Section II – Critères de répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction
673.- Evolution des critères derépartition des compétences.- L’arrêt Blanco du Tribunal des conflits du 8 février 1873 (requête numéro 00012, préc.) a dégagé la notion de service public en tant que critère de répartition des compétences entre les deux ordres de juridiction. La jurisprudence ultérieure a remis en cause ce critère à travers la notion de service public industriel et commercial et en reconnaissant qu’une personne privée pouvait prendre en charge un service public et disposer dans ce cadre de prérogatives de puissance publique. S’il a résulté de cette évolution une certaine incertitude du point de vue des règles de répartition des compétences, les juges ont néanmoins défini un domaine exclusif de compétence du juge administratif.
§I – Critère de service public
674.- Incertitudes jusqu’à l’arrêt Blanco.- La loi des 16 et 24 août 1790 pose le principe selon lequel les juges judiciaires n’ont pas le droit de s’immiscer dans les affaires de l’administration. Comme on l’a vu ce texte est rédigé exclusivement de façon négative : il ne précise pas quelle autorité est compétente pour connaître des litiges mettant en cause l’administration, mais il ne précise pas non plus la ligne de partage entre ce qui relève des juridictions judiciaires et ce qui échappe à leur compétence.
Pendant au moins les deux premiers tiers du XIX° siècle, les juges des deux ordres de juridiction ont tenté d’étendre leurs compétences respectives. D’un côté, le juge judiciaire se reconnaissait souvent compétent pour connaître d’actions mettant en cause l’administration, et notamment les communes qui étaient souvent considérées à l’époque comme des personnes privées. De son côté, l’autorité administrative faisait un usage fréquent de la procédure de conflit positif, dans de nombreuses affaires où l’administration où un de ses agents était mis en cause. Dans ce contexte conflictuel, deux principaux critères de répartition des compétences ont été utilisés.
Il s’agit d’abord du critère de l’Etat-débiteur, tiré de la loi du 17 juillet et du 8 août 1790 et d’un décret du 26 septembre 1973. En application de ce critère, seul le juge administratif pouvait condamner l’administration à verser une somme d’argent.
Doit ensuite être mentionné un critère tiré du principe de séparation des autorités administrative et judiciaire, et plus précisément du décret du 16 fructidor an III qui défend aux juges judiciaires de connaître « des actes d’administration ».
Toutefois, l’application de ces critères demeurait incertaine. En effet, pour qu’un critère de répartition des compétences soit efficace, il doit être reconnu et défini de la même façon par les juges des deux ordres de juridiction. Or, tel n’était pas le cas. Par exemple, concernant le second critère, le juge judiciaire avait tendance à estimer que le verbe connaître signifiait « interpréter un acte dont la signification est douteuse », alors que pour le juge administratif ce mot devait être employé au sens commun. Ainsi, pour le juge administratif, dès lors qu’un litige avait un rapport avec l’existence d’un acte administratif, le juge judiciaire était incompétent. Mais pour le juge judiciaire, cette incompétence n’existait que lorsqu’il se posait une question d’interprétation de ce texte.
675.- Imprécision du critère de service public.- L’arrêt Blanco du Tribunal des conflits du 8 février 1873 (requête numéro 00012, préc.) a posé une règle très simple en apparence en faisant de la notion de service public le critère de compétence de la juridiction administrative. Cependant, si cette notion apparaît simple, elle soulève deux problèmes majeurs.
Celui, tout d’abord, de la définition de la notion de service public qui constitue, comme l’énonce René Chapus une activité « assurée ou assumée par une personne publique en vue d’un intérêt public » (Droit administratif général, t.1, préc. p. 579). Cette notion est difficile à cerner, et la jurisprudence est extrêmement casuistique sur cette question.
Exemples :
– La loterie nationale a été reconnue comme une activité de service public (CE Sect., 17 décembre 1948, Angrand : Rec., p. 485) avant que le Conseil d’Etat ne lui dénie cette qualité (CE Sect., 27 octobre 1999, requête numéro 171169, requête numéro 171170, requête numéro 172384, Rolin : Rec., p. 327, concl. Daussun ; AJDA 1999, p. 1011, chron. Fombeur et Guyomar.- V. également pour les paris sportifs CE, 23 décembre 2011, requête numéro 344711, Association européenne des jeux et des paris en ligne).
– CE, 24 février 1999, requête numéro 185113, Wildenstein (Rec. tables, p. 702) : les juges estiment que les sociétés de courses, en tant qu’elles sont chargées d’organiser les courses et le pari mutuel, ne sont pas investies d’une mission de service public. Cependant la loi n°2010-476 du 12 mai 2010 a investi officiellement l’ensemble des sociétés de courses de chevaux d’une mission de service public. Ce texte modifie l’article 2 de la Loi du 2 juin 1891 ayant pour objet de réglementer l’autorisation et le fonctionnement des courses de chevaux. Désormais, ces sociétés « participent, notamment au moyen de l’organisation des courses de chevaux, au service public d’amélioration de l’espèce équine et de promotion de l’élevage, à la formation dans le secteur des courses et de l’élevage chevalin ainsi qu’au développement rural ».
– CE, 4 avril 1995, avis numéro 357274, Commune de Vaujany (EDCE 1995, n°47, p. 414) : les jeux autorisés « concourent au développement touristique des communes concernées » et ainsi les casinos doivent être considérés comme ayant en charge un service public administratif. Cette solution a été précisée par le Conseil d’Etat dans un arrêt SA Partouche du 19 mars 2012 (requête numéro 341562 : Rec., p. 91 ; BJCP 2012, p. 193, concl. Boulouis, obs. R. S ; Contrats-Marchés publ. 2012, comm. 157, note Eckert ; JCP A 2012, comm. 2319, note Ngampio-Obélé-Bélé ; RJEP 2012, comm. 41, note Pellissier ; RLC 2012/32, n°2108, note Fort et Morales). Les juges ont relevé que certes, les textes en vigueur imposent à la commune de conclure avec le titulaire de l’autorisation de jeux une convention et d’assortir celle-ci d’un cahier des charges fixant des obligations au cocontractant, relatives notamment à la prise en charge du financement d’infrastructures et de missions d’intérêt général en matière de développement économique, culturel et touristique. En revanche, les jeux de casinos ne constituent pas, par eux-mêmes, une activité de service public, ce qui est une affirmation nouvelle (même si elle semble tomber sous le sens). Il n’en demeure pas moins que les conventions obligatoirement conclues pour leur installation et leur exploitation, dès lors que le cahier des charges impose au cocontractant une participation à des missions de service public – qui concourent au développement touristique, économique et culturel de la commune – et que sa rémunération est substantiellement assurée par les résultats de l’exploitation (on dirait plutôt aujourd’hui eu égard à l’évolution des critères de qualification des délégations de service public qu’il supporte les risques d’exploitation), ont le caractère de délégations de service public.
Cette problématique renvoie à l’opposition opérée par René Chapus entre les activités « de plus grand service » et celles de « plus grand profit », la vocation essentiellement financière de ces derniers les privant de la qualification de service public (Le service public et la puissance publique », RDP 1968, p. 235). Ceci explique aussi que les activités liées au domaine privé ne sont pas des activités de service public. En effet, comme l’exprime le Tribunal des conflits dans son arrêt Lelaidier du 18 juin juin 2001 « lorsqu’une personne publique gère son domaine forestier à seule fin de procéder à la vente de bois abattu et façonné, elle accomplit une activité de gestion de son domaine privé, qui n’est pas, par elle-même, constitutive d’une mission de service public » (requête numéro 3241 : D. 2001, p. 2560 ; AJFP 2001, p. 5, note Fortier).
676.- Eléments recouvrant la notion de service public.- Ensuite, la notion de service public recouvre trois éléments distincts : l’intervention d’une personne publique (élément organique), l’existence d’une activité d’intérêt général (élément matériel), l’utilisation par la personne publique de procédés dérogatoires du droit commun (élément formel).
A l’époque de l’arrêt Blanco, on peut parler de coïncidence entre ces différentes acceptions du service public. Cette coïncidence va par la suite être doublement remise en cause à travers de ce que la doctrine a appelé « les crises du service public »
677.- Evolutions.- Le juge a admis l’existence de services publics à caractère industriel et commercial (remise en cause de l’élément formel) et la possibilité pour une personne privée de prendre en charge une activité de service public (remise en cause de l’élément organique).
I – Services publics administratifs et services publics industriels et commerciaux
678.- Remise en cause de l’élément formel.- La jurisprudence a reconnu qu’une personne publique peut gérer une activité d’intérêt général dans les mêmes conditions que les particuliers, et notamment les entreprises privées, ce qui entraîne un partage de compétence en cas de litige entre le juge judiciaire et le juge administratif. Ce type d’activité sera également qualifié de service public, mais en l’absence de l’élément formel ou parlera de services publics à caractère industriel et commercial, par opposition aux services publics administratifs. Cette distinction pose un certain nombre de difficultés, et elle influe sur la détermination de la juridiction compétente et du droit applicable en cas de litige.
A – Identification des services publics industriels et commerciaux
679.- Jurisprudence bac d’Eloka.- La jurisprudence relative aux services publics industriels et commerciaux a été initiée par l’arrêt du Tribunal des conflits du 22 janvier 1921, Société commerciale de l’ouest africain (affaire dite du bac d’Eloka, requête numéro 00706 : Rec., p. 91 ; D. 1921, III, p. 1, concl. Matter ; S. 1924, III, p. 34). Dans cette affaire, les juges relèvent « qu’en effectuant, moyennant rémunération, les opérations de passage des piétons et des voitures d’une rive à l’autre (d’une) lagune, la colonie de la Côte-d’Ivoire exploite un service de transport dans les mêmes conditions qu’un industriel ordinaire ». On peut noter au passage que cet arrêt ne se réfère par expressément à la notion de « service public industriel et commercial ». Cette expression n’apparaîtra que quelques mois plus tard, à l’occasion de l’arrêt Société générale d’armement du 23 décembre 1921 (Rec., p. 1109 ; RDP 1922, p. 74, concl. Rivet).
680.- Difficulté d’identification des SPIC et des SPA.- Ceci étant, la distinction entre les services publics industriels et commerciaux et les services publics administratifs n’est pas aussi aisée à établir et elle suppose la référence soit à des critères jurisprudentiels de distinction, soit à des textes.
1° Difficultés inhérentes à la distinction entre les services publics administratifs et les services publics industriels et commerciaux
681.- Critiques de la notion de SPIC.- Certains auteurs contestent la pertinence de l’idée selon laquelle les services publics industriels et commerciaux seraient gérés de la même façon que les entreprises privées (V. notamment J.-F Lachaume, C. Boiteau, H. Pauliat, Les grands services publics, Armand Collin, 3ème éd. 2004). En effet, l’administration n’a pas pour vocation première la recherche du profit. Tel est le cas, par exemple, de la SNCF qui est aujourd’hui une entreprise privée dont l’Etat est le seul actionnaire, mais qui est en charge d’un service public industriel et commercial, et qui est obligée par l’Etat à exploiter certaines lignes de chemin de fer qui ne sont pas rentables.
682.- Evolutions concernant certains types de services publics.- D’ailleurs, la jurisprudence a parfois évolué sur la question de la détermination de la nature juridique de tel ou tel service public. Ainsi, notamment, comme on l’a vu, le Tribunal des conflits a estimé qu’un service de bac à péage exploité par une collectivité publique pour transporter des piétons et des véhicules entre les deux rives d’une lagune est industriel et commercial (TC, 22 janvier 1921, requête numéro 00706, Société commerciale de l’ouest africain, arrêt précité). Or, dans l’arrêt de Section Denoyez et Chorques du 14 mai 1974 (requête numéro 880032, requête numéro 88148 : Rec., p.274 ; AJDA 1974, I, p. 298 et II, p. 341 ; Rev. adm. 1974, p. 440, note Moderne ; RDP 1975, p. 467, note Waline), qui concernait l’hypothèse proche d’un pont à péage, le Conseil d’Etat a estimé qu’un tel service public constitue un service public administratif, car son objet principal, qui est distinct de celui que peuvent rechercher des entrepreneurs privés, est d’assurer la continuité territoriale entre le continent et l’île qu’il relie.
683.- Les EPIC et leur mise en cause.- Traditionnellement, les missions industrielles et commerciales sont assurées par des établissements publics industriels et commerciaux.
Toutefois, s’il est admis que les établissements publics industriels et commerciaux sont soumis au droit privé, notamment commercial, leur caractère public leur confère certaines particularités : leurs biens sont insaisissables ce qui implique l’impossibilité d’exercer contre eux les voies d’exécution de droit commun. En outre, certains de leurs biens sont soumis au régime de la domanialité publique.
Le droit de l’Union européenne, qui est d’inspiration libérale, a fini par mettre en cause le statut des grands établissements publics de l’Etat, et leur rôle dans l’économie (décision Comm. UE, 16 décembre 2003, décision numéro 2003/145/CE : CJEG 2004, p. 423, note Barthélémy ; CJEG 2004, p. 404, note Lemaire ; CJEG 2004, p. 417, note Delion ; RRJ 2004, p. 1964, note Chenevoy-Guériaud). La Commission a estimé que l’impossibilité pour Electricité de France (EDF), alors établissement public, de faire faillite équivaut à une garantie générale portant sur l’ensemble des engagements de l’entreprise. Cette garantie illimitée dans sa couverture, dans le temps et dans son montant, permet au groupe d’emprunter dans des conditions plus favorables sur les marchés financiers internationaux. Elle ne satisfait donc pas les critères de l’article 87 du Traité CE et constitue une aide d’Etat illégale.
Cette solution a été reprise ultérieurement par la Cour de justice dans une décision concernant l’ancien statut de la Poste (CJUE, 3 avril 2014, affaire numéro C-559/12, France c/ Commission). Il ressort de cette décision que le statut d’EPIC qui lui confère une garantie implicite illimitée est susceptible de constituer une aide d’Etat. Plus précisément il existe « une présomption simple selon laquelle l’octroi d’une garantie implicite et illimitée de l’Etat en faveur d’une entreprise qui (n’était) pas soumise aux procédures ordinaires de redressement et de liquidation (avait) pour conséquence une amélioration de sa position financière par un allégement des charges qui, normalement, (grevaient) son budget ». Cette présomption semble difficile à renverser (CJUE, 19 septembre 2018, affaire numéro C-438/16: AJDA 2018, p. 1751) puisque le fait qu’un avantage ne se soit pas matérialisé pour le passé ne signifie pas que l’avantage ne pourra pas se matérialiser pour l’avenir. C’est pour cette raison que le statut d’établissement public industriel et commercial semble aujourd’hui plus que jamais en danger.
Le droit de l’union européenne a ainsi conduit le gouvernement français à transformer la plupart des grands établissements publics industriels et commerciaux nationaux en sociétés commerciales de droit privé.
Tel est le cas notamment pour :
– EDF et Gaz de France (GDF.- Loi n°2004-803 du 9 août 2004 : JO 11 Août 2004) ;
– France Telecom (Loi n°96-660 du 26 juillet 1996 : JO 16 Juillet 1996) ;
– Aéroports de Paris (Loi n°2005-357 du 20 avril 2005, relative aux aéroports : Journal Officiel 21 Avril 2005) ;
– L’Agence nationale de valorisation de la recherche (Ordonnance n°2005-722 du 29 juin 2005 : JO 30 Juin 2005) ;
– La Poste (Loi n°2010-123 du 9 février 2010 : JO 10 février 2010.- Décret n°2010-191 du 26 février 2010) ;
– La SNCF (Loi n°2018-515 du 27 juin 2018 pour un nouveau pacte ferroviaire : JO 28 juin 2018).
La plupart de ces sociétés ont toutefois des capitaux exclusivement ou majoritairement publics. Mais cela peut évoluer comme cela a été le cas pour GDF depuis sa fusion avec Suez en 2008. En effet, la loi du 9 août 2004 avait prévu que l’Etat devait détenir « plus de 70 % du capital » de GDF. L’article 39 de la loi relative au secteur de l’énergie a réduit cette participation minimale, s’agissant de la nouvelle entité « GDF – Suez » (Engie depuis 2015) à « plus d’un tiers » (loi nº2006–1537 du 7 décembre 2006 relative au secteur de l’énergie). Plus précisément, au 31 mars 2020, l’Etat ne détient plus que 23, 64 % du capital de Engie. Si on observe donc un désengagement progressif de l’Etat dans le capital de Engie comme dans celui d’autres entreprises, il conserve toutefois une « golden share » ou « action spécifique » lui permettant par exemple de s’opposer à toute décision qui lui semblerait non conforme à la sécurité des approvisionnements en gaz (V. plus généralement ord. n°2014-948 du 20 août 2014 relative à la gouvernance et aux opérations sur le capital des sociétés à participation publique, art. 31-1 .- V. également, validant ce mécanisme dans le secteur du gaz pour des motifs liés à la sécurité énergétique, CJCE, 4 juin 2002, affaire numéro C-503/99, Commission c/ Belgique : JOCE, 13 Juillet 2002.– V. enfin permettant à l’Etat de créer des golden share en dehors des cas de cession et de participation, L. n°2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises, art. 154).
Cette évolution conduit à relativiser la distinction entre les services publics administratifs et les services publics industriels et commerciaux. En effet, d’une part, dans le silence de la loi, ces services publics peuvent être pris en charge indifféremment par une personne publique ou par une personne privée. D’autre part, la différence de régime juridique entre ces deux types d’activités à tendance à s’estomper, à la fois parce qu’elles sont toutes deux soumises au droit de la concurrence et au droit de la consommation (V. sur ce point supra Deuxième partie, Chapitre un, Section quatre) mais également en raison de l’importance toujours plus grande d’un droit de l’Union européenne en partie en décalage avec la notion de service public « à la française » (V. sur ce point infra Cinquième partie, Chapitre deux, Section une).
2° Critères jurisprudentiels et distinction
684.- Jurisprudence Union syndicale des industries aéronautiques.- Les critères de distinction entre les services publics administratifs et les services publics industriels et commerciaux ont été précisés par l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat du 16 novembre 1956, Union syndicale des industries aéronautiques (requ°ete numéro 26549 : Rec., p. 759, concl. Laurent ; D. 1956, p. 759 ; S. 1957, p. 38, concl. Laurent ; AJDA 1956, II, p. 489, chron. Fournier et Braibant ; JCP G 1957, II, comm. 9968, note Blaevoët). Ces critères ont été repris par le Conseil constitutionnel qui a considéré que la distinction entre les services publics administratifs et les services publics industriels et commerciaux est une matière réglementaire (CC, 16 janvier 2001, numéro 2000-439 DC, Loi relative à l’archéologie préventive : AJDA 2001, p. 223, note Fatôme).
685.- Méthode d’identification des SPIC et des SPA.- Trois indices ont été définis par le Conseil d’Etat. Pour qu’un service public soit qualifié de service public industriel et commercial, tous les indices doivent être concordants. En revanche, si un, deux ou la totalité des indices sont favorables à la reconnaissance du caractère administratif du service, il sera qualifié de service public administratif. On peut donc parler de présomption simple d’administrativité des services publics.
Le premier indice concerne l’objet du service, c’est-à-dire les opérations qui concrétisent son exécution.
