PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 3599/18) dirigée contre la Belgique et dont un couple de ressortissants syriens et leurs deux enfants mineurs (« les requérants »), ont saisi la Cour le 10 janvier 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Mes O. Stein et L. Lambert, avocats à Bruxelles. Le gouvernement belge (« le gouvernement défendeur ») a été représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice.
3. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 26 avril 2018, une chambre de ladite section communiqua les griefs tirés des articles 3, 6 § 1 (volet exécution) et 13 au Gouvernement. La requête a été déclarée irrecevable pour le surplus, en vertu l’article 54 § 3 du règlement. Le 20 novembre 2018, la chambre s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (article 30 de la Convention).
4. Le président de la section à laquelle l’affaire avait été attribuée a accédé à la demande de non-divulgation de leur identité formulée par les requérants (article 47 § 4 du règlement).
5. Tant les requérants que le gouvernement défendeur ont déposé des observations sur la recevabilité et le fond de l’affaire. La Cour a par ailleurs reçu des observations écrites des gouvernements de la Croatie, du Danemark, de la France, de l’Allemagne, de la Hongrie, de la Lettonie, des Pays-Bas, de la Norvège, de la République tchèque, du Royaume-Uni, et de la Slovaquie, ainsi que de la Ligue des droits de l’homme (« LDH »), la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (« FIDH »), le Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe (« Centre AIRE »), le Dutch Council for Refugees, le Conseil européen sur les réfugiés et les exilés (« CERE »), la Commission internationale de juristes, ainsi que l’Ordre des barreaux francophones et germanophone de Belgique (« OBFG »), lesquels ont été autorisés à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 §§ 2 et 3 de la Convention).
6. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme le 24 avril 2019, à Strasbourg (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le gouvernement défendeur
Mme I. Niedlispacher, agente,
Me E. Derriks, conseil,
Mes M. De Sousa,
G. Vanwitzenburg,
A. Paul, conseillers ;
– pour les requérants
Me O. Stein,
Me L. Lambert, conseils,
Me J. Englebert,
Me J. Callewaert, conseillers ;
– pour le gouvernement français, tierce partie
Mme F. Merloz, co-agente,
Mme E. Leblond, conseillère ;
– pour le gouvernement letton, tierce partie
Mme K. Līce, agente,
Mme E. L. Vītola, conseillère ;
– pour le gouvernement norvégien, tierce partie
M. Marius Emberland, agent ;
– pour le gouvernement britannique, tierce partie
M. G. Cox QC, Attorney General,
Sir J. Eadie,
M. D. Blundell,
M. C. Murphy,
Mme A. Sornarajah, conseillers,
M. C. Wickremasinghe, agent ;
– pour l’OBFG
Me F. Krenc,conseil.
7. La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Niedlispacher, Me Derriks, Me Stein et Me Lambert ; puis M. Geoffrey Cox QC et Mme Merloz, au nom des Gouvernements du Royaume-Uni, de la France, de la Lettonie et de la Norvège, et Me Krenc ; enfin, Me Derriks, Mme Niedlispacher, Mes Englebert, Lambert, Callewaert et Stein en leurs réponses aux questions posées par les juges.
EN FAIT
Phase administrative (demandes de visa et procédures devant l’Office des étrangers et les juridictions administratives)
8. Durant la phase administrative, les requérants ont, d’une part, cherché à obtenir des documents leur permettant d’entrer et de séjourner légalement sur le territoire belge le temps d’y formaliser une demande d’asile, et ont, d’autre part, contesté devant les juridictions administratives le refus de l’Office des étrangers (« OE ») de leur délivrer des visas. L’État belge s’est, quant à lui, opposé à la délivrance des visas devant ces mêmes juridictions.
Décisions de refus de délivrance de visa du 13 septembre 2016
9. Le 22 août 2016, le couple de requérants, accompagné d’un de leurs enfants, se rendit à l’ambassade de Belgique à Beyrouth pour y déposer des demandes de visas pour eux-mêmes et leurs deux enfants. Leurs demandes étaient accompagnées d’un courrier daté du 15 juillet 2016, rédigé par leur avocat belge ainsi que des pièces afférentes.
10. Les requérants sollicitaient l’obtention de visas à validité territoriale limitée sur fondement de l’article 25 du code communautaire des visas (paragraphe 64 ci‑dessous). Au titre des raisons humanitaires impérieuses requises pour l’application de cette disposition, les requérants alléguaient, documents l’appui, se trouver, tant en termes de sécurité que de conditions sanitaires, dans une situation d’urgence absolue en raison du conflit armé en Syrie et plus particulièrement des bombardements massifs à Alep. Ils indiquaient que leur maison à Alep avait été détruite par les bombardements, qu’ils avaient trouvé refuge dans la maison d’un oncle qui avait fui la Syrie, qu’en raison de la situation de guerre, l’accès à la nourriture, l’eau et l’électricité était devenu très difficile et que les enfants n’étaient plus scolarisés. Ils souhaitaient donc quitter Alep et obtenir des visas pour venir demander l’asile en Belgique qui avait reconnu un statut de protection internationale (asile ou protection subsidiaire) en 2015 à la grande majorité des demandeurs d’asile en provenance de Syrie et où ils étaient en contact avec une famille belge prête à les accueillir.
11. Le 13 septembre 2016, l’OE – l’organe administratif en charge de la délivrance des visas (paragraphe 45 ci‑dessous) – refusa l’octroi des visas aux requérants et leur notifia ses décisions par courriel du 29 septembre 2016 via le service des visas de l’ambassade de Belgique à Beyrouth.
12. L’OE faisait valoir que les visas sollicités par les requérants n’étaient destinés qu’à des personnes qui souhaitaient se rendre sur le territoire d’un État de l’espace Schengen pour un séjour de courte durée pour des raisons indépendantes de leur volonté telle la maladie ou le décès d’un proche, et qui n’avaient aucune intention de s’installer de manière permanente sur le territoire de l’État en question. Or, l’OE relevait que comme la volonté, non dissimulée, des requérants était d’introduire une demande d’asile une fois arrivés sur le sol belge, ils ne pouvaient pas bénéficier de ce type de visa. Ainsi, la délivrance d’un visa pour des raisons humanitaires à un requérant qui avait l’intention de demander l’asile en Belgique aurait créé, selon l’OE, un précédent dérogeant gravement au caractère exceptionnel de la procédure des visas court séjour. L’OE ajoutait que les postes diplomatiques et consulaires n’étaient pas des autorités auprès desquelles une demande d’asile pouvait être déposée en vertu de l’arrêté royal du 8 octobre 1981 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers.
13. Enfin, l’OE invitait les requérants à solliciter un autre type de visa, fondé sur la loi belge permettant de séjourner plus de 90 jours en Belgique. Par la suite, les requérants firent une telle demande en ce sens qui fut rejetée par les autorités belges en décembre 2016 (paragraphe 34 ci-dessous).
14. Les requérants saisirent le Conseil du contentieux des étrangers (« CCE ») – l’instance juridictionnelle de recours contre les décisions de l’OE (paragraphe 52 ci-dessus) – d’une demande de suspension en extrême urgence de l’exécution des décisions de l’OE du 13 septembre 2016 (paragraphe 11ci‑dessus).
15. Le 7 octobre 2016, le CCE suspendit en extrême urgence les refus d’octroi de visas décidés par l’OE et ordonna à l’État belge de prendre dans les 48 heures de nouvelles décisions légalement fondées, c’est-à-dire en rédigeant une motivation tenant compte de la situation extrêmement dangereuse en Syrie.
16. Le 6 mars 2017, le CCE constata qu’aucun recours en annulation n’avait été introduit à l’encontre des décisions de refus de visas du 13 septembre 2016, et décida en conséquence de lever la suspension de l’exécution des rejets de visas et des mesures provisoires. Il constata en outre que les décisions de refus, non annulées, produisaient toujours leurs effets.
17. Le 8 février 2018, le Conseil d’État rejeta le recours exercé par les requérants contre l’arrêt du 6 mars 2017. Il estima qu’aucun revirement de jurisprudence n’était démontré et écarta les arguments des requérants concernant l’atteinte à la sécurité juridique et à la violation des articles 3 et 13 de la Convention.
18. Le même jour, le Conseil d’État rejeta le recours en cassation exercé par l’État belge contre l’arrêt du 7 octobre 2016 au motif qu’en raison de la levée de la suspension intervenue le 6 mars 2017, l’arrêt attaqué ne faisait plus grief à l’État belge.
Décisions de refus de délivrance de visa du 10 octobre 2016
19. Conformément à l’injonction qui lui avait été faite par le CCE (paragraphe 15 ci-dessus), l’OE prit de nouvelles décisions de refus de visas en date du 10 octobre 2016 mais les motiva de la même manière que le refus précédent. Il indiquait, dans le courriel de notification adressé à l’avocat des requérants, que « l’article 3 de la Convention ne pouvait pas être interprété comme exigeant des États d’admettre sur leur territoire toutes les personnes vivant une situation catastrophique, sous peine d’exiger des pays développés d’accepter toutes les populations des pays en voie de développement, en guerre ou ravagés par des catastrophes naturelles ».
20. Par un arrêt du 14 octobre 2016, le CCE ordonna à nouveau, en extrême urgence, la suspension de l’exécution des décisions de refus d’octroi des visas du 10 octobre 2016 et enjoignit à l’OE de prendre dans les 48 heures de nouvelles décisions, légalement fondées, cette fois.
