L’arrêt de Section Duvignères du 18 décembre 2002 constitue l’aboutissement d’une évolution jurisprudentielle qui a redéfini le régime juridique des circulaires. En l’espèce, la requérante demande au Conseil d’État l’annulation de la décision du Garde des Sceaux du 23 février 2001, rejetant sa demande tendant à l’abrogation, d’une part, du Décret numéro 91-1266 du 19 décembre 1991 portant application de la Loi numéro 91-467 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique en tant que ce décret n’exclut pas l’aide personnalisée et, d’autre part, dans la même mesure, de la circulaire du 26 mars 1997.
Les circulaires, appelées également instructions ou notes de services, constituent l’instrument privilégié par lequel les chefs de service, et notamment les ministres, exercent leur pouvoir d’instruction, composante essentielle du pouvoir hiérarchique, sur leurs subordonnés. Extrêmement nombreuses, elles ont pour objet d’expliciter la réglementation et la législation en vigueur en vue d’assurer la cohésion de l’action administrative.
Le régime juridique des circulaires avait été précisé par le Conseil d’État, à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée Institution Notre Dame du Kreisker du 29 janvier 1954 (requête numéro 07134 : Rec. p. 64 ; RFDA 1954, p. 50, concl. Tricot, AJ 1954, II bis, 5, chron. Gazier et Long.) le Conseil d’État a opéré, dans cette affaire, une distinction entre les circulaires « interprétatives », dépourvues de tout effet juridique et insusceptibles de recours contentieux, et les circulaires « réglementaires », qui ajoutent au droit et peuvent être contestées devant le juge de l’excès de pouvoir.
Cette distinction a été progressivement remise en cause à partir de l’arrêt IFOP du 18 juin 1993 (requête numéro 137317, requête numéro 137369, requête numéro 137553 : Rec. p. 178 ; Rev. adm. 1993, p.322, concl. Scanvic.) Dans cet arrêt, le Conseil d’État précise que « l’interprétation donnée par l’autorité administrative des lois et règlements (…) n’est susceptible d’être directement déférée au juge de l’excès de pouvoir que si et dans la mesure où ladite interprétation méconnaît le sens et la portée des prescriptions législatives ou réglementaires qu’elle se propose d’expliciter ou contrevient aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes juridiques ». Il résulte donc de cet arrêt que sont recevables les recours pour excès de pouvoir dirigés contre certaines circulaires dont l’objet est d’interpréter un texte, lorsqu’elles sont illégales. Par conséquent, au lieu d’opposer directement une irrecevabilité du recours contre les circulaires interprétatives, le juge recherche désormais ce que contient l’interprétation, ce qui suppose qu’il examine le fond de la circulaire. Mais dans ce cas, le raisonnement du juge pose un problème de logique juridique, puisque la recevabilité de la requête est établie à la lumière de l’examen de la légalité de la circulaire.
L’arrêt d’Assemblée Villemain du 28 juin 2002 (requête numéro 220361 : AJDA 2002, p. 586, chron. Donnat et Casas ; Dr. adm. 2002, comm. 162 ; RFDA 2002, p. 723, concl. Boissard) a pourtant repris cette logique mais en substituant à la distinction entre les circulaires interprétatives et réglementaires, une nouvelle distinction entre les circulaires impératives et les autres circulaires. Ce n’est donc pas dans cette distinction que réside le principal apport de l’arrêt Dame Duvignères. Cet arrêt constitue surtout une clarification du régime juridique des circulaires, plus conforme à la logique juridique, qui distingue clairement la question de la recevabilité des recours dirigés contre les circulaires (I) de celle de leur légalité (II.)
I- La recevabilité du recours dirigé contre les circulaires
Il résulte de l’arrêt Dame Duvignères que le recours pour excès de pouvoir est recevable lorsqu’une circulaire donne une interprétation impérative à caractère général. De la même façon, est recevable le recours pour excès de pouvoir dirigé à l’encontre d’une décision de refus d’abroger des dispositions présentant de tels caractères (Conseil d’État 5 janvier 2005, Mazzoni, requête numéro 261049 : Dr. Fisc. 2005, comm. 390, concl. Glaser.) A l’opposé, les circulaires qui ne présentent pas de caractère impératif sont inattaquables.
C’est à ce stade qu’apparaît la différence de raisonnement entre l’arrêt Duvignères et les arrêts IFOP et Villemain (préc..) Dans l’arrêt Villemain, notamment, la reconnaissance du caractère impératif d’une circulaire résulte soit de sa non conformité aux textes interprétés, soit de sa non conformité avec la hiérarchie des normes. Comme on l’a évoqué, ce raisonnement présente le défaut majeur de faire dépendre la question de la recevabilité du recours de la légalité de la circulaire.
