Les deux décisions ci-dessus ont été réunies, parce qu’on y remarque une même tendance à préciser la notion de la faute de service dont l’Administration est personnellement responsable. La doctrine courante sur la faute de service, et sur les relations de cette catégorie de faute avec la faute personnelle des agents, peut se résumer dans les propositions suivantes :
1° L’Administration est seule responsable des fautes de service; l’agent qui a commis une faute de cette nature ne saurait être personnellement condamné envers la victime du préjudice; s’il est l’objet d’une poursuite devant les tribunaux judiciaires, le Tribunal des conflits doit être saisi et doit valider l’arrêté de conflit; l’agent sera responsable uniquement au point de vue disciplinaire, vis-à-vis de sa propre Administration (V. sur ces principes, Trib. des conflits, 24 févr. 1906, Dame Sureau, S. et P. 1908.3.61; Pand. pér., 1908.3.61; Cass. 22 janv. 1907, S. et P. 1910.1.249; Pand. pér., 1910.1.249, et la note; 24 mars 1908, S. et P. 1910.1.150; Pand. pér., 1910.1.150; Trib. des conflits, 2 juin 1908, Girodet, S. et P.1908.3.81; Pand. pér., 1908.3.81, et les renvois; 12 déc. 1908, Garenne, Supra, 3° part., p. 32. V. au surplus les conclusions de M. le commissaire du gouvernement G. Teissier, rapportées avec Trib. des conflits, 23 févr. 1908, Feutry, S. et P. 1908.3.97; Pand. pér., 1908.3.97).
2° La faute de service est celle qui résulte du mauvais fonctionnement d’un service, qui peut être attribuée aux habitudes et aux traditions du service plutôt qu’aux inspirations personnelles de l’agent; celle qui, selon la formule du Tribunal des conflits, ne se détache pas de l’exercice de la fonction. (V. sur la notion de la faute de service, les conclusions précitées de M. le commissaire du gouvernement Teissier. Adde, comme applications, Cass. 22 janv. 1907 et 24 mars 1908, précités ; Trib. des conflits, 12 déc. 1908, Garenne, précité).
3° Le fonctionnaire est seul responsable de ses fautes personnelles, et l’Administration n’en est point solidairement responsable (V. Toulouse, 11 mars 1908, S. et P. 1910.2.12 ; Pand. Pér., 1910.2.12, la note et les renvois. Sur la compétence des tribunaux judiciaires pour connaître de cette action (V. not., Trib. des conflits, 12 déc. 1908, Dame Jourdan, Supra, 3° part. p. 32, et les renvois).
4° La faute personnelle est celle qui se détache de l’exercice de la fonction, et qui, par conséquent, ne peut être attribuée au service (V. not., sur la notion de la faute personnelle détachable de l’acte administratif, les conclusions précitées de M. G. Teissier. Adde, la note de M. Hauriou sous Trib. des conflits, 22 avril 1910, Préfet de la Côte-d’Or, 4 juin 1910, Préfet de l’Aisne, et Cons. d’Etat, 8 juill. 1910, Abbé Bruant, S. et P. 1910.3.129 ; Pand. Pér., 1910.3.129).
Ces quatre propositions sont incontestables et restent vraies, même après nos deux décisions de 1911 ; mais il y a de certaines formules raccourcies et saisissantes, que l’on emploie pour exprimer cette doctrine et pour l’opposer à la théorie civiliste des fautes, qui auront besoin d’être revisées.
Ainsi, l’on dit fréquemment que, dans la théorie administrative, la responsabilité de l’Administration et celle de l’agent ne se cumulent pas, que non seulement ils ne sont pas responsables solidairement, mais qu’ils ne le sont pas en même temps et à raison du même fait ; que, par conséquent, ils ne peuvent jamais être poursuivis tous les deux à la fois, et cela en opposition avec la théorie civile, d’après laquelle le commettant est solidairement responsable avec son préposé, de toutes les autres fautes de celui-ci, sans distinction.
De même, l’on dit fréquemment que la faute de service, dont l’Administration est seule responsable, est, en pratique, une faute légère, tandis que la faute personnelle, dont l’agent est seul responsable, est, en pratique, une faute lourde ; ici, l’on cherche à rapprocher la distinction de la faute de service et de la faute personnelle de l’antique distinction civiliste entre la culpa levis et la culpa lata. Il faudra renoncer à ces formules.
D’une part, la responsabilité de l’Administration et celle de l’agent peuvent se cumuler dans certains cas. D’autre part, la faute de service n’est pas toujours une faute légère ; ce peut très bien être une faute lourde confinant au dol, si, malgré cela, elle n’est pas détachable de la fonction.
