Section II – Etendue du contrôle juridictionnel
537.- Une problématique concentrée sur l’opération de qualification juridique des faits.- La question de l’étendue du contrôle juridictionnel concerne exclusivement l’opération de qualification juridique des faits. Elle donne lieu à des solutions nuancées inspirées à la fois par la nécessité d’assurer un contrôle de légalité efficace de l’activité administrative, et par la volonté de laisser une certaine marge de manœuvre à l’administration dans son action.
L’étendue du contrôle juridictionnel dépend principalement de la nature du pouvoir exercé par l’auteur de l’acte : le contrôle sera plus strict dans l’hypothèse d’une compétence liée qu’en cas d’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. En outre, dans cette seconde hypothèse, l’intensité du contrôle du juge sur la qualification juridique des faits est variable.
§I – Pouvoir discrétionnaire et compétence liée
538.- Point commun.- Il s’agit de deux hypothèses dans lesquelles l’administration, devant une situation donnée, a une possibilité de choix de décisions limitée.
539.- Notion de pouvoir discrétionnaire.- Le pouvoir discrétionnaire se caractérise par la possibilité ouverte à l’administration, non pas de choisir n’importe quelle décision, mais de choisir entre au moins deux décisions qui seront également conformes à la légalité.
Ainsi, par exemple, l’administration a légalement le choix entre poursuivre et ne pas poursuivre un agent coupable de manquement à la discipline. De même, en cas de poursuites disciplinaires, le comportement de l’agent peut donner lieu au prononcé de sanctions plus ou moins sévères prévues par les textes.
540.- Notion de compétence liée.- En cas de compétence liée, en revanche, l’administration ne dispose d’aucune marge de manœuvre dans la prise de décision.
Exemples :
– CE, 8 octobre 2001, requête numéro 21770, Union française contre les nuisances des aéronefs (Rec., p. 457) : la commission nationale du débat public a compétence liée pour refuser l’organisation d’un débat après la publication de la décision arrêtant les caractéristiques principales d’un projet d’aménagement.
– CE, 22 avril 1992, requête numéro 99671, Frady (JCP G 1992, IV, p. 211) : l’administration a une compétence liée pour radier des cadres un fonctionnaire déchu de ses droits civiques (V. aussi CE, 10 décembre 2020, requête numéro 437034, Chambre de métiers et de l’artisanat des Vosges).
541.- Des modalités de contrôle différentes.- Il est logique, compte tenu de ces différences, que le juge administratif contrôle de façon plus souple l’administration lorsqu’elle utilise un pouvoir discrétionnaire que lorsqu’elle est en situation de compétence liée.
Ainsi, en cas de compétence liée, l’acte sera annulé si l’administration prend une décision autre que celle qu’elle était tenue de prendre. Dans l’hypothèse contraire, les moyens de légalité externe par lesquels le requérant contesterait la légalité de la décision prise seraient voués à l’échec. Le juge les déclarera « inopérants », quand bien même ils seraient fondés, ce qui se justifie par le fait qu’il est inutile de demander l’annulation d’une décision qui ne pouvait pas ne pas être prise (CE, 3 janvier 1999, requête numéro 149722, Montaignac : Rec., p. 6 ; AJDA 1999, p. 457, note Raynaud et Fombeur).
En cas de compétence discrétionnaire, l’administration aura commis une erreur de droit si elle prend une décision qu’elle se croyait tenue de prendre. Il s’agit de l’hypothèse d’incompétence négative évoquée plus haut (V. supra n°534). A l’opposé, il serait logique de considérer que le requérant est irrecevable à contester le choix réalisé par l’administration entre les deux possibilités – ou plus – qui lui étaient ouvertes. En effet, une telle contestation paraît porter davantage sur l’opportunité de la décision prise, plus que sur sa légalité. Pourtant, en général, le juge accepte de contrôler, de façon plus ou moins approfondie, la qualification juridique des faits opérée par l’administration.
§II – Modalités d’exercice du contrôle juridictionnel
542.- Un contrôle d’intensité variable.- Selon les cas, les juges opèrent un contrôle normal ou un contrôle restreint de la qualification juridique des faits opérée par l’administration. Il existe toutefois également des modalités particulières de contrôle.
I– Contrôle normal et contrôle restreint
543.- Contrôle normal en cas de compétence liée.- La question de la variation de l’étendue du contrôle de la qualification juridique des faits concerne les hypothèses où la décision contestée a été prise dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire. En effet, en cas de compétence liée, ce contrôle est forcément opéré, puisque l’administration ne dispose d’aucun pouvoir d’appréciation et qu’elle n’a pas d’autre choix que d’appliquer à une situation donnée une solution précise.
Dans ce cas, les juges mettent en œuvre un contrôle normal qui implique, comme on l’a vu, la censure de toutes les erreurs de qualification commises par l’autorité compétente, même si elles ne présentent pas un caractère manifeste.
544.- Contrôle restreint en cas de pouvoir discrétionnaire.- S’agissant du pouvoir discrétionnaire, les juges opèrent en principe un contrôle restreint. Cependant, la notion même de contrôle restreint a évolué dans le sens d’un accroissement des contrôles opérés par les juges.
Traditionnellement, lorsqu’ils devaient contrôler un acte pris dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, les juges refusaient d’opérer un contrôle de la qualification juridique des faits.
Exemple :
– CE, 6 avril 1973, requête numéro 86690, Jacques (Rec., p. 288) : est soumise au contrôle restreint du juge de l’excès de pouvoir l’appréciation à laquelle s’est livrée le ministre pour refuser à un candidat, dans l’intérêt du service, de prendre part à un concours ouvert pour le recrutement d’agents des postes et télécommunications. En d’autres termes, les juges refusent de contrôler l’adéquation de la décision prise aux faits reprochés à l’agent.