Exemples :
– CAA Marseille, 4 juillet 2006, requête numéro 03MA00060, M. X. : les juges relèvent que l’activité prise en charge par une « halle à marée » a pour objet « la vente des produits de la pêche du quartier maritime de Martigues » ainsi que « de faciliter, de centraliser et de constater tant le débarquement de ces produits que leur vente, d’assurer l’enregistrement des transactions, leur publicité et leur comptabilisation en garantissant leur sincérité de telle sorte que les usagers, producteurs et acheteurs soient sauvegardés». Ce type d’activité pouvant être pris en charge par une personne privée, l’indice est favorable à la qualification de service public industriel et commercial.
– CE, avis, 20 octobre 2000, requête numéro 222672, Torrent (Rec., p. 469 ; AJDA 2001, p. 394, concl. Chauvaux ; Droit adm. 2000, comm. 254 ; RFDA 2000, p. 1373) : le monopole du service public transfusionnel assuré par l’établissement français du sang « se rattache par son objet au service public de caractère administratif alors même qu’une part importante de (ses) ressources est constituée par la cession de produits sanguins labiles et que le régime administratif, budgétaire, financier et comptable de cet établissement, précisé par le décret n°99-413 du 29 décembre 1999, fait application de règles adaptées à la nature particulière de ses missions et qui peuvent être semblables à celles généralement appliquées aux établissements publics industriels et commerciaux ».
Le second indice se rapporte à l’origine des ressources du service. Ainsi, le fait que le service dispose de ressources issues de redevances perçues sur les usagers en contrepartie des prestations fournies est un indice favorable à la reconnaissance d’un service public industriel et commercial. En revanche, un financement provenant essentiellement de subventions des collectivités publiques et de recettes fiscales non proportionnelles avec le coût du service indique que le service est un service public administratif.
Exemples :
– TC, 25 avril 1994, requête numéro 02917, Syndicat mixte d’équipement de Marseille (Rec., p. 856) : un parc de stationnement dont le financement est assuré de façon prépondérante par les subventions versées par une commune est un service public administratif.
– TC, 21 mars 2005, requête numéro 3413, Alberti-Scott (Rec., p. 651 ; BJCL 2995, p. 396, note Duprat, obs. M.D. ; RFDA 2006, p. 119, note Lachaume) : le service public de distribution de l’eau est en principe, de par son objet, un service public industriel et commercial. Il en va ainsi même si, s’agissant de son organisation et de son financement, ce service est géré en régie par une commune, sans disposer d’un budget annexe, et si le prix facturé à l’usager ne couvre que partiellement le coût du service. En revanche le service ne peut revêtir un caractère industriel et commercial lorsque son coût ne fait l’objet d’aucune facturation périodique à l’usager.
– Cass. 1ère civ., 4 mai 2011, pourvoi numéro 10-10.989 : l’activité du site internet créé par une chambre de commerce et d’industrie s’exerce dans les mêmes conditions que celles de nombreux sites privés offrant un service gratuit financé par la publicité ou le partenariat d’entreprise. L’activité en cause a donc, en dépit de sa gratuité, un caractère industriel et commercial.
– TC, 16 octobre 2006, requête numéro C3533, Communauté de communes de l’île d’Oléron : les juges relèvent qu’il « résulte des articles L.2333-76 et L.2333-79 du Code général des collectivités territoriales que les communes, leurs groupements ou les établissements publics locaux qui assurent l’enlèvement des ordures, déchets et résidus, peuvent instituer une redevance calculée en fonction de l’importance du service rendu dont la création entraîne la suppression de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères ; qu’ainsi, en substituant une rémunération directe du service par l’usager à une recette de caractère fiscal, le législateur a entendu permettre à ces collectivités publiques de gérer ce service comme une activité industrielle ou commerciale ».
Le dernier indice est relatif aux modalités de fonctionnement du service. En particulier, s’il fonctionne à perte, il sera qualifié de service public administratif.
Exemples :
– TC, 24 octobre 1994, requête numéro 02937, Préfet de Mayotte (Rec., p. 607 ; D. 1995, inf. rap. p. 11) : constitue un service public administratif une activité de distribution à la population de Mayotte de pétrole lampant à un prix de vente sensiblement inférieur à son coût.
– TC, 9 janvier 2017, requête numéro 4074, Société Centre Léman c/ Communauté d’agglomération d’Annemasse – Les Voirons (AJCT 2017, p. 349, obs. Didriche) : un centre aquatique, qui comprend notamment une piscine olympique et un espace « bien-être » est exploité directement par une communauté d’agglomération, qui en assure la direction et y affecte des agents dont certains ont la qualité de fonctionnaire. Les produits et charges d’exploitation sont portés au budget de la communauté d’agglomération. Eu égard à son organisation et à ses conditions de fonctionnement, le centre ne saurait être regardé comme un service public industriel et commercial.
– CE, 7 mars 2018, requête numéro 415125, Bourse du travail de Paris (Dr. adm. 2018, comm. 48, note Boda) : l’accès au service de conseil juridique en droit du travail organisé par la Bourse du travail de Paris est ouvert gratuitement aux usagers. L’établissement public en cause est également géré par une commission administrative placée sous le contrôle du conseil municipal de Paris. S’agissant du second critère d’identification des services publics administratifs, le Conseil d’Etat relève également que l’origine ses ressources de l’établissement public sont « principalement assurées par des subventions inscrites au budget de la ville de Paris ».
3° Qualification opérée par un texte
686.- Qualification textuelle ne correspondant pas à la nature de l’activité.- Il peut arriver que la qualification donnée à une institution – un établissement public dans la grande majorité des cas – ne corresponde pas exactement à la nature de ses activités. Ainsi, par exemple, un établissement public à caractère industriel et commercial peut exercer certaines activités de type administratif, l’inverse étant également vrai.
687.- Etablissements publics à visage inversé.- Ce constat a donné lieu, tout d’abord, à la jurisprudence des établissements publics à visage inversé.
Exemple :
– TC, 24 juin 1968, requête numéro 01917, Société distilleries bretonnes et Société d’approvisionnements alimentaires (Rec., p. 801 ; JCP G 1969, II, comm. 15764, concl. Gégout, note Dufau ; D. 1969, jurispr. p. 116, note Chevallier ; AJDA 1969, p. 311, note de Laubadère) : était ici en cause l’activité du fonds d’orientation et de régulation des activités agricoles (FORMA), qualifié d’établissement public industriel et commercial par le décret qui l’institue. Or, cet établissement public a en réalité une activité de régulation des marchés agricoles qui est purement administrative. Par conséquent, le Tribunal des conflits passe outre la qualification décrétale et décide que le Conseil d’Etat est compétent pour connaître des litiges liés à l’activité de l’établissement public en cause.
Cette solution n’est pas valable, en revanche, lorsque la qualification de l’établissement public résulte d’un texte de loi.
688.- Etablissements publics à double visage.- Est également concernée la jurisprudence des établissements publics à double visage.
Exemple :
– TC, 9 juin 1986, requête numéro 02428, Commune de Kintzheim c. Office national des forêts (RDP 1987, p. 492, note Gaudemet) : sont en cause, dans cette affaire, les activités de l’Office national des forêts (ONF) qui est qualifié d’établissement public industriel et commercial par la loi qui l’institue. Or, les juges observent que l’ONF exerce deux types d’activités : la gestion et l’équipement de la forêt qui a un caractère industriel et commercial ; la protection, la conservation et la surveillance de la forêt qui a un caractère administratif. La détermination de la juridiction compétente dépend dès lors de la nature des activités en cause (V. également, à propos de Voies navigables de France : CE, 2 février 2004, requête numéro 247369, Blanckeman : Rec., p. 18 ; JCP A 2004, comm. 1345, note Rouault ; Dr. adm. 2005, comm. 73, note Naud ; JCP A 2004, comm. 1345, note Rouault).
689.- Des établissements publics généralement qualifiés d’EPIC.- Pratiquement, les établissements publics à double visage sont très majoritairement des établissements publics à caractère industriel et commercial, ce qui résulte – pour ceux qui sont créés par une loi – de la volonté du Parlement de les faire échapper artificiellement aux règles de la comptabilité publique ainsi qu’à l’application des règles du droit administratif et à la compétence du juge administratif. Le mouvement se fait plus rarement en sens inverse : il en va ainsi de Voies navigables de France (VNN) qui est devenu un établissement public administratif suite à la loi n°2012-77 du 24 janvier 2012 (V. Code des transports, art. L. 4311-1), alors que pourtant ses missions sont de plus en plus de nature industrielle et commerciale. En effet, la mission de police administrative de surveillance du domaine est aujourd’hui plutôt secondaire, alors que les activités industrielles et commerciales se développent de plus en plus (par exemple l’exploitation à titre accessoire de l’énergie hydraulique, la valorisation du domaine public par la réalisation d’opérations d’aménagement complémentaires à ses missions, la création de filiales et la prise de participations dans des sociétés, etc.). Cette évolution se justifie essentiellement pour deux raisons: plus de 90 % des agents de VNN sont des agents de droit public et plus de 80 % de ses ressources proviennent de taxes et en particulier de la taxe hydraulique.
690.- Limitation des effets de la qualification d’EPIC.- Si l’on met de côté ce cas atypique, le Tribunal des conflits a fini par cantonner l’application de la notion d’établissement public à double visage pour les EPIC tenant leur qualité de la loi, à l’occasion de son arrêt Blanckeman du 29 décembre 2004 (requête numéro 247369: préc.). Selon cet arrêt « lorsqu’un établissement public tient de la loi la qualité d’établissement public industriel et commercial, les litiges nés de ses activités relèvent de la compétence judiciaire, à l’exception de ceux relatifs à celles de ses activités qui, telles la règlementation, la police, ou le contrôle, ressortissent par leur nature de prérogatives de puissance publique » (sur les conséquences de cette jurisprudence en matière contractuelle V. TC, 16 octobre 2006, requête numéro 3506, Caisse centrale réassurance c/ Mutuelle des architectes français : AJDA 2006, p. 2382, chron. Landais et Lenica ; BJCP 2006, p. 419, concl. Stahl ; JCP A 2007, comm. 2077, note Plessix ; RFDA 2007, p. 284, concl. Stahl et p. 290, note Delaunay.- TC, 28 mars 2011, requête numéro 3787, Groupement forestier de Beaume Haie : JCP A 2011, comm. 2386, note Martin).
Ainsi, désormais, la nature des missions exercées n’est plus préalablement qualifiée par les juges. Elles sont présumées privées, la présomption cédant si le litige met en cause l’exercice de prérogatives de puissance publique, ce qui limite les conséquences contentieuses du double visage de l’établissement public en cause.
Exemple :
– CE, 31 mai 2013, requête numéro 346876, requête numéro 34694, X. c/ Office national des forêts : en confiant à l’Office national des forêts la mission d’assurer l’affichage de ses arrêtés temporaires d’interdiction de circuler et la mission de contrôler l’état des chemins, le préfet ne lui a pas confié de prérogatives de puissance publique. L’ONF n’exerce pas davantage de telles prérogatives en pourvoyant à la signalisation de sentiers de randonnée. Il s’ensuit qu’il n’appartient pas à la juridiction administrative de connaître des conclusions tendant à ce que la responsabilité de l’ONF soit engagée à raison de l’absence de signalisation du danger à l’entrée de l’itinéraire non aménagé menant aux lieux de l’accident.
B – Règles de compétence juridictionnelle appliquées au contentieux des services publics industriels et commerciaux
691.- Contentieux contractuel et contentieux extracontractuel.- Les règles de compétence juridictionnelle appliquées aux services publics industriels et commerciaux varient selon que le contentieux est contractuel ou extracontractuel.
1° Contentieux contractuel
692.- Le critère organique prévaut sur la qualification de SPIC.- La détermination du juge compétent dépend du caractère administratif ou privé du contrat en cause, question que l’on évoquera plus loin. Si le critère organique prévaut pour les contrats passés avec les tiers – quelle que soit la nature de l’activité en cause – les contrats passés avec les usagers des services publics industriels et commerciaux sont en principe toujours des contrats de droit privé, et cela quelles que soient leurs clauses (CE Sect. 13 octobre 1961, requête numéro 44689, Etablissements Campanon-Rey : Rec., 567 ; AJDA 1962, p. 98, concl. Heumann, note de Laubadère ; CJEG 1963, p. 17, note A. C. ; D. 1962, p. 506, note Vergnaud – TC, 11 avril 2022, requête numéro C4240, Devrouete : Contrats-Marchés publ. 2022, comm. 219, note Chamard-Heim ; JCP A 2022, act. 307, obs. Friedrich).
2° Contentieux extracontractuel
693.- Compétence de principe du juge judiciaire.- Les services publics industriels et commerciaux, même s’ils s’apparentent à des activités privées, ne relèvent pas exclusivement de la compétence du juge judiciaire en cas de litige.
Le principe retenu, cependant, est qu’en cas de litige entre le service et ses usagers, c’est le juge judiciaire qui est normalement compétent. Ceci s’explique par le fait que les rapports entre ces services publics et leurs usagers sont similaires à ceux qui existent en droit privé entre une entreprise et ses clients. Cette solution s’applique, même si le service public intervient sur le domaine public, le litige l’opposant à un usager étant « par nature détachable de l’occupation domaniale » (TC, 17 novembre 2014, requête numéro 3965, Chambre de commerce et d’industrie de Perpignan et des Pyrénées-Orientales : AJDA 2015, p. 250 ; BJCP 2015, p. 146 ; JCP A 2014, act. 937, obs. Erstein.- V. aussi CAA Nantes, 11 juillet 2020, requête numéro 19NT01157 : Contrats-Marchés publ. 2020, comm. 407, note Dietenhoffer). Les mêmes solutions s’appliquent pour les litiges opposant les services publics industriels et commerciaux à leur personnel ou à des tiers.
694.- Exceptions à la compétence du juge judiciaire.- Néanmoins, ce principe connaît un certain nombre d’exceptions qui s’expliquent, pour les deux premières, par le fait que le litige est fortement marqué par la présence de l’idée de puissance publique, c’est-à-dire par l’existence d’actes ou de pouvoirs qui appartiennent par essence à l’administration. La troisième exception, est liée à l’effet attractif de la notion de travail public et la dernière au statut de certains personnels employés par les services publics industriels et commerciaux.
695.- Distinction entre le fonctionnement et l’organisation du service.- La première exception concerne le contentieux mettant en cause l’organisation du service, qui doit être opposée au fonctionnement du service. Ainsi, les actes administratifs à caractère règlementaire qui organisent le service relèvent de la compétence du juge administratif.
Exemples :
– TC, 15 janvier 1968, requête numéro 01908, Compagnie Air France c. Epoux Barbier (Rec., p. 789, concl. Kahn ; AJDA 1968, p. 225, chron. Massot et Dewost ; D. 1969, p. 202, note Auby ; Dr. soc. 1969, p. 51, note Savatier ; RDP 1968, p. 893, note Waline ; RDP 1969, p. 142) : si la Compagnie nationale Air-France est une société anonyme c’est-à-dire une personne morale de droit privé, et si, par suite, il n’appartient qu’aux tribunaux de l’ordre judiciaire de se prononcer au fond sur les litiges individuels concernant les agents non fonctionnaires de cet établissement, les juridictions administratives demeurent, en revanche, compétentes pour apprécier, par voie de question préjudicielle, la légalité des règlements émanant du conseil d’administration qui, touchant à l’organisation du service public, présentent un caractère administratif. Il en va ainsi d’un article du règlement du 20 avril 1958 qui prévoit que le mariage des hôtesses de l’air entraîne, de la part des intéressées, la cessation de leurs fonctions. Le conseil des prud’hommes initialement saisi aurait donc sû surseoir à statuer et renvoyer une question préjudicielle au juge administratif dont la résolution aurait conditionné l’issue du litige.
Cette solution a vocation à s’appliquer que le service public industriel et commercial en cause soit pris en charge par une personne publique ou – comme dans l’arrêt Epoux Barbier – par une personne privée.
La Cour de cassation, puis le Conseil d’Etat et le Tribunal des conflits ont toutefois établi, s’agissant d’une activité prise en charge par une personne privée, une distinction qui n’est pas toujours évidente à appréhender, entre l’organisation du service public et l’organisation interne de l’établissement qui relève de la compétence du juge judicaire (V. respectivement Cass. 1ère civ., 28 juin 2005, pourvoi numéro 03-18500, EDF-GRDF. – CE, 23 juin 2010, requête numéro 306237, Comité mixte à la production de la direction des achats d’EDF : Rec. tables, p. 690.- TC, 9 février 2015, requête numéro 3987, Union interprofessionnelle CFDT de Saint-Pierre et Miquelon. – V. également TC, 11 janvier 2016, requête numéro 4038, Comité d’établissement de l’unité clients et fournisseurs Île-de-France des sociétés ERDF et GRDF : Rec. tables, p. 690 ; Dr. adm. 2016, comm. 44, note Eveillard).
Exemples :
– CE, 11 février 2010, requête numéro 324233, Borvo (Rec., p. 18 ; AJDA 2010, p. 670, chron. Liéber et Botteghi ; JCP G 2010, comm. 227, note Derieux; RFDA 2010, p. 776 concl. Theillay) : la délibération du conseil d’administration de France Télévisions chargeant son président-directeur général de mettre en œuvre de nouvelles règles de commercialisation des espaces publicitaires affecte la garantie des ressources de la société, lesquelles constituent un élément essentiel pour assurer la réalisation des missions de service public confiées à cette société, dont celles de diversité, pluralisme, qualité et innovation dans les programmes mis à disposition des publics. Cette délibération, qui touche à l’organisation même du service public, relève de la compétence de la juridiction administrative.
– CE, ord. réf., 17 mars 2010, requête numéro 336710, Girard (AJDA 2010, p. 585) : si les décisions de France Télévisions qui affectent la garantie de ses ressources, lesquelles constituent un élément essentiel pour assurer la réalisation de ses missions de service public, touchent à l’organisation même du service public et relèvent à ce titre de la compétence de la juridiction administrative, tel n’est pas le cas des autres décisions que prend cette personne morale de droit privé, en l’espèce de la délibération contestée par laquelle le conseil d’administration de France Télévision mandate son président pour céder 70 % de sa participation dans le capital de sa régie publicitaire. Cette décision est, par elle-même, sans incidence sur le financement de la société France Télévisions non plus que, de manière générale, sur l’organisation du service public dont elle a la charge. Ainsi, la contestation de cette délibération, qui n’a pas le caractère d’un acte administratif, ne relève pas de la compétence de la juridiction administrative
Par ailleurs, les décisions non règlementaires relatives à la gestion du service public sont des actes de droit privé, ce qui s’explique par le fait que les modes de gestion de ces services publics sont de nature privée.
Une illustration récente du partage des compétences entre le juge administratif et le juge judicaire est fournie par un arrêt du Tribunal des conflits du 6 juillet 2020 concernant les contentieux du travail à La Poste (TC, 6 juillet 2020, requête numéro 4188, La Poste). Le Tribunal des conflits rappelle d’abord que « le juge administratif est seul compétent pour connaître des litiges portant sur la situation individuelle des agents de droit public et le juge judiciaire seul compétent pour connaître des litiges de même nature intéressant les agents de droit privé ». S’agissant ensuite des actes fixant les règles qui s’appliquent aux agents, « le juge administratif est compétent pour apprécier la légalité des actes réglementaires émanant des autorités de l’Etat ainsi que ceux pris par La Poste qui sont relatifs à la situation statutaire des fonctionnaires de La Poste, lesquels présentent le caractère d’actes administratifs ». Enfin, si le contentieux concernant les accords collectifs conclus avec les organisations syndicales relève en principe de la compétence judiciaire, il en va autrement si la contestation « concerne des dispositions qui n’ont pas pour objet la détermination des conditions d’emploi, de formation professionnelle et de travail ou des garanties sociales des personnels mais régissent l’organisation du service public ».
