On peut aujourd’hui considérer établie la jurisprudence inaugurée par l’arrêt Cachet le 3 novembre 1922 (Adde, Cons. d’Etat, 3 nov. 1922 [2 arrêts], Dame Larcher et Soc. Le Foyer lorrain, S. 1925.3.4). C’est un des exemples les plus nets du pouvoir créateur du Conseil d’Etat.
Il s’agit du retrait par l’Administration elle-même de décisions exécutoires individuelles susceptibles de créer des droits au profit des bénéficiaires de la décision, mais qui sont entachées d’irrégularités de nature à entraîner leur annulation contentieuse si elles étaient attaquées par les intéressés.
M. le commissaire du gouvernement Rivet, dans les conclusions qu’il a formulées dans l’affaire Cachet et dont la substance est passée dans l’arrêt, expose avec la plus grande netteté la difficulté devant laquelle s’est trouvé le Conseil d’Etat, la délicate question qu’il a eu à résoudre et, il faut l’ajouter, qu’il a résolue également (Rev. du dr. Publ., 1922, p. 552 et s.).
Voici ces quatre hypothèses rapportées ci-dessus :
Dans l’affaire Cachet, le directeur de l’enregistrement du Rhône avait accordé à la dame Cachet une indemnité pour perte de loyers, mais celle-ci, regardant cette indemnité comme insuffisante, s’était adressée au ministre des finances à l’effet d’obtenir une somme plus élevée. Le ministre, estimant que la propriété de la dame Cachet avait le caractère d’un bien rural et ne pouvait, dès lors, donner lieu aux indemnités prévues par la loi du 9 mars 1918 pour des biens urbains (V. Cass. civ. 7 janv. 1919, supra, 3e part., p. 3, ad notam; Cons. d’Etat, 23 juill. 1920, Dame Latil, et 28 oct. 1921, Goberot, supra, 3e part., p. 2, et la note), crut pouvoir, pour ce motif, non seulement rejeter la demande d’augmentation, mais encore supprimer d’office l’indemnité allouée par le directeur. Donc, annulation par la voie hiérarchique, d’une décision exécutoire ayant accordé une indemnité estimée par le ministre illégale.
Dans l’affaire Vallois, même matière que dans la précédente, indemnité pour perte de loyers. Seulement le retrait de la décision avait été opéré par le directeur de l’enregistrement lui-même et approuvé par le ministre.
Dans l’affaire Gros de Beler, il s’agit d’un sous-lieutenant d’artillerie nommé par décret pour prendre rang à compter du 1er octobre 1919, ce qui était irrégulier, et qui, par un second décret annulant le premier, est nommé pour prendre rang seulement à compter du 1er octobre 1920. Donc, décision irrégulière ayant conféré un droit, annulée par une seconde décision prise par la même autorité.
Dans l’affaire Inglis, même situation, un décret avait réintégré une dame dans la qualité de Française; six mois après, ce décret était rapporté à raison d’une illégalité qu’on ne nous fait pas connaître.
Rendons-nous bien compte des conditions dans lesquelles ces affaires se présentent devant le Conseil d’Etat; ce sont les secondes décisions, annulant ou rapportant les premières, qui sont attaquées; elles le sont par les individus auxquels les premières décisions avaient conféré des droits et auxquels les secondes décisions enlèvent ces mêmes droits.
L’Administration n’hésite pas sur son droit d’annuler ou de rapporter l’acte qu’elle juge irrégulier, le ministre use de son pouvoir hiérarchique, le directeur de l’enregistrement, ou le chef de l’Etat, reviennent sur leur décision; d’une part, l’Administration voit l’irrégularité de l’acte; d’autre part, elle a le sentiment séculaire de son pouvoir discrétionnaire; elle n’accorde pas une grande importance à ce que les bénéfices qu’elle crée autour d’elle puissent prendre figure de droits acquis; pour elle, ils sont toujours entachés de précarité pour le bien du service; alors, il lui semble naturel de les révoquer.
Au contraire, les individus bénéficiaires des décisions tendent toujours à consolider leur situation, ils y voient des droits acquis. Si l’Administration a intérêt à conserver autour d’elle une certaine mobilité des situations comme condition de sa liberté, eux ont intérêt à la stabilité des situations.
Nous sommes donc en présence d’un épisode de la lutte engagée entre le pouvoir discrétionnaire de l’Administration et le droit conféré par cette même Administration qui entend bien devenir un droit acquis. Dans la matière des permissions de voirie on a déjà vu cette lutte aboutir à la victoire jurisprudentielle des permissionnaires du domaine public (V. Cons. d’Etat, 6 juin 1902, Goret, motifs, S. et P. 1903.3.65, la note de M. Hauriou et les renvois; 14 janv. 1910, Mourdrac, motifs, S. et P. 1912.3.90; Pand. pér., 1912.3.90, et les renvois) dont la situation, d’abord précaire, a été tellement consolidée par les restrictions du pouvoir de révocation que le régime de la permission de voirie est devenu plus avantageux pour les entreprises de distribution que celui de la concession de travaux, ce qui a motivé la loi du 27 février 1925 (J. off. du 3 mars 1925).