I. – C’est l’arrêt ci-dessus du 3 février 1911, Anguet (2° espèce), qui nous enseigne que la responsabilité de l’Administration pour faute de service peut se trouver engagée en même temps que la responsabilité personnelle des agents, dans de certaines conditions. Voici dans quelles circonstances est intervenue cette décision. Le 11 janvier 1908, M. Anguet était entré à 8 heures et demie du soir dans le bureau de poste établi au n° 1 de la rue des Filles-du-Calvaire, pour y encaisser le montant d’un mandat ; lorsqu’il voulut sortir, il trouva fermée la porte affectée au passage du public ; sur les indications d’un employé, il pénétra alors dans la partie du bureau réservée au personnel, pour gagner une autre issue ; mais deux employés, occupés au maniement des valeurs postales, estimant qu’il passait trop lentement près d’eux, se précipitèrent sur lui et le poussèrent si brutalement dans la rue qu’il fut renversé et se brisa la jambe. Les deux employés qui avaient maltraité le requérant furent condamnés correctionnellement ; mais le requérant forma, en outre, une réclamation devant le ministre des travaux publics, suivie d’un recours au Conseil d’Etat, motif pris de ce que la cause initiale de l’accident résidait dans un mauvais fonctionnement du service, résultant, soit de la fermeture prématurée de la porte destinée au public, soit de la mauvaise disposition de la porte destinée aux employés.
Le Conseil d’Etat accepte cette façon de poser la question, il retient le fait que la porte affectée au passage du public avait été fermée avant l’heure réglementaire, et il décide que, « dans ces conditions, l’accident dont le requérent a été victime, par suite de sa brutale expulsion de cette partie du bureau, doit être attribué, quelle que soit la responsabilité personnelle encourue par les agents, auteurs de l’expulsion, au mauvais fonctionnement du service public ; que, dès lors, le sieur Anguet est fondé à demander à l’Etat réparation du préjudice qui lui a été causé par ledit accident ».
Voilà donc deux responsabilités encourues simultanément, celle des agents et celle de l’Etat ; mais observons bien comment se présente cette simultanéité.
D’abord, les employés de la poste ont été poursuivis au correctionnel, et on ne nous dit pas que M. Anguet se soit porté partie civile. Admettons qu’il l’ait fait ; en tout cas, il avait le droit de le faire, et, par conséquent, il a pu les faire condamner à une indemnité. Dans ce cas, il aurait touché une indemnité des deux côtés. Mais observons que ce ne serait pas pour le même fait. L’Etat n’est point responsable à raison de la faute personnelle qu’ont commise les agents en brutalisant le requérant ; il est responsable à raison de la faute du service résultant de la fermeture prématurée de la porte du public ; seulement, il est responsable de toutes les conséquences matérielles qu’a eues cette fermeture prématurée, y compris la fracture de la jambe. La séparation entre les deux responsabilités est faite très nettement par notre arrêt, qui s’attache à démontrer la responsabilité de l’Etat fondée sur le fait de service, « quelle que soit la responsabilité personnelle encourue par les agents ».
Ainsi, il reste que l’Administration n’est point solidairement responsable des fautes personnelles de ses agents ; mais il faut ajouter que, si la faute personnelle des agents est venue se greffer sur une faute de service, la responsabilité de l’Administration accompagne la responsabilité personnelle des agents.
Il ne faut point affirmer que jamais l’Administration et ses agents ne peuvent être déclarés responsables dans la même affaire. Ils pourront l’être, quand la faute personnelle des agents aura été accompagnée d’une faute de service de l’Administration. Les deux responsabilités se cumulent quand les deux fautes se cumulent, pas autrement.
II. – L’arrêt du 20 janvier 1911, Epoux Delpech, (1° espèce), nous enseigne que la faute de service n’est pas nécessairement une faute légère, qu’elle peut être une faute lourde, pourvu qu’à raison des circonstances, elle ne soit pas détachable de la fonction. Voici les faits qui ont amené cette décision : Un instituteur et une instritutrice, régulièrement nommés dans une commune, se sont vu refuser pendant cinq mois par le maire, agissant conformément aux intentions du conseil municipal, la clef du logement auquel ils avaient droit dans les bâtiments scolaires ; cette situation s’est prolongée jusqu’à leur nomination dans un nouveau poste ; pendant plus de cinq mois d’hiver, ils n’ont eu qu’une habitation provisoire et insuffisante, une sorte de hangar, au préjudice de leur mobilier et au détriment de la santé de leurs enfants, qui ont été gravement malades, cependant que les classes demeuraient fermées.