696.- Exercice de prérogatives de puissance publique.- La seconde exception concerne l’hypothèse où le litige met en cause l’exercice d’une prérogative de puissance publique, c’est-à-dire un pouvoir d’essence régalienne qui permet à son titulaire d’imposer unilatéralement se volonté à des personnes privées.
Cette notion avait été déjà été utilisée par le Tribunal des conflits à l’occasion de l’arrêt Association syndicale du canal de Gignac du 9 décembre 1899 (requête numéro 00515, préc.), comme élément d’identification des établissements publics. S’il ne s’agit plus d’un élément décisif pour opérer cette qualification, dès lors que des personnes privées peuvent également disposer de ces prérogatives (V. infra B), elle joue un rôle essentiel pour la détermination du juge compétent notamment dans le cadre du contentieux extra contractuel des services publics industriels et commerciaux.
Exemples :
– TC, 22 novembre 1993, requête numéro 02876, Matisse (Rec., p. 410 ; CJEG 1994, p. 599, concl. Abraham ; Dr. adm. 1994, comm. 29 ; RFDA 1994, p. 184) : ce litige mettait en cause l’émission par la poste d’un timbre-poste reproduisant une toile de Matisse, sans que le consentement des ayants-droits de ce peintre n’ait été sollicité. Pour le Tribunal des conflits « la demande des héritiers de Matisse tend à la réparation des préjudices résultant des atteintes au droit d’auteur constituées par la reproduction sans autorisation d’une œuvre de ce peintre et par les modifications apportées à son œuvre … la responsabilité de la Poste est ainsi recherchée sur le fondement de fautes qu’elle aurait commises dans la gestion du service industriel et commercial, sans que soit mis en cause l’exercice de la prérogative de puissance publique d’émettre des timbres postaux qu’elle tient du législateur ». C’est donc le juge judiciaire qui est compétent en l’espèce.
– Cass. Ass. plénière, 18 juin 1999, pourvoi numéro 97-12651, Monnet c. Ministre de l’Economie et des Finances (Bull. civ. n°5, p. 9) : après avoir rappelé qu’il n’entre pas dans la compétence des juridictions de l’ordre judiciaire de connaître d’une contestation mettant en cause l’exercice d’une prérogative de puissance publique, la Cour s’estime incompétente pour connaître de la demande tendant à l’interruption de l’émission de pièces de monnaie frappées à l’effigie de Jean Monnet.
– CAA Marseille, 24 janvier 2011, requête numéro 09MA00103, SARL Clavis : la commission nationale paritaire de la formation continue conventionnelle ne dispose que d’un pouvoir d’incitation ou de coordination des actions de formation à destination des infirmiers libéraux et n’a aucun pouvoir de sanction à l’égard des prestataires de service chargés de mettre en œuvre sa politique de formation. Ainsi, la décision litigieuse d’annuler certaines actions de formation ne procède pas de l’exercice de prérogatives de puissance publique et constitue, par suite, un acte de droit privé. Le litige n’est dès lors pas au nombre de ceux dont il appartient à la juridiction administrative de connaître.
– CE, 31 mai 2013, requête numéro 346876, Consorts Dejardin : le fait que l’Office national des forêts ait été chargé par un préfet de l’affichage d’arrêtés de police ne confère pas à cet EPIC des prérogatives de puissance publique justifiant la compétence de la juridiction administrative.
– CE, 3 octobre 2018, requête numéro 410946, Société Sonorbois (Rec., p. 610 ; AJDA 2019, p. 462, note Lamy ; Dr. rur. 2019, comm. 53, note Rondeau) : la résolution contestée du conseil d’administration de l’Office national des forêts a pour objet de fixer les conditions auxquelles est subordonné l’accès aux ventes par adjudication et par appel d’offres de lots de bois. Ces conditions répondent à l’objectif d’intérêt général, défini à l’article L. 121-2-1 du Code forestier, de renforcer le développement de la filière de transformation et de commercialisation des produits forestiers et de fixer sur le territoire les capacités de transformation des produits forestiers et assurer le maintien de l’activité économique, notamment en zone rurale défavorisée. Leur non-respect entraîne l’exclusion de l’acheteur de ces ventes pour une durée maximale de cinq ans. Ainsi la résolution, qui met en œuvre le pouvoir réglementaire confié à l’Office national des forêts par le second alinéa de l’article R. 213-28 du Code forestier, relève des prérogatives de puissance publique de l’office. La juridiction administrative est compétente pour connaître des conclusions tendant à son annulation.
697.- Fonctionnement d’un ouvrage public.- Une troisième exception concerne les cas où est en cause le fonctionnement d’un ouvrage public utilisé par le service. Lorsque la victime est un tiers par rapport à l’ouvrage public, l’effet attractif de la notion de travail public joue et le juge administratif est compétent en application, à l’origine, de l’article 4 de la loi du 28 pluviôse an VIII (CE, 25 avril 1958, Barbaza : Rec., p. 228 ; AJDA 1958, p. 222, obs. Fournier et Combarnous ; CJEG 1958, p. 28, note Carron ; D. 1960, jurispr. p. 62, note Blaevoët ; JCP G 1958, II, comm. 10180, note Blaevoët ; RPDA 1958, n°203.- TC, 17 décembre 2007, requête numéro 3647, Electricité de France c/ Assurances Pacifica : Rec. tables, p. 1113.- V. toutefois refusant de faire jouer l’effet attractif des travaux publics Cass. 1ère civ., 1er mars 2017, n°15-28.664, Office national des forêts et Agent judiciaire de l’État c/ Gravey : Dr. adm. 2017, comm. 41, note Eveillard).
Exemple :
– CE, 8 juin 2015, requête numéro 362783, M. A. B. c/ Commune du Rouret : la demande de l’intéressé tendant à la condamnation de la commune à effectuer les travaux d’extension du réseau d’assainissement collectif vers son habitation et à l’indemniser de ses préjudices résultant des frais qu’il a dû engager dans l’attente de ces travaux doit être regardée comme se rattachant à un refus d’exécution de travaux publics et non à un litige opposant un service public industriel et commercial à un usager. Par suite, cette demande ressortit à la compétence du juge administratif.
En revanche, cette exception ne joue pas dans les cas où la victime est un usager du service public, et c’est donc le juge judiciaire qui est compétent (TC, 25 juin 1954, Dame Galland et a. : Rec., p. 717 ; JCP G 1954, II, comm. 8355, note Dufau).
Exemple :
– TC, 28 mai 2015, requête numéro 4004, Michon : les prestations de mise en conformité des installations d’assainissement non collectif proposées par une commune à leurs propriétaires constituaient un prolongement direct des missions d’entretien de ces installations que la commune pouvait prendre en charge dans le cadre du service public de l’assainissement non collectif. Dès lors, le dommage subi par les requérants du fait du fonctionnement défectueux de leur installation doit être regardé comme un dommage causé à des usagers du service public de l’assainissement, lequel a le caractère d’un service public industriel et commercial. En conséquence, c’est le juge judiciaire qui est compétent pour connaître du litige.
Si les litiges entre les services publics industriels et commerciaux peuvent relever, dans certains cas de la compétence du juge administratif, tel n’est donc pas le cas concernant les usagers, comme on a pu l’observer en matière de contentieux contractuel, comme en matière de responsabilité du fait des dommages de travaux publics. En d’autres termes, la qualification d’usager l’emporte sur des notions qui entraînent normalement la compétence du juge administratif, et cela dans le but de créer un bloc de compétence.
Comme l’a récemment rappelé la première chambre civile de la Cour de cassation « la juridiction judiciaire a seule compétence pour connaître des dommages causés à l’usager d’un service public industriel et commercial (…) peu important que la cause des dommages réside dans un vice de conception, dans l’exécution de travaux publics ou dans l’entretien ou le fonctionnement d’un ouvrage public » (Cass. 1ère civ., 14 novembre 2019, pourvoi numéro 18-21.664 : AJDA 2020, p. 1549, note Levallois ; Energie – Env. – Infrastr. 2020, comm. 3, obs. Delebecque). Dans cette affaire, la Cour de cassation va même jusqu’à recourir à la notion civiliste de « chaîne contractuelle », qui concerne l’hypothèse d’une succession de contrats qui ont le même objet ou qui concourent au même but en entretenant des liens entre eux. En l’espèce, est considéré comme un usager de SNCF Réseau la société qui a confié à un commissionnaire de transport le soin de transporter des marchandises par voies ferroviaires et qui a subi un dommage lié à une rupture de caténaire.
698.- Exceptions concernant certains agents des SPIC.- Enfin, une dernière série d’exceptions à la compétence du juge judiciaire concerne spécifiquement le contentieux des services publics industriels et commerciaux avec leurs agents qui sont normalement des salariés. Comme on l’a vu, il s’agit donc en principe d’un contentieux d’ordre privé. Ceci étant, dans la pratique, le législateur peut faire bénéficier les personnels de certains établissements publics à caractère industriel et commercial, voire même des sociétés anonymes de droit privé, d’un statut de fonctionnaires (V. par exemple TC, 24 octobre 1994, requête numéro 2936, Préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris c. Fédération syndicale SUD PTT : Rec., p. 608 ; AJDA 1995, p. 165, note Salon.- TC, 6 juillet 2020, requête numéro 4188, La Poste : AJDA 2020, p. 2298).
Il existe également, s’agissant des agents des services publics industriels et commerciaux, une exception jurisprudentielle au principe de compétence du juge judiciaire dégagée aux termes d’une longue évolution (CE, 26 janvier 1923, requête numéro 62529, de Robert Lafreygère : Rec., p. 67 ; RDP 1923, p. 237, concl. Rivet.- CE Sect., 8 mars 1957, requête numéro 15219, Jalenques de Labeau : D. 1957, p. 378, concl. Mosset, note de Laubadère). Il résulte de cette jurisprudence que le juge administratif est compétent en cas de litige avec l’agent qui exerce la direction de l’ensemble du service ou de l’établissement public qui assure ce service ou avec le chef des services comptables s’il a la qualité de comptable public.
Exemple :
– Cass. soc., 23 avril 2003, pourvoi numéro 01-40127, Chauvet c. Régie départementale des voies ferrées Dauphine (JCP A 2003, comm. 1621) : le juge administratif est seul compétent pour connaître du litige opposant le directeur général d’une régie départementale des voies ferrées et l’administration qui l’emploie dès lors que cet agent est « chargé de l’organisation de l’ensemble des services » et que tous les agents du service sont placés « sous son autorité ».
Il en ira autrement, cependant, lorsque les personnels concernés relèvent d’un statut établi par le législateur qui leur confère la qualité de salarié de droit privé. Cette solution s’applique ainsi aux directeurs de régies municipales d’électricité (CE, 20 mars 2015, requête numéro 370628, Le Saux : Energie – Environnement – Infrastructures 2015, comm. 59, note Boda et Ayrault ; JCP A 2015, act. 294, obs. Tesson).
II – Services publics gérés par des personnes privées
699.- Mise en cause de l’élément organique.- Le juge administratif a mis longtemps à admettre que des personnes privées peuvent gérer des services publics, et notamment des services publics à caractère administratif, en dehors de toute habilitation contractuelle. Se pose également la question de l’identification des activités de service public dévolues aux personnes privées, celle-ci conditionnant notamment l’application des règles concernant les contrats de concession et plus précisément encore les délégations de service public.
A – Reconnaissance de l’existence de services publics administratifs pris en charge par des personnes privées
700.- Une personne privée peut être en charge d’un service public.- Dans un premier temps, le Conseil d’Etat a admis, à l’occasion d’un arrêt du 20 décembre 1935 Société des établissements Vezia (requête numéro 39234 : Rec., p. 1212 ; RDP 1936, p. 119, concl. Latournerie) qu’une société privée de prévoyance exerce une « mission d’intérêt public » qui lui permet de recourir à la procédure d’expropriation. La périphrase employée à cette occasion permettait d’éviter de qualifier d’activité de service public une activité prise en charge par une personne privée. Il faut attendre l’arrêt du 13 mai 1938, Caisse primaire aide et protection (requête numéro 57302 : D. 1939, III, p.65, concl. Latournerie, note Pépy) pour voir le Conseil d’Etat admettre que ces organismes, qui sont des personnes morales de droit privé, gèrent le service public de la sécurité sociale qui leur a été unilatéralement confié par l’Etat.
701.- Une personne privée peut être dotée de prérogatives de puissance publique.- Mais si le Conseil d’Etat admet, à cette occasion, que des personnes privées peuvent gérer un service public, il demeure réticent à considérer que des personnes privées peuvent prendre, dans ce cadre, des actes administratifs. Ce qui pose problème, par conséquent, c’est reconnaître que des personnes privées peuvent être dotées de prérogatives de puissance publique.
Ces hésitations sont très visibles dans les arrêts d’Assemblée Monpeurt du 31 juillet 1942 (requête numéro 71398 : Rec., p. 239 ; D. 1942, p. 138, concl. Ségalat, note PC ; S. 1942, III, p. 37 ; RDP 1943, p. 57, concl, note Bonnard ; JCP 1942, comm. 2046, concl. Laroque) et Bouguen du 2 avril 1943 (requête numéro 72210 : Rec., p. 86 ; D.1944, p. 52, concl. Lagrange, note Donnedieu de Vabres ; JCP 1944, II, comm. 2565, note Célier ; S. 1944, III, p. 1, concl. Lagrange, note Mestre). Ces deux affaires concernaient des recours dirigés, l’un contre une décision d’un comité d’organisation, l’autre contre une décision d’un ordre professionnel. Le Conseil d’Etat se déclare compétent dans les deux affaires, ce qui signifie que les décisions contestées sont bien des actes administratifs, manifestement pris dans le cadre d’une mission de service public. Toutefois, le Conseil d’Etat se contente de préciser que les organismes en cause, dont la nature juridique n’est pas précisée par les textes, « ne sont pas des établissements publics ». En revanche, les juges refusent de qualifier ces organismes de personnes morales de droit privé, ce qui pouvait signifier qu’il s’agissait de personnes morales de droit public sui generis.
Finalement, ce n’est qu’avec l’arrêt Morand du 28 juin 1946 que le Conseil d’Etat va reconnaître qu’une personne privée, gérant un service public, peut prendre des actes administratifs (requête numéro 73774 : Rec., p. 183). Curieusement, cet arrêt est passé totalement inaperçu, et il faut attendre l’arrêt de Section Magnier du 13 janvier 1961 (requête numéro 43548 : Rec., p. 33 ; RDP 1961 p. 155, concl. Fournier ; AJDA 1961 p. 142, note C.P. ; Dr. social 1961, p. 72, note Teitgen) pour voir cette solution enfin admise. En l’espèce, était en cause un recours dirigé contre un acte émanant d’une fédération départementale de lutte contre les ennemis des cultures. La rédaction de l’arrêt est on ne peut plus claire. Les juges relèvent que l’activité en cause a le caractère de « service public administratif dont la gestion est confiée, sous le contrôle de l’administration, à des organismes de droit privé ». Les décisions prises par ces organismes ont « le caractère d’actes administratifs relevant de la compétence de la juridiction administrative ». Finalement, comme l’a écrit le commissaire du gouvernement Fournier dans ses conclusions, « la nature publique ou privée de la personne morale en cause reste sans influence sur la détermination de la juridiction compétente pour connaître des actes de ces organismes ».
B – Identification de l’activité de service public
702.- Jurisprudence Narcy.- Dans son arrêt de Section Narcy du 28 juin 1963 (CE Sect., 28 juin 1963, requête numéro 43834 : Rec., p. 401 ; AJDA 1964, p. 91, note Laubadère ; RDP 1963, p. 1186, note Waline), le Conseil d’Etat subordonne la définition même de la notion de service public à l’existence de trois éléments :
– Une mission d’intérêt général ;
– Un contrôle par l’administration ;
– L’existence de prérogatives de puissance publique.
L’enjeu est important puisqu’il conditionne, en dehors des questions de compétence juridictionnelle, l’application des règles de publicité et de mise en concurrence préalable applicables aux délégations de service public.
Il résulte de l’arrêt Narcy « (qu’) une personne privée qui assure une mission d’intérêt général sous le contrôle de l’administration et qui est dotée à cette fin de prérogatives de puissance publique est chargée de l’exécution d’un service public ». En cas de litige, c’est le juge administratif qui est compétent.
Il faut toutefois relever qu’en l’absence de prérogatives de puissance publique, le caractère de service public d’une activité peut également résulter d’un texte de loi.
Ainsi, par exemple, la loi du 31 décembre 1970 qui porte création du service public hospitalier, précise que ce service public est composé d’établissements d’hospitalisation publics et d’établissements d’hospitalisation privés. Pourtant, les cliniques privées ne disposent d’aucune prérogative de puissance publique (TC, 6 novembre 1978, requête numéro 02087, Bernardi : Rec., p. 659 ; D. 1979, p. 249, obs. Amselek et Waline.- TC, 28 avril 1980, requête numéro 02140, Girinon : Rec., p. 641 ; AJDA 1981, II, p. 158, note Brard). En cas de litige, c’est le juge judiciaire qui est compétent.
En dehors de l’application de textes de loi, en revanche, c’est l’existence de prérogatives de puissance publique qui indique qu’une personne privée a en charge un service public et relève, en cas de litige, de la compétence du juge administratif (CE Sect., 13 octobre 1978, requête numéro 03335, Association départementale pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles du Rhône : Rec., p. 368 ; AJDA 1979, p. 22, chron. Dutheillet de Lamothe et Robineau ; D. 1979, p. 249, note Waline et Amselek ; RDP 1979, p. 899, note Jacques Robert).
Une précision à cette jurisprudence a été apportée par l’arrêt du Conseil d’Etat du 23 mars 1983 SA Bureau Veritas (requête numéro 33803, requête numéro 34462 : Rec., p. 134 ; CJEG 1983, p. 313, note Dupiellet ; D. 1984, inf. rap. p. 345, obs. Moderne et Bon). Dans cette affaire était en cause une personne morale de droit privé chargée de procéder à des opérations d’homologation, ce qui dénote l’exercice de prérogatives de puissance publique. A cette occasion, le Conseil d’Etat précise que le fait qu’une personne morale de droit privé exerçant une mission de service public dispose de prérogatives de puissance publique ne suffit pas à attribuer compétence au juge administratif. Encore faut-il, en effet, que le litige mette en cause l’exercice même de ces prérogatives. Dans le cas contraire, c’est donc le juge judiciaire qui est compétent.
Exemple :
– Lorsque la certification qu’octroie un organisme conditionne nécessairement la mise sur le marché du produit, cette décision ressortit à l’exercice de prérogatives de puissance publique (TC, 24 septembre 2001, requête numéro 3190, Bouchot-Plainchant c/ Fédération départementale des chasseurs de l’Allier : Environnement 2002, comm. 2, note Benoît.- Cass. 1ère civ., 20 décembre 2017, pourvoi numéro 16-26.391 : Procédures 2018, comm. 70, note Strickler). Il en va autrement, en revanche, lorsque la certification ou les normes définies n’ont vocation à s’appliquer qu’aux personnes qui sollicitent leur certification (CE, 24 mars 1999, requête numéro 189478, Association pour la gestion du patrimoine immobilier : JCP G 1999, II, comm. 10103).
