I. La chambre criminelle de la Cour de cassation avait renvoyé au Conseil constitutionnel le 27 février 2013 (arrêt n° 1087 du 19 février 2013) une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur le quatrième alinéa de l’article 695-46 du code de procédure pénale relatif à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen décerné par les juridictions étrangères, aux termes duquel :
« La chambre de l’instruction, devant laquelle la personne recherchée avait comparu, est saisie de toute demande émanant des autorités compétentes de l’État membre d’émission en vue de consentir à des poursuites pour d’autres infractions que celles ayant motivé la remise et commises antérieurement à celles-ci.
« La chambre de l’instruction est également compétente pour statuer, après la remise de la personne recherchée, sur toute demande des autorités compétentes de l’Etat membre d’émission en vue de consentir à la remise de la personne recherchée à un autre Etat membre en vue de l’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté privatives de liberté pour un fait quelconque antérieur à la remise et différent de l’infraction qui a motivé cette mesure.
« Dans les deux cas, un procès-verbal consignant les déclarations faites par la personne remise est également transmis par les autorités compétentes de l’Etat membre d’émission et soumis à la chambre de l’instruction. Ces déclarations peuvent, le cas échéant, être complétées par les observations faites par un avocat de son choix ou, à défaut, commis d’office par le bâtonnier de l’ordre des avocats.
« La chambre de l’instruction statue sans recours après s’être assurée que la demande comporte aussi les renseignements prévus à l’article 695-13 et avoir, le cas échéant, obtenu des garanties au regard des dispositions de l’article 695-32, dans le délai de trente jours à compter de la réception de la demande.
« Le consentement est donné lorsque les agissements pour lesquels il est demandé constituent l’une des infractions visées à l’article 695-23, et entrent dans le champ d’application de l’article 695-12.
« Le consentement est refusé pour l’un des motifs visés aux articles 695-22 et 695-23 et peut l’être pour l’un de ceux mentionnés à l’article 695-24 »
Les mots « sans recours » figurant au quatrième alinéa posaient une difficulté sérieuse au regard du droit à recours effectif, garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En prévoyant que la chambre de l’instruction statue « sans recours », la disposition porte à ce droit fondamental une atteinte excessive sur une question faisant gravement grief au requérant (l’autorisation d’extension des effets du mandat avait pour effet de porter au double la durée de la peine encourue par lui).
Cette difficulté devait toutefois être analysée au regard de l’article 88-2 de la Constitution adopté en 2003 pour lever les inconstitutionnalités nées des actes pris par les institutions de l’Union européenne sur le mandat d’arrêt européen, en particulier la décision-cadre n° 2002/584/JAI du Conseil du 13 juin 2002. Aux termes de cet article, issu de la loi constitutionnelle n° 2003-267 du 25 mars 2003 :
« La loi fixe les règles relatives au mandat d’arrêt européen en application des actes pris par les institutions de l’Union européenne »
C’est la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (dite « Perben II ») qui, après la révision constitutionnelle du 25 mars 2003, a procédé à la transposition en droit interne de la décision-cadre du 13 juin 2002 en insérant, dans le code de procédure pénale, plusieurs dispositions dont celle renvoyée par la Cour de cassation dans cette affaire.
Dès lors, la question se posait à la Haute juridiction constitutionnelle de déterminer si la disposition contestée résultait d’une exigence communautaire ou bien d’une décision discrétionnaire du législateur français. Si la disposition excluant tout recours découle nécessairement des actes pris par les institutions de l’Union européenne sur le mandat européen, son éventuelle inconstitutionnalité était levée par l’article 88-2 de la Constitution. En revanche, si le choix d’exclure tout recours ne découle pas nécessairement de la décision-cadre, mais procède d’un choix opéré par le législateur français, l’article 88-2 ne constituait pas un obstacle à l’examen de sa conformité à d’autres règles ou principes constitutionnels.