Il est évident que nous ne sommes pas ici en présence d’une faute légère, mais d’un véritable scandale administratif. Il y a eu faute du préfet, aussi bien que de la municipalité, et le Conseil d’Etat ne se gêne pas pour le signaler : « Considérant que, si l’installation de ces instituteurs aurait pu être assurée par le préfet, celui-ci a cru devoir s’abstenir, sans user du droit, que lui conférait l’art. 85 de la loi du 5 avril 1884, de procéder d’office, par lui-même ou par un délégué spécial, à un acte prescrit par la loi, et auquel se refusait le maire. » C’est une question de savoir si cette inaction du préfet, étant donné les conséquences cruelles qu’elle a eues, ne constituait pas une faute de service à la charge de l’Etat ; mais la question n’a pas été soulevée, et la commune seule a été recherchée.
Une seule question pouvait se poser : Était-ce un cas de responsabilité de la commune pour faute de service ? N’était-ce pas plutôt un cas de faute personnelle du maire ? Une telle opiniâtreté dans une attitude, non seulement illégale, mais inhumaine, ne dépassait-elle pas en gravité la faute de service imputable à l’Administration, pour tomber dans la faute personnelle imputable au maire ? Oui, assurément, si la faute du service doit être assimilée à la culpa levis et la faute personnelle à la culpa lata ; mais est-il bien sûr que cette assimilation doive être faite, et ne faut-il pas s’en tenir à l’unique distinction de la faute qui est ou qui n’est pas séparable de l’exercice de la fonction ? Et, si l’on s’en tient au caractère séparable de la faute, se trouve-t-on, dans l’espèce, en présence d’une faute séparable de l’exercice de la fonction ?
Sur ces questions, le Conseil d’Etat a nettement pris parti ; il n’a point recherché si la faute était légère ou grave, mais seulement si elle était ou non séparable de l’exercice de la fonction ; par conséquent, il a jeté par-dessus bord la distinction de la culpa levis et de la culpa lata, et il sera bon à l’avenir d’y renoncer. Quant à la question de savoir si, dans l’espèce, la faute du maire était ou non séparable de l’exercice de la fonction, il a décidé qu’elle n’était pas séparable de l’exercice de la fonction ; que, par conséquent, la commune en était responsable, et non pas le maire personnellement (V. dans le même sens, Agen, 29 mai 1905, sous Cass. 22 janv. 1907, précité, rendu dans la même affaire et la note).
Les raisons pour lesquelles le Conseil d’Etat est arrivé à cette conclusion sont remarquables, et doivent être reproduites ici : « Considérant qu’il est établi par l’instruction que le conseil municipal de Leyme s’est constamment associé aux actes du maire ; que, notamment, il résulte des documents versés au dossier, lesquels n’ont fait l’objet d’aucun démenti, que le conseil municipal a envoyé au préfet, le 2 septembre 1904, une adresse par laquelle il déclarait qu’il s’opposerait de la manière la plus énergique au changement d’instituteurs, et que les époux Delpech ne seraient pas installés ; qu’il a, d’autre part, postérieurement à cette adresse, offert au préfet sa démission, en même temps que celle du maire, en soutenant, comme ce dernier, que l’installation des époux Delpech aménerait des troubles dans la commune ; – Considérant que, dans ces circonstances, les agissement du maire ne sauraient être regardés comme une faute personnelle se détachant de ses fonction de maire ; qu’ils engagent au contraire l’exclusive responsabilité de la commune ; que, par suite, cette dernière peut seule être condamnée, etc. »
Ainsi, ce qui fait que la faute du maire n’est pas personnelle et ne se détache pas de la fonction, c’est que le conseil municipal s’est solidarisé avec le maire dans l’attitude que celui-ci avait prise, et non seulement le conseil municipal, mais la population de commune tout entiére, puisqu’on craignait des troubles si l’on installait les nouveaux instituteurs, et, puisque le conseil municipal offrait de donner sa démission, évidemment pour provoquer une sorte de referendum sur cette question, sûr d’avance d’être approuvé par les électeurs.
Et voici, alors, ce qui devient très intéressant : la fonction du maire ne serait pas seulement d’accomplir les actes légaux de police et de gestion prévus pour l’administration municipale par la loi municipale; elle serait encore de se faire l’interprète de toute volonté des habitants de la commune, qui s’exprimerait clairement dans une manifestation de solidarité. A côté de la fonction légale du maire, il y aurait une fonction naturelle qui se dessinerait, même en dehors de la loi, toutes les fois que s’affirmerait en fait la solidarité du groupe communal et de ses organes.