La situation a progressivement évolué puisque la règle aujourd’hui généralement appliquée dans le cadre du contrôle restreint est que le juge vérifie que l’administration n’a pas commis « d’erreur manifeste d’appréciation ».
Il en résulte que les juges censurent l’administration lorsqu’il apparaît que les faits qui servent de support à la décision ont été qualifiés de façon manifestement, c’est-à-dire gravement, erronée. En d’autres termes, l’administration a pris une décision que son pouvoir discrétionnaire lui permettait normalement de prendre, et il n’y a donc pas erreur de droit. Cependant, une erreur importante a été commise au niveau de l’appréciation des faits qui ne justifiaient pas la solution retenue.
Exemples :
– CE, 3 février 1975, requête numéro 94108, Ministre de l’Intérieur c. Pardov (Rec., p. 83 ; AJDA 1975, p. 131, chron. Franc et Boyon ; Droit social, p. 448, obs. Colson ; RCDIP 1976, p. 301, note Dubouis) : pour décider l’expulsion d’un ressortissant étranger, le ministre de l’Intérieur s’était fondé sur ce que l’intéressé était entré et séjournait en France dans des conditions irrégulières et sur ce qu’il ne se livrait à aucune activité et était dépourvu de ressources normales. En estimant que ces faits, partiellement démentis par les pièces du dossier, permettaient de considérer que la présence de l’étranger sur le territoire français constituait une menace pour l’ordre public au sens de la législation en vigueur, le ministre a commis une erreur manifeste d’appréciation.
– CE, 25 mai 1990, requête numéro 94461, Kiener (AJDA 1990, p. 740, obs. Salon) : un gendarme est révoqué après avoir commis un vol dans un supermarché. Compte tenu de la faible valeur des objets volés, le juge considère qu’en révoquant le gendarme, les autorités compétentes ont commis une erreur manifeste d’appréciation (sur l’intensification du contrôle juridictionnel appliqué aux sanctions prononcées à l’encontre des fonctionnaires, V. infra).
– CE Ass., 16 décembre 1988, requête numéro 77713, Bleton (préc.) : le juge de l’excès de pouvoir exerce un contrôle restreint sur la décision de nomination au tour extérieur d’un inspecteur général des bibliothèques. En l’espèce, la décision de nomination contestée est annulée, le requérant ne possédant aucune expérience dans le domaine des bibliothèques et de l’information scientifique et technique.
545.- Hypothèses de contrôle normal appliqué au pouvoir discrétionnaire.- Il existe également des hypothèses assez nombreuses de contrôle normal appliquées à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Tel est cas, par exemple, dans l’arrêt Gomel du 4 avril 1914 (requête numéro 55125), lorsque le juge contrôle que la place Beauvau à Paris constitue ou non une perspective monumentale et si, dans l’affirmative, la construction qui y est projetée porte atteinte à cette perspective. Il en va de même, pour donner une autre illustration, concernant une décision de révocation d’un maire (CE, 22 mars 2010, requête numéro 328843, Dalongeville : JCP A 2010, comm. 2281, note Dubreuil.- CE, 19 décembre 2019, requête numéro 434071).
Par conséquent, dans l’état actuel de la jurisprudence, le principe est que lorsque le juge opère un contrôle normal, il vérifie que la décision prise est en rapport exact avec les faits. Dans le cas d’un contrôle restreint, il ne vérifie que l’absence d’une disproportion excessive entre les faits et la décision prise sur leur fondement.
II – Modalités particulières de contrôle
546.- Variations.- Dans certaines hypothèses, les juges opèrent une limitation du contrôle restreint, ou ils réalisent au contraire un contrôle maximum sur la qualification juridique des faits opérée par l’administration, dans le sens où ils vont contrôler que l’acte était le mieux adapté à la situation litigieuse et qu’il n’existait aucune autre solution plus satisfaisante.
A – Limitation du contrôle restreint
547.- Absence de contrôle de la qualification juridique des faits.- Dans différentes hypothèses – qui concernent principalement des questions techniques souvent situées à la frontière entre légalité et opportunité – le juge retient l’ancienne conception du contrôle restreint qui exclut tout contrôle de la qualification juridique des faits, y compris de l’erreur manifeste d’appréciation.
Ainsi, notamment, le juge refuse de discuter :
– Des appréciations des jurys d’examens et de concours sur la valeur des candidats. Concrètement un contrôle sur la qualification juridique des faits contraindrait le juge administratif à corriger lui-même les copies d’examens ou de concours, ce qui apparaît absolument inenvisageable (V. par exemple CE, 7 novembre 2006, requête numéro 298459, Langlois) ;
– Du choix de l’opportunité d’un tracé dans le cadre d’une opération d’aménagement (V. par exemple CE, 13 novembre 2006, requête numéro 282487, Commune de Sernhac et a.) ;
– Du choix du mode de gestion d’un service public (V. par exemple : CE, 7 juin 1995, requête numéro 143647 requête numéro 143648, Lagourgue et Mellier : CJEG 1995, p. 371, concl. Denis-Linton ; JCP G 1995, IV, comm. 1843, obs. Rouault).
B – Contrôle maximum
548.- Approfondissement du contrôle normal.- Dans certains cas, le juge administratif approfondit le contrôle normal. Il s’agit alors d’apprécier l’exacte adéquation, ou encore la parfaite proportionnalité, entre les faits et la décision prise par l’administration. Dans ce cadre, le juge va définir lui-même les conditions auxquelles est subordonné l’exercice par l’administration de son pouvoir discrétionnaire. Il va ensuite substituer son appréciation des faits à celle de l’administration et, en cas de discordance, annuler la décision qui lui est déférée.
