Dans ses « Exercices de style », Raymond Queneau décrit de différentes manières une scène anodine se passant dans un bus.
La décision de Section du 18 janvier 2013 se prête parfaitement à un tel exercice. Nous pourrions la titrer de trois manières.
Technique : Le Conseil d’Etat, dans un arrêt de Section SOS Racisme du 18 janvier 2013 (CE, Sect., 18 janvier 2013, SOS Racisme, requête numéro 328230), a l’occasion de faire une belle application du principe d’égalité à la tarification à l’entrée des musées.
Journalistique : Les personnes en situation irrégulière n’ont pas le droit d’accéder gratuitement aux musées nationaux.
Engagé : Le Conseil d’Etat rappelle que les personnes en situation irrégulière bénéficient du principe d’égalité devant la loi.
Ce très bel arrêt présente en effet de nombreux intérêts. Outre la question de la gratuité instaurée pour une catégoie d’usagers, les questions que le Conseil d’Etat devait régler concernaient également la recevabilité liée aux actes attaqués.
Par deux requêtes jointes, l’association SOS Racisme exerçait un recours pour excès de pouvoir contre deux séries de décisions.
Par la première requête (numéro 328230) SOS Racisme attaquait des décisions du ministre de la culture révélées par un communiqué de presse du 1er avril 2009 indiquant que l’accès aux collections permanentes des musées et monuments nationaux était rendu gratuit pour les visiteurs âgés de moins de 26 ans, ressortissants de l’Union européenne.
Ces décisions étaient attaquées en tant qu’elles excluaient de leur champ d’application les visiteurs âgés de 18 à 25 ans qui n’étaient pas ressortissants de l’Union européenne.
Cette première requête semble avoir porté ses fruits. La légalité des premières décisions pouvait prêter à caution, en ce que le critère de gratuité était lié à la nationalité, et non pas à la résidence des usagers.
Par un nouveau communiqué de presse du 31 juillet 2009, le ministre de la culture annonçait que le dispositif de gratuité était étendu à tous les visiteurs âgés de 18 à 25 ans résidant régulièrement sur le territoire d’un Etat membre de l’Union européenne ou d’un Etat partie à l’Espace économique européen.
Par une seconde requête (numéro 332624) l’association SOS Racisme attaquait à nouveau les décisions révélées par le communiqué du 31 juillet 2009 ainsi que la note de la directrice des musées de France du 12 août 2009 par laquelle elle définissait les modalités de mise en oeuvre des mesures proposées et enfin « l’ensemble des décisions des organes compétents des musées et monuments nationaux mettant en oeuvre ces mesures ».
Ces différentes décisions étaient attaquées en tant qu’elles excluaient les visiteurs qui n’étaient pas en mesure de justifier de la qualité de résident de longue durée ou de résident régulier.
Ces deux recours amènent le Conseil d’Etat à régler d’une part de nombreuses questions de recevabilité des recours tenant aux actes attaqués (A), d’autre part à examiner la légalité des mesures sous l’angle du principe d’égalité. La particularité de cette décision est qu’il applique le principe d’égalité aux personnes en situation irrégulière. Se le Conseil d’Etat rejette le recours de SOS Racisme, il lui donne raison à plus long terme (B).
A./ La recevabilité des recours
L’année 2012 a été l’occasion pour le Conseil d’Etat de rendre un bon nombre de « décisions de synthèse » sur différents sujets. La décision SOS Racisme permet elle aussi d’évoquer un certain nombre de questions de recevabilité du recours, tenant aux actes attaqués (1) et à la présentation de la requête (2).
1) La recevabilité tenant aux actes attaqués
On sait que l’acte administratif n’est pas enserré dans un grand formalisme. Plus précisément, les actes réglementaires ne constituant pas des décrets, ne sont enserrés que dans un formalisme sommaire (puisqu’ils ne sont soumis ni à une obligation de motivation, ni aux droits de la défense).