703.- Incertitudes suite à l’arrêt Narcy.- Après l’arrêt Narcy, et la jurisprudence qui suit cet arrêt, une question était toujours discutée : l’existence d’une mission de service public, dans le silence de la loi, et en l’absence de prérogatives de puissance publique, peut-elle être admise ?
La jurisprudence a fini par évoluer à l’occasion de l’arrêt du 20 juillet 1990, Ville de Melun et Association Melun culture loisirs c/ Vivien (requête numéro 69867 : Rec., p. 220) dans lequel le Conseil d’Etat a estimé que, même dans le silence de la loi, la détention de prérogatives de puissance publique n’était pas nécessaire à la reconnaissance d’une activité de service public. La portée de cet arrêt était toutefois incertaine, l’association en cause étant transparente, et donc pas réellement distincte de la commune à laquelle elle était étroitement liée.
L’arrêt du Conseil d’Etat Société Textron du 17 février 1992 (requête numéro 73230 : AJDA 1992, p. 450) a suscité d’autres interrogations. Le Conseil d’Etat a considéré en l’espèce que l’activité principale de l’Association française de normalisation consiste à participer à l’élaboration des normes homologuées, et qu’il s’agit d’une activité de service public, sans qu’il soit nécessaire de rechercher l’existence de prérogatives de puissance publique. Mais au contraire, l’activité accessoire de ce même organisme, qui consiste à enregistrer des normes, « ne relève de l’exercice d’aucune prérogative de puissance publique… » et elle peut donc être l’objet de « litige(s) qui ne se rattache(nt) pas à l’exécution par l’Association française de normalisation d’une mission de service public ». S’agissant de cette activité accessoire, contrairement à ce qui a été retenu pour l’activité principale de la personne privée en cause, c’est l’absence de prérogatives de puissance publique qui est à l’origine du refus du Conseil d’Etat de conclure à l’existence d’une activité de service public.
704.- Apport de la jurisprudence APREI.- L’arrêt de Section APREI du 22 février 2007, sans revenir sur la jurisprudence Narcy, mais en la combinant avec la jurisprudence Association Melun culture loisirs, a reformulé les règles jurisprudentielles de façon plus claire (requête numéro 264541 : AJDA 2007, p. 793, chron. Lenica et Boucher ; JCP A 2007, 2066, concl. Vérot, note Rouault et 2145, note Guglielmi et Koubi).
Le Conseil d’Etat vient ici perfectionner la méthode jurisprudentielle d’identification d’un service public assuré par un organisme privé en distinguant, dans le silence de la loi, deux situations auxquelles correspondent deux faisceaux d’indices : soit l’organisme privé dispose de prérogatives de puissance publique, soit il n’en détient pas.
Le raisonnement du Conseil d’Etat peut être retracé en trois points :
- La loi peut reconnaître ou, à l’inverse, exclure qu’une activité prise en charge par une personne privée est un service public ;
- Dans le silence de la loi, il faut considérer qu’une personne privée qui assure une mission d’intérêt général sous le contrôle de l’administration et qui est dotée à cette fin de prérogatives de puissance publique est chargée de l’exécution d’un service public ;
Exemple :
– CE, 28 septembre 2021, requête numéro 447625, Fonds de garantie des dépôts et de résolution (Dr. adm. 2022, comm. 18, note Boda) : Le fonds de garantie des dépôts et de résolution (FDGR), personne morale de droit privé, qui a pour mission, en vertu de l’article L. 312-4 du Code monétaire et financier, de gérer et de mettre en œuvre le mécanisme de garantie des dépôts et le dispositif de financement de la résolution, assure une mission d’intérêt général.
Il résulte des dispositions de l’article L. 312-10 du même code que son règlement intérieur et les règles d’emplois de ses fonds sont homologués par arrêté du ministre chargé de l’économie, qu’il est soumis au contrôle de l’inspection générale des finances, que les délibérations par lesquelles son conseil de surveillance arrête le taux ou le montant des contributions appelées auprès de ses adhérents ainsi que la répartition des contributions selon leur nature sont prises sur avis conforme de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution et qu’un censeur d’Etat, désigné par le ministre chargé de l’économie, participe, sans voix délibérative, aux travaux du conseil de surveillance, l’article L. 312-13 prévoyant, en outre, la possibilité pour le ministre, le gouverneur de la Banque de France, le président de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, ainsi que pour le président de l’Autorité des marchés financiers ou leurs représentants d’être entendus, à leur demande, par le conseil de surveillance et le directoire. L’article L. 312-16 dispose également qu’il appartient au ministre chargé de l’économie de préciser par arrêtés, entre autres, les conditions, délais et modalités de mise en œuvre de la garantie des dépôts, le plafond d’indemnisation par adhérent et par déposant ou encore les modalités de désignation des membres du conseil de surveillance ainsi que la durée de leur mandat. Il s’ensuit que le Fonds doit être regardé comme placé sous le contrôle de l’Etat.
Enfin, le Fonds est doté, pour l’exercice de sa mission d’intérêt général, de prérogatives de puissance publique dès lors que les établissements de crédit – notamment – sont tenus d’adhérer au fonds. Le fonds peu en application de l’article L. 312-7 du même code, lever des contributions exceptionnelles et pour l’exercice de sa mission d’indemnisation, le fonds a, sur le fondement de l’article L. 312-15 de ce code, accès aux informations nécessaires détenues par ses adhérents, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution et son collège de supervision ou son collège de résolution, y compris celles couvertes par le secret professionnel.
Compte tenu de tout ce qui précède, le fonds de garantie des dépôts et de résolution, qui assure une mission d’intérêt général sous le contrôle de l’administration en étant doté, à cette fin, de prérogatives de puissance publique, exerce une mission de service public.
Sur ce point, le Conseil d’Etat confirme donc la jurisprudence Narcy.
- Même en l’absence de telles prérogatives, une personne privée peut être regardée, dans le silence de la loi, comme assurant une mission de service public lorsque : « eu égard à l’intérêt général de son activité, aux conditions de sa création, de son organisation ou de son fonctionnement, aux obligations qui lui sont imposées ainsi qu’aux mesures prises pour vérifier que les objectifs qui lui sont assignés sont atteints, il apparaît que l’administration a entendu lui confier une telle mission ». Il s’agit là du véritable apport de l’arrêt APREI, qui vient ici dissiper les doutes qui résultaient de la jurisprudence Ville de Melun.
705.- Mise en œuvre de la jurisprudence APREI.- Cet ensemble d’indices dégagés par le juge va lui permettre de vérifier que l’administration a bien une véritable emprise sur l’activité en cause. Ces indices ne sont pas cumulatifs mais, bien évidemment, s’ils sont convergents, il sera plus aisé de retenir la qualification de service public (CE Sect., 6 avril 2007, requête numéro 284736, Commune d’Aix-en-Provence : AJDA 2007, p. 1020, chron. Lenica et Boucher ; JCP A 2007, comm. 2111, note Karpenschif, comm. 2125, note Linditch et comm. 2128, note Pontier).
Parmi ces indices, la référence à des mesures de vérification fait clairement écho à l’arrêt Narcy, ce qui paraît lui conférer un caractère déterminant. Dans ce sens, il a été jugé qu’une activité prise en charge par une personne privée n’est pas un service public, en raison notamment de l’absence d’obligation imposée par une commune et de « contrôle objectif » (CE, 5 octobre 2007, requête numéro 298773, Société UGC-Ciné-Cité : Rec., p. 418 ; AJDA 2007, p. 2261, note Dreyfus ; BJCP 2007, p. 483, concl. Casas ; Contrats – Marchés publ. 2007, comm. 308, note Eckert ; Dr. adm. 2007, comm. 165, note Ménéménis ; JCP A 2007, comm. 2294, note Linditch ; RJEP 2008, comm. 19, note Moreau). En revanche, une délibération autorisant une association à ouvrir une piscine dans le but de l’exploiter et décidant de conclure à cet effet une convention de subventionnement et d’objectifs, a pour effet de confier à cette association une mission de service public consistant à gérer la piscine. Les juges ont ici notamment relevé que constituaient des obligations de service public « celle d’assurer une durée minimale d’ouverture de la piscine, d’accueillir les groupes scolaires et de fournir un compte-rendu bimensuel de l’activité et de la situation financière de cette activité » (CAA Lyon, 18 avril 2013, requête numéro 12LY01547, Commune de Saint-Nectaire : Contrats-Marchés publ. 2013, comm. 168, obs. Eckert).
Le Tribunal des conflits s’est aligné sur la jurisprudence APREI à l’occasion de l’arrêt du 8 juin 2009, Fédération française aéronautique et a. c. Groupement pour la sécurité de l’aviation civile (requête numéro 3713 : Rec., p. 586 ; JCPA 2009, comm. 2241, note Pontier).
L’arrêt APREI confirme donc qu’il peut y avoir mission de service public sans prérogatives de puissance publique, l’existence de cette mission pouvant transparaître, dans un tel cas, à travers l’utilisation d’autres indices. Toutefois, cet élément ne change rien à la question de la répartition des compétences : si le litige ne met pas en cause l’exercice de prérogatives de puissance publique, c’est le juge judiciaire qui est compétent.
706.- Conséquences sur les règles applicables à la passation des contrats.- Si l’activité en cause est un service public, elle est soumise aux principes de fonctionnement des services publics ainsi qu’aux règles régissant le domaine public ou les travaux publics. Mais surtout l’activité aura dû faire l’objet d’une procédure de délégation de service public, ce qui implique l’obligation pour la personne publique délégante de respecter des obligations en matière de publicité et de mise en concurrence préalable.
Cette question a notamment donné lieu à une passe d’armes entre la cour administrative d’appel de Paris et le Conseil d’Etat dans l’affaire du stade Jean Bouin. A l’occasion de son arrêt du 13 janvier 2010, Association Paris Jean Bouin et Ville de Paris (requête numéro 329576, requête numéro 329625 : JCPA 2010, comm. 2069, concl. Olléon et note Devès ; Contrat et Marchés publ. 2010, comm. 116, note Eckert), le Conseil d’Etat a prononcé la suspension du jugement du tribunal administratif de Paris qui avait estimé que la convention confiant à un opérateur privé la gestion d’équipements publics sportifs constitue non pas une convention d’occupation du domaine public, mais un contrat de délégation de service public supposant le respect de la procédure prévue par les articles L. 1411-1 s. du Code général des collectivités territoriales (TA Paris, 31 mars 2009, requête numéro 607283/7, Société Paris Tennis : AJDA 2009, p. 1149, note Dreyfus ; Contrats-Marchés publ. 2009, comm. 203, obs. Eckert ; RLCT 2009/48, p. 61, note Carpentier .- Confirmé par CAA Paris, 24 juin 2009, requête numéro 09PA01921, Association Paris Jean Bouin). Cette solution sera reprise sur le fond du litige (CE Sect., 3 décembre 2010, requête numéro 338272, requête numéro 338527, Ville de Paris et Association Paris Jean Bouin), alors que la cour administrative d’appel de Paris avait confirmé la qualification de convention de délégation de service public retenue par les premiers juges (CAA Paris, plén., 25 mars 2010, requête numéro 09PA01920, requête numéro 09PA02632, requête numéro 09PA03008, Association Paris Jean Bouin et Ville de Paris : Contrats-Marchés publ. 2010, comm. 189, note Eckert ; Dr. adm. 2010, comm. 93, obs. Brenet ; AJDA 2010, p. 774, obs. Lelièvre ; BJCP 2010, n°71, p. 297). Contrairement aux juges du fond, le Conseil d’Etat privilégie ici une interprétation stricte de la jurisprudence APREI dont il résulte qu’en l’absence de qualification légale et de prérogatives de puissance publique, la reconnaissance d’une mission de service public nécessite la recherche de l’existence d’obligations de service public et de mesures prises par la collectivité publique permettant de vérifier que les objectifs assignés au cocontractant sont atteints. Selon les termes utilisés par le rapporteur public, M. Olléon, la reconnaissance d’une mission de service public implique que la collectivité publique propriétaire de l’équipement a « entendu l’affecter au service public », ce qui n’est pas le cas lorsque le cocontractant privé est « totalement libre de fixer les conditions de l’exploitation de l’installation en cause ». Dans ce cas « il … paraît très difficile d’identifier une quelconque mission de service public : le contrat a alors pour simple objet de permettre à des fins exclusives l’occupation d’une dépendance du domaine public communal ».
En l’espèce, d’une part, les différentes clauses du contrat n’excèdent pas le contrôle normal d’un maître du domaine. Mais surtout, d’autre part, le Conseil d’Etat rejette l’approche dite de la « méthode du faisceau d’indices élargi » qui avait été proposée devant le tribunal administratif de Paris par le rapporteur public Mme. Villalba. Cette méthode, retenue par les juges du fond, conduisait non seulement à l’analyse de la lettre de la convention, mais également à une recherche de la « réalité des intentions des parties et leur pratique » dans la mesure où « se référer aux seuls termes d’une convention consisterait pour le juge à se voiler la face » (conclusions citées par G. Eckert).
C’est donc une lecture littérale de la jurisprudence APREI qu’il convient de retenir et qui conduit les juges à considérer que l’ensemble des éléments relevés n’étaient pas de nature à caractériser la dévolution, par la convention conclue entre la Ville de Paris et l’association Paris Jean Bouin, d’une mission de service public. Il convenait, par conséquent, d’écarter les arguments tirés de la convention conclue entre l’association Paris Jean Bouin et le club du Stade français, annexée à la convention litigieuse, dont les dispositions faisaient référence à un planning d’accueil des « scolaires ».
On notera toutefois que cette solution, écartant une mise en concurrence, est aujourd’hui clairement condamnée par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui indique que la délivrance d’un titre d’occupation du domaine public à un opérateur économique suppose la mise en œuvre d’une procédure transparente (CJUE, 14 juillet 2016, affaire numéro C-458/14, Promoimpresa Srl c/ Consorzio dei comuni della Sponda Bresciana del Lago di Garda e del Lago di Idro.– CJUE, 14 juillet 2016, affaire numéro C-67/15, Regione Lombardia et Mario Melis e.a. c/ Comune di Loiri Porto San Paolo et Provincia di Olbia Tempio : AJDA 2016, p. 2176, note Noguellou). Surtout, l’ordonnance n°2017-562 du 19 avril 2017 a introduit cette obligation de mise en concurrence à l’article L. 2122-1-1 du Code général de la propriété des personnes publiques. Selon cet article « sauf dispositions législatives contraires, lorsque le titre (…) permet à son titulaire d’occuper ou d’utiliser le domaine public en vue d’une exploitation économique, l’autorité compétente organise librement une procédure de sélection préalable présentant toutes les garanties d’impartialité et de transparence, et comportant des mesures de publicité permettant aux candidats potentiels de se manifester ».
Dans une autre affaire concernant un équipement sportif, la Cour administrative de Lyon a considéré, en revanche, que le contrat litigieux était une délégation de service public (CAA Lyon, 18 avril 2013, requête numéro 12LY01547, Commune de Saint-Nectaire, préc.– V. aussi CAA Nantes, 15 novembre 2013, requête numéro 11NT02688, Association Stade Nantais université club. – CAA Marseille, 15 mai 2017, requête numéro 16MA04042, Société Carillis : Contrats-Marchés publ. 2017, comm. 196, obs. Hoepffner). Dans cette affaire, cependant, les obligations de service public, et notamment celle d’accueil des groupes scolaires ressortait directement de la convention litigieuse.
707.- Illustrations.- L’application des règles définies par l’arrêt APREI a donc donné naissance à une jurisprudence casuistique.
Il a par exemple été jugé que le fait que le Premier ministre « en confiant aux organismes religieux agréés (…) la mission d’habiliter les sacrificateurs à procéder à la mise à mort des animaux sans étourdissement préalable selon la pratique de l’abattage rituel » n’implique pas que cette activité revête le caractère d’un service public (CE, 19 décembre 2018, requête numéro 419773 : JCP A 2019, act. 16, obs. Friedrich).
De même, un parti politique n’est pas investi d’une mission de service public (Cass. 1ère civ., 25 janvier 2017, pourvois numéro 15-25.561, Jean-Marie Le Pen c/ Association Front National : JCP A 2018, comm. 2057, note Touzeil-Divina, Debaets, Morot-Monomy et Alliez). En effet « si les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage et jouent un rôle essentiel au bon fonctionnement de la démocratie, le principe de liberté de formation et d’exercice qui leur est constitutionnellement garanti s’oppose à ce que les objectifs qu’ils poursuivent soient définis par l’administration et à ce que le respect de ces objectifs soit soumis à son contrôle, de sorte qu’ils ne sauraient être regardés comme investis d’une mission de service public ».
Au final, si l’arrêt APREI a voulu clarifier les critères d’identification des services publics, l’utilisation de ces critères continue de poser un certain nombre de difficultés. On peut ainsi observer que dans ces hypothèses très proches, les solutions peuvent varier.
Exemple :
– Si une association, qui occupe un ensemble immobilier destiné à la pratique de l’aviron dont elle est propriétaire a une activité d’intérêt général, elle ne peut être regardée, eu égard à ses modalités d’organisation et de fonctionnement, notamment à l’absence de tout contrôle de la commune et de toute définition par celle-ci d’obligations particulières auxquelles elle serait soumise, comme chargée d’une mission de service public (TC, 13 octobre 2014, requête numéro 3963, SA AXA France IARD : AJCT 2015, p. 48, obs. Juilles ; AJDA 2014, p. 2180, chron. Lessi et Dutheillet de Lamothe ; Contrats-Marchés publ. 2014, comm. 322, note Eckert ; Dr. adm. 2015, comm. 3, note Brenet ; JCP A 2015, comm. 2010, note Pauliat ; RFDA 2014, p. 1068, concl. Desportes). Une solution différente est retenue dans une affaire où une commune s’est réservée un droit de regard sur l’activité d’une autre association, occupante de parcelles du domaine public destinées à la pratique de l’aviron, en application d’une convention de mise à disposition, puisque la collectivité veillait à la coordination des plannings avec les autres associations de sport nautique présentes sur le site et qu’il était prévu que lui soient transmises des informations sur les adhérents. Par ailleurs, la convention prévoyait que le logo de la ville soit associé à ses interventions dans les médias et à ses supports de communication. Dans ces conditions, les locaux en question étaient le siège d’une activité de service public reconnue par la commune, à la différence du cas dont a eu à connaître le Tribunal des conflits (CAA Lyon, 25 février 2016, requête numéro 15LY01792, Association les Régates Sénonaises).
II – Domaine de compétence exclusif du juge administratif
708.- Silence de la Constitution.- Toutes les règles que nous venons de voir ont un caractère jurisprudentiel. Ceci signifie que le législateur peut déroger à ces règles, et que le juge ne peut remettre en cause cette qualification législative qui ne concorderait pas avec ses propres critères jurisprudentiels de qualification. En revanche, le juge peut faire prévaloir les règles définies par lui lorsqu’est en cause un décret.
Pendant longtemps, la possibilité ouverte au législateur d’aller à l’encontre des principes jurisprudentiels ne connaissait aucune limite, ce qui s’expliquait par le fait qu’aucune règle de valeur constitutionnelle ne garantissait le domaine de compétence du juge administratif.