La technique du contrôle maximum est d’abord apparue en matière de police administrative, à l’occasion de l’arrêt de Section du 15 décembre 1933, Benjamin (requête numéro 17413, requête numéro 17520 : Rec., p. 541 ; S. 1934, I, concl. Michel, note Mestre ; D. 1933, III, p. 354, concl. Michel.- V. infra Cinquième partie, Chapitre un, Section trois). Elle se retrouve ensuite sous la forme de la théorie du bilan, dans le domaine du contrôle des déclarations d’utilité publique. Elle est également utilisée dans plusieurs domaines, notamment celui de la police spéciale du cinéma et celui du contrôle des sanctions disciplinaires prises à l’encontre des fonctionnaires. On évoquera également le domaine du contrôle des décisions d’interdiction des publications étrangères. Si le pouvoir de pouvoir de police administrative spéciale n’existe plus dans ce domaine, cette hypothèse constitue un très bon exemple de l’approfondissement du contrôle de qualification juridique des faits opéré par le juge administratif.
1° Théorie du bilan et contrôle de la légalité interne des déclarations d’utilité publique
549.- Eléments du bilan.- Il s’agit ici d’établir un bilan entre les avantages présentés par la solution retenue et les inconvénients qui en résultent. Si le bilan est négatif, le juge estime qu’une erreur de qualification juridique des faits a été commise, et l’acte contesté est annulé.
La théorie du bilan trouve son champ d’élection dans le domaine du droit de l’expropriation, pour le contrôle des déclarations d’utilité publique, en application de la solution dégagée par l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat du 28 mai 1971, Fédération de défense des personnes concernées par le projet actuellement dénommé Ville Nouvelle Est (requête numéro 78825 : Rec., p. 409, concl. Braibant ; AJDA 1971, p. 404, chron. Labetoulle et Cabanes, concl. Braibant ; CJEG 1972, p. 35, note Virole ; D. 1972, jurispr. p. 194, note Lemasurier ; JCP 1971, II, comm. 16873, note Homont ; RDP 1972, p. 454, note Waline ; Rev. adm. 1971, p. 422, concl. Braibant).
Il résulte de cet arrêt qu’une « opération ne peut être légalement déclarée d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et éventuellement les inconvénients d’ordre social qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu égard à l’intérêt qu’elle présente ».
Cette formule a été quelque peu modifiée à l’occasion de l’arrêt de Section Société civile Sainte-Marie de l’Assomption du 20 octobre 1972, le Conseil d’Etat ajoutant à la formule de l’arrêt de 1971 la prise en compte de « l’atteinte à d’autres intérêts publics » (requête numéro 78829 : Rec., p. 657, concl. Morisot ; AJDA 1972, p. 576, chron. Cabanes et Léger ; CJEG 1973, p. 60, note Virole ; JCP G 1973, II, 17470, note Odent ; RDP 1973, p. 843, concl. Morisot).
Plus récemment, elle a été complétée par la prise en compte de « la mise en cause de la protection et de la valorisation de l’environnement » (CE, 10 mars 2010, requête numéro 314114, requête numéro 314476, requête numéro 314463, requête numéro 314477, requête numéro 314581, Alsace nature : Rec. tables, p. 672 ; BJCL 2010, p. 170, concl. Roger-Lacan, obs. M.G. ; Constitutions 2010, 433, obs. Aguila ; JCP A 2011, act. 239 ; JCP G 210, comm. 741 ; Nouv. Cah. Cons. const. 2010, p. 268, note Vidal-Naquet).
Exemple :
– CE, 5 mars 2021, requête numéro 424323, Commune de Bonrepos Riquet et a. : eu égard à l’intérêt public que présente un projet de création d’une liaison à 2 fois 2 voies, à son importance et aux mesures qui l’accompagnent pour éviter, réduire ou compenser ses effets sur la faune, la flore et les zones humides, les inconvénients qu’il présente, notamment en termes de coût, d’atteintes portées à la propriété privée, lesquelles concernent essentiellement des surfaces non bâties, de conséquences pour l’environnement et les monuments classés ou inscrits ne présentent pas un caractère excessif de nature à retirer à un projet de création d’une liaison à 2 fois 2 voies son caractère d’utilité publique.
Enfin, « dans l’hypothèse où un projet comporterait un risque potentiel justifiant qu’il soit fait application du principe de précaution, cette appréciation est portée en tenant compte, au titre des inconvénients d’ordre social du projet, de ce risque de dommage tel qu’il est prévenu par les mesures de précaution arrêtées et des inconvénients supplémentaires pouvant résulter de ces mesures et, au titre de son coût financier, du coût de ces dernières » (CE, 12 avril 2013, requête numéro 342409, requête numéro 342569, requête numéro 342689, requête numéro 342740, requête numéro 342748, requête numéro 342821, Association coordination interrégionale stop THT et a. c/ Ministre de l’Ecologie, Développement durable, Energie, préc.- V. aussi CE, 11 mai 2016, requête numéro 384608, CE, 19 octobre 2018, requête numéro 411536, Association Rassemblement pour l’évitement des lignes électriques dans le Nord).
Les juges vont donc substituer leur appréciation à celle de l’administration, ce qui donne lieu à une jurisprudence casuistique.
550.- Paradoxe de la théorie du bilan.- Cependant, si l’apparition de la théorie du bilan paraît avantageuse pour les requérants, elle aboutit assez peu fréquemment, dans la pratique, à des annulations. Une étude approfondie de la jurisprudence permet ainsi d’observer que plus une opération est d’envergure, plus le juge aura tendance à estimer que les avantages qu’elle présente sont supérieurs aux inconvénients occasionnés. Dans la plupart des cas, seules les erreurs manifestes sont sanctionnées ce qui, de façon tout à fait paradoxale, rapproche le contrôle maximum du contrôle restreint (V. sur ce point P. Wachsmann, Un bilan du bilan en matière d’expropriation : la jurisprudence Ville Nouvelle Est 30 ans après, in Gouverner, administrer, juger, Liber amicorum Jean Waline, Dalloz 2002, p. 733.- F. Melleray, Recours pour excès de pouvoir : moyens d’annulation, Répertoire Dalloz de contentieux administratif, n°51).