Dans ces conditions, la question de l’interprétation des termes de la décision-cadre du 13 juin 2002 était déterminante pour juger de la constitutionnalité du quatrième alinéa de l’article 695-46 du code de procédure pénale. Dans la mesure où ses termes n’étaient pas univoques, le Conseil constitutionnel a décidé de surseoir à statuer dans l’affaire qui lui était soumise et de renvoyer la question de leur interprétation à la Cour de justice de l’Union européenne :
« 7. Considérant … qu’au regard des termes précités de la décision-cadre, une appréciation sur la possibilité de prévoir un recours contre la décision de la juridiction initialement saisie au-delà du délai de trente jours et suspendant l’exécution de cette décision exige qu’il soit préalablement statué sur l’interprétation de l’acte en cause ; que, conformément à l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, la Cour de justice de l’Union européenne est seule compétente pour se prononcer à titre préjudiciel sur une telle question ; que, par suite, il y a lieu de la lui renvoyer et de surseoir à statuer sur la question prioritaire de constitutionnalité posée par M. F. »
Compte tenu du délai maximal de trois mois dans lequel le Conseil constitutionnel est tenu de statuer sur les QPC, ainsi que de l’objet de la question préjudicielle posée et de la privation de liberté dont le requérant fait l’objet dans la procédure à l’origine de l’affaire, les juges de la rue de Montpensier ont demandé la mise en œuvre de la procédure d’urgence prévue par l’article 23 bis du protocole n° 3 au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne sur le statut de la Cour de justice de l’Union européenne.
II. La décision n° 2013-314P QPC du 4 avril 2013 constitue, à n’en pas douter, une décision inédite et importante en contentieux constitutionnel français. C’est la première fois que le Conseil constitutionnel décide de sursoir à statuer et de saisir la Cour de Luxembourg pour lui poser une question préjudicielle relative à l’interprétation d’un acte du droit de l’Union européenne. À l’été 2006, dans le cadre du contrôle prévu par l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel avait au contraire expressément écarté la possibilité de poser une question préjudicielle à la Cour de justice (CC, déc. n° 2006-540 DC, 27 juillet 2006, Loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, cons. 20).
Toutefois, le délai maximal de jugement est plus réduit en matière de contrôle a priori – un mois contre trois mois pour la QPC – et la procédure d’urgence prévue par l’article 23 bis du protocole n° 3 au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne n’existait pas encore.
En tout état de cause, la portée de l’innovation réalisée par la décision du 4 avril 2013 ne doit pas être exagérée au regard de l’évolution de la jurisprudence constitutionnelle depuis ces vingt dernières années.
D’abord, à la suite de la révision constitutionnelle du 25 juin 1992 ayant inséré un article 88-3 dans la Constitution, aux termes duquel : « sous réserve de réciprocité et selon les modalités prévues par le traité sur l’Union européenne signé le 7 février 1992, le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales peut être accordé aux citoyens de l’Union résidant en France. Une loi organique votée dans les mêmes termes par les deux assemblées détermine les conditions d’application du présent article », le Conseil constitutionnel avait jugé la même année que :
« le renvoi, pour la détermination des conditions d’application de l’article 88-3, à une loi organique postule que ce dernier texte soit lui-même conforme aux modalités d’exercice du droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales des ressortissants communautaires autres que les nationaux français « prévues par le traité sur l’Union européenne » ; qu’ainsi la loi organique devra respecter les prescriptions édictées à l’échelon de la Communauté européenne pour la mise en oeuvre du droit reconnu par l’article 8 B, paragraphe 1 » (CC, déc. n° 92-312 DC, 2 septembre 1992, Traité sur l’Union européenne, cons. 28).
Quelques années plus tard, la Haute instance avait mis en œuvre ce contrôle de compatibilité de la loi organique prévue par l’article 88-3 à l’aune de certaines normes communautaires (CC, déc. n° 98-400 DC, 20 mai 1998, Loi organique déterminant les conditions d’application de l’article 88-3 de la Constitution relatif à l’exercice par les citoyens de l’Union européenne résidant en France, autres que les ressortissants français, du droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales, et portant transposition de la directive 94/80/CE du 19 décembre 1994). Était ainsi exercé pour la première fois par la juridiction constitutionnelle un authentique contrôle de conventionnalité de la loi, en rupture avec la logique présidant à la jurisprudence dite « IVG » excluant les engagements internationaux du champ des normes de référence du contrôle du Conseil constitutionnel (CC, déc. n° 74-54 DC, 15 janvier 1975, Loi relative à l’interruption volontaire de la grossesse).