Dans l’arrêt Duvignères, cette liaison opérée entre les questions de recevabilité et celles de fond disparaît au profit d’une affirmation limpide : « les dispositions impératives à caractère général d’une circulaire doivent être regardées comme faisant grief », ce qui signifie que le recours pour excès de pouvoir est ouvert contre elles.
Si la logique juridique est rétablie, il est désormais plus malaisé de distinguer les circulaires impératives de celles qui ne présentent pas un tel caractère. Il résulte toutefois de la jurisprudence qu’une circulaire doit être considérée comme impérative dès lors qu’elle a pour objet de dicter aux agents une conduite à tenir, qu’elle modifie ou non l’état du droit.
Un très bon exemple de circulaire impérative est fourni par la circulaire du ministre de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche en date du 18 mai 2004 relative à la mise en oeuvre de la loi numéro 2004-228 du 15 mars 2004. A l’occasion de l’arrêt du 8 octobre 2004, Union française pour la cohésion nationale (requête numéro 269077 : Rec. p.367 ; AJDA 2005, p. 43, note Rolin ; RFDA 2004, p.977, concl. Keller ; JCPA 2004, 1849, note Tawil) le Conseil d’État a estimé qu’était recevable le recours dirigé contre cette circulaire qui « s’est bornée à rappeler et expliciter les termes » de la loi du 15 mars 2004 interdisant, dans les écoles, collèges et lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. Dans la logique de la jurisprudence Institution Notre Dame-du-Kreisker, un tel recours, dirigé contre une circulaire interprétative, aurait été jugé irrecevable.
De la même façon, l’instruction 5 F-1-99 du 30 décembre 1998 relative au régime de déduction des frais professionnels revêt un caractère impératif bien que se bornant à interpréter les dispositions législatives sans les méconnaître (Conseil d’État 12 janvier 2004, Le Boucicaut, requête numéro 254552 : RJF avril 2004, numéro 374.)
Une solution identique a été retenue par le juge des référés du Conseil d’État à propos de la circulaire du ministre de l’intérieur du 22 décembre 2006, concernant l’entrée en vigueur des dispositions de la loi du 24 juillet 2006 relatives à l’obligation de quitter le territoire français (Conseil d’État, ord. réf., 15 février 2007, GISTI et a., requête numéro 300968.) Plus précisément, présentent un caractère impératif les dispositions de la circulaire qui rappellent qu’à compter du 1er janvier 2007, les décisions de refus de séjour pourront être assorties d’une obligation de quitter le territoire français exécutoire à l’expiration du délai d’un mois.
A l’opposé, une circulaire est inattaquable si elle n’a pas pour objectif de conditionner les décisions qui seront ultérieurement prises. Ainsi un simple « copier-coller » des règles de droit applicables, un résumé de ces règles, ne permettent pas de considérer qu’une circulaire présente un caractère impératif.
Il a été jugé, par exemple, qu’une instruction fiscale qui se borne à résumer les modifications apportées par le législateur à un dispositif réglementaire et à rappeler les règles en vigueur n’a pas pour objet de donner de ces dispositions législatives une interprétation qui, par son caractère impératif serait susceptible de permettre de la déférer au juge de l’excès de pouvoir (Conseil d’État 4 février 2004, OPHLM de Seine-et-Marne, requête numéro 248647 : Dr. fisc. 2004, numéro 40, comm. 740 ; RJF avril 2004, numéro 406, chron. L. Olléon ; BDCF avr. 2004, numéro 53, concl. G. Bachelier.)
Le caractère indicatif, voire spéculatif, d’une circulaire ne permet pas non plus de la considérer comme présentant un caractère impératif. Par exemple une circulaire relative à l’organisation d’un examen professionnel qui se borne à informer les agents de l’intervention d’une possible modification des dispositions en vigueur régissant l’accès à cet examen n’est pas considéré comme présentant un caractère impératif (CAA Paris, 26 juin 2007, Pietri, requête numéro 05PA03011.)
Il a également été jugé que la circonstance qu’une circulaire porte sur les punitions scolaires, qui sont des mesures d’ordre intérieur, ne fait pas obstacle à ce qu’elle puisse faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, dès lors que les dispositions attaquées ont un caractère impératif (Conseil d’Etat, 8 mars 2006, Fédération des conseils de parents d’élèves des écoles publiques, requête n°275551 : rec. 112).
Si ces différents exemples permettent d’éclairer la nouvelle règle issue de la jurisprudence Duvignères, son application demeure toutefois malaisée. La détermination du caractère impératif ou non d’une circulaire, puisqu’elle dépend principalement de nuances rédactionnelles, confère en effet une large place à la subjectivité du juge.