551.- Vers un « contrôle de légalité extrinsèque » des déclarations d’utilité publique ?.- Ceci conduit certains auteurs à défendre l’idée d’un « contrôle de légalité extrinsèque » de la déclaration d’utilité publique qui intègrerait une comparaison entre la solution retenue par l’administration et les autres options envisageables, notamment pour les ouvrages de voirie, en matière de tracé (V. en particulier B. Seiller, Pour un contrôle de la légalité extrinsèque des déclarations d’utilité publique : AJDA 2003, p. 1472). Cette solution s’inspire de celle applicable en matière de police administrative générale, le juge annulant les mesures prises par l’autorité compétente dans le cas où il apparaît qu’une décision alternative, moins attentatoire aux libertés publiques, aurait permis d’assurer la préservation de l’ordre public (sur ces questions V. infra Cinquième partie, Chapitre un, Section trois).
A l’occasion de l’arrêt époux A. du 16 octobre 2013 (requête numéro 360897 : AJDI 2014, p. 16, étude Gilbert ; RD imm. 2014, p. 32, obs. Hostiou) le Conseil d’Etat a eu l’occasion de rappeler que l’examen des mesures alternatives à l’expropriation relève du contrôle de la nécessité de l’opération objet de la déclaration d’utilité publique et ne doit pas être intégré dans le cadre du contrôle du bilan de cette opération.
Exemples :
– CE, 11 avril 2018, requête numéro 401753 (JCP A 2018, act. 361 ; AJDA 2018, p. 770, obs. Pastor ; AJDA 2018, p. 1289, concl. Odinet ; BJCL n°3/2018, p. 242, chron. Ferrari) : à propos d’une déclaration d’utilité publique relative à la construction d’une ligne TGV les juges estiment qu’il « ne ressort pas des pièces des dossiers que l’aménagement, en lieu et place des lignes projetées, des lignes existantes entre Bordeaux et Dax et entre Bordeaux et Toulouse présenterait des avantages comparables, notamment en termes de gains de temps et d’augmentation du trafic, sans procéder à des expropriations aussi importantes que celles qu’autorise le décret attaqué ».
– CE, 13 mars 2019, requête numéro 423751 (Dr. rur. 2019, comm. 150, note Tifine) : à l’occasion du contrôle de la légalité d’une déclaration d’utilité publique relative aux travaux d’aménagement à 2X2 voies d’une route nationale le Conseil d’Etat inclut dans le contrôle du bilan de l’opération une comparaison avec les solutions alternatives qui auraient permis des résultats comparables.
Il est loin d’être sûr, toutefois, qu’une évolution qui intégrerait dans la théorie du bilan la comparaison de l’opération projetée et des solutions alternatives dès lors qu’elles sont invoquées serait aussi décisive qu’on pourrait le croire de prime abord. De fait, à notre connaissance, les quelques décisions (V. par ex. CE, 28 décembre 2009, requête numéro 311831) qui ont emprunté cette voie ont abouti à conclure à un bilan négatif de l’opération projetée. En réalité, il est certainement plus difficile pour le juge d’appréhender des alternatives à l’opération projetée dans le cadre du contrôle des déclarations d’utilité publique, que des mesures de police propres à assurer le respect de l’ordre public moins attentatoires aux libertés que celles faisant l’objet d’un recours devant lui. Comme toujours, dans la plupart des cas, en application de la théorie du bilan, seules les erreurs d’appréciation les plus manifestes semblent sanctionnées ce qui finit toujours par rapprocher le contrôle maximum du contrôle restreint.
Ainsi, depuis l’arrêt Ville nouvelle-est, le juge administratif n’a censuré que très peu de projets d’envergure sur le fondement de la théorie du bilan.
Exemples :
– CE Ass., 28 mars 1997, requête numéro 170856 requête numéro 170857, Association contre le projet d’autoroute transchablaisienne et a. (Rec., p. 121 ; AJDA 1997, p. 545, obs. Chrestia ; RDP 1997, p. 1433, note Waline ; RFDA 1997, p. 739, concl. Denis-Linton, note Rouvillois ; RJE 1997, p. 397, concl. Denis-Linton) : le Conseil d’Etat annule une déclaration d’utilité publique relative à un projet de construction d’autoroute compte tenu de son caractère très coûteux et peu utile en raison de l’abandon de la partie suisse du projet.
– CE Sect., 22 octobre 2003, requête numéro 231953, Association SOS-Rivières et environnement et a. (Rec., p. 417 ; AJDA 2004, p. 1193, note Hostiou ; Collectivités-intercommunalité 2004, comm. 5, obs. Erstein) : le Conseil d’Etat a considéré que le projet de construction d’un barrage ne présentait qu’une faible utilité au regard des objectifs annoncés de cette opération qui visaient à favoriser la production d’huîtres dans le bassin de Marennes-Oléron, et soutenir les débits d’étiage de la Charente et de la Boutonne. Le coût présenté par le projet ainsi que les inconvénients sur l’environnement permettaient de conclure à un bilan négatif, justifiant l’annulation de la déclaration d’utilité publique.