L’acte administratif peut être révélé par un autre acte administratif. Ainsi la décision de créer l’aéroport de Notre-Dame des Landes est révélée par la signature avec Aéroports du Grand Ouest de la concession des aérodromes de Notre-Dame-des-Landes (CE SSR 13 juillet 2012, Communauté de communes d’Erdre et Gesvres, requête numéro 347073).
L’acte administratif peut être révélé par un comportement, voire par un fait purement matériel (v. le très classique arrêt CE SSR 12 mars 1986, Mme Cusenier, requête numéro 76147 : la décision du Ministre de la culture d’installer les colonnes de Buren dans la Cour d’honneur du Palais Royal est révélée par l’exécution des travaux (solution implicite)).
Une décision administrative peut également résulter d’un simple communiqué du Premier Ministre. Tel a été le cas par exemple des décisions prises (illégalement) par le Premier ministre concernant le transfert du siège de la SEITA à Angoulême (CE Ass., 3 mars 1993, Société d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes (SEITA), requête numéro 132993).
C’est peut-être en se fondant sur ces précédents que SOS Racisme entandait obtenir l’annulation des décisions révélées par les deux communiqués de presse du Ministre de la culture.
La Haute juridiction répond :
4. Considérant que le communiqué de presse du 1er avril 2009 du ministre de la culture et de la communication se borne à exposer les orientations de la politique gouvernementale en matière de gratuité dans les musées et monuments nationaux, mises en oeuvre par les établissements placés sous sa tutelle et n’a ainsi pas le caractère d’une décision faisant grief ; qu’il en est de même pour le communiqué de presse du 31 juillet 2009 qui, en se bornant à compléter les informations et orientations précédemment données, est également dépourvu de tout effet juridique direct et ne révèle pas davantage l’existence d’une décision de ce ministre susceptible d’être attaquée par la voie du recours en excès de pouvoir ; qu’ainsi, les conclusions de la requête de l’association SOS Racisme dirigées contre les décisions du ministre chargé de la culture qui auraient été révélées par les communiqués de presse des 1er avril et 31 juillet 2009 sont irrecevables ;
Le Conseil d’Etat n’entend pas ici indiquer qu’un communiqué de presse ne pourrait plus constituer ou révéler une décision administrative. Mais en l’espèce ce n’est pas au Ministre de la culture qu’appartient la compétence pour déterminer les tarifs d’accès des musées et monuments nationaux, mais à la Présidente du Centre des monuments nationaux, établissement public administratif placé sous la tutelle du Ministre de la culture. Les décisions relatives à la gratuité avaient déjà été adoptées par cette autorité. Or si le Ministre peut exercer sa tutelle sur l’établissement, il ne peut pas se substituer à l’autorité administratuive chargée de sa direction (v. pour un exemple récent : Philippe Cossalter, « Le pouvoir hiérarchique des ministres sur les Agences régionales de santé », Revue générale du droit on line, 2013, numéro 4317 (www.revuegeneraledudroit.eu/?p=4317)).
Le communiqué de presse aurait pu révéler une décision nouvelle du ministre, précisant par exemple les orientations tarifaires décidées en accord avec le Centre des monuments nationaux. Mais la lecture du communiqué du 1er avril 2009 montre très clairement qu’il ne porte aucune décision.
Cette affaire et les présents développements sont cependant l’occasion de se poser une question, qui nous semble rester en suspens : un simple discours, un communiqué de presse ou tout autre expression non formalisée de la volontée peut-il révéler une décision provenant d’un auteur incompétent ? Nous ne le pensons pas.
La communication politique, surtout celle assurée par des ministres qui n’ont souvent d’autre ministère que celui de la parole, impose parfois que les décisions prises par d’autres soient annoncées par le gouvernement. C’est le juste jeu de la tutelle. Il pourrait devenir inquiétant que des recours puissent être exercés (et gagnés) contre des déclarations d’intention ou l’annonce de décisions déjà prises par d’autres qui, présentant tous les aspects d’une décision (ce qui n’était pas le cas dans l’espèce commentée) ne pourraient révéler que l’incompétence de leur auteur.