Dans nos décisions aussi le droit acquis triomphe. D’une part, il est dès maintenant établi qu’une décision ayant conféré un droit ne peut plus être rapportée par l’Administration si elle n’est entachée d’aucune nullité; l’arrêt Vallois le rappelle expressément: « Considérant que la décision, étant exécutoire par elle-même et ayant créé des droits, ne peut être, par application des principes généraux sus-rappelés, rapportée d’office que pour un motif de droit. » M. le commissaire du gouvernement Rivet, dans ses conclusions de 1922, affirme le même principe.
Quant aux décisions entachées de quelque nullité, elles peuvent être rapportées ou annulées d’office par un motif de droit : sur ce point, on ne pouvait contrecarrer l’action administrative qui s’exerçait dans le sens de la légalité et que la jurisprudence du Conseil d’Etat avait approuvée maintes fois. (V. Cons. d’Etat, 15 déc. 1922, Serra, S. 1925.3.11, et la note. Adde la note sous Cons. d’Etat, 3 nov. 1922 [2 arrêts], Dame Larcher et Soc. Le Foyer lorrain, précités). Mais le pouvoir de retrait ou d’annulation de l’Administration pouvait-il s’exercer indéfiniment et à toute époque? Est-ce que jamais les situations créées par les décisions de ce genre ne deviendraient stables? Combien de dangers pour la sûreté des relations sociales recèlent ces possibilités indéfinies de révocation et, d’autre part, quelle incohérence dans une construction juridique qui n’ouvre aux tiers intéressés les recours contentieux en annulation que pendant un bref délai de deux mois et qui laisserait à l’Administration la possibilité de manier l’annulation d’office contre la même décision sans lui imposer aucun délai!
Les réflexions que ces rapprochements et ces considérations ont provoquées au sein du Conseil d’Etat nous sont révélées dans les conclusions de M. Rivet et les travaux d’approche exécutés discrètement pour préparer un revirement nous y sont indiqués. C’est dans l’arrêt Cachet du 3 novembre 1922 qu’éclate la solution et les trois autres arrêts ne font que la confirmer. Cette solution est qu’on enfermera le droit d’annulation d’office de l’Administration dans les mêmes délais que le recours contentieux en annulation, c’est-à-dire dans le délai de deux mois à compter de la notification de l’acte à l’intéressé.
Ainsi, toutes les nullités juridiques des décisions administratives se trouveront rapidement couvertes, soit par rapport au recours contentieux, soit par rapport aux annulations administratives; une atmosphère de stabilité s’étendra sur les situations créées administrativement.
Notons toutefois que cette jurisprudence ne saurait être appliquée aux nullités de droit des délibérations des conseils municipaux, dont l’art. 65 de la loi du 5 avril 1884, nous déclare : « Elle peut être prononcée par le préfet et proposée ou opposée par les parties intéressées à toute époque.» Mais qui ne sent combien cette nullité perpétuelle, bien qu’elle soit pour protéger contre elles-mêmes des administrations considérées comme des mineures, devient anachronique?
Bien entendu, le pouvoir hiérarchique que le ministre tient de l’art. 6 du décret du 25 mars 1832 d’annuler ou réformer d’office les actes des préfets, dans les matières où ceux-ci ont reçu des pouvoirs propres par les décrets de déconcentration, doit être soumis à la règle nouvelle et enfermé dans le délai du recours contentieux contre l’acte du préfet. Et nous ne pouvons nous dispenser de rappeler ici que le recours hiérarchique intenté par les parties dans cette même hypothèse, a été le premier assujetti à un délai (lui qui primitivement n’en avait pas), tout au moins lorsqu’on désire qu’il conserve le droit à un recours contentieux ultérieur, et que ce délai était déjà celui du recours contentieux lui-même. (V. Cons. d’Etat, 13 avril 1881, Bansais, S. 1882.3.29; P. chr., avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Le Vavasseur de Précourt; 14 janv. 1887, Soc. l’Union des gaz, S. 1888.3.52; P. chr.; 27 juin 1913, Esmard, Debouys des Termes et autres, S. et P. 1920.3.23; Pand. pér., 1920.3.23, et les renvois; 12 janv. 1917, Marchelli, S. et P. 1923.3.12; Pand. pér., 1923.3.12, et la note).
Ainsi, en remontant le cours de l’histoire jurisprudentielle, on retrouve des affleurements qui révèlent l’influence persistante du délai du recours contentieux dans les préoccupations secrètes du Conseil d’Etat et cette influence est celle d’une idée plus profonde, à savoir que les questions de validité des décisions administratives doivent être rapidement vidées ou, plus exactement, que les oppositions contentieuses provoquées par la procédure de la décision exécutoire doivent être rapidement levées, parce que l’exécution des décisions doit pouvoir être obtenue, elle aussi, dans un bref délai et que, cependant, l’Administration ne peut pas raisonnablement passer à l’exécution avant que les oppositions contentieuses ne soient réglées.
Seulement, nous l’avons dit bien souvent, il reste une ombre au tableau, c’est que le Conseil d’Etat n’arrive pas à évacuer rapidement les recours contentieux. Ce n’est pas sa faute, mais c’est encore un gros inconvénient de la procédure par décision exécutoire qui, par ailleurs, se perfectionne si remarquablement.