II- Légalité des circulaires impératives
Dès lors qu’une circulaire, ou certaines de ses dispositions, présentent un caractère impératif, il appartient aux juges de s’interroger sur leur légalité. Les dispositions litigieuses pourront alors faire l’objet d’une annulation dans deux hypothèses qui apparaissaient déjà dans l’arrêt Villemain, mais seulement en tant que conditions de recevabilité du recours.
La première hypothèse est celle où la circulaire fixe une règle nouvelle entachée d’incompétence ou d’une autre illégalité. On reconnaît ici l’ancienne qualification de circulaire réglementaire, telle qu’elle résultait de la jurisprudence Institution Notre-Dame du Kreisker. L’hypothèse de loin la plus fréquente est celle où la circulaire ajoute aux textes en vigueur, sans que la personne qui l’édicte ne détienne de pouvoir réglementaire. Dans cette hypothèse, la circulaire est annulée pour vice d’incompétence.
A l’occasion d’un arrêt du 6 mars 2006, Syndicat national des enseignants et artistes (requête numéro 262982), le Conseil d’État a par exemple annulé une instruction du ministre de l’économie, des finances et de l’industrie qui avait prévu, en faveur des artistes musiciens, la possibilité d’opérer des déductions de 14 % et 5 % du montant total de leur rémunération nette annuelle au titre des frais réels. Le ministre ne tenant d’aucune disposition législative le pouvoir d’édicter de telles normes, la circulaire attaquée est annulée.
Le Conseil d’État a également jugé, dans un arrêt Association nationale des industries alimentaires du 21 mai 2007 (requête numéro 286764), que le ministre chargé de l’économie ne tenait d’aucune disposition compétence pour prendre deux notes d’information relatives aux modalités d’indication de l’origine sur les produits alimentaires périssables. Par ces notes, le ministre ne s’est pas borné à interpréter les dispositions de l’article L. 441-2 du Code de commerce, mais a posé des règles nouvelles en imposant, pour tous les produits alimentaires périssables fabriqués ou transformés à partir de matières premières, la double mention de l’État de fabrication ou de transformation et de l’État d’origine de la matière première.
La seconde hypothèse visée par l’arrêt Dame Duvignères est celle où l’interprétation que la circulaire prescrit d’adopter méconnaît le sens et la portée des dispositions législatives ou réglementaires qu’elle entendait expliciter ou lorsqu’elle réitère une règle contraire à une norme juridique supérieure.
Peuvent donc être annulées, ce qui est le cas le plus fréquent, les circulaires entachées d’erreur de droit, c’est-à-dire celles par lesquelles leur auteur, qui est compétent pour les édicter, donne une interprétation erronée de la norme qu’il est censé expliciter. Si l’arrêt Dame Duvignères vise exclusivement une contrariété par rapport aux normes législatives et réglementaires, sont également concernées les interprétations erronées de la jurisprudence, comme l’a précisé le Conseil d’État dans son arrêt Confédération général du travail du 26 février 2007 (requête numéro 291625.) En l’espèce les juges ont estimé que l’interprétation de la jurisprudence donnée par une circulaire du ministre de l’emploi relative à l’appréciation de propositions de reclassement à l’étranger n’était pas conforme à la position de la Cour de cassation sur cette question et devait donc être annulée.
En se référant enfin aux cas de réitération par la circulaire d’une règle contraire à une norme juridique supérieure, le Conseil d’État clarifie la formule beaucoup plus vague employée à l’occasion des arrêts IFOP et Villemain qui visaient « des dispositions contraires aux exigences inhérentes à la hiérarchie des normes ». Cette hypothèse constitue un autre apport de l’arrêt Dame Duvignères. Il est possible désormais, par exemple, d’obtenir l’annulation d’une circulaire prescrivant l’application d’un décret non conforme à une loi.
Au final, il apparaît donc que l’arrêt Dame Duvignères, en dépit de l’évolution terminologique qu’il consacre, ne marque pas une rupture brutale avec la jurisprudence antérieure. Certes, le champ du recours pour excès de pouvoir est élargi puisque des circulaires qui n’ont pas de caractère normatif peuvent désormais être attaquées. Sur le fond, en revanche, la portée de cette évolution est limitée. En effet, la grande majorité des circulaires impératives illégales auraient été qualifiées de circulaires réglementaires illégales et auraient été annulées de la même façon en application de la jurisprudence Institution Notre-Dame du Kreisker. En somme, si l’arrêt Dame Duvignères constitue indéniablement un grand arrêt de principe, c’est d’abord parce qu’il opère une clarification des règles applicables.