709.- Reconnaissance par la jurisprudence du Conseil constitutionnel.- La situation a évolué avec la décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987, Conseil de la concurrence qui a constitutionnalisé un domaine de compétence exclusif réservé au juge administratif (numéro 86-224 DC, préc.). Il s’est agi, en d’autres termes, de définir des matières qui échappent, par nature, au juge judiciaire et relèvent de la compétence de la juridiction administrative.
La loi déférée avait pour objet de transférer le contentieux du Conseil de la concurrence (l’actuelle Autorité de la concurrence), qui est une autorité administrative indépendante, à la cour d’appel de Paris. Selon le Conseil constitutionnel, il existe un principe fondamental reconnu par les lois de la République « selon lequel, à l’exception des matières réservées par nature à l’autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l’annulation ou la réformation des décisions prises, dans l’exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle ».
Le Tribunal des conflits a par la suite précisé que « le juge administratif est en principe seul compétent pour statuer, le cas échéant par voie de question préjudicielle, sur toute contestation de la légalité de telles décisions, soulevée à l’occasion d’un litige relevant à titre principal de l’autorité judiciaire » (TC, 12 décembre 2011, requête numéro 3841, Société Green Yellow c. EDF : AJDA 2012, p. 27, chron. Guyomar et Domino ; JCP A 2012, comm. 2061, note Pauliat).
De même, le Tribunal des conflits, dans son arrêt du 12 mai 1997, Préfet de police c. TGI de Paris (requête numéro 3056 : JCP G 1997, II, comm. 22861 ; LPA 21 janvier 1998 p. 9, note Viala ; RFDA 1997, p. 514, concl. Arrighi de Casanova ; AJDA 1997, p. 575, chron. Chauvaux et Girardot) a précisé que « le pouvoir d’adresser des injonctions à l’administration, qui permet de priver les décisions de celle-ci de leur caractère exécutoire, est de même nature que celui consistant à annuler ou à réformer les décisions prises par elle dans l’exercice de ses prérogatives de puissance publique ».
Il est à relever que le Conseil constitutionnel et le Tribunal des conflits ont seulement défini le noyau dur de la compétence administrative, c’est-à-dire ce qui ne peut être modifié par le législateur. En l’absence de lois, ce sont donc les règles jurisprudentielles, qui accordent au juge administratif une compétence plus étendue, qui ont vocation à s’appliquer.
Qui plus est, dans sa décision Conseil de la concurrence, le Conseil constitutionnel a également précisé que le législateur « dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice » peut attribuer en bloc à l’un des ordres juridictionnels l’ensemble du contentieux d’une législation déterminée. Cette possibilité peut être utilisée, précise le Conseil constitutionnel, lorsque le respect des règles normales de compétence provoquerait la dispersion de ce contentieux vers les deux ordres de juridiction. Il faudra alors attribuer compétence à l’ordre « principalement intéressé ». C’est ce qui a justement été admis pour le contentieux des décision du Conseil de la concurrence pour lequel un impératif de bonne administration de la justice commandait l’attribution de ce contentieux à la juridiction judiciaire. En effet, les décisions administratives rendues à propos de pratiques anticoncurrentielles peuvent donner lieu à un contentieux devant le juge administratif, mais également entraîner des conséquences aux niveaux civil et pénal, le juge judiciaire étant donc « principalement intéressé », ce qui justifie la création d’un bloc de compétence. Notons aussi que la résolution des litiges en droit de la concurrence, qui est une matière éminemment transversale, nécessitant des connaissances en droit administratif, mais également en droit des affaires et en droit de l’Union européenne, ainsi que des connaissances solides en économie, mérite certainement des juges spécialement formés sur ces questions (en l’occurrence depuis le 1er janvier 2021, ceux de la chambre 5-7 de la cour d’appel de Paris dont l’activité concerne la régulation économique et les finances publiques).
Il faut enfin relever, sur un plan plus général, que pour le Conseil constitutionnel, un tel transfert de compétences est une simple faculté et non pas une obligation (CC, 26 novembre 2010, numéro 2010-71 QPC).
§III – Exceptions aux règles normales de répartition des compétences
710.- Le juge judiciaire, juge de l’administration.- Les exceptions aux règles normales de répartition des compétences, telles qu’elles sont issues des principes de répartition définis par la jurisprudence administrative, peuvent être aisément réparties en deux catégories : on distingue les hypothèses de concurrence entre les deux ordres de juridiction des hypothèses de compétence exclusive du juge judiciaire pour juger l’administration.
I – Hypothèses de concurrence entre les deux ordres de juridiction
711.- Problématique.- Il est important de bien définir quelles sont les données du problème avant d’évoquer la compétence du juge civil et celle du juge pénal.
A – Données du problème
712.- Fréquence du problème.- Il est fréquent qu’à l’occasion d’un litige relevant de sa compétence, le juge judiciaire se trouve confronté à l’application d’un acte administratif. Cette fréquence s’explique par le fait qu’une grande partie du droit positif a pour origine des décrets et des arrêtés, donc des actes administratifs.
Exemples :
– Le conseil des prud’hommes manie quotidiennement le Code du travail dont la deuxième partie « réglementaire » est constituée exclusivement de décrets et d’arrêtés.
– TC, 15 janvier 1968, requête numéro 01908, Compagnie Air France c. Epoux Barbier (préc.) : est en cause dans cette affaire un litige de droit du travail relevant du juge judiciaire. Cependant, le litige pose également la question de la légalité de la règlementation appliquée à Air France qui impose une clause de célibat aux hôtesses de l’air.
713.- Interprétation et appréciation de la légalité d’actes administratifs.- Deux types de problèmes peuvent alors se rencontrer : l’acte administratif n’est pas clair et il s’agira alors de savoir si le juge judiciaire peut l’interpréter ; l’une des parties met en cause la légalité d’un acte administratif et il s’agit alors de savoir si le juge judiciaire peut apprécier la légalité de cet acte.
Si le juge judiciaire tranche lui-même ces difficultés on parlera de résolution d’une question préalable. En revanche, s’il s’estime incompétent, il renverra cette question préjudicielle au juge administratif. Dans cette seconde hypothèse, le juge judiciaire va surseoir à statuer jusqu’à la réponse du juge administratif.
Mettons de côté d’abord l’hypothèse, tout à fait particulière, où la question d’interprétation ne concerne pas une décision administrative mais une décision du juge administratif. Dans ce cas, cette question relève de la compétence du juge administratif (CE, 11 octobre 2017, requête numéro 397604, Me Raymond agissant en qualité de liquidateur judiciaire de la SARL Lezeau : ; Dr. fisc. 2018, comm. 189, concl. Benard ; JCP A 2017, act. 482, obs. Tesson ; Procédures 2017, comm. 324, note Chifflot)
714.- Impossibilité d’appliquer strictement le principe de séparation des autorités administrative et judiciaire.- Si l’on revient aux actes administratifs, et si l’on applique de façon stricte la règle de séparation des autorités administrative et judiciaire, toute compétence du juge judiciaire devrait être déniée en la matière. En effet, ces textes interdisent à celui-ci de s’immiscer dans les affaires de l’administration, et plus particulièrement, selon le décret du 16 fructidor an III, de « connaître de ses actes ».
Cependant, du point de vue de l’opportunité et de la bonne administration de la justice, une telle position serait très contestable, puisqu’elle multiplierait les questions préjudicielles et allongerait considérablement les délais contentieux. C’est pour cette raison que la jurisprudence du Tribunal des conflits a multiplié les hypothèses dans lesquelles le juge judiciaire est compétent en la matière. Une distinction doit toutefois être faite sur ce point entre le juge civil et le juge pénal dont la compétence est plus étendue.
B – Compétence du juge civil
715.- Compétence initiale du juge civil.- Les règles applicables devant le juge civil ont été définies à l’origine par l’arrêt du Tribunal des conflits du 16 juin 1923 Septfonds (requête numéro 00732 : Rec., p. 498 ; D.1924, III, p. 41 ; S. 1923, III, p. 49).
En application de cette jurisprudence, le juge civil est compétent pour interpréter les actes administratifs règlementaires. Ceci se justifie par le fait que comme les lois, les actes règlementaires édictent des dispositions de caractère général et impersonnel. En outre, le juge civil applique très fréquemment de telles dispositions, et s’il était incompétent pour les interpréter, cela aboutirait à une multiplication très importante des questions préjudicielles qui pourrait paralyser le fonctionnement de la juridiction administrative.
En revanche, le juge civil est incompétent pour interpréter les actes administratifs individuels. Traditionnellement, il était également incompétent pour apprécier la légalité des actes administratifs, qu’ils présentent un caractère règlementaire ou individuel, sauf en cas de voie de fait (TC 30 octobre 1947, requête numéro 983, Barinstein : Rec., p. 511 ; D. 1947, p. 476, note PLJ ; JCP 1947, II, comm. 3966, note Fréjaville ; S. 1948, III, p. 1, note Mestre ; RDP 1948, p. 86, note Waline).
716.- Extension de la compétence du juge civil.-Cette jurisprudence a toutefois récemment évolué à l’occasion de l’arrêt du Tribunal des conflits du 17 octobre 2011 SCEA Chéneau c/ INAPORC et M. C. et a. c/ CNIEL (requête numéro 3828, requête numéro 3829 : AJDA 2012, p. 27, chron. Guyomar et Domino ; Constitutions 2012, comm. 294, obs. Levade ; D. 2011, p. 3046, note Donnat et p. 244, obs. Fricero ; Dr. adm. 2012, comm. 10, note Melleray ; JCP A 2011, comm. 1423, note Pauliat ; JCP G 2011, comm. 1208, note Sorbara et comm. 1423, chron. Plessix ; RDP 2011, p. 853, obs. Clamour et Coutron ; RFDA 2011, p. 1122, concl. Sarcelet, p. 1129, note Seiller et p. 1136, note Roblot-Troizier ; RTD civ. 2011, p. 735, obs. Rémy-Corlay ; RTDE 2012, p. 135, étude Ritleng).
Après avoir rappelé la jurisprudence Septfonds, le Tribunal des conflits précise que « ces principes doivent être conciliés tant avec l’exigence de bonne administration de la justice qu’avec les principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions, en vertu desquels tout justiciable a droit à ce que sa demande soit jugée dans un délai raisonnable ». Il en résulte que « si en cas de contestation sérieuse portant sur la légalité d’un acte administratif, les tribunaux de l’ordre judiciaire statuant en matière civile doivent surseoir à statuer jusqu’à ce que la question préjudicielle de la légalité de cet acte soit tranchée par la juridiction administrative, il en va autrement lorsqu’il apparaît manifestement, au vu d’une jurisprudence établie, que la contestation peut être accueillie par le juge saisi au principal » (V. par ex. CE, 10 octobre 2022, requête numéro 455691, Société Action Développement loisir : JCP A 2022, act. 608 ; Contrats-Marchés publ. 2022, comm. 330, obs. Eckert).
Le Tribunal des conflits a eu notamment l’occasion d’appliquer ces principes dans une affaire où la conformité d’un acte règlementaire au principe général du droit de non-rétroactivité des actes administratifs était en cause (TC, 12 décembre 2011, requête numéro 3841, Société Green Yellow c. EDF, préc.- V. également en matière de contrats administratifs, Cass. 1ère civ., 24 avril 2013, pourvoi numéro 12-18.180, Commune de Sancoins c/ Société les fils de Mme Géraud.- Cass. 1ère civ., 31 janvier 2018, pourvoi numéro 16-21.697, Société BTSG : JCP 2018, act. 418, note Deharo; Contrats-Marchés publ. 2018, comm. 91, note Pietri et chron. 4, Pietri).
Un second assouplissement est prévu par l’arrêt du 17 octobre 2011 s’agissant du cas particulier du droit de l’Union européenne, au regard de l’article 88-1 de la Constitution et du principe d’effectivité du droit de l’Union européenne. Ainsi « le juge national chargé d’appliquer les dispositions du droit de l’Union a l’obligation d’en assurer le plein effet en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire. A cet effet, il doit pouvoir, en cas de difficulté d’interprétation de ces normes, en saisir lui-même la Cour de justice à titre préjudiciel ou, lorsqu’il s’estime en état de le faire, appliquer le droit de l’Union, sans être tenu de saisir au préalable la juridiction administrative d’une question préjudicielle, dans le cas où serait en cause devant lui, à titre incident, la conformité d’un acte administratif au droit de l’Union européenne ». Pour assurer le respect du principe de l’effectivité du droit de l’Union européenne le juge judiciaire se voit donc autorisé à opérer un contrôle par voie d’exception de la conventionalité des actes règlementaires.
Notons enfin que le Conseil d’Etat, reprenant la jurisprudence SCEA Cheneau, mais inversant le raisonnement du Tribunal des conflits, a considéré dans un arrêt Fédération Sud Santé sociaux du 23 mai 2012, qu’il pouvait être compétent pour apprécier la validité d’une convention collective, dans le cadre de l’examen d’un arrêté prononçant l’extension ou l’agrément d’une convention ou d’un accord collectif de travail (CE, 23 mai 2012, requête numéro 331805, Fédération Sud Santé sociaux : Rec., p. 102 ; AJDA 2012, p. 1583, note Marc ; Dr . adm. 2012, comm. 56, note Melleray ; RFDA 2012, p. 429, concl. Landais. RJEP 2012, comm. 24, concl. Landais.- V. également CE, 1er juin 2015, requête numéro 369914, Fédération UNSA spectacle et communication : Rec. p. 180 .- CE, 17 mars 2017, requête numéro 396835, Syndicat national des prestataires de services d’accueil). Le Conseil d’Etat ne se borne toutefois pas à reprendre les deux exceptions à la jurisprudence Septfonds dégagées par le Tribunal des conflits, puisqu’il en dégage une troisième qui est celle où le législateur a prévu que les mesures prises pour l’application de la loi seront définies par un accord collectif conclu entre les partenaires sociaux, dont l’entrée en vigueur est subordonnée à l’intervention d’un arrêté ministériel d’extension ou d’agrément. Dans ce cas, il appartient également au juge de l’excès de pouvoir, saisi d’un recours dirigé contre cet arrêté, de se prononcer lui-même, compte tenu de la nature particulière d’un tel accord, sur les moyens mettant en cause sa légalité.
C – Compétence du juge pénal
717.- Incapacité du Tribunal des conflits à imposer sa jurisprudence.- Cette question a connu une évolution remettant en cause les règles issues de l’arrêt du Tribunal des conflits du 5 juillet 1951 Avranches et Desmarets (requête numéro 1187 : Rec., p. 638 ; D. 1952 p. 271, note Blavoët ; JCP 1951, II, comm. 6623, note Homont ; Rev. adm. 1951, p. 492, note Liet-Veaux ; S. 1952, III, p. 1 note Auby). En application de cette jurisprudence, le juge pénal était compétent pour interpréter et apprécier la légalité des règlements administratifs « qui servent de fondement à la poursuite ou qui sont invoqués comme moyen de défense ». En revanche, il était incompétent pour apprécier la légalité des actes individuels.
Cependant, cette position n’avait jamais été admise par la chambre criminelle de la Cour de cassation. En particulier, la chambre criminelle s’estimait compétente pour apprécier la légalité de tous les actes administratifs, individuels ou règlementaires, dès lors qu’ils étaient assortis d’une sanction pénale (Voir notamment Cass. Crim., 21 décembre 1961, Le roux, D. 1962, p. 102, rapp. Costa.- Cass. Crim., 1er juin 1967, Canivet : JCP 1968, comm. 15505, note Lamarque).
718.- Une compétence désormais établie par la loi.- Finalement, la réforme du Code pénal de 1992, entrée en vigueur le premier mars 1994, simplifie considérablement les règles applicables.
Selon l’article L. 111-5 du Code pénal, le juge pénal a en effet compétence pour interpréter et apprécier la légalité des actes administratifs règlementaires ou non « lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui lui est soumis ».
Ces dispositions ont été récemment précisées par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 13 décembre 2016 (pourvoi numéro 16-84.794, pourvoi numéro 16-82.176, préc.). Il résulte de cet arrêt que la cour n’entend plus limiter sa compétence aux seuls actes administratifs qui commandent l’incrimination, c’est-à-dire ceux dont la méconnaissance est pénalement sanctionnée et ceux qui incriminent un comportement. Cette compétence s’étend désormais aux actes administratifs relatifs à la procédure de poursuite. Ainsi, en l’espèce, était en cause un ordre de perquisition administrative émis en application de la loi du 3 avril 1955 sur l’état d’urgence qui avait permis la constatation de faits de nature à justifier l’engagement d’une procédure pénale. Il s’agit ici d’une compétence concurrente avec celle du juge administratif qui peut être saisi d’un recours pour excès de pouvoir visant à contester la légalité des ordres de perquisition administrative (CE Ass., avis numéro 398234, avis, 16 juillet 2016, numéro 399135 et numéro 399135, Napol et a., préc.).
II – Hypothèses de compétence exclusive du juge judiciaire
719.- Quelles hypothèses ?.- Les hypothèses de compétence exclusive du juge judiciaire concernent d’abord le cas très particulier des litiges liés au fonctionnement des tribunaux de l’ordre judiciaire. Elles concernent ensuite différents cas dans lesquels le juge judiciaire apparaît comme une sorte de gardien du droit de propriété et des libertés fondamentales.
A – Litiges liés au fonctionnement des tribunaux judiciaires
720.- Un SPA représentant des enjeux particuliers.- Le service public de la justice est un service public administratif et, par conséquent, il devrait logiquement relever du contentieux administratif. Toutefois, reconnaître cette compétence, s’agissant de la justice judiciaire, reviendrait à faire échec au principe de séparation des pouvoirs et mettrait ainsi en cause l’indépendance du juge judiciaire, donc à des principes de valeur constitutionnelle.
721.- Une règle spécifique de répartition des compétences.- Pour éviter cela, le Tribunal des conflits a précisé des règles particulières de répartition des compétences à l’occasion de l’arrêt Préfet de Guyane du 27 novembre 1952 (requête numéro 01420 : Rec., p. 642 ; JCP G 1953, II, comm. 7598, note Vedel).
D’après cet arrêt, les litiges relatifs à l’organisation du service public de la justice judiciaire -par exemple les mesures de création ou de suppression de tribunaux, ou encore les mesures relatives au recrutement et à la carrière des magistrats- relèvent du juge administratif alors que les litiges relatifs à l’exercice de la fonction juridictionnelle – c’est-à-dire la décision de justice elle-même ainsi que les actes qui la préparent et qui visent à assurer son exécution – relèvent de la compétence du juge judiciaire. Pour le dire autrement, seul le second type de litiges se rattachent à la fonction judiciaire, le premier type de litiges se rattachant quant à eux à la fonction exécutive. Il pourra s’agir soit d’actes émanant des autorités judiciaires elles-mêmes, soit d’actes d’autorités administratives non détachables de la procédure judiciaire dans laquelle elles s’inscrivent. Comme l’a ainsi récemment précisé le Tribunal des conflits « lorsque le litige porte sur la légalité d’un acte à portée générale et impersonnelle et qu’il est par suite relatif à l’organisation du service public de la justice, seul le juge administratif a compétence pour en connaître, quel que soit l’objet de cet acte » (TC, 8 février 2021, requête numéro 4202, Syndicat des avocats de France : AJDA 2021, p. 727, chron. Malverti et Beaufils ; JCP G 2021, comm. 384, note Mangiavillano).