21. Le CCE estima qu’il ne pouvait pas se satisfaire de l’argumentation de l’État selon laquelle l’article 3 de la Convention ne pouvait pas raisonnablement entraîner pour les États du Conseil de l’Europe une obligation d’accueil de toutes les populations confrontées à des situations de chaos ou de grand danger dans leur pays. Il rappela en outre l’autorité de la chose jugée dont étaient revêtus ses arrêts et notamment celui du 7 octobre 2016, pourtant non exécuté. Enfin, reprenant les termes de son arrêt du 7 octobre 2016, le CCE indiqua que l’OE avait failli à son obligation formelle de motivation en ne tenant pas compte de la situation alarmante en Syrie et du risque très sérieux de violation de l’article 3 de la Convention.
22. Un recours en annulation des décisions de l’OE du 10 octobre 2016 fut introduit devant le CCE par les requérants. Le 24 mars 2017, le CCE rejeta le recours en annulation au motif que les décisions de refus de l’OE du 13 septembre 2016 (paragraphe 11 ci-dessus) étaient devenues définitives et que, par conséquent, les requérants n’avaient plus d’intérêt à contester les décisions subséquentes.
23. Le recours en cassation administrative introduit par les requérants contre cet arrêt fut rejeté par le Conseil d’État le 17 mai 2018. Il fonda sa décision sur l’interprétation des articles 1er et 25 du code des visas donnée par la Cour de Justice de l’Union européenne (« CJUE ») qui avait jugé le 7 mars 2017 que le code des visas ne visait que des séjours inférieurs à 90 jours, et qu’il ne pouvait donc pas s’appliquer dans la perspective d’une demande d’asile impliquant nécessairement un séjour plus long (paragraphes 71-73 ci‑dessous).
Décisions de refus de délivrance de visa du 17 octobre 2016
24. Le 17 octobre 2016, l’OE prit à nouveau des décisions de refus de délivrance de visas en invoquant les mêmes motifs que pour les refus précédents.
25. Par un arrêt du 20 octobre 2016, le CCE, reprenant l’essentiel du contenu de ses précédents arrêts, ordonna la suspension de l’exécution des décisions de refus du 17 octobre 2016. En outre, il estima que, compte tenu du péril imminent encouru par les requérants, du refus persistant de l’État belge de respecter l’autorité de la chose jugée, et de l’importance d’assurer l’effectivité du recours, il était justifié d’enjoindre à l’État de délivrer dans les 48 heures un laissez-passer ou un visa valable trois mois.
26. Par un arrêt du 24 mars 2017, le CCE rejeta le recours en annulation et ordonna la levée de la suspension de l’exécution des décisions de refus de visas ainsi que des mesures provisoires, au terme du même raisonnement que celui qu’il avait développé dans le premier arrêt du même jour (paragraphe 22ci-dessus).
27. Le recours en cassation administrative introduit par les requérants contre cet arrêt fut rejeté par le Conseil d’État le 17 mai 2018, pour les mêmes motifs que ceux contenus dans son arrêt précité du même jour (paragraphe 23 ci-dessus).
Phase judiciaire (demandes devant les juridictions civiles concernant l’exécution de l’arrêt du CCE du 20 octobre 2016)
28. Pour les requérants, la phase judiciaire avait pour finalité d’obtenir l’exécution de l’arrêt du CCE du 20 octobre 2016 – aux termes duquel ils avaient obtenu le droit de se rendre légalement en Belgique puisqu’injonction avait été faite au gouvernement belge de leur délivrer un titre d’entrée et de séjour pendant trois mois sur le territoire –, puis de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 7 décembre 2016. L’État belge souhaitait, pour sa part, contrer l’exécution des décisions précitées, ce qu’il parvint à obtenir par l’arrêt de la cour d’appel du 30 juin 2017.
Procédures introduites par les requérants devant le juge des référés
29. Les requérants adressèrent, par voie d’huissier, une mise en demeure aux autorités belges afin d’obtenir l’exécution de l’arrêt rendu par le CCE le 20 octobre 2016 (paragraphe 25 ci-dessus). Cette démarche s’étant avérée infructueuse, les requérants saisirent le président du tribunal de première instance (« TPI ») francophone de Bruxelles d’une requête unilatérale.
30. Par ordonnance du 25 octobre 2016, considérant que le fait pour l’OE de ne pas respecter un arrêt du CCE, pourtant assorti de l’exécution provisoire, constituait « une voie de fait inadmissible », un juge faisant fonction de président du TPI francophone ordonna en référé à l’État de respecter l’arrêt du CCE du 20 octobre 2016, c’est-à-dire de délivrer aux requérants un visa ou un laissez-passer, et assortit l’ordonnance d’une astreinte de 1 000 euros par jour de retard et par requérant.
31. Suite à une condition imposée par le président statuant sur requête unilatérale, les requérants assignèrent l’État en référé contradictoire aux fins d’entendre confirmer l’ordonnance du 25 octobre 2016. Le 7 novembre 2016, un autre juge faisant fonction de président du TPI francophone déclara leur demande recevable mais non fondée, considérant qu’il ne pouvait pas être reproché à l’administration belge de ne pas exécuter volontairement un arrêt du CCE, même revêtu de l’exécution provisoire, si celle-ci avait l’intention de contester la légalité de l’arrêt en exerçant une voie de recours prévue par la loi. Le juge estima en outre que le législateur n’ayant pas donné compétence au CCE pour prononcer des astreintes, le TPI ne disposait pas non plus de cette compétence dans le cas d’espèce.
32. Saisie par les requérants, la cour d’appel de Bruxelles rendit le 7 décembre 2016 un arrêt réformant l’ordonnance du 7 novembre 2016. Elle estima que les requérants pouvaient se prévaloir du caractère obligatoire et exécutoire de l’arrêt litigieux, de leur droit subjectif à en demander le respect et à obtenir qu’il soit mis fin au préjudice qu’ils subissent du fait de la non‑exécution de l’arrêt, laquelle était constitutive de « voie de fait » et de faute manifeste. Elle considéra en outre que malgré l’absence de recours en annulation contre les décisions de rejet de visas du 13 septembre 2016, la demande formée devant elle avait un objet certain.
33. Par conséquent, la cour d’appel condamna l’État belge à exécuter l’arrêt du CCE du 20 octobre 2016 qui enjoignait aux autorités belges de délivrer des visas ou des laissez-passer, dit que cette condamnation était exécutoire sur minute et, enfin, condamna l’État à une astreinte de 1 000 euros par jour de retard par requérant.
34. Par un courrier des 12 et 13 décembre 2016, les conseils de l’État belge informèrent les requérants que les autorités belges refusaient d’accorder les laissez-passer ou les visas long séjour dont l’octroi avait été demandé par ces derniers comme solution alternative à la délivrance de visas dits « humanitaires ». Ils conseillaient aux requérants de se tourner vers les autorités libanaises afin de solliciter des visas et les exhorta à ne pas poursuivre l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel du 7 décembre 2016 compte tenu d’une affaire similaire pendante devant la CJUE (paragraphes 71-73 ci‑dessous).
35. Les requérants indiquèrent qu’ils ne pouvaient pas suivre les conseils du gouvernement belge et entendaient poursuivre l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles en raison de l’urgence de leur situation personnelle et des conditions humanitaires désastreuses prévalant au Liban pour les Syriens. Le 13 décembre 2016, un commandement de payer les astreintes échues fut signifié à l’État belge.
36. Le 27 février 2017, l’État se pourvut en cassation contre l’arrêt du 7 décembre 2016 de la cour d’appel de Bruxelles. Cette procédure est actuellement pendante.
Procédure introduite par l’État belge devant le juge des référés
37. L’État belge, souhaitant quant à lui obtenir la suspension de l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 7 décembre 2016, déposa une requête unilatérale à cette fin, le 13 décembre 2016, devant le juge des référés du TPI néerlandophone de Bruxelles, mais n’obtint pas gain de cause (ordonnance du même jour). En revanche, sur appel de l’État belge, la cour d’appel, par un arrêt du 14 décembre 2016, réforma la décision du juge de première instance. Elle prit acte de l’intention de l’État belge de porter devant le juge des saisies les difficultés d’exécution de l’arrêt du 7 décembre 2016, et ordonna aux requérants de ne plus entreprendre de procédures d’exécution forcée dans l’attente de la décision du juge des saisies qui allait se prononcer sur la validité de la procédure d’exécution forcée et sur le droit de l’État de cantonner les sommes d’argent dues au titre des astreintes.
Procédures relatives aux difficultés d’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 7 décembre 2016 (saisies)
38. Le 15 décembre 2016, les requérants citèrent l’État belge devant le juge des saisies du TPI francophone de Bruxelles afin que le commandement de payer du 13 décembre 2016 produise ses effets.
39. Le même jour, l’État belge cita les requérants devant le juge des saisies du TPI néerlandophone de Bruxelles afin d’obtenir la suspension de la condamnation principale résultant de l’arrêt du CCE du 20 octobre 2016 (obligation de délivrer des visas ou des laissez-passer) et/ou la suspension de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 7 décembre 2016, et/ou de prévenir toute mesure d’exécution telles des astreintes. À titre subsidiaire, l’État demandait de constater que les conditions du cantonnement étaient réunies.
40. Les deux procédures, introduites devant des juridictions différentes, donnèrent lieu à des contestations de la compétence de chacune d’elles et à des décisions en divers sens. C’est finalement l’affaire introduite par l’État belge (paragraphe 35 ci-dessus) qui arriva en premier devant la cour d’appel de Bruxelles. Par un arrêt du 30 juin 2017, une chambre néerlandophone de la cour d’appel jugea que l’arrêt du CCE du 20 octobre 2016 n’était pas un titre actuel dès lors que les requérants n’avaient pas introduit un recours en annulation à l’encontre des décisions de refus de visas du 13 septembre 2016. L’arrêt de la cour d’appel du 7 décembre 2016 n’était donc plus d’actualité étant donné que les décisions de l’OE de refus de visas du 13 septembre 2016 étaient devenues irrévocables et définitives avant que l’astreinte contre l’État belge ait été prononcée.