– CE, 15 avril 2016, requête numéro 387475, requête numéro 388441, requête numéro 388591, requête numéro 388628, requête numéro 388629, requête numéro 388656, requête numéro 390519, requête numéro 391332, Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Rec., p. 15 ; AJDA 2016, p. 749 ; RD imm. 2019, p. 610, note Hostiou) : le coût de construction du projet de ligne à grande vitesse Poitiers-Limoges, dont le financement n’est, en l’état, pas assuré, est évalué à 1,6 milliards d’euros. Les temps de parcours affichés font l’objet d’incertitudes et l’évaluation de la rentabilité économique et sociale du projet est inférieure au niveau habituellement retenu par le gouvernement pour apprécier si une opération peut être regardée comme utile, en principe, pour la collectivité. Si le projet est principalement justifié par des considérations d’aménagement du territoire, la liaison qu’il prévoit se présente comme un simple barreau se rattachant au réseau ferroviaire à grande vitesse dont il n’est pas envisagé le prolongement. Sa mise en œuvre aura, en outre, pour effet un report massif de voyageurs de la ligne Paris-Orléans-Limoges-Toulouse vers la ligne à grande vitesse, impliquant une diminution de la fréquence du trafic sur cette ligne et donc une dégradation de la desserte des territoires situés entre Orléans et Limoges. Enfin, en déclarant d’utilité publique et urgents les travaux de construction, dont l’engagement est envisagé entre 2030 et 2050, le gouvernement n’a pas satisfait à la réserve formulée par la commission d’enquête tendant à ce que ces travaux soient programmés à un horizon suffisamment rapproché. Ainsi, l’adoption immédiate du décret porte une atteinte très importante aux droits des propriétaires des terrains dont la déclaration d’utilité publique autorise l’expropriation dans un délai de quinze ans. Les inconvénients du projet l’emportent sur ses avantages dans des conditions de nature à lui faire perdre son caractère d’utilité publique.
2° Contrôle des décisions prises dans le cadre de la police spéciale du cinéma
552.- Des solutions inspirées par la théorie du bilan.- La police spéciale du cinéma relève actuellement de la compétence du ministre de la Culture. Elle consiste, pour l’essentiel, à délivrer des visas d’exploitation aux œuvres cinématographiques, lesquels peuvent être notamment assortis d’une restriction d’âge ou d’un classement X.
Le Conseil d’Etat a développé une nouvelle hypothèse de contrôle maximum à l’occasion de son arrêt d’Assemblée du 24 janvier 1975, Société Rome Paris films qui concernait un recours pour excès de pouvoir dirigé contre une décision refusant de délivrer un visa d’exploitation et d’exportation à un film (requête numéro 72868 : Rec., p. 57 ; RDP 1975 p. 286, concl. Rougevin-Baville ; Gaz. Pal. 1975 jur., p. 385 et doctr., p. 350, chron. Mourgeon ; JCP 1976, II, 18395, note Bazex).
La législation relative à la police du cinéma se bornait à attribuer ce pouvoir au ministre de l’Information, sans préciser que son exercice était soumis à des conditions de fond particulières. Le Conseil d’Etat a adopté une démarche constructive en estimant, alors même que la loi ne posait aucune condition, que le ministre était tenu « de concilier les intérêts généraux dont il a la charge avec le respect dû aux libertés publiques et notamment la liberté d’expression ».
Comme dans la théorie du bilan, le juge a établi lui-même les critères qui lui permettent d’apprécier la légalité de l’acte contesté. En cas de divergence d’appréciation, il censure cet acte. Il passe alors d’un contrôle restreint à un contrôle maximum. Mais il s’agit ici, comme en matière de police administrative, d’un « contrôle de légalité extrinsèque », le Conseil d’Etat envisageant les alternatives possibles à la décision prise par le ministre.
553.- Compétence juridictionnelle.- C’est le Conseil d’Etat qui était à l’origine juge en premier et dernier ressort pour connaître de la légalité des visas d’exploitation. Suite à l’entrée en vigueur du décret n°2010-164 du 22 février 2010, qui limite la compétence en premier et dernier ressort du Conseil d’Etat, c’est le tribunal administratif de Paris qui était compétent. Ce contentieux est désormais attribué en premier et dernier ressort à la cour administrative d’appel de Paris, depuis l’entrée en vigueur du décret n°2017-150 du 8 février 2017.
554.- Une jurisprudence casuistique.- Le juge est allé encore plus loin dans cette voie en contrôlant, au regard de critères plus précis, la pertinence des restrictions liées à l’âge, notamment en raison du contentieux généré par la très active Association « promouvoir » qui s’est fait une spécialité des recours contre les mesures prises dans ce domaine qu’elle considère comme étant trop laxistes (CE Sect., 30 juin 2000, requête numéro 222194, requête numéro 222195, Association Promouvoir et a. : Rec., p. 265, concl. Honorat ; AJDA 2000, p. 609, chron. Guyomar et Collin ; LPA 15 décembre 2000, p. 9, note Lecucq ; RFDA 2000, p. 1282, note Canedo ; RFDA 2000, p. 1311, note Morange).
Exemples :
– CE, 4 février 2004, requête numéro 261804, Association promouvoir (JCP G 2004, II, comm. 10045, note Tifine) : il s’agissait de déterminer, dans cette affaire, s’il y avait lieu d’annuler un arrêté du ministre de la Culture accordant un visa d’exploitation assorti d’une interdiction aux moins de seize ans au film Ken Park. Dans son arrêt, le Conseil d’Etat a très précisément décrit le contenu du film pour décider s’il devait être interdit au moins de 16 ans, aux moins de 18 ans, ou classé X. En l’espèce, l’arrêté est annulé, le Conseil d’Etat estimant – en utilisant une grille d’interprétation qu’il a lui-même défini faisant notamment référence à la présence de « scènes de sexe non simulées » – que le film aurait dû être interdit aux moins de 18 ans.