Le juge administratif, qui se fait de manière croissante administrateur par l’extention du champ du plein contentieux et l’évolution de l’office du juge de l’excès de pouvoir, doit cependant se cantonner au domaine du droit. Il n’a pas encore passé la frontière du politique, comme a pu le faire la Commission européenne qui entend saisir les discours politiques en raison des effets psychologiques que ceux-ci peuvent avoir sur les marchés financiers.
Bien entendu, il y aurait un inconvénient à dénier systématiquement le caractère d’acte faisant grief aux déclarations d’une autorité incompétente : ce serait juger de la recevabilité par référence aux moyens de légalité interne. C’est ce système auquel le Conseil d’Etat a mis fin concernant les circulaires avec la décision Duvignières. Mais les déclarations, communiqués et discours ne sont, précisément, pas des circulaires qui répondent à certains principes formels et désignent leurs destinataires, contrairement aux discours et communiqués.
2) La recevabilité tenant à la requête
La décision rapportée est également l’occasion pour le Conseil d’Etat de consacrer d’intéressants développements à l’article R. 412-1 du code de justice administrative aux termes duquel
» La requête doit, à peine d’irrecevabilité, être accompagnée, sauf impossibilité justifiée, de la décision attaquée ou, dans le cas mentionné à l’article R. 421-2, de la pièce justifiant de la date de dépôt de la réclamation. «
Cette disposition n’impose semble-t-il qu’une obligation purement formelle. L’affaire rapportée montre qu’il n’en est rien. L’obligation formelle de produire la décision attaquée renvoie à l’obligation, plus substantielle, d’identifier la décision administrative dont le requérant entend obtenir l’annulation.
En l’espèce, SOS Racisme entendait obtenir l’annulation
sans autre précision, des décisions par lesquelles l’accès aux collections permanentes des musées et monuments nationaux a été rendu gratuit pour certains visiteurs âgés de 18 à 25 ans;
Cette sorte de voiture-balai ne désignait pas précisément les actes attaqués.
Le Conseil d’Etat rejette le recours en ce qu’il visait ces actes non déterminés :
5. Considérant que l’association SOS Racisme demande l’annulation, sans autre précision, des décisions par lesquelles l’accès aux collections permanentes des musées et monuments nationaux a été rendu gratuit pour certains visiteurs âgés de 18 à 25 ans ; que faisant suite à la demande qui a été formulée auprès de la requérante que soient fournies, en application des dispositions de l’article R. 412-1 du code de justice administrative aux termes desquelles : » La requête doit, à peine d’irrecevabilité, être accompagnée, sauf impossibilité justifiée, de la décision attaquée ou, dans le cas mentionné à l’article R. 421-2, de la pièce justifiant de la date de dépôt de la réclamation. « , copies des décisions attaquées, celle-ci n’a transmis, d’une part, que deux décisions tarifaires du président du Centre des monuments nationaux, ainsi que deux délibérations du conseil d’administration de l’Etablissement public du musée du Louvre et, d’autre part, différentes informations tarifaires recueillies sur les sites internet de plusieurs musées ; que la transmission de ces derniers éléments ne saurait être regardée comme satisfaisant aux conditions posées à l’article R. 412-1 précité, dès lors que la requérante se borne à soutenir que les décisions tarifaires des différentes institutions culturelles ne sont pas publiées et n’établit, ni même n’allègue, qu’elle aurait demandé communication de ces décisions administratives aux différentes institutions concernées qui lui en auraient refusé la communication ; qu’il appartenait à la requérante de procéder à ces diligences minimales pour pouvoir soutenir qu’elle était dans l’impossibilité justifiée de fournir les décisions attaquées ; que, dès lors, les requêtes de l’association SOS Racisme sont irrecevables en tant qu’elles portent sur la contestation des décisions des différents organes dirigeants fixant les orientations tarifaires des musées, à l’exclusion de celles relevant du Centre des monuments nationaux et de l’Etablissement public du musée du Louvre ;
L’on peut se demander si le Conseil d’Etat ne pouvait pas fonder son rejet sur une règle d’un « niveau supérieur » (sinon formellement, du moins matériellement) en utilisant l’article 1er du décret n°65-29 du 11 janvier 1965 relatif aux délais de recours contentieux en matière administrative. Aux termes de cet article, qui formalise le principe de la décision préalable :
Sauf en matière de travaux publics, la juridiction administrative ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée.