41. Les requérants n’introduisirent pas de pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 30 juin 2017 au motif qu’un tel pourvoi n’avait pas, de l’avis de l’avocat à la Cour de cassation désigné par le bureau d’assistance judiciaire, de chances raisonnables de succès.
42. Le juge des saisies francophone, qui avait été saisi par les requérants le 15 décembre 2016, constata, le 20 décembre 2017, que l’affaire était devenue sans objet à la suite de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 30 juin 2017.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE
Le droit et la pratique internesDélivrance des visas
a) Cadre normatif
43. L’article 2/1 de la loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers (« loi sur les étrangers ») prévoit deux types de visas : les visas de court séjour, pour une durée de 90 jours maximum (« visas C ») et les visas de long séjour, pour une durée de plus de 90 jours (« visas D »). Elle ne mentionne pas la possibilité de délivrer un visa spécifique pour des raisons humanitaires.
44. Les visas sont apposés dans le passeport par les postes diplomatiques et consulaires belges à l’étranger. Les ambassades et les consulats n’ont pas autorité pour refuser la délivrance d’un visa. Par conséquent, lorsque la demande nécessite un examen plus approfondi, elle est envoyée à l’OE (paragraphe 45 ci-dessous).
45. Les décisions concernant l’octroi de visas relèvent du pouvoir discrétionnaire dont disposent le ministre (à l’époque des faits, le secrétaire d’État à l’asile et à la migration) et son délégué, un fonctionnaire habilité de l’Office des étrangers (« OE »). L’OE est l’organe administratif, placé sous la tutelle du ministre, qui est chargé, en pratique, de toute décision relative à l’accès au territoire, au séjour, à l’établissement et à l’éloignement des étrangers.
46. Les visas de court séjour sont régis par le code communautaire des visas qui est directement applicable en Belgique (paragraphes 62-65 ci‑dessous). Un tel type de visa, qui est en principe valable dans l’ensemble de l’espace Schengen, peut, à titre dérogatoire, être délivré « à validité territoriale limitée », par exemple « pour des raisons humanitaires » (article 25 du code des visas, paragraphe 64 ci-dessous).
47. Les visas de long séjour – qui échappent au droit de l’UE (paragraphes 71-73 ci-dessous) – sont régis par les articles 9 à 13 de la loi sur les étrangers. L’article 9, alinéa 1er, dispose que « pour pouvoir séjourner dans le Royaume au-delà du terme fixé à l’article 6 [c’est-à-dire pour une durée de plus de 90 jours] l’étranger qui ne se trouve pas dans un des cas prévus à l’article 10 [cas dans lesquels un étranger est de plein droit admis à séjourner plus de trois mois] doit y être autorisé par le Ministre ou son délégué ». L’article 13 § 1er prévoit que, sauf prévision expresse inverse, une autorisation de long séjour est donnée pour une durée limitée. Selon l’article 13 § 2, l’autorisation peut être prorogée par le ministre ou son délégué.
b) La pratique
48. Le Centre fédéral (belge) pour l’analyse des flux migratoires, la protection des droits fondamentaux des étrangers et la lutte contre la traite des êtres humains, ou « Myria » – institution publique indépendante – a fait en 2017 et 2019 des études sur la pratique des visas délivrés pour des raisons humanitaires.
49. Myria souligne qu’en raison du caractère discrétionnaire de la compétence du ministre et de l’OE, et en l’absence de critères pour l’octroi ou le refus d’un visa dit « humanitaire », il n’est pas possible de savoir avec précision quelles sont les situations qui ont justifié l’octroi d’un tel type de visa. Il a néanmoins pu distinguer les grandes lignes de la politique menée.
50. Jusqu’à l’arrêt de la CJUE du 7 mars 2017 (paragraphes 71-73, ci‑dessous), les visas de court séjour ont pu être délivrés pour des raisons humanitaires à des personnes se trouvant dans des circonstances médicales ou humanitaires préoccupantes, à des étrangers bénéficiant, sur invitation des autorités belges, de la possibilité de faire une demande d’asile en Belgique, aux bénéficiaires de programmes de réinstallation gérés par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et, en Belgique, par le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, ainsi qu’aux demandeurs d’asile ayant fait l’objet d’une opération de sauvetage exceptionnelle, sur instruction du secrétaire d’État à l’asile et à la migration.
51. Les visas dits « humanitaires » de long séjour sont délivrés dans la plupart à des membres de famille qui n’entrent pas dans le cadre légal du regroupement familial. Depuis l’arrêt de la CJUE du 7 mars 2017, seuls des visas de long séjour sont délivrés aux demandeurs de visas qui cherchent à demander l’asile en Belgique.
c) Les recours
52. Dans le cas où un visa est refusé par l’OE, un recours en annulation de la décision de l’OE peut être porté devant le Conseil du contentieux des étrangers (« le CCE »). Le CCE est une juridiction administrative qui statue en formation collégiale ou de juge unique.
53. Le recours en annulation d’une décision de l’OE n’est pas suspensif de celle-ci. C’est pourquoi la loi sur les étrangers prévoit, en son article 39/82, la possibilité d’introduire une demande de suspension, soit selon une procédure « ordinaire » soit selon la procédure « d’extrême urgence ». La suspension et l’annulation doivent en principe être présentées au sein d’une même requête sauf en cas d’extrême urgence. Dans ce dernier cas, la demande de suspension peut être présentée séparément du recours en annulation. Toutefois, ce dernier doit être formé dans les 30 jours de la notification de la décision de refus de visa sous peine que la suspension et les autres mesures provisoires qui auraient été ordonnées avant l’introduction du recours en annulation de l’acte, soient levées. La suspension de l’exécution ne peut être ordonnée que si des moyens sérieux de nature à justifier l’annulation de l’acte contesté sont invoqués et à la condition que l’exécution immédiate de l’acte risque de causer un préjudice grave difficilement réparable.
54. Un recours en cassation administrative est ouvert devant le Conseil d’État contre les arrêts du CCE en vertu de l’article 39/67 de la loi sur les étrangers.
Procédures judiciaires
55. Les cours et tribunaux sont, aux termes des articles 144 et 145 de la Constitution, compétents pour connaître de contestations relatives à des droits subjectifs.
56. L’article 584 du code judiciaire prévoit, en ces termes, la possibilité de saisir le président du tribunal de première instance par voie de référé ou par requête unilatérale :
« Le président du tribunal de première instance statue au provisoire dans les cas dont il reconnaît l’urgence, en toutes matières, sauf celles que la loi soustrait au pouvoir judiciaire.
(…)
Le président est saisi par voie de référé ou, en cas d’absolue nécessité, par requête.
(…). »
57. La décision prise en première instance est susceptible d’appel et l’arrêt rendu en appel peut faire l’objet d’un pourvoi en cassation.
58. En cas de difficultés d’exécution d’un jugement comportant une condamnation à une astreinte, toute partie intéressée peut se pourvoir devant le juge des saisies sur la base de l’article 1498 du code judiciaire, sans cependant que l’exercice de cette action ait un effet suspensif.
Éléments de droit international et de droit de l’Union européenneDroit international
59. L’article 1er, titre A, paragraphe 2, de la Convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951, telle que modifiée par le protocole de New York du 31 janvier 1967 (« Convention de Genève »), prévoit notamment qu’est réfugiée toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays.
60. L’article 33, paragraphe 1, de la Convention de Genève prévoit qu’aucun des États contractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
Droit de l’Union européenne
a) La Charte des droits fondamentaux
61. La Charte des droits fondamentaux de l’UE contient notamment les dispositions suivantes :
– l’article 18 qui prévoit que le droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la Convention de Genève et conformément au Traité sur l’Union européenne (« UE ») et au Traité sur le fonctionnement de l’UE ;
– l’article 51, paragraphe 1, qui prévoit que les dispositions de la Charte s’adressent aux institutions, aux organes et aux organismes de l’UE dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’UE ;
– l’article 52, paragraphe 3, qui énonce que, dans la mesure où la Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la Convention, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère la Convention, cette disposition ne faisant pas obstacle à ce que le droit de l’UE accorde une protection plus étendue.
b) Le droit dérivé
i) Le code des visas
62. Aux termes de son article 1er, le règlement (CE) no 810/2009 du Parlement européen et du Conseil du 13 juillet 2009 établissant un code communautaire des visas (« code des visas »), directement applicable dans les pays membres de l’UE, fixe les procédures et conditions de délivrance des visas pour les transits ou les séjours prévus sur le territoire des États membres d’une durée maximale de trois mois (90 jours) sur une période de six mois (180 jours). L’article 2, point 2, sous a) et b), du code définit la notion de « visa » comme étant « l’autorisation accordée par un État membre » en vue, respectivement, « du transit ou du séjour prévu sur le territoire des États membres, pour une durée totale n’excédant pas 90 jours sur une période de 180 jours » et « du passage par la zone internationale de transit des aéroports des États membres ».
63. L’article 23, du code des visas, intitulé « Décision relative à la demande », précise, à son paragraphe 4, que, sauf retrait de la demande, une décision est prise en vue, notamment, de délivrer un visa uniforme, conformément à l’article 24 du code, de délivrer un visa à validité territoriale limitée, conformément à l’article 25 du code ou de refuser de délivrer un visa, conformément à l’article 32 du même code.