Exemples :
– TC, 8 février 2021, requête numéro 4202, Syndicat des avocats de France (préc.) : le litige né du recours du Syndicat des avocats de France contre l’arrêté du 18 août 2016 organisant notamment la mise en place de box de sécurité dans les salles d’audience est relatif à l’organisation du service public de la justice et relève donc de la compétence du juge administrative
– CE Sect., 4 novembre 1994, requête numéro 157435, Korber (Rec., p. 489 ; JCP 1995, II, comm. 22422, note Lemaire ; RFDA 1995, p. 817, note Pradel) : la décision par laquelle le juge de l’application des peines ou le garde des Sceaux accorde à un condamné une libération conditionnelle ou la révoque, totalement ou partiellement, ne se rattache pas au fonctionnement administratif du service pénitentiaire, mais elle constitue une mesure qui modifie les limites de la peine. Par suite, une demande de ce condamné tenant, d’une part, au sursis à l’exécution de l’arrêté par lequel le garde des Sceaux a révoqué sa libération conditionnelle et, d’autre part, à ce que le juge des référés administratif ordonne, notamment au juge de l’application des peines, de lui communiquer les documents relatifs à cette mesure ne relèvent pas de la compétence de la juridiction administrative.
– TC, 19 novembre 2001, requête numéro 3255, Visconti c. Commune de Port Saint Louis du Rhône (Rec., p. 754) : les actes intervenus au cours d’une procédure judiciaire ne peuvent être appréciés, soit en eux-mêmes, soit dans leurs conséquences, que par l’autorité judiciaire. Il en va ainsi notamment de la plainte adressée, fût-ce par une autorité administrative, au procureur de la République aux fins d’engagement de poursuites, la plainte n’étant pas détachable de la procédure pénale.
– CE, 30 juin 2003, requête numéro 244965, Observatoire international des prisons (RFDA 2003, p. 839) : s’agissant d’un recours dirigé contre un décret de grâce collective du Président de la République, le Conseil d’Etat précise qu’il n’appartient pas à la juridiction administrative de connaître des litiges relatifs à la nature et aux limites d’une peine infligée par une juridiction judiciaire et dont l’exécution est poursuivie à la diligence du ministère public.
– CE Sect., 23 mars 2018, requête numéro 406066, requête numéro 406497, requête numéro 406498, requête numéro 407474, Syndicat FO Magistrats et a. (Dr. adm. 2018, comm. 40, note Eveillard) : est légal, sous réserve que soient respectées certaines garanties le principe d’un contrôle des juridictions judiciaires par un organe d’inspection rattaché au ministère de la Justice. Toutefois, la Cour de cassation ne saurait être soumise à ce contrôle.
– CE, 30 janvier 2019, requête numéro 411132, Société Exane (Dr. adm. 2019, comm. 30, note Eveillard) : la décision par laquelle le Défenseur des droits, sur le fondement du deuxième alinéa de l’article 33 de la loi organique n°2011-333 du 29 mars 2011 a décidé de présenter des observations dans un litige opposant, devant une juridiction judiciaire, une société à une ancienne salariée, est indissociable de la procédure juridictionnelle à laquelle elle se rapporte. Cette procédure juridictionnelle étant suivie devant une juridiction judiciaire, le litige n’est pas au nombre de ceux dont il appartient à la juridiction administrative de connaître.
722.- Extension au contentieux lié à l’organisation et au fonctionnement du Conseil constitutionnel.- Cette distinction entre l’organisation et le fonctionnement d’une institution dotée de pouvoirs juridictionnels s’applique également au Conseil constitutionnel. C’est ce qui ressort de l’arrêt d’Assemblée du Conseil d’Etat Brouant du 25 octobre 2002 (requête numéro 235600 : Rec., p. 345, concl. Goulard ; AJDA 2002, p. 1332, chron. Donnat et Casas ; D. 2002, p. 3034, note Moutouh ; JCP 2003, II, comm. 10008, note Chaminade ; RDP 2002, p. 1855, note Camby ; RFDA 2003, p. 1, concl. Goulard et p. 14, note Favoreu et note Gonod et Jouanjan). Dans cette affaire, le Conseil d’Etat a décidé, contrairement aux conclusions du commissaire du gouvernement Guillaume Goulard, que les règles d’accès aux archives du Conseil constitutionnel affectent le fonctionnement de cette institution et ne relèvent donc pas de la compétence de la juridiction administrative. Cette jurisprudence a été confirmée à plusieurs reprises par le Conseil d’Etat.
Exemples :
– CE, 9 novembre 2005, requête numéro 258180, Moitry : il n’appartient pas à la juridiction administrative de connaître des actes qui se rattachent à l’exercice par le Conseil constitutionnel des missions qui lui sont confiées par la Constitution ou par des lois organiques prises sur son fondement. Il en est ainsi de la publication sur son site internet de commentaires concernant le sens et la portée de sa jurisprudence.
– CE, ord. réf., 6 juin 2016, requête numéro 400382, Bidalou (Dr. adm. 2016, comm. 55, note Charité) : saisi dans le cadre de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, le juge des référés du Conseil d’Etat se refuse à enjoindre au Conseil constitutionnel de prendre des actes juridictionnels. En effet, l’exercice de de cette compétence n’est pas dissociable des conditions dans lesquelles le Conseil constitutionnel exerce les missions qui lui sont confiées par la Constitution.
– CE, 11 avril 2019, requête numéro 425063, Association « les amis de la Terre » France (AJDA 2009, p. 839) : il n’appartient pas au juge administratif de connaître des décisions du Conseil constitutionnel concernant l’adoption ou le refus d’adopter des dispositions de son règlement intérieur sur le fondement de l’article 56 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel. Etait ici en cause la procédure des « contributions extérieures » devant le Conseil constitutionnel.
723.- Difficultés liées à la distinction entre organisation et fonctionnement du service public de la justice.- Simple en apparence, la distinction opérée entre l’organisation et le fonctionnement de la justice judiciaire pose de nombreuses difficultés, ce qui s’explique par le fait que les questions d’organisation et de fonctionnement de ce service public sont parfois imbriquées entre elles. Ainsi, des décisions relatives à l’organisation du service public de la justice judiciaire relèvent-elles de la compétence du juge judicaire dès lors qu’elles ont un lien étroit avec le fonctionnement de ce service public. Cela peut être le cas lorsqu’une autorité judiciaire désigne un collaborateur, même s’il faut souligner que longtemps la jurisprudence n’était pas d’une parfaite clarté sur cette question.
Exemples :
– TC, 8 avril 2002, requête numéro 3282, Melennec (Rec., p. 543) : relève du fonctionnement du service public le choix opéré par la commission nationale technique de sécurité – qui est une juridiction judiciaire – du médecin chargé de procéder à l’examen préalable du dossier soumis en appel aux commissions régionales de la sécurité sociale.
– CE, 18 février 1959, Cendrier (Rec., p. 123) : relève de l’organisation du service public la décision annuelle d’une cour d’appel fixant la liste des tribunaux de première instance auprès desquels les avoués avaient le droit de plaider.
Cette question a finalement été partiellement clarifiée par le Tribunal des conflits à l’occasion d’un arrêt Hoareau du 7 septembre 2015 (requête numéro 4019 : Rec., p. 510 ; AJDA 2016, p. 2370, chron. Dutheillet de Lamothe et Odinet). Plutôt que de viser le fonctionnement du service public de la justice judiciaire, les juges se réfèrent à la « fonction juridictionnelle », revenant ainsi à la lettre de l’arrêt Préfet de Guyane.
En l’espèce, la décision de procureurs de la République refusant d’agréer l’exploitant d’une auto-école pour des stages de sensibilisation « ne se rattache pas à la fonction juridictionnelle, sur l’exercice de laquelle les attributions de la personne agréée n’ont pas d’effets ». La mesure contestée relève donc de l’organisation du service public et de la compétence des juridictions administratives.
Si cette solution ne règle pas l’ensemble des difficultés engendrées par le partage de compétences entre les deux ordres de juridiction, elle présente au moins le mérite de préciser les règles applicables en la matière. Ainsi, un litige relatif à la rémunération d’enquêteurs sociaux relève de la compétence du juge judiciaire dès lors que chacune des missions confiées au requérant, qui est un collaborateur occasionnel du service public de la justice, a été ordonnée par une décision de la juridiction judiciaire (TC, 12 février 2018, requête numéro 4111, Ministre de la Justice : Dr. adm. 2018, comm. 24, note Lemaire). De la même façon, la « décision prise par le président d’une juridiction judiciaire de modifier une ordonnance de roulement constitue une mesure relevant du fonctionnement du service public de la justice et dont l’examen conduit à porter une appréciation sur la marche même des services judiciaires » (TC, 12 février 2018, requête numéro 4115 : JCP G 2018, comm. 467, note Pauliat). Enfin, la décision par laquelle un procureur de la République suspend de ses fonctions un délégué n’étant pas détachable de la fonction juridictionnelle, sur l’exercice de laquelle les attributions de la personne habilitée ont des effets, la contestation de cette décision et la demande indemnitaire s’y rattachant relèvent du fonctionnement du service public de la justice dont seule la juridiction judiciaire peut connaître (CE, 3 octobre 2022, requête numéro 20NC02564 : AJDA 2022, p. 2102, note Michel).
Dans le même ordre d’idées, des difficultés peuvent survenir dans les cas où une autorité publique met en œuvre son obligation de signalement au ministère public des faits qu’elle considère comme infractionnels. En principe, cette hypothèse peut mettre en cause le fonctionnement du service public de la justice judiciaire. Il en va autrement, cependant, lorsque cette dénonciation révèle un fonctionnement défectueux de l’autorité publique dénonciatrice (TC, 8 décembre 2014, requête numéro 3974, Bedoian : Rec., p. 475 ; Dr. adm. 2015, comm. 33, note Eveillard.- V. également TC, 15 juin 2015, requête numéro 4007, Verhoeven ; Dr. adm. 2015, comm. 73, note Eveillard).
B – Le juge judiciaire, gardien traditionnel des libertés fondamentales et du droit de propriété
724.- Une compétence liée à l’histoire.- La raison d’être de la compétence du juge judiciaire dans ce domaine est historique. Elle est liée au fait qu’il n’y avait pas de distinction réelle, à l’origine, entre l’administration active et l’administration juridictionnelle en raison de la théorie de l’administrateur juge et du système de justice retenue en vigueur jusqu’à la fin du XIX° siècle. Dans ces circonstances, il est tout naturellement apparu que le juge judiciaire était plus à même de protéger les libertés et le droit de propriété que le juge administratif.
725.- Fondements constitutionnels.- Cette compétence est toujours consacrée, pour ce qui concerne la seule liberté individuelle, dans le droit positif, par l’article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958 qui prévoit que le principe selon lequel « nul ne peut être arbitrairement détenu » est assuré par « l’autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle ». Ces dispositions, on le verra, sont toutefois interprétées strictement par la Conseil constitutionnel (CC, 28 juillet 1989, numéro 89-261 DC, Loi relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France : Rec. CC 1989, p. 81 ; RFDA 1989, p. 621, note Genevois ; AJDA 1989, p. 619, note Chevallier ; D. 1990, jurispr. p. 161, note Prétot.- CC, 13 mars 2003, numéro 2003-467 DC, Loi pour la sécurité intérieure).
La même règle ne se trouve pas dans la Constitution pour ce qui concerne la protection du droit de propriété. Le Conseil constitutionnel a quant à lui écarté l’existence d’un principe fondamental selon lequel « le juge judiciaire (serait) le gardien de la propriété privée » (CC, 17 juillet 1985, numéro 85-189 DC : Rec. CC 1985, p. 49). En revanche, sans pour autant en indiquer le fondement, le Conseil constitutionnel a reconnu l’existence d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République interdisant au législateur de méconnaître « l’importance des attributions conférées à l’autorité judiciaire en matière de protection de la propriété immobilière ». Ce principe implique la compétence du juge judiciaire pour fixer le montant de l’indemnité, en cas de dépossession d’une propriété immobilière (CC, 25 juillet 1989, numéro 89-256 DC, consid. 23 : Rec. CC 1989, p. 53 ; CJEG 1990, comm. 1, note Genevois ; RFDA 1989, p. 1009, note Bon).
Quoi qu’il en soit, traditionnellement, la jurisprudence, à travers les théories de la voie de fait et de l’emprise, ainsi que différents textes de lois ont toujours reconnu la compétence du juge judiciaire en la matière, de la même façon que cette compétence est reconnue en matière de protection des libertés fondamentales.
1° Illustrations législatives du principe
726.- Illustrations ponctuelles.- Ponctuellement, différentes lois ont attribué compétence au juge judiciaire dans des domaines où les libertés fondamentales ou le droit de propriété sont menacés.
C’est le cas, notamment, en matière de contentieux de l’hospitalisation d’office dans les hôpitaux psychiatriques, qui relève essentiellement du juge judiciaire, et cela longtemps en application de l’article L. 3213-1 du Code de la santé publique. Comme l’a précisé le Conseil d’Etat « s’il appartient à la juridiction administrative d’apprécier la régularité de la décision administrative ordonnant l’hospitalisation d’office … l’autorité judiciaire est seule compétente tant pour apprécier la nécessité d’une mesure d’hospitalisation d’office en hôpital psychiatrique que, lorsque la juridiction administrative s’est prononcée sur la régularité de la décision administrative d’hospitalisation, pour statuer sur l’ensemble des conséquences dommageables de cette décision, y compris celles qui découlent de son irrégularité » (CE Sect., 1er avril 2005, requête numéro 264627, Laporte: Rec., p. 134 ; AJDA 2005, p. 123, chron. Landais et Lenica ; D. 2005, p. 1246 ; RDSS 2005, p. 450, note Fossier ; RTD civ. 2005, 573, obs. Hauser). Dans une décision M. B. c/ France du 18 novembre 2010 (affaire numéro 35935/03), la Cour européenne des droits de l’homme a toutefois considéré que ce partage de compétences portait atteinte au droit à un recours effectif. La loi n°2011-803 du 5 juillet 2011 a en conséquence créé l’article L. 3216-1 du Code la santé publique qui précise désormais que l’ensemble de ce contentieux relève des juridictions judiciaires, y compris les questions de légalité externe des décisions administratives intervenues dans le cadre de la procédure (V. TC, 9 décembre 2019, requête numéro C4174 : JCP G 2020, com. 167, note Korsakoff.- V. aussi Cass. 1ère civ., 7 novembre 2019, pourvoi numéro 19-18.262 : JCPA 2020, comm. 94, note Raoul-Cormeil). L’unification du contentieux n’est toutefois pas totale puisque cet article exclut implicitement tout le contentieux lié à l’application du chapitre Ier du titre I du Code de la santé publique relatif aux modalités des soins psychiatriques.
727.- Article 136 du Code de procédure pénale.- Mais surtout, en dehors des solutions législatives ponctuelles, l’article 136 du Code de procédure pénale octroie apparemment une compétence plus générale au juge judiciaire. D’après ce texte, en effet, « dans tous les cas d’atteinte à la liberté individuelle, le conflit ne peut jamais être élevé par l’autorité administrative et les tribunaux de l’ordre judiciaire sont toujours exclusivement compétents ». Ainsi, le respect de ce texte paraît imposer la reconnaissance de la compétence exclusive des tribunaux judiciaires pour statuer sur les demandes de dommages-intérêts en cas d’atteinte par l’administration à la liberté individuelle.
Le Tribunal des conflits a toutefois interprété l’article 136 du Code de procédure pénale de la façon la plus stricte qui soit, de façon à pratiquement le vider de son sens (TC, 16 novembre 1964, Clément : Rec., p. 76 ; AJDA 1965, p. 221, chron. Puybasset et Puissochet ; JCP 1965, 12286, note Langavant ; Rev. adm. 1965, p. 225, note Breton ; D. 1965, p. 142, note Demichel.- V. également : TC, 17 février 1997, requête numéro 03045, Préfet de la région Ile-de-France c/ Menvielle : Gaz. Pal. 19-20 décembre 1997, 2, p. 16, concl. Sainte-Rose, note Petit.- TC, 12 mai 1997, requête numéro 3056, Préfet de police c. TGI Paris, préc.).
Pour le Tribunal des conflits, cette interprétation stricte est liée au fait que cet article doit être compris comme une dérogation au principe de séparation des autorités administrative et judiciaire. Par conséquent, si les tribunaux judiciaires sont compétents pour réparer les dommages subis, ils ne le sont pas pour apprécier la légalité des décisions administratives à l’origine de l’atteinte à la liberté. Confronté à l’une de ces décisions, le juge judiciaire est donc tenu de saisir le juge administratif d’une question préjudicielle. Il en résulte que c’est le juge administratif qui, dans ce cas, décide du bien-fondé de l’action en dommages-intérêts. Le juge judiciaire n’est dès lors plus compétent que pour évaluer ces dommages-intérêts. De cette façon, l’efficacité de l’article 136 du Code de procédure pénale est pratiquement réduite à néant, ce qui explique qu’il n’est que très rarement invoqué.
2° Voie de fait
728.- Historique.- La voie de fait est une notion ancienne, apparue à l’occasion de l’arrêt du Conseil d’Etat Rousseau du 21 septembre 1827 (Rec., p. 504). Il est important, de prime abord, de bien cerner ce que recouvre le domaine de la voie de fait et quelle est la portée de sa reconnaissance. On verra ensuite quelles sont les conditions de la reconnaissance d’une voie de fait avant d’évoquer l’actualité de cette théorie.
a – Domaine de la voie de fait et portée de la reconnaissance d’une voie de fait
729.- Conséquences de la reconnaissance d’une voie de fait.- Contrairement à l’emprise (V. infra), la reconnaissance de la voie de fait aboutit à attribuer une plénitude de compétence au juge judiciaire. Ainsi, le juge judiciaire peut non seulement réparer les conséquences de la voie de fait, mais il peut également constater son existence et adresser à l’administration des injonctions pour y mettre fin. Ce dernier point est très important puisque, comme on le verra, jusqu’à une époque récente, le juge administratif ne disposait pas de ce type de pouvoir.
Comme l’a exprimé Léon Aucoc dans ses conclusions sur l’arrêt Duc d’Aumale du 9 mai 1867, lorsque l’autorité publique « sous le couvert, sous prétexte de ses pouvoirs, fait un acte qui en excède manifestement les limites et qui porte atteinte à la propriété ou la liberté des citoyens, cet acte n’est plus qu’une voie de fait dont les résultats (…) sont justiciables des tribunaux ordinaires » (Rec., p. 472).
L’idée est que la voie de fait est une atteinte tellement grave à la propriété privée ou à la liberté individuelle que l’action de l’administration se trouve totalement dénaturée : par conséquent il n’y a plus de raisons, dans de tels cas, de lui faire bénéficier d’un privilège de juridiction et de lui appliquer des règles dérogatoires du droit commun.
730.- Les deux types de voies de fait.- Selon la distinction classique opérée par le René Chapus (Droit administratif général, Tome I, ouv. précité p. 873), il existe deux types de voies de fait.
Il s’agit tout d’abord des voies de fait par manque de droit, qui concernent des hypothèses où l’administration fait exécuter une décision manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir qui lui est légalement reconnu.