Il est vrai que l’usage de l’article R. 412-1 est plus effectif puisque, interprété par le Conseil d’Etat, il donne un guide pratique pour excuser la non-production de la décision attaquée.
L’article 1er du décret n°65-29 du 11 janvier 1965 aura plus d’utilité pour rejeter les recours qui sont exercés, non pas contre des décisions non individualisées mais qui sont susceptibles d’exister, mais contre des actes qui n’ont pas de caractère décisoire.
B./ Le principe d’égalité
Une fois déblayé le champ contentieux, le Conseil d’Etat a pu se pencher sur le fond du droit, et se prononcer sur une intéressante application du principe d’égalité à la gratuité dans les musées.
Pour être précis, la question de l’égalité n’est pas liée à la gratuité en tant que telle, mais à la gratuité en tant que différenciation tarifaire. Les principes étudiés seraient identiques si la présidente du Centre des monuments nationaux avait décidé une simple réduction des tarifs.
La présidente du Centre des monuments nationaux a adopté deux décisions n° 2009-12 du 11 mars 2009 et n° 2009-49 du 24 juillet 2009.
Par la première décision l’autorité administrative décidait de la gratuité de l’accès pour les ressortissants de l’Union européenne âgés de 18 à 25 ans et pour les enseignants en activité dans les établissements primaires et secondaires. Par la seconde décision, l’autorité étendait l’accès gratuit à tous les résidents réguliers sur le territoire national âgés de 18 à 25 ans.
La première décision était manifestement illégale, non pas seulement en raison d’une contrariété avec le principe d’égalité, mais pour violation du droit communautaire, et notamment des dispositions 2003/109/CE du Conseil du 25 novembre 2003 qui assimile les nationaux et les résidents de longue durée pour l’accès à certains droits (1).
La seconde décision, qui réserve la gratuité aux majeurs âgés de moins de 26 ans, citoyens et personnes résidants de longue durée sur le territoire d’un des Etats membres de l’Union européenne, excluait donc les résidents en situation irrégulière. Cette décision, qui traite de manière différente résidents réguliers et résidents en situation irrégulière, ne viole pas le principe d’égalité (2).
1) L’égalité entre ressortissants et résidents de longue durée
Remarquons en premier lieu que l’autorité administrative n’a pas pris de décision établissant une distinction entre ressortissants ou résidents français, et résidents ou ressortissants d’un des Etats membres de l’Union européenne.
Une telle discrimination, qui violerait le principe d’égalité de traitement, est depuis longtemps exclue de la politique tarifaire des différents services publics.
La Cour de justice des communautés européennes a eu l’occasion d’en poser le principe dans l’affaire Commission c/ Italie du 16 janvier 2003 (CJCE, 16 janvier 2003, Commission c. Italie, aff. C 388/01, rec. I p.721) :
En réservant des avantages tarifaires discriminatoires pour l’accès aux musées, monuments, galeries, fouilles archéologiques, parcs et jardins classés monuments publics, accordés par les collectivités locales ou nationales décentralisées aux seuls ressortissants italiens ou aux seuls résidents sur le territoire desdites collectivités gérant l’installation culturelle en question qui sont âgés de plus de 60 ou 65 ans, et en excluant de tels avantages les touristes ressortissants des autres États membres ou les non-résidents qui satisfont aux mêmes conditions objectives d’âge, la République italienne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des articles 12 CE et 49 CE.
Cette interdiction de violation du principe d’égalité de traitement entre ressortissants ou résidents français et ressortissants ou résidents communautaires n’interdit pas cependant aux services publics locaux d’établir des politiques tarifaires basées sur le lieu de résidence. Mais les services publics pour lesquels un tel critère sont acceptables sont réduits et semblent limités aux services publics administratifs : médiathèques, écoles de musique, cantines scolaires. Encore est-ce la qualité de contribuable local, et non directement celle de résident, qui justifie la différenciation tarifaire.