64. L’article 25 du code des visas, intitulé « Délivrance d’un visa à validité territoriale limitée », est ainsi formulé :
« 1. Un visa à validité territoriale limitée est délivré à titre exceptionnel dans les cas suivants :
a) lorsqu’un État membre estime nécessaire, pour des raisons humanitaires, pour des motifs d’intérêt national ou pour honorer des obligations internationales :
i) de déroger au principe du respect des conditions d’entrée prévues à l’article [6], paragraphe 1, points a), c), d) et e), du code frontières Schengen […]
ii) de délivrer un visa […]
[…] »
65. L’article 32 du code des visas, intitulé « Refus de visas », prévoit :
« 1. Sans préjudice de l’article 25, paragraphe 1, le visa est refusé :
[…]
b) s’il existe des doutes raisonnables sur l’authenticité des documents justificatifs présentés par le demandeur ou sur la véracité de leur contenu, sur la fiabilité des déclarations effectuées par le demandeur ou sur sa volonté de quitter le territoire des États membres avant l’expiration du visa demandé. »
ii) Le code frontières Schengen
66. L’article 4 du règlement (CE) no 2016/399 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, concernant un code de l’Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes (« code frontières Schengen ») prévoit que, lorsqu’ils appliquent ce règlement, les États membres agissent dans le plein respect des dispositions applicables du droit de l’UE, y compris de la Charte, du droit international applicable dont la Convention de Genève, des obligations liées à l’accès à la protection internationale, en particulier du principe de non-refoulement, et des droits fondamentaux.
67. L’article 6 du code frontières Schengen, intitulé « Conditions d’entrée pour les ressortissants de pays tiers », prévoit ce qui suit :
« 1. Pour un séjour prévu sur le territoire des États membres, d’une durée n’excédant pas 90 jours sur toute période de 180 jours, ce qui implique d’examiner la période de 180 jours précédant chaque jour de séjour, les conditions d’entrée pour les ressortissants de pays tiers sont les suivantes :
a) être en possession d’un document de voyage en cours de validité […] ;
b) être en possession d’un visa en cours de validité si celui-ci est requis […], sauf s’ils sont titulaires d’un titre de séjour ou d’un visa de long séjour en cours de validité ;
c) justifier l’objet et les conditions du séjour envisagé, et disposer de moyens de subsistance suffisants […] ;
d) ne pas être signalé aux fins de non-admission dans le [système d’information Schengen] ;
e) ne pas être considéré comme constituant une menace pour l’ordre public, la sécurité intérieure, la santé publique ou les relations internationales de l’un des États membres et, en particulier, ne pas avoir fait l’objet d’un signalement aux fins de non-admission dans les bases de données nationales des États membres pour ces mêmes motifs. »
iii) Le Règlement Dublin
68. L’article 1er du règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (« règlement Dublin »), prévoit ce qui suit :
« Le présent règlement établit les critères et les mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride […]. »
69. Aux termes de l’article 3, paragraphe 1, du règlement Dublin :
« Les États membres examinent toute demande de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride sur le territoire de l’un quelconque d’entre eux, y compris à la frontière ou dans une zone de transit. […] »
iv) La Directive Procédures
70. L’article 3 de la Directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale (refonte) est ainsi libellé :
« 1. La présente directive s’applique à toutes les demandes de protection internationale présentées sur le territoire des États membres, y compris à la frontière, dans les eaux territoriales ou dans une zone de transit, ainsi qu’au retrait de la protection internationale.
2. La présente directive ne s’applique pas aux demandes d’asile diplomatique ou territorial introduites auprès des représentations des États membres. […] »
c) Jurisprudence de la CJUE
71. La CJUE a été saisie d’une question préjudicielle posée par un arrêt de l’assemblée générale du CCE du 8 décembre 2016 dans une affaire présentant des similarités avec la présente espèce (affaire X et X c. État belge, C‑638/16 PPU). Cette affaire était consécutive au rejet par l’OE d’une demande de visa à validité territoriale limitée introduite sur le fondement de l’article 25, § 1er a) du code des visas par une famille syrienne auprès de l’Ambassade de Belgique à Beyrouth. Saisi par une requête en suspension d’extrême urgence, le CCE a interrogé la CJUE quant à la portée des obligations internationales visées à l’article 25 du code des visas.
72. Dans un arrêt du 7 mars 2017, la CJUE a rappelé qu’aux termes de son article 1er, le code des visas concernait les visas relatifs à des séjours d’une durée maximale de 90 jours. Or, en l’occurrence, les demandes de visas avaient été formées aux fins de demander l’asile et donc de voir délivrer un titre de séjour dont la durée de validité n’était pas limitée à 90 jours mais était supérieure. La CJUE a dès lors considéré que ces demandes, quand bien même formellement introduites sur fondement de l’article 25 du code, ne relevaient pas du champ d’application du code, en particulier de son article 25, paragraphe 1, sous a). En outre aucun acte n’ayant été adopté, à ce jour, par le législateur de l’UE en ce qui concerne les conditions de délivrance par les États membres de visas ou de titres de séjour de longue durée pour des motifs humanitaires, ces demandes relevaient du seul droit national.
73. La CJUE a précisé qu’une conclusion contraire porterait atteinte à l’économie générale du système institué par l’UE pour déterminer l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale. En effet, cela aurait pour conséquence d’imposer aux États, en application du code des visas, l’obligation de fait de permettre à des ressortissants de pays tiers d’introduire auprès des représentations diplomatiques ou consulaires des États membres situées sur le territoire des États tiers des demandes de visa ayant pour but d’obtenir le bénéfice d’une protection internationale dans l’État membre de leur choix, voire des demandes de protection internationale. Or, tel n’était pas l’objectif de ce code qui n’avait pas pour objet d’harmoniser les législations des États membres quant à la protection internationale.
GRIEFS
74. Les requérants se plaignent que le refus des autorités belges de leur délivrer les visas dits « humanitaires » les a exposés à une situation contraire à l’article 3 de la Convention (interdiction de la torture et des traitements inhumains et dégradants) sans possibilité d’y remédier de manière effective conformément à l’article 13 (droit à un recours effectif).
75. Les requérants se plaignent également d’une violation des articles 6 § 1 (droit à un procès équitable) et 13 de la Convention en raison de l’impossibilité dans laquelle ils se sont trouvés de poursuivre l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 7 décembre 2016 condamnant l’État belge à exécuter l’arrêt du CCE du 20 octobre 2016 qui enjoignait aux autorités belges de leur délivrer les visas qu’ils avaient sollicités sur le fondement de l’article 3 de la Convention.
EN DROIT
Articles 3 et 13 de la Convention
76. L’article 3 de la Convention dispose :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
77. L’article 13 de la Convention dispose :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
78. Le gouvernement défendeur soutient que les griefs tirés de la violation des articles 3 et 13 sont irrecevables ratione loci, au motif que les requérants ne relèvent pas de sa juridiction au sens de l’article 1er de la Convention qui est ainsi libellé :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (…) Convention. »
Observations des parties sur la juridiction
a) Le gouvernement défendeur
79. Le gouvernement belge rappelle qu’il est de jurisprudence bien établie que l’article 1er de la Convention reflète la conception ordinaire et essentiellement territoriale de la juridiction des États, et que les autres titres de juridiction étant exceptionnels, ils nécessitent chaque fois une justification spéciale, en fonction des circonstances de l’espèce, et des règles applicables du droit international, sans perdre de vue le contexte général. En l’espèce, les requérants n’étaient pas territorialement sous la juridiction de l’État belge dès lors qu’ils ne se trouvaient pas sur son territoire national et que, conformément à la Convention de Vienne du 18 avril 1961 sur les relations diplomatiques, une ambassade n’est pas considérée comme faisant partie du territoire national du pays qu’elle représente. Le cas d’espèce ne tombe pas davantage dans les hypothèses exceptionnelles de l’exercice extraterritorial de sa juridiction par la Belgique identifiées par la Cour dans l’affaire Banković et autres c. Belgique et autres (déc.), [GC], no 52207/99, CEDH 2001-XII).
80. Selon le Gouvernement, il ne peut en particulier pas être question d’actes ayant produit des effets en dehors du territoire, les décisions de refus de visas ayant eu pour seul effet de ne pas permettre aux requérants d’entrer sur le territoire belge pour un court séjour, sans aucune incidence sur leur situation au Liban ou en Syrie. L’hypothèse des actes accomplis à l’étranger par les agents diplomatiques ou consulaires ne peut davantage être retenue. En effet, à la différence des autres affaires impliquant de tels actes dont la Cour a eu à connaître, en l’espèce, les agents diplomatiques n’ont exercé aucune autorité ou contrôle sur le premier requérant qui était libre d’aller et venir et n’ont accompli aucun acte l’affectant.
81. S’appuyant sur les affaires Abdul Wahab Khan c. Royaume‑Uni (déc.), no 11987/11, 28 janvier 2014) et Markovic et autres c. Italie ([GC], no 1398/03, CEDH 2006-XIV), le Gouvernement fait enfin valoir que la circonstance que les requérants ont eu accès à des procédures administratives et judiciaires belges pour faire examiner leurs demandes de visas et contester les décisions prises n’a pas d’influence sur la juridiction de la Belgique à leur égard. Considérer le contraire impliquerait une application quasi-universelle de la Convention, les États parties disposant d’ambassades à travers le monde et tout ressortissant étranger pouvant leur adresser une demande de visa.
b) Les requérants
82. Les requérants soutiennent que les juridictions belges ont déjà considéré à différentes reprises que des requérants, bien que se trouvant en dehors du territoire belge, relevaient de la juridiction de la Belgique et ont, en conséquence, fait application de l’article 3 de la Convention. De fait, il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour que la responsabilité des États peut entrer en jeu à raison d’actes émanant de leurs organes et déployant leurs effets en dehors du territoire.