– CE, 1er juin 2015, requête numéro 372057, Association promouvoir (Dr. adm. 2015, comm. 65, note Quiriny) : à l’occasion du recours dirigé contre le visa d’exploitation assorti d’une interdiction aux moins de 16 ans et d’un avertissement délivré au film « Saw 3D chapitre final » le Conseil d’Etat précise la méthodologie que doit suivre le juge administratif lorsque se pose la question d’un film comportant des scènes violentes, à l’exclusion de toutes scènes de sexe non simulées. Dans un premier temps, le Conseil d’Etat considère qu’il appartient au juge de rechercher la présence de « l’existence de scènes de très grande violence justifiant une interdiction de la projection à des mineurs ». Dans l’hypothèse où le juge retient une telle qualification, il lui revient ensuite « d’apprécier la manière dont ces scènes sont filmées et dont elles s’insèrent au sein de l’œuvre considérée », pour déterminer quel est le classement le plus approprié. Mais dès lors que ces scènes existent, il ne peut s’agir que d’une interdiction aux moins de 18 ans ou un classement « X », contrairement à ce qui avait été retenu par les juges du fond. En l’espèce, c’est une simple interdiction du film aux moins de 18 ans qui a été jugée pertinente par le Conseil d’Etat.
– CE, 5 avril 2019, requête numéro 417343, SARL Margo Cinéma (AJDA 2019, p. 1761, note Le Roy ; Dr. adm. 2019, comm. 39, note Eveillard ; JCP A 2019, comm. 2250, note Otero) : le visa d’exploitation du film « Salafistes » avait été assorti d’une interdiction de représentation aux mineurs de dix-huit ans et d’un avertissement. Le tribunal administratif de Paris avait annulé ce visa en tant seulement qu’il était assorti d’une interdiction aux mineurs de dix-huit ans mais la cour administrative d’appel de Paris avait ensuite annulé ce jugement. Le Conseil d’Etat considère que lorsque sont en cause des films à caractère documentaire, « qui visent à décrire la réalité des situations dont ils portent témoignage et qui ont ainsi pour objet de contribuer à l’établissement et à la diffusion de connaissances, l’appréciation doit être portée par le ministre, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, compte tenu de la nécessité de garantir le respect de la liberté d’information, protégée notamment par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Il s’agit donc d’établir un bilan entre l’objectif de protection de la jeunesse et la liberté d’information. Le Conseil d’Etat estime que le contenu de l’œuvre est « de nature à faire comprendre, y compris par des spectateurs âgés de moins de dix-huit ans, l’objectif d’information et de dénonciation poursuivi par l’œuvre documentaire, qui concourt ainsi à l’établissement et à la diffusion de connaissances sans présenter la violence sous un jour favorable ni la banaliser ». Le Conseil d’Etat fait donc prévaloir la liberté d’information et il annule l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris.
555.- Mise en œuvre de critères définis par le pouvoir réglementaire.- On relèvera ici que le décret n°2017-150 du 8 février 2017 a voulu préciser les critères de classification des œuvres cinématographiques. L’article 211-12, II du Code du cinéma et de l’image animée, qui s’inspire largement de la jurisprudence du Conseil d’Etat, précise quels sont les critères que doit prendre en considération l’autorité compétente lors du choix de la mesure de classification la plus adaptée, pour des motifs tirés de la protection de l’enfance et de la jeunesse ou du respect de la dignité humaine. Il prévoit notamment que « lorsque l’œuvre ou le document comporte des scènes de sexe ou de grande violence qui sont de nature, en particulier par leur accumulation, à troubler gravement la sensibilité des mineurs, à présenter la violence sous un jour favorable ou à la banaliser » l’œuvre ne peut faire l’objet que de l’une des deux mesures d’interdiction de représentation aux mineurs de dix-huit ans.
556.- Ultimes précisions.- Précisons aussi que pour déterminer son classement le film doit être « pris dans son ensemble » (CE, 26 janvier 2018, requête numéro 408832, Association Promouvoir et a. : JCP A 2018, comm. 2181, note Orlandini).
Relevons enfin que le Conseil d’Etat, lorsqu’il statue sur les pourvois en cassation dirigés contre des jugements statuant sur la légalité de visas d’exploitation exerce un contrôle de qualification juridique sur l’appréciation par les juges du fond des motifs justifiant la classification choisie (CE, 28 septembre 2016, requête numéro 395535, Association promouvoir et a. : D. 2016, p. 606, note Franceschini ; RFDA 2016, p. 138, concl. Cantié).
3° Contrôle des sanctions disciplinaires prises à l’encontre des fonctionnaires
557.- Un contrôle restreint à l’origine.- Le Conseil d’Etat a longtemps exclu tout contrôle du choix de la sanction disciplinaire infligée à un agent public (CE, 23 janvier 1935, requête numéro 40842, Four : Rec., p. 91). A l’occasion de l’arrêt Lebon du 9 juin 1978, les juges ont ensuite opéré un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation (CE, 9 juin 1978, requête numéro 05911 : Rec., p. 245 ; AJDA 1978, p. 573, concl. Genevois, note S.S. ; D. 1979, jurispr. p. 275, obs. Sinay ; RDP 1979, p.227, note Auby). Ils ont considéré dans cette affaire « qu’en prononçant, à raison (des faits), la sanction de la mise à la retraite d’office du sieur Lebon, le recteur s’est livré à une appréciation qui n’est pas entachée d’erreur manifeste ».