Le Conseil d’Etat a l’occasion de rappeler, par sa décision du 18 janvier 2013, que d’autres contraintes encore pèsent sur les collectivités publiques dans la détermination de leur politique tarifaire.
La directive 2003/109/CE du Conseil du 25 novembre 2003 relative au statut des ressortissants de pays tiers résidents de longue durée a pour objet de conférer certains droits égaux aux résidents de longue durée par rapport aux nationaux. Aux termes de l’article 11 de cette directive :
Article 11
Égalité de traitement
1. Le résident de longue durée bénéficie de l’égalité de traitement avec les nationaux en ce qui concerne:
[…]
f) l’accès aux biens et aux services et la fourniture de biens et de services à la disposition du public, ainsi que l’accès aux procédures d’attribution d’un logement;
Il découle de cette directive que les résidents de longue durée d’un des Etats membres bénéficient des mêmes droits que les ressortissants, notamment pour l’accès aux biens et services « à la disposition du public », ce qui recouvre manifestement l’accès aux musées.
La France a transposé une partie de la directive au sein du Code de l’entrée et du séjour des étrangers par le biais de la loi n° 2006-911 du 24 juillet 2006 relative à l’immigration et à l’intégration. Les dispositions de l’article 11 ne semblent pas avoir été transposées; peu importe dès lors que, le délai de transposition étant expiré, les dispositions de la directive non transposée peuvent être directement invoquées.
Le Conseil d’Etat annule par voie de conséquence les dispositions qui réservaient le bénéfice de la gratuité aux résidents européens âgés de 18 à 25 ans :
11. Considérant qu’en limitant, par la première série de mesures, aux seules personnes de 18 à 25 ans ressortissants d’un Etat membre de l’Union européenne ou d’un Etat partie à l’Espace économique européen la gratuité d’accès aux monuments dont ils ont la charge et en excluant ainsi les résidents de longue durée en situation régulière de ces mêmes Etats, la décision du 11 mars 2009 du Centre des monuments nationaux et la délibération du 27 mars 2009 de l’Etablissement public du musée du Louvre ont méconnu les dispositions de la directive 2003/109/CE du Conseil du 25 novembre 2003 ;
2) L’égalité et les situations irrégulières
Tout vient à point à qui sait attendre.
Le principal intérêt de la décision commentée réside dans sa dernière partie, qui concerne la légalité des mesures étendant le bénéfice de la gratuité aux résidents de longue durée dans un Etat membre de l’UE ou de l’Espace économique européen.
SOS Racisme reprochait à ces dispositions d’être discriminatoires vis-à-vis des personnes en situation irrégulière.
Le Conseil d’Etat va appliquer le principe d’égalité aux personnes en situation irrégulière et reconnaitre qu’elles sont dans une situation différente justifiant que le bénéfice de la gratuité ne leur soit pas accordé (a).
Le Conseil d’Etat, en définissant l’objet de la mesure, a fait une application assez discutable du principe d’égalité (b).
a) Une application classique du principe d’égalité
Le règlement du Centre des monuments nationaux n’était pas la conséquence d’une loi. La disposition n’entre pas dans le champ d’application de la directive 2003/109 CE. Elle est donc confrontée, en combat singulier, avec le principe d’égalité devant la loi.
Le Conseil rappelle la formule complexe mais désormais consacrée qui expose les règles d’application du principe d’égalité :
9. Considérant, en second lieu, que le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que l’autorité investie du pouvoir réglementaire règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’elle déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général pourvu que, dans l’un comme l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet de la norme qui l’établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier ; […]
Le Conseil d’Etat applique ensuite ce principe au cas de la tarification dans les musées :
que l’institution d’une différence tarifaire entre les visiteurs des musées et monuments nationaux selon des critères de nationalité ou de régularité du séjour, laquelle n’est pas la conséquence nécessaire d’une loi, implique l’existence soit de différences de situation de nature à justifier ces différences de traitement, soit de nécessités d’intérêt général en rapport avec la mission des établissements concernés, comme avec l’objet de la mesure de gratuité mise en oeuvre, permettant de justifier de telles catégories, et à condition que ces différences ne soient pas manifestement disproportionnées au regard des objectifs poursuivis ;
Là réside la victoire (bien que le recours soit finalement rejeté) de SOS Racisme.