83. En l’espèce, les organes de l’État belge qui ont traité les demandes de visas des requérants ont posé des actes soit en qualité d’agents de l’OE soit en qualité d’agents diplomatiques et ce sous le contrôle des autorités belges. En accomplissant ces actes, ces agents ont exercé une fonction étatique de contrôle des frontières. Lorsqu’un État fixe les conditions d’accès à son territoire, les conditions de séjour et d’établissement, de même que lorsqu’il exerce ses compétences en la matière et statue sur des demandes de visas, il agit en vertu d’une compétence par essence nationale, reconnue en droit international. Il s’agit nécessairement d’une manifestation de sa juridiction laquelle entre en jeu quel que soit le lieu où elle est exercée et les autorités, situées sur le territoire ou à l’étranger via les services consulaires, qui les mettent en œuvre, que les autorités impliquées exercent ou non un contrôle de fait ou une emprise physique sur les intéressés.
84. Les requérants rappellent ensuite la jurisprudence en matière d’éloignement, établie depuis l’affaire Soering c. Royaume-Uni (no 14038/88, 7 juillet 1989, série A no 161), qui considère que l’État partie à la Convention pourra être tenu responsable des conséquences extraterritoriales de décisions qu’il prend en cas de risque de torture ou de mauvais traitement ou d’omissions à lui attribuables de prendre des mesures en vue de prévenir ou d’empêcher l’exposition à de tels risques.
85. Enfin, les requérants considèrent que l’affaire Abdul Wahab Khan précitée n’est pas transposable à la présente espèce. Dans cette affaire, le requérant cherchait à établir le lien juridictionnel du grief fondé sur l’article 3 de la Convention sur la seule base de la procédure nationale suivie devant la Commission spéciale de recours en matière d’immigration (« SIAC ») alors, d’une part, que cette procédure de recours avait un autre objet puisqu’elle concernait le retrait du titre de séjour fondé sur la qualification de menace à la sécurité nationale, et, d’autre part, que les conséquences de la décision, uniquement extraterritoriales, n’étaient pas attribuables au Royaume-Uni mais au requérant en raison de ses activités et de sa décision de retourner au Pakistan. À la différence de cette affaire, en l’espèce, le lien juridictionnel de la Belgique avec les requérants ne résultait pas seulement des effets extraterritoriaux des décisions prises par la Belgique mais aussi et surtout du fait que ces décisions concernaient leur entrée sur le territoire belge et l’exercice des droits y afférents, question pour laquelle la Belgique disposait d’une autorité pleine, exclusive, et ininterrompue.
Observations des tiers intervenants sur la juridiction
a) République tchèque, Croatie, Danemark, France, Allemagne, Hongrie, Lettonie, Pays-Bas, Norvège, Slovaquie et Royaume-Uni
86. Les gouvernements tiers-intervenant contestent que la Belgique ait exercé sa juridiction. Il faut, selon eux, partir des principes établis dans la décision Bankovic et autres précitée au sujet de l’article 1er de la Convention: la Convention est un instrument régional, le concept de juridiction est avant tout territorial, et aucune conception causale de la notion de juridiction ne saurait être envisagée. Ils arguent ensuite que ne sont pas réunies en l’espèce les circonstances exceptionnelles de contrôle ou d’autorité reconnues par la jurisprudence de la Cour, et énumérées dans l’arrêt Al‑Skeini et autres c. Royaume-Uni ([GC], no 55721/07, CEDH 2011-IV), comme fondant la juridiction extraterritoriale au sens de l’article 1er de la Convention.
87. Les gouvernements tiers-intervenant soutiennent en particulier qu’aucun des précédents de la Cour ayant reconnu l’exercice d’une juridiction extraterritoriale du fait des actions et omissions des agents diplomatiques n’est transposable dès lors que la présente affaire ne présenterait pas les liens de rattachement qui caractérisaient ces affaires. En tout état de cause, cette exception ne peut pas être étendue à l’hypothèse du traitement de questions d’asile ou d’immigration et ce pour plusieurs raisons.
88. Tout d’abord, les requérants ne se trouvaient pas sur le territoire de l’État partie. Ils n’étaient pas davantage sous le contrôle ou l’autorité de l’Ambassade puisqu’ils étaient libres d’aller et venir et que la décision de délivrer ou de refuser un visa n’implique aucune forme de contrôle physique ou d’autorité sur la personne quel que soit l’endroit où cette demande est faite. Ensuite, si l’on suivait la thèse des requérants, ce serait admettre que le lien de juridiction soit auto-créé par l’individu qui fait une demande en matière d’immigration, où qu’il se trouve dans le monde, sans qu’aucun acte d’autorité ou exercice de juridiction de la part de l’État ne soit intervenu pour créer ce lien. On ne peut de plus raisonnablement accepter que la simple présentation d’une demande ou décision en matière d’immigration soit suffisante pour amener le demandeur sous la juridiction de l’État concerné. Ainsi, de la même manière qu’une demande de visa faite en ligne ou par la poste ne crée pas de juridiction, le fait qu’une demande ou même une décision concernant le statut d’immigrant soit faite auprès d’une ambassade ou d’un consulat à l’étranger ne peut pas créer un lien juridictionnel.
89. Il y a en outre lieu de noter qu’aucune des affaires ayant impliqué des agents diplomatiques et consulaires n’est comparable à la présente, ni ne fournit un quelconque soutien à l’extension du champ d’application de l’article 1er de la Convention. Outre que ces affaires étaient bien antérieures aux affaires Bankovic et autres, et Al-Skeini et autres, la juridiction des États concernés a été reconnue sur la base des faits particuliers de chaque affaire. À cela s’ajoute que la Cour a toujours affirmé que le contrôle de l’immigration relevait de la compétence souveraine des États parties. Or, si l’on suivait les requérants, le principe bien établi en droit international selon lequel un État n’a aucune obligation générale d’admettre des étrangers sur son territoire n’aurait plus de sens, et cèderait le pas à une obligation illimitée pour les États parties d’autoriser l’entrée sur le territoire d’un individu qui serait exposé à des traitements contraires à l’article 3 partout dans le monde. C’est une extension à laquelle la Cour s’est expressément opposée comme elle l’a dit dans l’affaire Abdul Wahab Khan.
90. Les tiers intervenants font valoir un dernier point d’importance cruciale selon eux : les facteurs complexes qui touchent l’asile et l’immigration exigent une coopération et un contrôle internationaux. Ce contrôle est essentiel pour permettre aux systèmes de protection de fonctionner efficacement dans l’intérêt de ceux qui ont besoin d’une protection internationale. Il est évident que la situation en Syrie suscite une profonde compassion et rend le fonctionnement de ce système d’autant plus important. Cependant, il est également important de protéger ceux qui peuvent avoir besoin de chercher refuge contre la persécution et de ne pas perturber le système en introduisant les éléments de désordre et d’instabilité qui résulteraient inévitablement d’une décision de la Cour donnant raison aux requérants.
b) Centre de conseil sur les droits de l’individu en Europe, Dutch Council for Refugees, Conseil européen sur les réfugiés et les exilés et Commission internationale de juristes
91. Les organisations tierces intervenantes rappellent que la juridiction extraterritoriale des États parties est reconnue par les organes de la Convention de longue date et peut être engagée notamment du fait des actes ou omissions des agents ou organes de l’État opérant en dehors de son territoire et affectant des individus sous leur autorité ou leur contrôle. Dans l’affaire Banković et autres précitée, la Cour a reconnu que l’on pouvait rencontrer d’autres cas d’exercice extraterritorial de sa compétence par un État dans les affaires concernant des actes ou omissions par des agents diplomatiques ou consulaires dès lors qu’ils exercent une prérogative de puissance publique. Selon la Convention de Vienne précitée, les fonctions consulaires consistent notamment à délivrer des visas et documents appropriés aux personnes qui désirent se rendre dans l’État d’envoi. Il s’agit d’une prérogative de puissance publique en matière de contrôle de l’immigration qui relève de la juridiction de l’État d’envoi et doit être exercée, s’agissant des États parties à la Convention, conformément aux droits et libertés reconnus par celle-ci ainsi que cela ressort déjà d’une abondante jurisprudence de l’ancienne Commission. Cette jurisprudence est cohérente avec celle des autres organes internationaux (CIJ, Comité des droits de l’homme des Nations Unies, Cour interaméricaine des droits de l’homme). La Cour a en outre reconnu dans l’arrêt Soering précité que, même en l’absence de contrôle effectif sur une partie de son territoire ou sur le territoire étranger, les États parties à la Convention peuvent être tenus, en vertu de l’article 1er de la Convention, par l’obligation positive de prendre les mesures qui sont en leur pouvoir afin d’assurer le respect des droits garantis par la Convention.
c) Ligue des droits de l’homme et Fédération internationale des ligues des droits de l’homme
92. La LDH et la FIDH soulignent que la Cour a admis au titre des « autres titres de juridiction » la situation où l’État exerce une prérogative de puissance publique, qu’il s’agisse de l’exercice d’une compétence juridictionnelle reconnue par le droit international, qu’elle soit consentie par un État tiers sur son propre territoire ou qu’elle résulte de circonstances de faits (Banković et autres, décision précitée, §§ 70-71, et Al-Skeini et autres, précité, § 135). Ainsi quand un État statue sur l’octroi de visa, l’entrée, le séjour ou l’établissement d’individus sur son territoire, il exerce une prérogative de puissance publique même quand il traite de cette question à l’égard de ressortissants étrangers qui ne sont pas présents sur son territoire, et que la décision déploie ses effets à l’étranger que ce soit en vertu d’un accord international (X et Y c. Suisse, nos 7289/75 et 7349/76, décision de la Commission du 14 juillet 1977, D.R. 9, p. 76) ou de circonstances de fait (Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, CEDH 2012).