558.- Critique du contrôle restreint.- Cette solution était de plus en plus contestable, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif au procès équitable a progressivement pénétré le droit de la fonction publique (V. notamment CEDH, Grande chambre, 8 décembre 1999, affaire numéro 28541/95, Pellegrin c/ France : Rec. CEDH 1999, VIII ; RTDH 2000, p. 819, note Wachsmann ; AJFP mai-juin 2000, p. 52 ; LPA 2000, n°98, p. 10, note Melleray.- CEDH, 19 avril 2007, affaire numéro 63235/00, Eskelinen c/ Finlande : Rec. CEDH 2007, I ; AJDA 2007, p. 887), ce qui posait nécessairement la question de la conformité à ces stipulations d’une jurisprudence par laquelle le juge limitait lui-même l’exercice de ses pouvoirs. Ensuite, il résulte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel que l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, selon lequel « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires », ne concerne pas seulement « les peines prononcées par les juridictions répressives mais s’étend à toute sanction ayant le caractère d’une punition même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non judiciaire » (CC, 30 décembre 1987, numéro 87-237 DC, Loi de finances pour 1988 : Rec. CC, p. 63). A priori, cette solution devait également conduire à un contrôle élargi des sanctions disciplinaires prises à l’encontre des fonctionnaires. Cette évolution s’était d’ailleurs déjà produite s’agissant d’autres types de sanctions et notamment celles infligées à des élèves de l’enseignement public (CE, 27 novembre 1996, requête numéro 170207, requête numéro 170208, Ligue islamique du Nord : Rec., p. 461 ; Dr. adm. 1997, comm. 6 ; JCP G 1997, II, comm. 22808, note Seiller), à des professionnels exerçant des professions réglementées (CE Sect., 22 juin 2007, requête numéro 272650, Arfi : Rec., p. 263 ; RFDA 2007, p. 1199, concl. Guyomar) ou à des sportifs (CE, 2 mars 2010, requête numéro 324439, Fédération française d’athlétisme : Rec. tables, p. 894 ; AJDA 2010, p. 664, chron. Liéber et Botteghi ; Dr. adm. 2010, comm. 82, note Melleray).
559.- Un contrôle maximum.- Finalement le Conseil d’Etat a fait évoluer sa jurisprudence de façon décisive à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée Dahan du 13 novembre 2013 (requête numéro 347704 : Rec., p. 279 ; AJDA 2013, p. 2432, chron. Bretonneau et Lessi ; AJFP 2014, p. 5, concl. Keller ; Dr. adm. 2014, comm. 11, note Duranthon ; JCP A 2014, comm. 2241, note Bailleul ; JCP G 2014, comm. 149, note Vautrot-Schwartz ; LPA 4 février 2014, p. 6, note Charron ; RFDA 2013, p. 1175, concl. Keller.- V. aussi CE, 27 mars 2020, requête numéro 427868). Mettant un terme définitif aux interrogations soulevées par deux arrêts rendus quelques années auparavant (CE, 27 mai 2009, requête numéro 310493, Hontang : Rec., p. 207 ; Dr. adm. 2009, comm. 104, note Melleray.- CE, 30 juin 2010, requête numéro 325319, Ponsard) les juges énoncent qu’il « appartient au juge de l’excès de pouvoir, saisi de moyens en ce sens, de rechercher si les faits reprochés à un agent public ayant fait l’objet d’une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes ». C’est donc un contrôle maximum des sanctions prises à l’encontre des fonctionnaires qui est désormais mis en œuvre par le Conseil d’Etat.
Exemple :
– CAA Lyon, 3 novembre 2021, requête numéro 19LY01451 (JCP A 2022, comm. 2141) : est fondée au regard de la nature des faits et de l’atteinte portée à l’image du Service départemental d’incendie et de secours la sanction de révocation prononcée à l’égard d’un sapeur-pompier professionnel qui a causé en dehors du service un accident de la circulation ayant fait un mort et quatre blessés alors qu’il conduisait en état d’ébriété. Son état de santé caractérisé par une forte dépendance à l’alcool et un état dépressif n’est pas de nature à faire obstacle à ce qu’il soit regardé comme responsable de ses actes ni à ce que, en conséquence, une sanction disciplinaire soit légalement prononcée à son encontre.
Cette solution s’applique notamment aux militaires (CE, 25 janvier 2016, requête numéro 391178, Parent : Rec. tables, p. 643. – CE, 14 mars 2016, requête numéro 389361, Machaux), y compris aux officiers généraux (CE, 22 septembre 2017, requête numéro 404921, Piquemal : AJDA 2018, p. 229, note Charruau ; Dr. adm. 2018, comm. 3, note Eveillard).
560.- Extension du contrôle maximum à d’autres types de sanctions.- Cette solution a également été transposée à l’hypothèse des sanctions prononcées contre les détenus. Alors qu’il privilégiait auparavant un contrôle restreint (CE, 20 mai 2011, requête numéro 326084, Letona Biteri : Rec., p. 246 ; AJDA 2011, p. 1364, chron. Domino et Bretonneau), le Conseil d’Etat a finalement décidé qu’il appartient au juge de l’excès de pouvoir saisi de moyens dans ce sens « de vérifier si les faits reprochés à un détenu qui a fait l’objet d’une sanction disciplinaire constituent des fautes de nature à justifier une sanction et si la sanction retenue est proportionnée à la gravité de ces fautes » (CE, 1er juin 2015, requête numéro 380449, Boromée : Rec., p. 185, concl. Bretonneau ; AJDA 2015, p. 1695, concl. Bretonneau ; AJ pénal 2015, p. 447, obs. Péchillon ; D. 2016, p. 1220, obs. Céré, Evans et Péchillon ; Dr. adm. 2015, comm. 68, note Eveillard ; JCP A 2015, act. 519, obs. Langelier).
Enfin, le Conseil d’Etat a récemment jugé que les décrets prononçant la déchéance de nationalité à l’égard de français naturalisés condamnés par la justice pénale pour des faits liés au terrorisme devaient également faire l’objet d’un plein contrôle de proportionnalité (CE, 8 juin 2016, requête numéro 394348, Turk : Rec., p. 231 ; AJDA 2016, p. 1758, concl. Domino ; Dr. adm. 2016, comm. 61, note Eveillard).