Le Conseil d’Etat ne va pas en effet prendre en compte le caractère irrégulier du séjour des personnes comme critère objectif, mais la situation qui découle de cette irrégularité.
En d’autres termes, les personnes en situation irrégulière ont, a priori, les mêmes droits que les résidents de longue durée.
Le Conseil d’Etat va en effet examiner la situation des personnes en situation irrégulière pour déterminer les critères objectifs permettant d’en faire une catégorie distincte des personnes en situation irrégulière.
Dans un premier temps, le Conseil rappelle les objectifs de la gratuité :
10. Considérant qu’au regard de la nature du service public dont sont chargés le Centre des monuments nationaux et l’Etablissement public du musée du Louvre et de l’objectif poursuivi par la mesure de gratuité mise en oeuvre, consistant à favoriser l’accès à la culture au travers des musées et monuments concernés, des usagers qui, en raison de leur âge, ne disposent pas en général des ressources le leur permettant facilement, et afin d’ancrer des habitudes de fréquentation régulière des monuments et des musées, il était loisible aux établissements concernés de distinguer les personnes qui ont vocation à résider durablement sur le territoire national, des autres, la gratuité concédée devant avoir pour résultat de rendre durable la fréquentation habituelle des institutions concernées et n’ayant donc nécessairement pas de justification pour les personnes qui ne sont pas appelées à séjourner durablement sur le territoire ;
Le Conseil d’Etat va dans un second temps considérer que les personnes en situation irrégulière n’ayant pas vocation à résider de manière durable sur le territoire, la différence de traitement à leur égard est justifiée par des critères objectifs :
12. Considérant que la seconde catégorie de mesures ouvre le bénéfice de la gratuité aux personnes de 18 à 25 ans qui sont soit nationaux français, soit ressortissants d’un autre Etat membre de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen, soit titulaires en France d’un visa de longue durée ou d’un titre de séjour, ainsi qu’aux résidents de longue durée dans un Etat membre de l’Union européenne ou de l’Espace économique européen ; qu’en définissant ainsi les bénéficiaires de la gratuité, les délibérations attaquées ont retenu des critères objectifs qui sont en rapport direct avec l’objet de la mesure qu’elles instituent ; que la différence de traitement qui en résulte n’est pas manifestement disproportionnée au regard de l’objectif qu’elles poursuivent ; qu’elles n’ont donc pas méconnu le principe d’égalité ;
En d’autres termes, si l’objectif de la gratuité n’avait pas été la fidélisation d’une catégorie de public, la mesure aurait été illégale.
L’on peut en déduire que les personnes en situation irrégulière bénéficient en principe des mêmes droits que les résidents de longue durée, en tout cas pour l’accès aux services publics culturels. Nous nous garderions bien de soutenir que les personnes en situation irrégulière sont dans une situation égale aux résidents de longue durée par rapport à tous les autres services publics.