93. Il ressort en outre de la jurisprudence de la Cour et notamment de l’arrêt Al-Skeini et autres précité (§§ 134-135), que la circonstance que l’État agisse en tout ou en partie par l’entremise de ses agents diplomatiques ou consulaires à l’étranger ne fait pas obstacle à la juridiction des États parties dès lors que ces agents exercent une autorité et un contrôle sur autrui et que dans l’exercice des fonctions qui leur incombe conformément à une règle de droit international coutumière, conventionnelle ou autre, les faits litigieux lui sont attribuables et non à l’État territorial. La « fonction » exercée par les agents diplomatiques ou consulaires dans le cadre de l’exercice des actes relevant de la compétence des ambassades et consulats à l’étranger, comme l’octroi de passeports à ses ressortissants, a été reconnue comme fondant l’exercice de la juridiction (X c. Allemagne, no 1611/62, décision de la Commission du 25 septembre 1965, Annuaire 8, pp. 158 et 169). Il doit en aller de même, selon les organisations tierces intervenantes, des titres d’entrée ou de séjour délivrés à des ressortissants étrangers étant donné que cette compétence relève de l’autorité exclusive de l’État sur le territoire duquel le demandeur postule une autorisation de séjour. La CJUE a jugé à cet égard que ce type de demande n’est pas lié au droit de l’UE et ressort du « seul droit national » de l’État saisi par l’entremise de son ambassade à l’étranger (paragraphes 71‑73 ci-dessus).
94. La juridiction établie, l’État devra dans l’exercice de celle-ci reconnaître aux personnes qui en relèvent les droits et libertés de la Convention et pourra être tenu pour responsable, conformément à la jurisprudence de la Cour depuis l’affaire Soering précitée, des conséquences extraterritoriales des actes ou omissions à lui attribuables et qui auraient exposé les intéressés à des traitements contraire à l’article 3.
d) Ordre des barreaux francophones et germanophone de Belgique
95. L’OBFG souligne qu’il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour, en particulier l’affaire Hirsi Jamaa et autres c. Italie ([GC], no 27765/09, §§ 74 et 75, CEDH 2012), et déjà avant de la jurisprudence de la Commission (M. c. Danemark, décision, no 17392/90, 14 octobre 1992, D.R. 73, p. 199), qu’un État partie à la Convention exerce sa juridiction au sens de l’article 1er de la Convention via ses agents consulaires ou diplomatiques en fonction hors du territoire de cet État lorsque ceux-ci exercent leur autorité à l’égard d’autrui. Toute autre solution conduirait à exonérer des autorités et fonctionnaires d’un État du respect des droits de la Convention.
Appréciation de la Cour sur la juridiction
a) Rappel de la jurisprudence applicable
96. La Cour rappelle que l’article 1er de la Convention limite son champ d’application aux « personnes » relevant de la « juridiction » des États parties à la Convention.
97. L’exercice par l’État défendeur de sa « juridiction » est une condition sine qua non pour que celui-ci puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui attribuables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Al‑Skeini et autres, précité, § 130, et Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, § 178, 29 janvier 2019). La question de savoir si cet État est effectivement responsable des actes ou omissions à l’origine des griefs des requérants au regard de la Convention est une question distincte et relève du fond de l’affaire (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), 23 mars 1995, §§ 61 et 64, série A no 310, et Güzelyurtlu et autres, précité, § 197).
98. En ce qui concerne le sens à donner à la notion de « juridiction » au sens de l’article 1er de la Convention, la Cour a souligné que, du point de vue du droit international public, la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale (Güzelyurtlu et autres, précité, § 178 ; voir aussi Banković et autres, décision précitée, §§ 59-61). Elle est présumée s’exercer normalement sur l’ensemble du territoire de l’État concerné (Assanidzé c. Géorgie [GC], no71503/01, § 139, CEDH 2004-II).
99. Conformément à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, la Cour a interprété les termes « relevant de leur juridiction » en prenant comme point de départ le sens ordinaire devant être attribué à ces termes et en tenant compte du contexte ainsi que de l’objet et du but de la Convention. Or, si le droit international n’exclut pas un exercice extraterritorial de sa juridiction par un État, les éléments ordinairement cités pour fonder pareil exercice (nationalité, pavillon, notamment) sont en règle générale définis et limités par les droits territoriaux souverains des autres États concernés (Banković et autres, précité, §§ 56 et 59).
100. Cette conception territoriale de la juridiction des États parties trouve un appui dans les travaux préparatoires de la Convention (Banković et autres, décision précitée, §§ 19-21 et 63). En effet, le texte rédigé par la commission des affaires juridiques et administratives de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe prévoyait initialement, dans ce qui allait devenir l’article 1er de la Convention, que les « États membres s’engage[aie]nt à garantir à toute personne résidant sur leur territoire les droits (…) ». Les termes « résidant sur leur territoire » ont toutefois été remplacés par les termes « relevant de leur juridiction », car la notion de résidence a été considérée comme trop restrictive et susceptible de différentes interprétations selon les législations nationales.
101. Cela étant, la Cour a reconnu que, par exception au principe de territorialité, des actes des États parties accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire pouvaient s’analyser en l’exercice par eux de leur juridiction au sens de l’article 1er de la Convention. Il s’agit là d’une jurisprudence bien établie (voir parmi d’autres : Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 314, CEDH 2004-VII, Medvedyev et autres c. France [GC], no3394/03, § 64, CEDH 2010, Al-Skeini et autres, précité, § 131, et Güzelyurtlu et autres, précité, § 178).
102. Dans chaque cas, c’est au regard des faits particuliers de l’affaire qu’a été appréciée l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant de conclure à un exercice extraterritorial par l’État concerné de sa juridiction (Banković et autres, décision précitée, § 61, Al-Skeini et autres, précité, § 132, Hirsi Jamaa et autres, précité, § 172, et Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 103, CEDH 2012 (extraits).
103. Le principe en vertu duquel la juridiction d’un État partie est limitée à son propre territoire connaît une exception quand cet État exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire. L’obligation d’assurer dans une telle zone le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’État ou par le biais d’une administration locale subordonnée (pour un résumé de jurisprudence relative à ces situations, voir: Al-Skeini et autres, précité, §§ 138‑140 et 142 ; pour des applications plus récentes de cette jurisprudence, voir : Catan et autres, précité, §§ 121-122, Chiragov et autres c. Arménie [GC], no 13216/05, § 186, CEDH 2015, Mozer, §§ 110-111, précité, et Sandu et autres c. République de Moldova et Russie, nos 21034/05 et 7 autres, §§ 36‑38, 17 juillet 2018).
104. La Commission puis la Cour ont aussi conclu à l’exercice extraterritorial par un État de sa juridiction quand il fait usage, dans une zone située hors de son territoire, de prérogatives de puissance publique telles que le pouvoir et la responsabilité s’agissant du maintien de la sécurité (X. et Y. c. Suisse, décision précitée, Drozd et Janousek c. France et Espagne, 26 juin 1992, §§ 91-98, série A no 240, Gentilhomme, Schaff‑Benhadji et Zerouki c. France, nos 48205/99et 2 autres, § 20, 14 mai 2002, Al‑Skeini et autres, précité, §§ 143-150, et Al-Jedda c. Royaume-Uni [GC], no 27021/08, §§ 75‑96, CEDH 2011).
105. Ensuite, le recours à la force par des agents d’un État opérant hors de son territoire peut, dans certaines circonstances, faire passer sous la juridiction de cet État toute personne se retrouvant sous le contrôle de ces agents (pour un résumé de jurisprudence relative à ces situations, voir : Al‑Skeini et autres, précité, § 136). Il en est allé ainsi dans le cas de personnes remises entre les mains d’agents de l’État à l’extérieur de ses frontières (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 91, CEDH 2005‑IV). De même, la juridiction extraterritoriale a été admise à raison d’actes par des agents de l’État qui, à travers un contrôle sur des lieux, des bâtiments, un aéronef ou un navire où des personnes étaient détenues, exerçaient un pouvoir et un contrôle physiques sur celles-ci (Issa et autres c. Turquie, no 31821/96, §§ 72‑82, 16 novembre 2004, Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni (déc.), no 61498/08, §§ 86‑89, 30 juin 2009, Medvedyev et autres, précité, §§ 62‑67, Hirsi Jamaa, précité, §§ 76-82, et Hassan c. Royaume‑Uni [GC], no 29750/09, §§ 75‑80, CEDH 2014).
106. Ainsi que la Cour l’a rappelé dans l’arrêt Al-Skeini et autres (précité, § 134), la juridiction d’un État partie peut en outre naître des actes ou omissions de ses agents diplomatiques ou consulaires quand ceux-ci, au titre de leurs fonctions, exercent à l’étranger leur autorité à l’égard de ressortissants de cet État ou de leurs biens (X. c. Allemagne, décision précitée, X c. Royaume-Uni, décision précitée, et S. c. Allemagne, no 10686/83, décision de la Commission du 5 octobre 1984, D.R. 40, p. 191) ou quand ils exercent un pouvoir et un contrôle physiques sur certaines personnes (M. c. Danemark, décision précitée, p. 193).