En 2004, le Conseil constitutionnel a déduit de l’article 88-1 de la Constitution proclamant que la France participe à l’Union européenne que « la transposition en droit interne d’une directive communautaire résulte d’une exigence constitutionnelle » (CC, déc. n° 2004-496 DC, 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l’économie numérique, cons. 7). Deux conséquences en découlèrent s’agissant du contrôle des lois de transposition de directive dans le cadre de l’article 61 de la Constitution.
D’une part, il appartient désormais au Conseil de veiller au respect de cette nouvelle exigence constitutionnelle lorsqu’il est saisi d’une loi ayant pour objet de transposer en droit interne une directive. Toutefois, le contrôle qu’il exerce est alors soumis à une double limite. En premier lieu, le Conseil a réservé l’hypothèse où les dispositions de la directive en cause seraient contraires à une règle ou à un principe « inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (CC, déc. n° 2006-540 DC, préc., cons. 19). Dans ce cas de figure, le législateur n’a évidemment plus pour obligation de transposer la directive et, à l’inverse, le fait de réaliser cette transposition l’exposerait à la censure du juge constitutionnel. En second lieu, devant statuer dans le délai d’un mois fixé à l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a, ainsi qu’on l’a vu précédemment, refusé l’éventualité de saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle. En conséquence, le Conseil ne saurait déclarer contraire à l’article 88-1 « qu’une disposition législative manifestement incompatible avec la directive qu’elle a pour objet de transposer » (CC, déc. n° 2006-540 DC, préc., cons. 20).
D’autre part, à l’exception du cas où l’identité constitutionnelle de la France est en cause, la directive transposée fait « écran » entre les dispositions de la loi la transposant et les normes constitutionnelles autres que l’article 88-1, empêchant leur contrôle et a fortiori leur censure par le Conseil constitutionnel. En d’autres termes, l’article 88-1 de la Constitution permet de couvrir les vices d’inconstitutionnalité potentiels de la loi de transposition.
En 2010, cette seconde conséquence a été transposée par le Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle de l’article 61-1 de la Constitution. La Haute juridiction a jugé :
« qu’en l’absence de mise en cause d’une règle ou d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, le Conseil constitutionnel n’est pas compétent pour contrôler la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de dispositions législatives qui se bornent à tirer les conséquences nécessaires de dispositions inconditionnelles et précises d’une directive de l’Union européenne » (CC, déc. n° 2010-79 QPC, 17 décembre 2010, M. Kamel D. [Transposition d’une directive]).
En revanche, le Conseil a refusé de transposer la première conséquence tirée de l’exigence constitutionnelle de transposition des directives dans le cadre du contrôle a posteriori. Pour la Haute juridiction, l’exigence résultant de l’article 88-1 ne figure pas au nombre des « droits et libertés que la Constitution garantit » au sens de l’article 61-1 de la Constitution (CC, déc. n° 2010-605 DC, 12 mai 2010, Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne, cons. 19). Elle n’est donc pas invocable par les justiciables dans le cadre de la QPC.
Au total, les lois de transposition des directives sont donc très largement immunisées contre le contrôle a posteriori du Conseil constitutionnel par le jeu de l’article 88-1. Seule l’hypothèse d’une atteinte à l’identité constitutionnelle de la France – notion dont l’ambiguïté n’a d’égal que l’imprécision – permet d’entretenir l’éventualité d’un contrôle des Sages.
La décision n° 2013-314P QPC du 4 avril 2013 constitue une nouvelle illustration de la faculté pour les règles de l’Union européenne de faire écran entre les normes constitutionnelles et les lois adoptées par le Parlement. Deux différences importantes avec le précédent de 2004 doivent néanmoins être soulignées. D’une part, le fondement constitutionnel de l’écran n’est plus l’article 88-1 de la Constitution mais son article 88-2, dont l’objet est plus limité puisqu’il ne concerne que le mandat d’arrêt européen. D’autre part, le Conseil constitutionnel n’est plus le seul juge à se prononcer sur l’activation ou non de l’écran européen. Dès lors qu’il admet pouvoir saisir la Cour de Luxembourg d’un renvoi préjudiciel portant sur l’interprétation du droit de l’Union, il reconnaît que celle-ci aura également son mot à dire. De la réponse de la Cour dépend en effet la possibilité pour le juge constitutionnel français d’examiner la disposition contestée devant lui au regard des droits et libertés constitutionnellement garantis.
En cas de divergence d’appréciation, il reste à savoir qui des deux Hautes juridictions aura le dernier mot …