La juridiction administrative suprême confirme ici que le contrôle normal constitue désormais la règle pour les sanctions disciplinaires en abandonnant « l’ultime vestige du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation en matière de contrôle de la sévérité des sanctions administratives » (G. Eveillard, JCP G 2015, 1442).
4° Contrôle des mesures d’interdiction des publications étrangères
561.- Le contrôle de qualification juridique des faits dans tous ses états.- Le domaine de la police des publications étrangères constitue un très bon exemple de l’intensification du contrôle juridictionnel opéré graduellement par le Conseil d’Etat dans différents domaines.
562.- Absence de contrôle.- A l’origine, le Conseil d’Etat refusait purement et simplement de procéder à l’examen de la régularité des mesures prises par l’autorité administrative dans le cadre de la police des étrangers (CE, 2 août 1836, requête numéro 12843, Naundorff : Rec., p. 393). Ces actes appartenaient à la « haute police du royaume » et étaient en conséquence assimilables à des actes de gouvernement.
563.- Contrôle restreint.- Par la suite, les juges ont opéré un contrôle restreint, limité au contrôle de la légalité externe, du détournement de pouvoir, de l’exactitude matérielle des faits et de l’erreur de droit (CE, 19 février 1958, Société des éditions de la Terre de feu : Rec., p. 114). Puis, à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée du 2 novembre 1973, SA Librairie François Maspero, le Conseil d’Etat a décidé qu’il lui appartenait également de rechercher la présence d’une erreur manifeste d’appréciation commise par l’administration, lorsqu’il contrôle une décision interdisant une publication étrangère en application de l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse (requête numéro 82590 : Rec., p. 611 ; AJDA 1973, p. 577, chron. Franc et Boyon ; D. 1974, jurispr. p. 436, note Pellet ; Gaz. Pal. 174, 1, p. 100, note Pacteau ; JCP 1974, II, comm. 432, note Pellet).
564.- Contrôle maximum.- L’arrêt d’Assemblée du 9 juillet 1997, Association Ekin, marque le passage d’un contrôle normal à un contrôle maximum exercé sur ces décisions (requête numéro 151064 : Rec., p. 300 ; AJDA 1998, p. 374, note Verdier ; D. 1998, p. 317, note Dreyer ; LPA 14 novembre 1997, n°137, p. 9, note Tamion ; RFDA 1997, p. 1284, concl. Denis-Linton, note Pacteau ; RUDH 1997, p. 169, chron. Rouget).
Comme pour la police du cinéma, la loi qui confiait le pouvoir au ministre de l’Intérieur d’interdire des publications étrangères ne soumettait son exercice à aucune condition de fond. Le Conseil d’Etat a alors défini lui-même les conditions auxquelles ce pouvoir peut être exercé. Ainsi, « les restrictions apportées au pouvoir du ministre résultent de la nécessité de concilier les intérêts généraux dont il a la charge avec le respect dû aux libertés publiques, et notamment à la liberté de la presse ». En l’espèce, le Conseil d’Etat annule la mesure d’interdiction contestée en estimant que l’atteinte grave à la liberté de la presse que constitue cette mesure n’était pas justifiée, compte tenu des intérêts généraux dont le ministre à la charge, et notamment de la sécurité publique et de l’ordre public.
565.- Disparation de la police des publications étrangères.- Il faut ici relever que la législation française sur les publications étrangères a été jugée non conforme à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme relatif à la liberté d’expression à l’occasion de l’arrêt Ekin contre France du 17 juillet 2001 (affaire numéro 39288/98 : AJDA 2002, p. 52, note Julien-Laferrière ; RTDH 2002, p. 685, note Fontbressin ; Légipresse 2002, n°185, III, p. 169, note Derieux, LPA 22 février 2002, p. 12, note Pech). Le décret n°2004-1044 du 4 Octobre 2004 a pris acte de cette décision en abrogeant l’article 14 de la loi du 29 juillet 1881, ce qui a eu pour effet de faire disparaître la police des publications étrangères.
Pour aller plus loin :
– Boutayeb (C.), Le contrôle de l’utilité publique par le juge administratif en matière d’expropriation : RDP 1997, p. 1385.
– De David Beauregard-Berthier (O.), La notion de détournement de procédure en droit administratif : Dr. adm. 2006, étude 2.
– Eveillard (G.), Les évolutions récentes du contentieux répressif : Dr. adm. 2014, comm. 3.
– Braibant (G.), Le principe de proportionnalité, Mélanges Waline 1974, p. 297.
– Domino (X.), Bretonneau (A.), Jurisprudence Danthony : Bilan après 18 mois : AJDA 2013, p. 1733.
-Domino (X.), Bretonneau (A.), Le vice, mode d’emploi : AJDA 2012, p. 195.
– Fromont (M.), Le principe de proportionnalité : AJDA 1995, n°spécial, p. 156.
– Hummel (J.), La théorie de la moralité administrative et l’erreur manifeste d’appréciation : Rev. adm. 1996, p. 335.
– Pauliat (H.), La jurisprudence Danthony a 10 ans : JCPA 2022, comm. 2009.
– Rota (M.), Vers la disparition des vices de forme ? : RDP 2015, p. 641.
– Rouvière (J.), Réflexions sur l’erreur manifeste : EDCE 1988, n°39, p. 65.
– Seiller (B.), Pour un contrôle de la légalité extrinsèque des déclarations d’utilité publique : AJDA 2003, p. 1472.
– Wachsmann (P.), Un bilan du bilan en matière d’expropriation : la jurisprudence Ville Nouvelle Est 30 ans après : Gouverner, administrer, juger, Liber amicorum Jean Waline, Dalloz 2002, p. 733.
– Woehrling (J.-M), Le contrôle du pouvoir discrétionnaire en France : Rev. Administration n°spécial, 1999, n°7, p. 75.
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