107. Enfin, des circonstances particulières d’ordre procédural ont pu justifier l’application de la Convention en raison d’événements qui ont eu lieu en dehors du territoire de l’État défendeur. Ainsi, à propos d’une procédure civile en dommages-intérêts initiée par les requérants devant les juridictions italiennes sur le fondement du droit national, en raison du décès de leurs proches à la suite de frappes aériennes conduites par l’alliance de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie, la Cour a estimé que, malgré le caractère extraterritorial des faits à l’origine de l’action, cette procédure relevait de la juridiction de l’Italie, laquelle était dès lors tenue de garantir, dans le cadre de celle-ci, le respect des droits protégés par l’article 6 de la Convention (Markovic et autres c. Italie, (déc.), no 1398/03, 12 juin 2003, et Markovic et autres c. Italie [GC], précité, §§ 49‑55). Plus récemment, s’agissant de décès survenus en dehors du territoire de l’État défendeur, la Cour a considéré que le fait pour celui-ci d’avoir entamé une enquête pénale au titre de ces faits établissait à l’égard des proches de la victime un lien juridictionnel aux fins de l’article 1er de la Convention entraînant l’obligation pour cet État de satisfaire aux exigences procédurales de l’article 2 (Güzelyurtlu et autres, précité, § 188).
108. En revanche, dans l’affaire Abdul Wahab Khan précitée, la Cour a rejeté l’argument tiré de la procédure initiée par le requérant, ressortissant pakistanais se trouvant au Pakistan, devant la Commission britannique spéciale de recours en matière d’immigration (« SIAC ») en vue de contester la décision de révocation de son autorisation de séjour au Royaume-Uni. La Cour a considéré qu’à défaut d’autres critères de rattachement, le fait pour le requérant d’avoir initié cette procédure ne suffisait pas à établir la juridiction du Royaume-Uni s’agissant du risque allégué par le requérant de subir au Pakistan des traitements contraires à l’article 3 de la Convention (Abdul Wahab Khan, décision précitée, § 28).
109. À titre de comparaison, la Cour souligne qu’il y a lieu de distinguer les affaires précitées de celles dans lesquelles les faits présentent des éléments d’extranéité mais qui ne concernent pas l’extraterritorialité au sens de l’article 1er de la Convention. Ainsi en est-il des affaires qui concernent, sous l’angle de l’article 8, des décisions prises à l’égard de personnes, étrangères ou non, se trouvant en dehors des frontières de l’État défendeur mais dans lesquelles la question de la juridiction de cet État n’a pas été mise dans le débat, étant donné qu’un lien de rattachement résultait d’une vie de famille ou d’une vie privée préexistante que cet État avait le devoir de protéger (Nessa et autres c. Finlande (déc.), no 31862/02, 6 mai 2003, Orlandi et autres c. Italie, no 26431/12, 14 décembre 2017, et Schembri c. Malte (déc.), no 66297/13, 19 septembre 2017).
b) Application au cas d’espèce
110. La Cour constate tout d’abord que les décisions litigieuses ont été prises par l’administration belge en Belgique. Elles venaient en réponse à des demandes de visas que les requérants avaient remises aux services consulaires de l’ambassade de Belgique à Beyrouth en vue d’être autorisés à entrer en Belgique pour y demander l’asile et échapper à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention auxquels ils disaient être exposés à Alep. Les décisions refusant aux requérants les visas demandés ont ensuite à nouveau transité par les services consulaires de l’ambassade qui en ont informé les requérants.
111. Les requérants soutiennent qu’en l’espèce, la question de la « juridiction » au sens de l’article 1er de la Convention ne se pose pas uniquement sous l’angle de la portée extraterritoriale des décisions litigieuses. Selon eux, en traitant leurs demandes de visas, les autorités belges ont statué sur la question des conditions d’entrée sur le territoire national. Ce faisant, ces autorités ont posé à l’endroit des requérants des actes nationaux les faisant relever de la juridiction de la Belgique.
112. La Cour convient qu’en statuant sur les demandes de visas, les autorités belges ont pris des décisions portant sur les conditions d’entrée sur le territoire belge et ont, de ce fait, exercé une prérogative de puissance publique. Pour autant, à lui seul, ce constat ne suffit pas à attirer les requérants sous la juridiction « territoriale » de la Belgique au sens de l’article 1er de la Convention. La seule circonstance que des décisions prises au niveau national ont eu un impact sur la situation de personnes résidant à l’étranger n’est pas davantage de nature à établir la juridiction de l’État concerné à leur égard en dehors de son territoire (Banković et autres, décision précitée, § 75).
113. Pour déterminer si la Convention s’applique en l’espèce, la Cour doit rechercher s’il existe des circonstances exceptionnelles propres à conclure à un exercice extraterritorial par la Belgique de sa juridiction à l’égard des requérants. Ainsi qu’elle l’a rappelé ci-dessus (voir paragraphe 102), il s’agit avant tout d’une question de fait qui nécessite de s’interroger sur la nature du lien entre les requérants et l’État défendeur et de déterminer si celui-ci a effectivement exercé son autorité ou son contrôle sur eux.
114. Il importe peu à cet égard que les agents diplomatiques n’aient eu, comme en l’espèce, qu’un rôle de « boîte aux lettres » ou de savoir à qui, de l’administration belge sur le territoire national ou des agents diplomatiques en poste à l’étranger, les décisions sont à attribuer.
115. La Cour relève tout d’abord que les requérants ne se sont jamais trouvés sur le territoire national de la Belgique et qu’ils ne revendiquent aucune vie familiale ou privée préexistante avec ce pays.
116. Ensuite, il n’est pas allégué devant la Cour qu’un lien juridictionnel résulterait d’une quelconque forme de contrôle que les autorités belges exerceraient en territoire syrien ou libanais.
117. La Cour constate en outre que les requérants mettent en cause le résultat des procédures d’examen de leurs demandes de visas et non des actes ou des omissions des agents diplomatiques de l’ambassade de Belgique à Beyrouth. Néanmoins, ils voient dans les fonctions consulaires de réception et de délivrance des visas une forme de contrôle ou d’autorité exercé, en vertu d’une prérogative de puissance publique, à leur égard, et, à ce titre, ils cherchent appui dans la jurisprudence de la Commission qui a reconnu l’exercice d’une juridiction extraterritoriale du fait des actions et omissions des agents diplomatiques.
118. À ce sujet, la Cour souscrit à l’argument du gouvernement défendeur et des gouvernements tiers-intervenants selon lequel aucun des précédents cités au paragraphe 106 ci-dessus n’est transposable au cas d’espèce, dès lors que celui-ci ne présente aucun des liens de rattachement qui caractérisaient lesdites affaires. D’une part, en effet, les requérants n’étaient pas des ressortissants belges demandant à bénéficier de la protection de leur ambassade. D’autre part, les agents diplomatiques n’ont à aucun moment exercé un contrôle de fait sur la personne des requérants. Ceux-ci ont librement choisi de se présenter à l’ambassade de Belgique à Beyrouth, comme ils auraient d’ailleurs pu s’orienter vers une autre ambassade, et d’y déposer leurs demandes de visa ; ils ont ensuite pu librement quitter les locaux de l’ambassade belge sans rencontrer aucune entrave.
119. Même à supposer, à titre subsidiaire, qu’un argument puisse être tiré du contrôle administratif que l’État belge exerce sur les locaux de ses ambassades, il résulte de la jurisprudence rappelée ci-dessus (paragraphe 105) que ce critère ne saurait suffire à faire relever de la juridiction de la Belgique toute personne qui entre dans ces lieux.
120. La Cour rappelle par ailleurs, en réponse à la comparaison que les requérants font avec l’arrêt Soering précité, que la présente affaire est fondamentalement différente des nombreuses affaires d’éloignement qu’elle a examinées depuis cet arrêt et dans lesquelles elle a admis que la responsabilité d’un État partie pouvait être engagée au titre de l’article 3 de la Convention quand la décision qu’il a prise d’éloigner un individu expose ce dernier à un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 dans le pays de destination. À la différence des requérants, dans les cas de refoulement du territoire, les intéressés se trouvent par hypothèse sur le territoire de l’État concerné – ou à la frontière de celui-ci (M.A. et autres c. Lituanie, no 59793/17, § 70, 11 décembre 2018, et, mutatis mutandis, N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, §§ 104‑111, 13 février 2020) – et relèvent dès lors manifestement de sa juridiction (Banković et autres, décision précitée, §§ 68 et 77).
121. Enfin, les requérants avancent un argument tiré du fait qu’ils se seraient placés dans le champ de la « juridiction » de l’État belge en entamant au niveau interne des démarches en vue de leur entrée en Belgique et à l’occasion desquelles les instances nationales auraient exercé leur compétence pleine et entière (paragraphe 82 ci-dessus). La Cour a déjà écarté cet argument pour autant qu’il vise à établir une juridiction territoriale de la Belgique à l’égard des requérants (paragraphe 112 ci‑dessus). Elle doit toutefois encore rechercher si le fait d’avoir engagé une procédure au niveau national a pu constituer une circonstance exceptionnelle suffisante pour déclencher, unilatéralement, un lien juridictionnel extraterritorial entre les requérants et la Belgique, au sens de l’article 1er de la Convention.
122. De l’avis de la Cour, cette approche ne trouve aucun appui dans la jurisprudence. Elle rappelle à cet égard que dans l’affaire Markovic et autres précitée (paragraphe 107 ci-dessus), elle a déclaré irrecevables, à défaut de juridiction, les griefs matériels que les requérants tiraient des dispositions de la Convention autres que l’article 6 (Markovic et autres, décision précitée, et Markovic et autres [GC], précité, §§ 4 et 49-50 ; voir, mutatis mutandis, Banković et autres, décision précitée, §§ 83-84). La procédure établissant la juridiction de la Turquie dans l’affaire Güzelyurtlu et autres précitée (paragraphe 107 ci-dessus) ne peut davantage être comparée à la procédure administrative engagée en l’espèce par les requérants. En effet, la procédure dont il est question dans l’affaire Güzelyurtlu et autres – et qui crée un lien juridictionnel avec la Turquie – était une procédure pénale ouverte à l’initiative des autorités turques (contrôlant la « République turque de Chypre du Nord »). Elle correspond à une démarche d’un État contractant se situant dans le cadre des obligations procédurales découlant de l’article 2. Ceci est très différent d’une procédure administrative engagée à l’initiative de particuliers sans aucun lien avec l’État concerné, si ce n’est la procédure qu’ils ont eux‑mêmes entamée de leur plein gré et sans que leur choix de cet État, en l’occurrence la Belgique, ne s’impose au titre d’une quelconque obligation conventionnelle.