Exemple :
– TC, 19 novembre 2001, pourvoi numéro 01-03.272, Préfet de police c. TGI Paris et Mohammed c. Ministre de l’Intérieur (AJDA 2002, p. 234, Petit ; D. 2002, p. 1446, concl. Bachelier) : constitue une voie de fait une décision de refus prolongé de restituer un passeport.
Il s’agit ensuite des voies de fait par manque de procédure qui concernent des cas d’exécution forcée d’une décision, même légale, par l’administration dans des hypothèses où elle n’avait pas le pouvoir d’y procéder et où elle aurait dû, par conséquent, saisir un juge.
Exemple :
– TC, 4 novembre 1991, requête numéro 02666, Beladjimi (Rec., p. 749 ; LPA, 1er juillet 1992, p. 9, note Rouault) : un véhicule automobile qui avait été laissé en stationnement, pendant plus de sept jours consécutifs, a été enlevé par la fourrière et détruit le même jour par les services municipaux. Le Code de la route permettait effectivement, dans sa rédaction de l’époque, l’enlèvement par la fourrière d’un véhicule laissé en stationnement pendant plus de sept jours. Mais le même code précisait que ne pouvaient être livrés à la destruction que les véhicules laissés en fourrière et réputés abandonnés à l’expiration d’un délai de dix jours à compter de la mise en demeure faite au propriétaire. La destruction du véhicule du requérant est donc constitutive d’une voie de fait.
b- Conditions de la reconnaissance d’une voie de fait
731.- Resserrement du domaine de la voie de fait.– Le caractère radical des effets de la reconnaissance d’une voie de fait justifie qu’il en soit donné une définition stricte. Ces conditions ont récemment évolué, dans un sens plus restrictif, suite à l’arrêt du Tribunal des conflits Bergoend du 17 juin 2013 (requête numéro 3911 : AJDA 2013, p. 1568, chron. Domino et Bretonneau ; Dr. adm. 2013, comm. 86, note Gilbert ; JCP A 2013, comm. 2301, note Dubreuil ; JCP G 2013, comm. 1057, note Biagini-Girard ; RFDA 2013, p. 1041, note Delvolvé ; RJEP 2014, comm. 19, note Lebon). La voie de fait est reconnue si elle aboutit à l’extinction du droit de propriété ou à une atteinte à la liberté individuelle et dès lors qu’elle constitue une mesure manifestement hors des compétences de l’administration.
Relevons aussi, au préalable, que la voie de fait ne peut résulter que de l’action d’une autorité administrative. En conséquence, elle ne saurait résulter d’une opération de police judiciaire consécutive à une instruction du procureur de la République de faire cesser une infraction (T. confl., 4 juillet 2022, n°C4248, Ali et a. : JCP A 2022, act. 468, obs. L. Erstein : à propos de l’occupation irrégulière d’un terrain par un campement de migrants).
α- Extinction du droit de propriété ou atteinte à la liberté individuelle
732.- Une nouvelle approche.- Jusqu’à l’arrêt Bergoend, la voie de fait devait être constituée par une atteinte grave à la propriété privée ou par une atteinte grave à une liberté fondamentale (TC, 8 avril 1935, requête numéro 00822, Action française : Rec., p. 1126).
Si la notion de gravité n’apparaît plus dans la jurisprudence, le champ de la voie de fait n’en est pas moins aujourd’hui restreint, s’agissant des atteintes à la propriété privée comme des atteintes aux libertés, aux domaines exclusifs de compétence du juge judiciaire reconnus par le Conseil constitutionnel.
733.- Extinction du droit de propriété.- Tout d’abord, la voie de fait n’est désormais retenue qu’en cas « d’extinction du droit de propriété ». Cette formule est éminemment restrictive et elle n’est en tout cas pas assimilable à une simple privation, dépossession ou aliénation. Pourtant, au sens de la jurisprudence constitutionnelle, le juge judiciaire doit être reconnu comme compétent plus largement pour indemniser les préjudices en cas de « dépossession » du droit de propriété (CC, 13 décembre 1985, numéro 85-198 DC, Loi portant diverses dispositions relatives à la communication audiovisuelle : Rec. CC 1985, p. 78 ; JCP G 1986, I, comm. 3237, note Dufau ; AJDA 1986, p. 171, note Boulouis ; D. 1986, jurispr. p. 345, note Luchaire ; Rev. adm. 1985, p. 572, note Etien). Ceci étant, dans son arrêt Epoux Panizzon du 9 décembre 2013 (requête numéro 3931 : Rec., p. 376 ; AJDA 2014, p. 216, chron. Bretonneau et Lessi ; Dr. adm. 2014, comm. 25, note Gilbert ; JCP A 2014, comm. 1355, note Martin ; RD imm. 2014, p. 261, note Foulquier ; RFDA 2014, p.61, note Delvolvé) le Tribunal des conflits a assimilé « extinction » du droit de propriété et « dépossession définitive ».
Si l’on s’en tient à la lettre de l’arrêt Bergoend, la compétence du juge judiciaire ne peut s’appliquer qu’à des hypothèses où le droit de propriété est totalement vidé de sa substance, particulièrement dans l’hypothèse de la destruction d’un bien. En d’autres termes, le propriétaire doit être privé de l’ensemble des éléments composant son droit : usus, abusus et fructus.
Mais encore faut-il préciser qu’on doit entendre cette notion dans un sens non pas matériel mais juridique. Ainsi, la destruction matérielle d’un bien immobilier n’est pas toujours assimilable à la dépossession définitive du droit de propriété dès lors que ce bien est susceptible de faire l’objet d’une remise en état. Tel est le cas dans une affaire concernant une demande de remise en état d’une haie supprimée contre la volonté de son propriétaire (Cass. 3ème civ., 18 janvier 2018, pourvoi numéro 16-21.993 : AJDI 2020, p. 227, note Cohet ; JCP G 2020, doctr. 648, note Périnet-Marquet ; RD rur. 2020, comm 2, note Latil ; LPA 11 mai 2020, p. 15, note Barbieri ; RD imm. 2020, p. 80, note Ripoch). Dans une décision plus favorable à la compétence du juge judiciaire, la première chambre civile de la Cour de cassation a en revanche considéré que l’arrachage d’une haie, constituée d’arbres, sur toute sa longueur, occasionne l’extinction du droit de propriété des requérants sur ces végétaux (Cass. 1ère civ., 5 février 2020, pourvoi numéro 19-11.864 : JCP A 2020, comm. 2102 ; JCP A 2020, comm. 2248, note Carius). Il n’y a pourtant pas de réelle divergence entre la 1ère et la 3ème chambre civile, la différence de solution pouvant résulter du fait que c’est une haie constituée d’arbres qui est en cause dans la seconde affaire, ce qui rend moins envisageable la remise en état des lieux que dans la première affaire (dans ce sens V. M. Carius, note précitée).
Dans l’affaire Bergoend, le Tribunal des conflits refuse de considérer qu’une atteinte aussi grave au droit de propriété que l’implantation, sans titre, d’un ouvrage public sur le terrain d’une personne privée est assimilable à l’extinction d’un droit de propriété.
Par ailleurs, la solution retenue exclut nécessairement les titulaires de droits réels immobiliers, qui pouvaient bénéficier auparavant de l’application de cette théorie (V. encore récemment à propos du bénéficiaire d’une servitude, Cass. 3ème civ., 23 avril 2013, pourvoi numéro 12-15.771, M. X.). En revanche, les atteintes à la propriété mobilière devraient toujours être concernées par la théorie de la voie de fait, en particulier dans l’hypothèse où elle se caractérise par la destruction d’un bien mobilier.
Quoi qu’il en soit il résulte de cette évolution que de nombreuses hypothèses qui étaient auparavant qualifiées de voie de fait relèvent désormais de la compétence de la juridiction administrative.
Exemple :
– Cass 1ère civ., 13 mai 2014, pourvoi numéro 12-28.248 : une cour d’appel avait retenu que des travaux d’aménagement réalisés par une commune avec l’assentiment de la requérante avaient conduit à supprimer les signes distinctifs de la limite entre sa terrasse et le domaine public, entraînant ainsi une occupation irrégulière de sa propriété privée par les automobilistes. Elle avait également constaté que la commune, qui ne disposait que d’un point d’ancrage permettant l’accrochage d’une lanterne sur la façade de l’immeuble appartenant à la requérante avait sans avoir sollicité l’accord de cette dernière, créé trois points d’ancrage supplémentaires. L’arrêt est cassé par la Cour de cassation qui constate qu’aucun de ces agissements n’aboutissaient à une extinction du droit de propriété de l’intéressée.
734.- Atteintes à la liberté individuelle.- Ensuite, la voie de fait ne s’applique plus désormais qu’aux atteintes à la liberté individuelle, alors qu’auparavant elle concernait toutes formes d’atteintes graves aux libertés fondamentales, comme par exemple la liberté d’aller et de venir (TC, 9 juin 1986, requête numéro 02434, Eucat : AJDA 1986, p. 456, chron. Azibert et de Boisdeffre ; D. 1986, p. 493, note Gavalda ; JCP G 1987, II, comm. 20746, note Pacteau ; RDP 1987, p. 1073, note Robert et p. 1082, concl. Latournerie ; RFDA 1987, p. 57, concl. Latournerie), la liberté de la presse (TC, 8 avril 1935, requête numéro 00822, Action française, préc.), la liberté du commerce et de l’industrie (Cass. 1ère civ., 16 avril 1991, pourvoi numéro 89-21105, Guez : D 1991, inf. rapp. p. 155) ou encore la libre administration des collectivités territoriales (CE Sect., 18 janvier 2001, requête numéro 229247, Commune de Venelles : Rec., p. 18, concl. Touvet ; JCP G 2001, IV, comm. 2976.- TC, 19 novembre 2007, requête numéro 3653, Préfet du Val-de-Marne c. Cour d’appel de Paris et Maire de Limeil-Brévannes c. Préfet du Val-de-Marne : AJDA 2008, p. 885, note Verpeaux ; JCP G 2007, IV, comm. 3319).
De son côté, dans la très médiatique affaire Vincent Lambert, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a pu affirmer que l’atteinte au droit à la vie de relève pas du champ d’application de la théorie de la voie de fait (Cass. ass. plén., 28 juin 2019, pourvoi numéro 19-17.330, pourvoi numéro 19-17.342 , AJE et CHU de Reims c/ Consorts Lambert : Dr. adm. 2019, comm. 48, note Eveillard ; JCP G 2019, act. 738, obs. Vialla ; Procédures 2019, comm. 218, note Strickler ; D. 2019, p. 1400, note Roux ; RTD civ. 2019, p. 543, note Deumier ; RTD civ. 2019, p. 552, note Leroyer).
Bien évidemment, la liberté individuelle est une liberté fondamentale et, en conséquence, elle relevait déjà du champ d’application de la théorie de la voie de fait (V. par ex. CE, 18 octobre 1989, requête numéro 75096, Brousse : Rec., p. 545 ; Dr. adm. 1989, 629 ; JCP G 1989, IV, 415 ; concl. Stirn ; AJDA 1990, p. 54).
Le Conseil d’Etat se référant, dans les visas de l’arrêt Bergoend, à l’article 66 de la Constitution, et compte tenu de sa volonté de limiter le domaine de la voie de fait, il convient de privilégier l’interprétation restrictive de ces dispositions, telle qu’elle résulte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En conséquence, la voie de fait ne peut plus être retenue qu’en cas d’arrestations et de détentions arbitraires.
Exemples :
– Cass 1ère civ., 19 mars 2015, pourvoi numéro 14-14.571 : la liberté syndicale n’entrant pas dans le champ de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution, l’atteinte qui lui est prétendument portée n’est pas susceptible de caractériser une voie de fait.
– TC, 12 février 2018, requête numéro 4110, Gueye c/Agent judiciaire de l’Etat (JCP A 2018, comm. 2247, obs. Le Bot) : si en retenant les documents d’identité d’un ressortissant étranger, au-delà du temps strictement nécessaire à l’exercice du contrôle de son identité et de la régularité de sa situation, alors prévu par l’article 5 de l’ordonnance n°45-2658 du 2 novembre 1945, la police des frontières est susceptible d’avoir porté atteinte à la liberté d’aller et venir de l’intéressé, cette liberté n’entre pas dans le champ de la liberté individuelle au sens de l’article 66 de la Constitution, de sorte qu’une telle atteinte n’est pas susceptible de caractériser une voie de fait. Dès lors les conclusions tendant à la réparation des conséquences dommageables de la rétention de ses documents d’identité relèvent de la compétence de la juridiction administrative.
Finalement, en raison de la superposition du champ recouvert par la voie de fait et par l’article 66 de la Constitution en cas d’atteinte à une liberté individuelle, l’utilité de la théorie de la voie de fait, comme notion autonome, apparaît désormais bien limitée.
γ- Exercice d’un pouvoir n’appartenant manifestement pas à l’administration
735.- Apparition de cette condition.- Cette condition a été mentionnée pour la première fois par le Conseil d’Etat dans son arrêt d’Assemblée du 18 novembre 1949 Carlier (requête numéro 77441 : RDP 1950, p. 172, concl. Gazier, note Waline) et elle concerne les hypothèses de voie de fait par manque de droit.
A l’origine, la formule de l’arrêt Carlier trouvait à s’appliquer dans les cas où l’administration utilisait un pouvoir qui ne lui appartenait en aucun cas.
Exemple :
– CE, 13 juillet 1966, requête numéro 54130, Guignon (Rec. 1966, p. 380 ; RDP 1970, p. 774, note Waline) : est en cause en l’espèce la décision de l’autorité militaire de faire poser des scellés sur la porte d’entrée du logement privé d’un officier.
736.- Approche extensive.- Par la suite, la jurisprudence a interprété différemment cette condition, dans un sens plus favorable à la reconnaissance de la voie de fait. C’est ce qu’on appelle la jurisprudence des passeports. Dans ce cadre, les juges ne reconnaissent plus seulement la voie de fait dans des cas où l’administration utilise un pouvoir qui ne lui appartient pas. Ils vont vérifier si, dans l’affaire qui lui leur est soumise, le texte qui fonde les pouvoirs de l’administration permet l’exercice de la prérogative en cause.
Exemples :
– TC, 9 juin 1986, requête numéro 02434, Eucat (préc.) : cette affaire concerne une demande de restitution d’un passeport. Les deux premières conditions de la voie de fait, telle qu’elle était définie à l’époque, sont remplies en l’espèce puisqu’une mesure de retrait d’un passeport constitue une atteinte grave à la liberté d’aller et de venir. En revanche, si l’on applique la jurisprudence Carlier, on devrait considérer que la troisième condition de la reconnaissance de la voie de fait n’est pas remplie en l’espèce. En effet, un décret du 7 décembre 1792 permet à l’administration de procéder à un retrait de passeport. Il s’agit donc bien d’un pouvoir qui appartient à l’administration. Mais dans l’arrêt Eucat, le juge est allé plus loin dans son analyse. Il a en effet vérifié quelles sont les différentes hypothèses qui autorisent l’administration à retirer un passeport. Or, d’après le décret du 7 décembre 1792, le retrait de passeport ne peut être réalisé que dans deux hypothèses : en cas de risques pour la sécurité nationale ou la sécurité publique ; en cas de poursuites et de condamnation pénale. En l’espèce, le motif invoqué par l’administration était que le requérant était redevable d’un arriéré d’impôt. Il ne s’agit pas ici de l’une des deux hypothèses visées par le décret du 7 décembre 1792 et dans la mesure où les autres conditions sont réunies, il y a donc voie de fait.
– TC, 12 janvier 1987, requête numéro 02450, Grizivatz (Rec., p. 442 ; AJDA 1987, p. 425, obs. Prétot) : dans cette affaire le retrait du passeport était motivé par l’existence d’une condamnation pénale avec contrainte par corps. Dans cette hypothèse, il n’y a donc pas de voie de fait puisque l’administration a bien utilisé un pouvoir lui appartenant en poursuivant l’un des objectifs visés par le décret du 7 décembre 1792.
Cette jurisprudence avait pour conséquence d’étendre le domaine de la voie de fait, y compris dans des cas où l’atteinte portée à une liberté fondamentale ou à la propriété privée résultait d’une simple illégalité, ce qui rendait très délicate la répartition des compétences entre le juge judiciaire et le juge administratif.
737.- Retour à une approche restrictive.- Le Tribunal des conflits est finalement revenu sur cette conception extensive, à partir de l’arrêt du Tribunal des conflits du 12 mai 1997, Préfet de police c. TGI Paris (requête numéro 3056, préc.) qui a marqué un retour à une conception plus orthodoxe de la voie de fait.
Exemple :
– TC, 23 octobre 2000, Boussadar (requête numéro 3227 : AJDA 2001, p. 143, chron. Guyomar et Collin) : l’autorité administrative ayant agi sur le fondement des dispositions de l’article 5 de l’ordonnance n°45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France et du décret n°47-77 du 13 janvier 1947, le refus de visa ne saurait être regardé comme manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir de l’administration. Conformément à la jurisprudence Carlier, les juges visent le texte applicable sans vérifier quelles sont les hypothèses précises prévues par ce texte qui peuvent fonder une décision de refus de visa.
c- Actualité de la voie de fait
738.- Un palliatif des lacunes du juge administratif.- Au XIX° siècle, et jusqu’à une époque récente, la théorie de la voie de fait constituait la seule hypothèse dans laquelle des injonctions pouvaient être prononcées à l’encontre de l’administration. Or, de nos jours, le juge administratif dispose, dans certaines hypothèses, de la même possibilité. Les lois n°80-539 du 16 juillet 1980, et la loi n°95-125 du 8 février 1995 permettent ainsi aux juridictions administratives de prononcer des injonctions assorties d’astreintes pour obliger l’administration à exécuter les décisions de justice la condamnant. Toutefois, suite à ces lois, cette possibilité n’était toujours pas ouverte dans le cas où l’administration commettait une simple illégalité, et n’avait pas encore été condamnée, ce qui pouvait poser de graves difficultés et déboucher sur des solutions contestables du point de vue de l’équité.
La solution rendue par le Tribunal des conflits, sur partage du garde des Sceaux, dans son arrêt du 12 mai 1997, Préfet de police c. TGI de Paris (requête numéro 3056, préc.) a ainsi fait scandale, entraînant la démission de l’un de ses membres.
Des passagers clandestins avaient été appréhendés à bord d’un navire. Plutôt que de faire débarquer les passagers et de les placer en zone d’attente, comme l’impose la loi, l’autorité administrative avait décidé de les consigner à bord. Les passagers clandestins, qui craignaient que le navire ne reparte avant qu’il ne soit statué sur leur sort, ont alors saisi le juge judiciaire en invoquant l’existence d’une voie de fait de façon à ce que celui-ci enjoigne à l’administration de les faire débarquer. Le Tribunal des conflits, saisi dans le cadre d’une procédure de conflit positif décide que la voie de fait n’était pas constituée. Implicitement, cela revenait à dire que c’est devant le juge administratif qu’aurait dû être portée l’affaire. Cependant, le juge administratif ne disposant pas de pouvoir d’injonction au principal, il ne pouvait en aucun cas contraindre l’administration à faire débarquer les passagers clandestins, ce qui fait que le recours à ce juge s’avérait inutile. Cette affaire était symptomatique d’une conception extensive de la voie de fait de la part du juge judiciaire, justifiée par le fait que lui seul pouvait efficacement rendre la justice dans ce type d’affaires.