Cette doctrine est trop favorable à l’idée de la vie propre des groupements sociaux, à leur existence indépendante de la loi, et nous sommes trop partisan de cette idée, pour ne pas enregistrer avec satisfaction la décision du Conseil d’Etat. Non seulement elle pourra être invoquée en faveur de ce que l’on appelle la réalité des personnes morales, mais elle pourra être méditée par ceux qui aiment à scruter la véritable nature de celles-ci.
Ainsi, il en résulte, à notre avis, que la personne morale est une réalité complexe, que la personnalité juridique dont elle est douée ne l’absorbe pas entièrement, ou, du moins, qu’il ne suffit pas de l’envisager sous l’aspect de la personnalité juridique. En effet, une personnalité juridique est essentiellement une entité raisonnable; les opérations juridiques auxquelles elle est appelée à participer sont des opérations raisonnables; la comptabilité du patrimoine à laquelle elle préside est la raison même; il est difficile d’admettre qu’une personnalité juridique puisse commettre sciemment une faute, car une faute n’est pas une chose raisonnable. En matières de finances, l’Etat est réputé « honnête homme » ; il semble que chaque personne juridique vive sur la même présomption d’honnêteté. Comment accorder cela avec la responsabilité quasi délictuelle des personnes morales, et même avec leur responsabilité délictuelle P (Cfr. Achille Mestre, La responsabilité délictuelle des personnes morales).
Il n’y a qu’un moyen, c’est d’observer que la personnalité juridique n’est pas le tout de la personne morale, c’est que, par-dessous la personnalité juridique, il existe un groupement d’hommes ayant une individualité concrète, et pouvant réellement faire corps par des mouvements de solidarité : par exemple, en matière communale, la personnalité juridique de la commune n’est pas le tout; il existe un groupement réel des habitants de la commune, avec des organes tels que le conseil municipal et le maire, et le groupement et les organes peuvent faire corps dans de certains sursauts de solidarité. Sans doute, la personnalité juridique et le groupement sont attachés l’un à l’autre; sans doute, les organes du groupement sont les organes de la personne juridique; mais il y a intérêt à distinguer l’individualité objective du groupement et la personnalté juridique, parce que, si la personnalité juridique, en soi, est présumée raisonnable, il n’en est pas de même de l’individualité objective du groupement. On conçoit très bien qu’un groupement d’hommes, secoués par un souffle de solidarité, puisse être animé de passions collectives, et puisse commettre des fautes ou des délits collectifs. Ce n’est pas, à proprement parler, le crime de la foule, puisqu’il s’agit d’un groupement organisé, mais c’est une autre variété de délit collectif. Les habitants de la commune se groupent derrière le conseil municipal, le conseil municipal se groupe derrière le maire, et tous se solidarisent pour accomplir le geste inhumain de maintenir pendant cinq mois des enfants grelottants sous un hangar; cela est fait organiquement, méthodiquement, et c’est bien un délit de l’organisme communal. Quant à la personnalité juridique de la commune, quoique raisonnable en soi et exempte de passions, elle est obligée de payer le dommage, de supporter lés conséquences de la faute commise par l’organisme auquel elle est liée, tout bonnement parce qu’à son tour elle est solidaire de lui.
En se représentant ainsi les choses, et grâce à l’analyse exacte qui distingue dans une personne morale une personnalité juridique et une individualité organique, on arrive à mieux comprendre qu’une personne morale puisse délinquer, et, comprenant qu’elle puisse délinquer, on comprend que le maire d’une commune ait pu accomplir un acte qui ne se détache pas de la fonction de maire, tout en contenant une faute qui frise le délit.
Ajoutons, pour terminer, que, dans le cas particulier, l’obstination de la commune s’explique dans une certaine mesure, en ce sens qu’il n’est pas juste que les habitants d’une commune n’aient pas un certain droit à conserver un instituteur qui leur plaît; les mauvaises lois font les mauvaises mœurs administratives : la centralisation excessive du service de l’enseignement primaire, la nomination de l’instituteur confiée au préfet, l’absence de garantie contre les déplacements arbitraires, toutes ces mauvaises dispositions de notre législation scolaire, qui ont pu avoir, à un moment donné, leur raison d’être politique, commencent à indisposer à la fois les instituteurs et les habitants des communes; elles devront être modifiées. Il en est de ces dispositions excessives comme de celles sur la location des presbytères et sur l’interdiction du vote du casuel, dans la loi de séparation ; elles indisposent les populations et elles corrompent les mœurs administratives en attendant qu’elles deviennent lettre morte à force d’avoir été tournées.