123. En revanche, la thèse défendue par le gouvernement défendeur et les gouvernements tiers-intervenants trouve à s’appuyer sur la décision adoptée dans l’affaire Abdul Wahab Khan. La Cour y a clairement jugé que le simple fait pour un requérant d’initier une procédure dans un État partie avec lequel il n’a aucun lien de rattachement ne pouvait suffire à établir la juridiction de cet État à son égard (Abdul Wahab Khan, décision précitée, § 28). La Cour considère qu’en décider autrement aboutirait à consacrer une application quasi-universelle de la Convention sur la base du choix unilatéral de tout individu, où qu’il se trouve dans le monde, et donc à créer une obligation illimitée pour les États parties d’autoriser l’entrée sur leur territoire de toute personne qui risquerait de subir un traitement contraire à la Convention en dehors de leur juridiction (ibidem, § 27). Si la circonstance qu’un État partie se prononce sur une demande en matière d’immigration suffisait à faire relever le demandeur de sa juridiction, il pourrait en résulter une telle obligation. Le demandeur pourrait créer un lien juridictionnel en déposant une demande où qu’il se trouve et donner ainsi naissance, le cas échéant, à une obligation au titre de l’article 3 qui n’existerait pas autrement.
124. Une telle extension du champ d’application de la Convention aurait en outre pour effet de réduire à néant le principe bien établi en droit international et reconnu par la Cour selon lequel les États parties ont le droit de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non-nationaux, sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, y compris la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, N. c. Royaume-Uni [GC], no 26565/05, § 30, CEDH 2008, et Ilias et Ahmed c. Hongrie [GC], no 47287/15, § 125, 21 novembre 2019). Dans ce contexte, la Cour note que la CJUE a jugé dans une affaire similaire à la présente espèce qu’en l’état du droit actuel de l’UE, la délivrance de visas de long séjour relevait du seul droit national des États membres (paragraphes 71-73 ci-dessus).
125. En conclusion, la Cour estime que les requérants ne relevaient pas de la juridiction de la Belgique au titre des faits dénoncés par eux sur le terrain de l’article 3 de la Convention. Eu égard à cette conclusion, le même constat s’impose s’agissant du grief tiré de l’article 13.
126. La Cour note enfin que cette conclusion ne fait pas obstacle aux efforts entrepris par les États parties pour faciliter l’accès aux procédures d’asile par le biais de leurs ambassades et/ou représentations consulaires (voir N.D. et N.T. c. Espagne, précité, § 222).
Articles 6 et 13 de la Convention
127. Les requérants se plaignent d’une violation de l’article 6 de la Convention en raison de l’impossibilité dans laquelle ils se sont trouvés de poursuivre l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 7 décembre 2016 condamnant l’État belge à exécuter l’arrêt du CCE du 20 octobre 2016 qui enjoignait aux autorités belges de leur délivrer les visas qu’ils avaient sollicités sur le fondement de l’article 3 de la Convention. Ils y voient également une violation du droit à un recours effectif au sens de l’article 13 précité.
128. Dans ses parties applicables en l’espèce, l’article 6 § 1 de la Convention est ainsi formulé :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
129. La Cour considère que la doléance des requérants doit s’analyser comme un grief visant le droit à l’exécution d’une décision judiciaire, au sens de l’article 6 de la Convention. Elle rappelle à cet égard que les exigences de l’article 13 étant moins strictes que celles de l’article 6 § 1, elles se trouvent absorbées par ces dernières (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 146, CEDH 2000‑XI).
130. À titre préliminaire, le gouvernement défendeur soulève plusieurs exceptions relatives à la recevabilité de cette partie de la requête fondées sur l’incompatibilité ratione materiae des griefs tirés de l’article 6 § 1 ainsi que sur le non-épuisement des voies de recours internes.
131. La question se pose de savoir si la Belgique a exercé sa juridiction au sens de l’article 1er de la Convention à l’égard des requérants s’agissant des procédures intentées sur son territoire national. La Cour estime toutefois qu’il n’y a pas lieu à statuer sur cette question étant donné la conclusion à laquelle elle parvient quant à l’applicabilité de l’article 6 § 1 (paragraphe 141 ci-dessous).
132. Sur ce terrain, le gouvernement défendeur fait valoir que le grief des requérants, formellement dirigé contre la non-exécution de l’arrêt du 7 décembre 2016 qui condamne l’État belge à exécuter, sous peine d’astreinte, l’arrêt du CCE du 20 octobre 2016, porte en réalité sur les décisions relatives à l’obtention des visas, et donc sur un droit de nature politique auquel l’article 6 § 1 ne s’applique pas.
133. Les requérants soutiennent que leur grief porte sur un droit subjectif de caractère civil, reconnu par l’arrêt de la cour d’appel du 7 décembre 2016, à savoir celui d’obtenir l’exécution d’une décision de justice obligatoire et exécutoire et qu’il soit mis fin au préjudice résultant de sa non-exécution. Ils estiment que l’ordre que la cour d’appel a intimé – et les astreintes qui en étaient l’accessoire –, concernait exclusivement la « voie de fait » commise par l’État en n’exécutant pas une décision exécutoire prononcée par une juridiction administrative. Cette « voie de fait » étant une faute au sens du code civil belge, l’injonction prononcée par la cour d’appel porterait sur une obligation civile de réparation en nature de la faute commise par l’État.
134. L’existence d’une « contestation » n’étant pas controversée, la tâche de la Cour se limite à déterminer si celle-ci porte sur des « droits et obligations de caractère civil ».
135. Ainsi que le souligne, en l’espèce, la cour d’appel de Bruxelles dans son arrêt du 7 décembre 2016 (voir paragraphe 32 ci-dessus) et eu égard à l’état du droit belge, l’administration belge – en l’occurrence le secrétaire d’État à l’asile et à la migration et l’OE – disposait, en vertu de l’article 25 du code communautaire des visas, d’une compétence discrétionnaire quant à l’octroi ou au refus de visas de court séjour. Néanmoins, les requérants ont pu saisir une juridiction, en l’occurrence le CCE, qui a, par son arrêt du 20 octobre 2016, suspendu l’exécution des décisions de l’administration et avait compétence pour les annuler.
136. En pareille hypothèse, si l’article 6 § 1 de la Convention peut trouver à s’appliquer, c’est toutefois à condition que l’avantage ou le privilège, une fois accordé, crée un droit civil (Regner c. République tchèque ([GC], no 35289/11, § 105, 19 septembre 2017).
137. S’agissant du caractère du droit en cause en l’espèce, la Cour est d’avis, avec le gouvernement belge, que l’entrée sur le territoire belge qui aurait résulté de l’octroi des visas ne met pas en jeu un droit de caractère « civil » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, au même titre que toutes les décisions relatives à l’immigration, l’entrée, le séjour et l’éloignement des étrangers. Or, il est de jurisprudence constante que ces matières sont hors du champ de l’article 6 (voir, parmi d’autres, Maaouia c. France [GC], no 39652/98, § 40, 5 octobre 2000, et Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], nos 46827/99 et 46951/99, §§ 82‑83, 4 février 2005).
138. Il est vrai que la procédure suivie ensuite par les requérants devant le juge judiciaire – en l’occurrence la cour d’appel de Bruxelles – en vue d’obtenir l’exécution de l’arrêt du CCE du 20 octobre 2016 portait sur le refus de l’État d’exécuter une décision juridictionnelle en matière administrative et que la cour d’appel, pour établir sa juridiction au regard du droit interne, a considéré que la contestation portée devant elle avait un caractère civil. Cela étant, la Cour ne voit dans l’objet de cette action que le prolongement de la procédure en contestation au fond des décisions de refus des visas par l’administration.
139. En tout état de cause, la Cour estime que le contentieux sous-jacent n’acquiert pas une nature « civile » du seul fait que son exécution est poursuivie en justice et donne lieu à une décision judiciaire. De la même manière, les procédures d’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Bruxelles du 7 décembre 2016 participaient de la nature de la procédure d’octroi des visas demandés par les requérants (voir, mutatis mutandis, Pierre-Bloch c. France, 21 octobre 1997, § 51, Recueil 1997-VI, et Panjeheighalehei c. Danemark (déc.), no 11230/07, 13 octobre 2009).
140. En conséquence, l’article 6 § 1 de la Convention ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce. Cette conclusion n’est pas affectée par le fait que les juridictions belges n’ont pas remis en question l’applicabilité de l’article 6 aux procédures en cause. En effet, la Convention ne fait pas obstacle à ce que les États parties accordent aux droits et libertés qu’elle garantit une protection juridique plus étendue que celle qu’elle met en œuvre (article 53).
141. Cette partie de la requête doit donc être déclarée incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention, et partant, irrecevable, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
142. L’inapplicabilité de l’article 6 constatée en tout état de cause rend inutile tout examen préalable de l’existence de la juridiction au sens de l’article 1ercombiné avec l’article 6 de la Convention.
Par ces motifs, à la majorité, la Cour,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français et en anglais puis communiqué par écrit le 5 mai 2020.