni n’indique les motifs pour lesquels une publication considérée comme étrangère peut être interdite. Certes, ces lacunes ont été progressivement comblées par la jurisprudence de la juridiction administrative. Il n’en demeure pas moins que, comme souligne la requérante, l’application de cette réglementation a, dans certains cas, donné lieu à des résultats pour le moins surprenants, voire confinant à l’arbitraire, selon la langue dans laquelle la publication est écrite ou le lieu de provenance. S’agissant des modalités et de l’étendue du contrôle juridictionnel de la mesure administrative d’interdiction, la Cour constate que le contrôle juridictionnel intervient a posteriori. En outre, ce contrôle n’est pas automatique, la procédure de contrôle par le juge ne s’enclenchant que sur recours de l’éditeur. Quant à l’étendue et à l’efficacité du contrôle juridictionnel, la Cour observe que, jusqu’à l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat dans la présente affaire, les juridictions administratives n’exerçaient qu’un contrôle restreint des décisions prises en application de l’article 14 de la loi de 1881 modifiée. Ce n’est qu’avec l’arrêt Association Ekin du 9 juillet 1997 que le Conseil d’Etat a élargi l’étendue de son pouvoir de contrôle à un contrôle entier des motifs de la décision. Cela étant, la requérante a tout de même dû attendre plus de neuf ans avant d’obtenir une décision judiciaire définitive. A l’évidence, la durée de cette procédure a, dans une grande mesure, privé d’efficacité pratique le contrôle juridictionnel dans un domaine où l’enjeu du litige demandait précisément une célérité accrue dans la conduite de la procédure. A cela s’ajoute le fait, non contesté par le Gouvernement, que le sursis à exécution n’était accordé par les juridictions administratives, selon le texte applicable en l’espèce, que si l’intéressé démontrait le caractère difficilement réparable du dommage causé par la mesure, condition pour le moins difficile a remplir. Enfin, d’après l’article 8 du décret du 28 novembre 1983, dès lors que l’administration invoque le caractère urgent de la mesure, l’éditeur n’a pas la possibilité de présenter, préalablement à l’adoption de l’arrêté d’interdiction, ses observations orales ou écrites. Tel fut bien le cas en l’espèce. En conclusion, la Cour estime que le contrôle juridictionnel existant en matière d’interdiction administrative de publications ne réunit pas des garanties suffisantes pour éviter les abus. Un tel texte semble heurter de front le libellé même du paragraphe 1 de l’article 10 de la Convention, selon lequel les droits qui y sont reconnus valent « sans considération de frontière ». D’après le Gouvernement, l’existence d’une législation spécifique aux publications de provenance étrangère se justifierait notamment par l’impossibilité de poursuivre leurs auteurs ou éditeurs lorsqu’ils se rendent coupables d’activités prohibées et qu’ils officient depuis l’étranger. Cet argument ne convainc pas la Cour. En effet, si la situation très particulière régnant en 1939, à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale, pouvait justifier un contrôle renforcé des publications étrangères, il apparaît difficilement soutenable qu’un tel régime discriminatoire à l’encontre de ce type de publications soit toujours en vigueur. Au demeurant, la Cour constate que la requérante, éditrice de l’ouvrage interdit, a son siège en France. Dans le cas présent, la Cour, à l’instar du Conseil d’Etat, estime que le contenu de la publication ne présentait pas, au regard notamment de la sécurité et de l’ordre publics, un caractère de nature à justifier la gravité de l’atteinte à la liberté d’expression de la requérante, constituée par l’arrêté d’interdiction du ministre de l’Intérieur. En définitive, la Cour considère que l’arrêté du ministre de l’Intérieur ne répondait pas à un besoin social impérieux et n’était pas non plus proportionné au but légitime poursuivi. A la lumière de ces considérations et de l’examen de la législation incriminée, la Cour conclut que l’ingérence que constitue l’article 14 de la loi de 1881 modifiée ne peut être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique », de sorte qu’il y a eu violation de l’article 10. Eu égard à cette conclusion, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de l’article 10 combiné avec l’article 14. Article 6 § 1 Notant que la procédure a duré plus de neuf ans pour deux niveaux de juridiction, la Cour n’aperçoit aucun acte de la requérante révélant un comportement dilatoire de sa part. La Cour réaffirme qu’il incombe aux États contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive sur les contestations relatives à ses droits et obligations de caractère civil dans un délai raisonnable. Elle estime que l’on ne saurait considérer comme « raisonnable » la durée globale de la procédure, plus de neuf ans, alors même que l’enjeu du litige revêtait une importance particulière. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1. Article 13 La Cour n’estime pas nécessaire d’examiner ce grief séparément. Article 41 La Cour ne saurait spéculer sur les perspectives de vente de l’ouvrage publié par l’association. Cela étant, elle estime qu’en raison de la nature de la restriction subie et de la durée excessive de la procédure, l’association a subi un préjudice matériel réel qui ne peut toutefois être évalué avec exactitude. Dans ces conditions, la Cour lui alloue 250 000 FRF au titre du dommage matériel. Considérant que l’association a subi un préjudice moral certain en raison de la nature de la restriction subie et de la durée de la procédure litigieuse, la Cour décide d’allouer 50 000 FRF à ce titre. La Cour accorde à l’association un total de 58 500 FRF pour frais et dépens.