739.- Un intérêt relativisé par la création de la procédure de référé liberté.- La loi n°2000-597 du 30 juin 2000 relative aux référés devant la justice administrative a créé une procédure de référé liberté qui tend à résoudre ces difficultés. Selon l’article L. 521-2 du Code de justice administrative « saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale ».
Ainsi, le juge administratif peut désormais notamment enjoindre à l’administration de faire cesser une atteinte à une liberté fondamentale lorsqu’il n’y a pas voie de fait, de la même façon que le juge judiciaire dans le cadre de la théorie de la voie de fait.
Cependant, dans un premier temps, la théorie de la voie de fait n’avait pas été pour autant remise en cause. En effet, pour qu’il y ait voie de fait, il est nécessaire que la mesure prise soit manifestement insusceptible d’être rattachée à un pouvoir appartenant à l’administration. Or, dans le cadre du référé liberté, l’administration porte atteinte à une liberté fondamentale « dans l’exercice de l’un de ses pouvoirs », ce qui constitue à l’évidence un élément discriminant entre les deux procédures.
L’utilité de la théorie de la voie de fait a ainsi été confirmée à plusieurs reprises par le Tribunal des conflits, dans des hypothèses où la différence entre le domaine de la voie de fait et celui du référé liberté n’est pas toujours très nette.
Exemples :
– TC, 19 novembre 2001, requête numéro 3272, Dlle. Mohamed c. Ministre de l’Intérieur (préc.) : en l’espèce, l’intéressée s’était vue confisquer son passeport lors d’un contrôle effectué dans un aéroport. Dans l’attente d’un contrôle de son identité et de sa nationalité, elle avait été placée en zone d’attente pendant quatre jours. La durée excessive de ce placement conduit les juges à considérer qu’une voie de fait a été commise par l’administration.
– TC, 15 février 2010, requête numéro 3722, Taharu (RFDA 2010, p. 1057, chron. Terneyre) : constitue une voie de fait l’abattage d’arbres situés sur un terrain privé, sans l’accord du propriétaire, par des détenus, à l’instigation et sur les instructions du directeur du centre pénitentiaire, avec les matériels du centre, pour améliorer la vue depuis son logement de fonction. Dès lors, le litige introduit par la requérante pour obtenir l’indemnisation de ses préjudices consécutifs à cette voie de fait relève de la juridiction judiciaire, sans préjudice de la possibilité pour l’Etat d’exercer l’action récursoire contre son agent dans la mesure où il apparaîtrait que la faute présenterait un caractère personnel.
On pouvait pourtant s’interroger sur la légitimité de la survivance de la théorie de la voie de fait puisqu’il n’existe plus aujourd’hui aucune raison d’ordre pratique susceptible de justifier l’existence de cette théorie. Bien au contraire, le maintien de cette théorie ne faisait que compliquer les choses pour le requérant lequel, en raison de la difficulté de définir précisément les domaines respectifs de la voie de fait et du référé liberté, risque de se tromper de juge.
740.- La voie de fait concurrencée par le référé liberté.- C’est pour cette raison que la jurisprudence a fini par évoluer dans le cadre d’un processus qui s’est déroulé en plusieurs temps.
Dans un premier temps, le juge du référé liberté a accepté de se reconnaître compétent dans des affaires relevant de la voie de fait par manque de procédure. Ainsi, dans une ordonnance Société Lidl du 23 mars 2001 (requête numéro 231559 : Rec., p. 154 ; BJDU 2001 p. 111, note Bonichot ; RFDA 2001, p. 765) le juge des référés s’est reconnu compétent pour connaître d’une demande contestant le maintien de scellés sur un bâtiment commercial, ce qui constitue de façon évidente une exécution forcée caractéristique d’une voie de fait. Cette solution n’était toutefois pas très surprenante puisque l’article L. 521-2 du Code de justice administrative vise expressément les atteintes commises par l’administration dans l’exercice de ses pouvoirs, par opposition à celles commises en dehors de ses pouvoirs, hypothèse caractéristique d’une voie de fait par manque de droit.
On peut ainsi considérer que la rédaction de l’article L. 521-2 n’excluait pas la compétence du juge du référé liberté en cas de voie de fait pour manque de procédure. Il en va tout autrement, en revanche, concernant les voies de fait par manque de droit.
En dépit de la rédaction non ambiguë de l’article L. 521-2 le juge du référé liberté s’est pourtant reconnu à plusieurs reprises compétent pour ordonner des mesures propres à faire cesser une voie de fait par manque de droit, mais sans pour autant qualifier expressément les agissements en cause de voie de fait.
Exemple :
– CE, 9 avril 2004, requête numéro 263759, Vast (Rec., p. 173 ; JCP A 2004, comm. 1318, note Rouault ; JCP A 2004, comm. 1319, note Moreau ; RFDA 2004, p. 778, concl. Boissard) : il est enjoint au maire d’une commune de donner à ses services toutes instructions pour qu’il soit immédiatement mis fin à l’application de la note du 5 novembre 2003 prescrivant l’ouverture systématique des plis adressés aux adjoints du maire.
Finalement, le juge des référés du Conseil d’Etat, privilégiant une lecture pour le moins audacieuse de l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, a décidé que « sous réserve que la condition d’urgence soit remplie, il appartient au juge administratif des référés … d’enjoindre à l’administration de faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale au droit de propriété, lequel a le caractère d’une liberté fondamentale, quand bien même cette atteinte aurait le caractère d’une voie de fait » (CE, ord. réf., 23 janvier 2013, Commune de Chirongui, requête numéro 365262 : AJDA 2013, p. 788, chron. Domino et Bretonneau ; Dr. adm. 2013, comm. 2, note Gilbert ; JCP A 2013, comm. 2047, note Pauliat et comm. 2048, note Le Bot ; RFDA 2013, p. 299, note Delvolvé).
Cette décision est contestable sur le plan des principes, puisqu’elle s’applique à des cas de voie de fait par manque de droit, donc à des hypothèses où l’administration est sortie du cadre de ses pouvoirs, alors que, rappelons-le, l’article L. 521-2 du Code de justice administrative vise l’hypothèse où elle exerce l’un de ses pouvoirs. En revanche, cette solution est conforme à la notion de bonne administration de la justice ainsi qu’à la garantie d’un recours effectif. Notons également que si cette solution reconnaît au juge administratif, concurremment au juge judiciaire, compétence pour constater la voie de fait et ordonner qu’il y soit mis un terme, la compétence pour réparer les conséquences de la voie de fait appartient toujours exclusivement au juge judiciaire.
Il était néanmoins évident, à partir de cette décision, que le justiciable bien informé avait tout intérêt, en cas d’atteinte grave et manifestement illégale portée par l’administration au droit de propriété ou à une liberté fondamentale, à saisir le juge du référé liberté plutôt que le juge judiciaire. Il avait ainsi l’assurance de ne pas se tromper de juge, le juge des référés acceptant désormais de se prononcer alors même qu’une voie de fait est constituée, en tout cas si la condition d’urgence visée par l’article L. 521-2 du Code de justice administrative est remplie. En revanche, s’il saisit le juge judiciaire, il s’exposera à une éventuelle décision d’incompétence ou au déclenchement d’une procédure de conflit positif, dans le cas où ce juge ou le préfet considérerait que l’administration a agi « dans le cadre de ses pouvoirs ». Réduite ainsi dans son utilité pratique, la théorie de la voie de fait avait vocation sinon à disparaître, au moins à voir son utilisation fortement réduite.
741.- Restriction du domaine de la voie de fait.- Il apparaît toutefois que la jurisprudence Commune de Chirongui n’a plus de raison d’être dès lors que le domaine de la voie de fait a été considérablement restreint suite à la jurisprudence Bergoend. Il semble en effet exclu, désormais, que le juge administratif puisse se déclarer compétent en cas de voie de fait dès lors que le domaine de celle-ci coïncide avec le domaine de compétence exclusivement réservé au juge judiciaire par la Constitution. Pour autant, cette approche n’est pas corroborée par la jurisprudence, le juge des référés du Conseil d’Etat, privilégiant certainement l’efficacité, ayant réitéré le considérant de principe de l’arrêt Bergoend dans une ordonnance postérieure à celui-ci en date du 28 mai 2020 (requête numéro 440522.- V. aussi TA Marseille, 6 février 2023, requête numéro 2301012).
Cela n’exclut pas de s’interroger, toutefois, sur l’intérêt du maintien d’une théorie de la voie de fait qui pourrait très bien disparaître. Certes, le juge judiciaire demeurerait compétent en cas d’extinction du droit de propriété et d’atteinte à la liberté individuelle, dans le sens restreint qui lui est donné par la jurisprudence constitutionnelle. Mais dans la deuxième hypothèse, la référence à la voie de fait paraît aujourd’hui inutile, dès lors que la compétence du juge judiciaire peut être directement fondée sur les dispositions de l’article 66 de la Constitution.
3° Emprise
742.- Protection de la propriété immobilière.- L’emprise, telle qu’elle est conçue à l’origine, concerne les atteintes portées par l’administration à la propriété privée lorsqu’elles se manifestent par une occupation ou une dépossession, temporaire ou définitive, partielle ou totale (TC, 17 mars 1949, requête numéro 01077, Société Hôtel du Vieux Beffroi : Rec., p. 592. – TC, 17 mars 1949, requête numéro 01086, Société Rivoli-Sébastopol : Rec., p. 594 ; S. 1950, p. 31, concl. Delvolvé, note Mathiot ; D. 1949, p. 209, concl. Delvolvé et note P.-L. J.). Par ailleurs, elle concerne seulement la propriété privée des immeubles, ce qui exclut non seulement les meubles, mais également les différents démembrements du droit de propriété.
Exemple :
– TC, 26 octobre 1981, requête numéro 02197, Syndicat des copropriétaires de l’immeuble Armenonville c. Ville de Cannes (Rec., p. 501 ; CJEG février 1982, p. 71, note Maillot ; AJDA 1982, p. 528) : l’emprise n’est pas constituée dans un cas où l’administration porte atteinte à une servitude de passage.
Toutefois, s’agissant des démembrements de la propriété privée, cette jurisprudence connaissait une exception notable pour les titulaires de concessions funéraires (TC, 6 juillet 1981, requête numéro 02193, Jacquot c. Commune de Maixe : Rec., p. 507 ; Gaz. Pal. 1982, 1, 290, note Melin.- CAA Marseille, requête numéro 99MA00943, 9 février 2004, M. Sauveur Y.), ce qui se justifiait par le caractère très particulier de ce droit.
743.- Emprise régulière et emprise irrégulière.- La jurisprudence distingue deux types d’emprises.
Il s’agit tout d’abord de l’emprise régulière. Dans ce cas l’occupation ou la dépossession ont été opérées en vertu d’un texte, et la juridiction administrative est alors seule compétente (V. ainsi réitérant ce principe Cass. 1ère civ., 15 juin 2016, pourvoi numéro 15-21.628, SARL les Horizons) sauf si le texte en dispose autrement. Le principe susmentionné s’applique notamment au cas des réquisitions municipales visées par l’article L. 2212-2, 4° du Code général des collectivités territoriales.
Il s’agit ensuite de l’emprise irrégulière, qui présente ce caractère dans les cas où elle n’a pas été autorisée.
Exemples :
– Cass. 3ème civ., 7 mai 1996, pourvoi numéro 93-15.179, SCI Azul résidence et a. c. SEMAP : la Cour casse une ordonnance d’expropriation alors que l’administration avait déjà pris possession des lieux. L’annulation juridictionnelle ayant un caractère rétroactif, l’occupation du terrain est donc irrégulière.
– TC, 21 juin 2004, requête numéro C3400, SCI Camaret (Mon. TP 17 septembre 2004, p. 87 et 388 ; AJDA 2004, p. 1722 ; JCP A 2005, comm. 1116, note Rouault) : constitue une emprise irrégulière l’implantation d’une canalisation qui s’écarte de 20 à 40 mètres du tracé du plan annexé à la convention préalablement conclue.
– TC, 13 décembre 2010, requête numéro 3798, Valladon (RFDA 2011, p. 427) : les travaux réalisés par une commune sur une parcelle, alors présumée n’avoir pas de maître et susceptible, à ce titre, d’être appréhendée par l’Etat, procèdent d’une emprise irrégulière relevant de la compétence de la juridiction judiciaire, la prise de possession ayant précédé une décision préfectorale d’appréhension qui n’est pas intervenue.
Dans ce second cas, il a été longtemps établi un partage de compétence. D’une part, le juge administratif devait se prononcer sur le caractère régulier ou irrégulier de l’emprise dès lors que celle-ci soulevait une question relative à l’appréciation de la légalité ou à l’interprétation d’un acte administratif.
Exemple :
– CE, 23 juillet 2010, requête numéro 332761, Françoise P. (Dr. adm. 2010, comm. 147, note Melleray) : le juge judiciaire n’avait pas à saisir le juge administratif d’une question préjudicielle dès lors que EDF ne justifiait en l’espèce d’aucun titre l’autorisant à instaurer une servitude sur une parcelle appartenant à la requérante.
Si l’emprise était irrégulière, c’est le juge judiciaire qui en réparait ses conséquences.
744.- Restriction de la compétence du juge judiciaire.- Cette solution a toutefois vu son champ d’application restreint par l’arrêt du Tribunal des conflits du 9 décembre 2013, Epoux Panizzon (requête numéro 3931, préc.- V. également TC, 11 janvier 2016, requête numéro 4040, Réseau ferré de France : AJDA 2016, p. 1344, note Sudres). Désormais, c’est le juge administratif qui est compétent pour statuer sur les demandes d’indemnisation de préjudices nés d’une emprise irrégulière (V. par ex. CAA Bordeaux, 11 juin 2020, requête numéro 18BX02326 : AJDA 2020, p. 2271, concl. Cabanne) sauf si celle-ci est caractérisée par « l’extinction » du droit de propriété, celle-ci étant assimilée, comme on l’a évoqué plus haut, à « une dépossession définitive ». On retrouve donc ici la même exception à la compétence du juge administratif qu’en matière de la voie de fait, ce qui a pour effet indirect de rendre inopérante du point de vue de la répartition des compétences juridictionnelles la distinction entre emprise régulière et emprise irrégulière. Dans ce sens, la jurisprudence Epoux Panizzon est directement liée à la jurisprudence Bergoend et elle est inspirée par la même idée de bonne administration de la justice.
Il faut enfin relever que dans le cadre de la théorie de l’emprise, le juge judiciaire n’est pas compétent pour adresser des injonctions à l’administration, notamment en vue qu’elle restitue les lieux (Cass. 1ère civ., 1er juin 2011, pourvoi numéro numéro 10-30.710, Champigny c. Commune de Messemé : JCPA 2012, comm. 2062, note Renard-Payen). De ce point de vue également, la simplification introduite par l’arrêt Epoux Panizzon est la bienvenue : plutôt que de saisir le juge administratif en vue qu’il annule l’acte à l’origine de l’emprise irrégulière et qu’il prononce une injonction d’y mettre fin, avant de saisir le juge judiciaire pour obtenir une indemnisation, le justiciable peut désormais faire sanctionner l’emprise irrégulière par le seul juge administratif. Selon cette nouvelle approche, la théorie de l’emprise semble tout aussi en danger que celle de la voie de fait. Elle n’emporte plus, en tout état de cause, d’effet sur la répartition des compétences entre les juridictions administratives et judiciaires (V. par. ex., CAA Lyon, 30 janvier 2020, requête numéro 18LY00181 : JCP A 2020, comm. 2102, obs. Fraysse).
Pour aller plus loin :
– Arrighi de Casanova (J.), Stahl (J.-H.), Tribunal des conflits : l’âge de la maturité : AJDA 2015, p. 575.
– Aubin (E.), Les agents de droit privé des personnes publiques, Le mythe du wharf de Bassam dans la fonction publique ? : AJDA 2021, p. 84.
– Chabanol (D.), Faut-il brûler le Tribunal des conflits ? : AJDA 1988, p.736.
– Bouthinon-Dumas (H.), Sotiropoulou (A.), Pour quelles raisons les privilèges des actionnaires publics fondés sur le droit des sociétés entravent-ils la liberté de circulation des capitaux ? – Analyse critique de la jurisprudence de la CJCE sur les golden shares de seconde génération : Rev. Droit bancaire et financier 2009, 21.
– Chapus (R.), « Le service public et la puissance publique », RDP 1968, p.235.
– Espuglas-Labatut (P.), Le régime du personnel des services publics industriels et commerciaux, expression d’un droit public du travail : JCP A 2022, 204.
– Eveillard (G.), Les matières réservées par nature à l’autorité judiciaire : AJDA 2017, p. 101.
– Fatôme (E.), À propos de la distinction entre établissements publics à caractère administratif et établissements publics à caractère industriel et commercial : Mélanges Chapus, 1992, p. 171.
– Fouchet (J.), L’attribution d’une mission de service public aux sociétés de courses de chevaux : JCP A 2011, comm. 2091.
– Gazier (F.), Réflexions sur les symétries et dissymétries du Tribunal des conflits : RFDA 1990, p. 745.
– Hocquet-Berg (S.), La lente agonie de la voie de fait : Resp. civ. et assur. 2004, étude 13.
– Lachaume (J.-F.), Que reste-t-il de la distinction SPA-SPIC et de ses effets aujourd’hui ? : AJDA 2021, p. 60.
– Levallois (P.), L’établissement public marchand, Recherche sur l’avenir de l’entreprise en forme d’établissement public : Nouvelle Biliothèque des thèses, vol. 208, Dalloz 2021.
– Levallois (P.), L’usager du service public industriel et commercial enchaîné à la compétence judiciaire : AJDA 2020, p. 1549.
– Long (M.), Service public, services publics : déclin ou renouveau ? : RFDA 1995, p. 497.
– Machelon (J.-P), La loi de 1838 sur les aliénés : la résistance au changement : RDP 1984, p. 1005.
– Melleray (F.), Que reste-t-il de la jurisprudence Septfonds ?, note sur TC, 17 octobre 2011, SCEA Chéneau c. INAPORC et M. C. et a. c. CNIEL : Dr. adm. 2012, comm. 10.
– Mescheriakoff (A.-S.), L’arrêt du Bac d’Eloka, légende et réalité d’une gestion privée de la puissance publique, RDP 1988, p. 1058.
– Normand (J.), Le juge judiciaire, juridiction d’exception des atteintes portées par les autorités administratives à la liberté individuelle : RTDC 1998, p. 181.
– Pouyaud (D.), note sur TC, 6 juillet 2000, Bonato c. APEILOR : RFDA 2009, p. 1229.
– Schultz (P.), La fonction d’arbitrage des compétences juridictionnelles par le renvoi des cours souveraines au Tribunal des conflits, RDP 1994, p. 767.
– Seiller (B.), Evolution de la conception française du service public et de son dualisme : AJDA 2007, p. 1752.
– Seiller (B.), L’érosion de la distinction SPA – SPIC : AJDA 2005, p. 407.
– Seiller (B.), Le Tribunal des conflits renforcé : JCP A 2015, comm. 2082.
– Tukov (Ch.), L’autorité judiciaire, gardienne exclusive de la liberté individuelle ? : AJDA 2016, p. 936.
– Valsemey (C.), Vialle (R.), Le renforcement des golden shares par la loi PACTE, revue OFIS, mai 2020, p. 1.
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