L’article 38 de la Constitution du 4 octobre 1958 permet au Gouvernement, pour l’exécution de son programme, de solliciter de la part du Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi. L’habilitation législative ainsi votée par le Parlement est contrôlée par le Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle préventif de constitutionnalité des lois prévu par l’article 61 de la Constitution du 4 octobre 1958.
La Haute instance veille traditionnellement à ce que les finalités de l’habilitation soit définies avec précision et à ce que le domaine d’intervention des mesures que le Gouvernement se propose de prendre par ordonnances soit clairement délimité (CC, décision numéro 86-207 DC, 25 et 26 juin 1986, Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et social, rec. p. 61 ; CC, décision numéro 99-421 DC, 16 décembre 1999, Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l’adoption de la partie législative de certains codes, rec. p. 136). En ce qui concerne l’origine de la demande d’habilitation, le Conseil constitutionnel a récemment affirmé qu’il appartient au seul Gouvernement de demander au Parlement l’autorisation de prendre des ordonnances. Une habilitation votée à l’initiative de parlementaires est donc inconstitutionnelle (CC, décision numéro 2004-510 DC, 20 janvier 2005, Loi relative aux compétences du tribunal d’instance, de la juridiction de proximité et du tribunal de grande instance, rec. p. 41). Le Conseil constitutionnel ne s’est par contre jamais prononcé sur la question de savoir si l’article 38 de la Constitution réservait au seul Gouvernement en fonction au moment du vote de la loi d’habilitation le pouvoir de prendre les ordonnances. C’est à cette question que la Section du contentieux du Conseil d’État répond dans l’arrêt Schmitt.
En l’espèce, l’article 64 de la loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 de simplification du droit (JO 10 décembre 2004 page 20857) autorisait le Gouvernement dirigé par M. Jean-Pierre Raffarin, pendant une période de six mois à compter de la date de publication de la loi, à modifier par ordonnances certaines dispositions du code des juridictions financières (JO 10 décembre 2004 p. 20857). Avant l’expiration du délai fixé par ladite loi, ce Gouvernement fut remplacé par un nouveau, à la tête duquel M. Dominique de Villepin fut nommé (décret du 31 mai 2005 relatif à la cessation des fonctions du Gouvernement, article 1er, JO 2 juin 2005 p. 9880 ; décret du 31 mai 2005 portant nomination du Premier ministre, article 1er, JO 2 juin 2005 p. 9880). C’est ce gouvernement qui a alors pris, en vertu de l’habilitation de la loi de simplification du droit, une ordonnance portant modification du code des juridictions financières (ordonnance n° 2005-647, 6 juin 2005, JO 7 juin 2005 p. 10001), dont la légalité est contestée par le requérant.
La recevabilité d’un tel recours ne posait aucune difficulté, le Conseil d’État acceptant de vérifier la légalité des ordonnances non ratifiées (CE Sect., 3 novembre 1961, Damiani, rec. p. 607 ; CE Ass., 3 juillet 1998, Syndicat des médecins d’Aix et région et autres, requête numéro 184605, requête numéro 185341, requête numéro 185364, rec. p. 266).
Compte tenu du changement de gouvernement intervenu entre le vote de la loi d’habilitation et la signature de l’ordonnance, le Conseil d’État doit déterminer si l’habilitation prévue à l’alinéa 1er de l’article 38 de la Constitution revêt un caractère personnel, et bénéficie donc au seul gouvernement qui l’a sollicitée, ou bien un caractère impersonnel, et partant est susceptible d’être utilisée par tout gouvernement jusqu’à l’expiration du délai d’habilitation ou à la suite d’une nouvelle intervention du législateur. Si l’intention des rédacteurs de la Constitution de 1958 s’inscrit sans équivoque en faveur de la thèse de la nature personnelle de l’habilitation, la thèse inverse peut se prévaloir d’une pratique constante sous la Cinquième République. En effet, plusieurs lois d’habilitation ont été utilisées par un autre gouvernement que celui investi initialement de l’autorisation de prendre les ordonnances.
À l’invitation de son commissaire du gouvernement Rémi Keller, la Haute juridiction administrative consacre le caractère impersonnel des habilitations de l’article 38 de la Constitution. La Section du contentieux affirme que l’autorisation donnée par le Parlement produit effet jusqu’au terme prévu par la loi d’habilitation « sans qu’y fasse obstacle la circonstance que le gouvernement en fonction à la date de l’entrée en vigueur de la loi d’habilitation diffère de celui en fonction à la date de signature d’une ordonnance ». Le gouvernement nouvellement mis en place le 31 mai 2005 pouvait donc valablement signer l’ordonnance prise en vertu d’une habilitation sollicitée par le gouvernement précédent.
Soucieux de préserver l’équilibre des pouvoirs en général et les prérogatives du Parlement en particulier, le Conseil d’État admet néanmoins deux nuances. Tout d’abord, le caractère impersonnel de l’habilitation ne vaut que dans le silence de la loi d’habilitation. En d’autres termes, il est toujours loisible au législateur de prévoir, au moment du vote de la loi d’habilitation, que celle-ci ne vaut que pour le gouvernement en exercice à la date à laquelle cette autorisation a été demandée. Ensuite, une loi ultérieure peut intervenir pour abroger la loi d’habilitation et ainsi faire obstacle à ce qu’elle soit utilisée par un nouveau gouvernement.
Ajoutons à ces nuances que, d’une manière générale, les prérogatives du Parlement ne sont nullement menacées par la solution retenue dans l’arrêt Schmitt. En effet, le Parlement conserve toujours la possibilité, soit de refuser la ratification des ordonnances et entraîner ainsi leur caducité, soit de modifier les ordonnances à l’expiration du délai d’habilitation. Qui plus est, le Parlement redevient seul compétent à l’expiration de ce délai pour modifier les dispositions de l’ordonnance qui sont intervenues dans le domaine de la loi (CE Ass., 11 décembre 2006, Conseil national de l’ordre des médecins, requête numéro 279517 et requête numéro 283983, rec. p. 510).