RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu, enregistrée à son secrétariat le 11 octobre 1996, la lettre par laquelle le garde des sceaux, ministre de la justice, a transmis au Tribunal des conflits le dossier de la procédure opposant la société Baum et Co Gmbh et MM. X… et Y… au ministre de l’intérieur ;
Vu le déclinatoire de compétence déposé le 9 août 1996 par le préfet de police tendant à ce que le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris se déclare incompétent en raison de l’absence d’atteinte à la liberté individuelle et de voie de fait ;
Vu l’ordonnance de référé rendue le même jour par le magistrat délégué du président du tribunal de grande instance de Paris qui a rejeté le déclinatoire de compétence ;
Vu l’arrêté du 28 août 1996 par lequel le préfet de police a élevé le conflit et l’a transmis au greffe du tribunal de grande instance de Paris ;
Vu l’ordonnance de sursis à toute procédure judiciaire rendue le 3 septembre 1996 par le magistrat délégué du tribunal de grande instance de Paris ;
Vu, enregistré le 15 novembre 1996, le mémoire présenté par le ministère de l’intérieur tendant à la confirmation de l’arrêté de conflit ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la loi des 16-24 août 1790 et le décret du 16 fructidor an III ;
Vu la loi du 24 mai 1872 ;
Vu le décret du 26 octobre 1849, complété par la décret du 25 juillet 1960 ;
Vu l’article 136 du code de procédure pénale et l’article 432-4 du code pénal ;
Vu l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, et notamment ses articles 35 ter et 35 quater ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Sargos, membre du Tribunal,
– les observations de Me Bouthors, avocat de la société Baum et Co Gmbh, de MM. X… et Y…,
– les conclusions de M. Arrighi de Casanova, Commissaire du gouvernement ;
Considérant qu’à l’occasion de l’escale d’un navire dans un port français l’autorité administrative française a pris contre deux de ses passagers de nationalité marocaine, MM. X… et Y…, une décision de refus d’entrée sur le territoire national, et les a maintenus à bord de ce bateau ; que ces derniers, ainsi que l’entreprise de transport maritime exploitant le navire, ont contesté devant le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris cette « consignation » à bord et demandé qu’il soit fait injonction à l’autorité administrative de les laisser débarquer dans la zone d’attente instituée par l’article 35 quater de l’ordonnance du 2 novembre 1945 ; que la juridiction des référés, estimant qu’une voie de fait avait été commise, a rejeté le déclinatoire de compétence déposé par le préfet de police de Paris ;
Considérant, d’une part, qu’aux termes de l’article 136 du code de procédure pénale : « … dans tous les cas d’atteinte à la liberté individuelle, le conflit ne peut jamais être élevé par l’autorité administrative et les tribunaux de l’ordre judiciaire sont toujours exclusivement compétents. Il en est de même dans toute instance civile fondée sur des faits constitutifs d’une atteinte à la liberté individuelle ou à l’inviolabilité du domicile prévue par les articles 432-4 à 432-6 et 432-8 du code pénal … » ; que ces dispositions, qui dérogent au principe de séparation des autorités administratives et judiciaires posé par l’article 13 de la loi des 16-24 août 1790 et par le décret du 16 fructidor an III, ne sauraient être interprétées comme autorisant les tribunaux judiciaires à faire obstacle à l’exécution des décisions prises par l’administration en dehors des cas de voie de fait ; que le pouvoir d’adresser des injonctions à l’administration, qui permet de priver les décisions de celle-ci de leur caractère exécutoire, est en effet de même nature que celui consistant à annuler ou à réformer les décisions prises par elle dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique, pouvoir dont l’exercice relève de la seule compétence de la juridiction administrative, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire ; qu’il suit de là que les dispositions précitées de l’article 136 du code de procédure pénale ne sauraient fonder en l’espèce la compétence du magistrat des référés du tribunal de grande instance de Paris pour connaitre de l’action engagée par MM. X… et Y… ;
Considérant, d’autre part, qu’il ressort des dispositions de l’article 5 de l’ordonnance susvisée du 2 novembre 1945 que le législateur a attribué en principe à l’administration le pouvoir de procéder à l’exécution forcée des décisions d’éloignement et de celles prononçant un refus d’entrée qu’elle est amenée à prendre au titre de la police des étrangers ; que, par suite, et à les supposer même illégales, les mesures prises en l’espèce à l’égard de MM. X… et Y… n’étaient pas manifestement insusceptibles d’être rattachées à un pouvoir appartenant à l’administration ; que ces actes ne sauraient, dès lors, être regardés comme constitutifs de voies de fait ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède qu’il n’appartenait qu’aux juridictions de l’ordre administratif de connaître du litige soulevé devant le tribunal de grande instance de Paris et que le conflit a été élevé à bon droit par le préfet de police de Paris ;
Article 1er : L’arrêté de conflit pris le 28 août 1996 par le préfet de police de Paris est confirmé.
Article 2 : Est déclarée nulle et non avenue la procédure engagée devant le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris et l’ordonnance qu’il a rendue le 9 août 1996.
Article 3 : Le garde des sceaux, ministre de la justice assurera l’exécution de la présente décision.