[Ajouté le 11 février 2013 : Notons que dans sa décision d’Assemblée GISTI du 11 avril 2012, le Conseil d’Etat avait posé comme principe qu’une différence de situation entre titulaires de titres de séjour pour l’exercice du droit au logement opposable pouvait être faite, mais à la condition que cette différence de situation entraîne une différence au titre de la condition de permanence du séjour (CE Ass., 11 avril 2012, GISTI, requête numéro 322326) :
Considérant que si le pouvoir réglementaire pouvait, dans les limites de l’habilitation donnée par le législateur et sous réserve du respect des principes à valeur constitutionnelle ainsi que des engagements internationaux de la France, fixer, s’agissant des ressortissants étrangers, des conditions leur ouvrant un droit au logement opposable distinctes selon les titres de séjour détenus par eux, il ne pouvait légalement le faire que pour autant que les personnes résidant en France sous couvert de ces titres se trouvent dans une situation différente au regard de la condition de permanence du séjour sur le territoire national posée par l’article L. 300-1 du code de la construction et de l’habitation précité ou pour des motifs d’intérêt général en rapport avec cette même condition ; que la différence de traitement qui résulte du décret attaqué ne se justifie ni par un motif d’intérêt général, ni par une différence de situation au regard de la condition de permanence du séjour entre les personnes détentrices d’une carte de séjour temporaire portant la mention » étudiant » ou » salarié en mission « , ou d’une carte de séjour » compétences et talents « , d’une part, et les personnes détentrices d’autres titres de séjour temporaires inclus dans le champ du décret attaqué, d’autre part ; qu’il suit de là que le décret attaqué a méconnu le principe d’égalité en excluant du bénéfice du droit au logement opposable les détenteurs de ces trois catégories de titres de séjour ;
Le Conseil d’Etat avait donc déjà pris en compte la condition de permanence du séjour comme critère de distinction entre catégories d’étrangers, en considérant que ce critère permettait de déroger au principe d’égalité car il était en « rapport direct avec l’objet de la norme qui l’établit et [n’était] pas manifestement disproportionné au regard des motifs susceptibles de […] justifier » cette différence de traitement.
C’est à nouveau la permance du séjour, et non la situation juridique intrinsèque des étrangers qui est ici prise en compte. La différence, extrêment notable, est que les personnes en situation irrégulière sont intégrées à l’évaluation du principe d’égalité, contrairement à l’arrêt GISTI de 2012 dans lequel seules les personnes disposant d’un titre de séjour régulier étaient en cause. Fin de l’ajout du 11 février 2013]
Le bénéfice du principe « général » d’égalité, celui de l’égalité devant la loi qui découle implicitement de l’article 6 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, s’applique donc par principe aux personnes en situation irrégulière.
b) Une définition discutable de l’objet des mesures
La décision n’est pas exempte de critiques. Le Conseil d’Etat semble en effet avoir « construit » lui-même l’objectif de la gratuité.
Rappelons le 10ème considérant, qui expose que la mesure de gratuité mise en oeuvre visait à » favoriser l’accès à la culture au travers des musées et monuments concernés, des usagers qui, en raison de leur âge, ne disposent pas en général des ressources le leur permettant facilement, et [à] ancrer des habitudes de fréquentation régulière des monuments et des musées ».
L’objectif de fidélisation justifie donc la création d’une catégorie distincte d’usagers qui, en situation irrégulière sur le territoire, n’auraient pas vocation à devenir le public fidèle des musées.
Cette analyse nous semble fondée sur une pétition de principe. Le Conseil d’Etat suppose que la gratuité fidélise un public. La mesure n’aurait donc un intérêt que parce que les personnes concernées pourraient revenir dans les mêmes lieux.
Cet objectif, tel qu’il est exprimé par le Conseil d’Eat, aurait un sens si tout ressortissant européen ne piuvait pas bénéficier de la mesure, un touriste hongrois, aussi bien qu’un résident de longue durée en Estonie.
L’on nous fera remarquer que c’est là l’effet du Traité UE et de la directive 2003/109. Certes. Mais dès lors que cette catégorie d’usagers doit bénéficier de la mesure, l’on ne comprend pas comment une autre catégorie d’usagers peut en être écartée, pour le seul motif que leur séjour sur le territoire n’est pas destiné à durer.
Il y a là en tout cas un autre sujet de réflexion, plus profond que celui qui concerne la recevabilité des recours.
Ce sujet pourrait être ainsi exprimé : les catégories d’usagers qui bénéficient du principe d’égalité en raison de l’interdiction d’une discrimination doivent-elles être écartées pour apprécier le principe d’égalité vis-à-vis des autres catégories d’usagers ?
Les touristes européens bénéficiant de la mesure ne seront manifestement pas un public fidèle des musées nationaux. Ce n’est pourtant pas à leur situation qu’a été comparée celle des résidents français en situation irrégulière. Cette « mise à l’écart » est étonnante et mérite, selon nous, une réflexion plus approfondie.
Table des matières