Nous réunissons ici deux décisions qui tendent à limiter l’emploi du plan d’alignement. On sait ce qu’est le plan d’alignement ; dans son principe, une simple constatation des limites réelles d’une voie publique, destinée à permettre la délivrance d’alignements individuels qui sont comme des bornages ; en fait, et par un développement assez naturel de ce plan de bornage, un moyen pour l’Administration de décider l’élargissement ou le rétrécissement ou le redressement d’une voie publique. C’est ainsi que, sur le pouvoir de faire procéder au curage des petits cours d’eau, s’est greffé tout naturellement aussi le pouvoir de l’Administration de faire procéder aux redressements du cours d’eau (L. 8 avril 1898, art. 25). Les décisions d’élargissement ou de redressement contenues dans les plans d’alignement produisent des effets juridiques très graves, la réunion ipso facto à la voie publique des terrains non bâtis contenus dans les limites de l’élargissement décidé par le plan (V. Cons. d’Etat, 21 nov. 1890, Enoch, S. et P. 1892.9.143), et pour les terrains bâtis, la servitude de reculement, qui entraîne pour le présent l’interdiction de travaux confortatifs (V. Cons. d’Etat, 7 août 1897, Min. des Trav. publics, S. et P. 1899.3.81) et, dans l’avenir, après démolition de la maison, la réunion à la voie publique du terrain nu. La servitude de reculement ne justifie par elle-même aucune indemnité. Les annexions de terrains donnent lieu à indemnité, et même, en principe, s’il ne s’agit pas de chemins vicinaux, celles-ci doivent être réglées par le jury d’expropriation. Mais il subsiste toujours cette différence avec la procédure de l’expropriation pour cause d’utilité publique que le paiement de l’indemnité n’est par préalable à la prise de possession (V. la note sous Cons. d’Etat, 21 nov. 1890, précité). Pourtant, ces annexions de terrains sont de véritables expropriations, et l’analogie s’est imposée de plus en plus au législateur. La loi de finances du 13 avril 1900, art. 3, est venue ajouter aux formalités déjà trop nombreuses des plans d’alignement les mêmes conditions de publication dans les journaux et d’affichage que pour le jugement d’expropriation, en même temps qu’il confère à ces plans la même vertu pour la purge des droits réels sur les parcelles réunies à la voie publique, et qu’il dispense des frais de timbre et d’enregistrement tous les actes auxquels ils donnent lieu.
Les plans d’alignement produisent donc de plus en plus pour l’Administration les mêmes effets que l’expropriation, et, comme cette procédure est plus expéditive et plus commode, les administrations publiques doivent être fréquemment tentées d’en user ; mais pour les administrés, elle présente moins de garanties : 1° parce que la servitude de reculement ne donne lieu à aucune indemnité pour la gène qu’elle impose, tandis que, s’il y avait expropriation immédiate, le propriétaire jouirait librement de son argent ; 2° parce que, dans les annexions de terrains, alors même que l’indemnité est fixé par le jury d’expropriation, elle n’est pas préalable à la prise de possession ; 3° parce que, s’il s’agit de chemins vicinaux, l’indemnité pour annexion de terrains, au lieu d’être fixée par le jury d’expropriation, l’est par le juge de paix du canton, sur rapport d’expert (L. 21 mai 1836, art. 15). Dans ces conditions, si les administrations publiques essaient, soit de tirer des plans d’alignement des conséquences abusives, soit d’employer la procédure du plan d’alignement là où il aurait fallu la véritable procédure d’expropriation, dans les deux cas, il y a excès de pouvoir, et il est intéressant de savoir que le Conseil d’Etat l’a ainsi décidé.
I. – Dans notre première espèce, la décision Favatier, il s’agit d’une conséquence abusive tirée d’un plan d’alignement d’une rue, d’ailleurs parfaitement régulier dans son ensemble, et une limite est posée en ce qui concerne l’emploi du plan d’alignement comme procédé de redressement de la voie. Il résulte de cette décision que, lorsqu’un immeuble « est compris sur une grande profondeur dans le projet d’élargissement, tel qu’il résulte du plan d’alignement », particulièrement lorsque « l’axe de la rue a été déplacé, et que les parcelles ajoutées dans le projet présentent une surface presque égale au sol conservé de l’ancienne voie…, dans ces circonstances, l’opération projetée constitue un véritable redressement de la voie…, que, par suite, la propriété n’a pas été frappée de la servitude de reculement, et qu’elle ne peut être atteinte par l’exécution du plan d’alignement qu’après acquisition amiable ou expropriation du terrain nécessaire pour effectuer l’opération susmentionnée ».
Il y a donc une limite en deçà de laquelle la procédure du plan d’alignement peut servir au redressement des voies publiques, et une limite au delà de laquelle il deviendrait abusif de l’employer, en telle sorte qu’il faut recourir à la procédure d’expropriation. C’est une question de mesure, parce qu’il ne faut pas oublier la destination originaire du plan d’alignement, qui est de constater l’assiette et les limites actuelles de la voie. A propos de cette constatation, on peut bien rectifier les frontières de la rue ; alignement est une expression qui implique pouvoir de modifier une ligne, celles des côtés ; mais il serait contraire à la destination de cette procédure qu’on pût complètement modifier l’assiette. Dans quelle mesure le redressement de la voie peut-il être opéré par plan d’Alignement, et dans quelle mesure exige-t-il la procédure d’expropriation ? Là comme en d’autres circonstances, le Conseil d’Etat ne cherche pas son critérium dans un fait unique mais dans un ensemble des faits qui lui laisse une certaine liberté d’appréciation. Notre décision donne trois motifs : 1° l’immeuble dont s’agit était atteint dans une grande profondeur ; 2° l’axe de la rue était déplacé ; 3° les parcelles annexées présentaient une surface presque égale au sol conservé de l’ancienne voie. A prendre un critérium unique, il est clair qu’il faudrait s’arrêter au déplacement de l’axe de la rue, car, du moment où l’axe est déplacé, le redressement ne porte plus sur les frontières de la rue, mais sur son assiette même. Le Conseil d’Etat n’est pas aussi rigoriste, et ce n’est pas son habitude ; il connaît l’infinie variété des hypothèses ; il sait qu’en certaine occasion, l’axe sera déplacé de si peu que ce ne sera pas la peine d’en parler. C’est pourquoi il rassemble une série de faits, qui, par leur réunion, donnent l’impression que la rue a été vraiment trop déplacée pour que cela puisse passer pour un simple alignement. Notre décision ne fait d’ailleurs que confirmer une jurisprudence déjà établie. (V. Cons. d’Etat, 4 août 1899, Lécaille, S. et P. 1902.3.4, et les renvois).
II.– La décision rendue dans la seconde espèce est plus nouvelle, et dénonce un cas intéressant de détournement de pouvoir. Là, c’est la procédure même d’établissement du plan d’alignement qui a été employée d’une façon abusive. Il n’aurait pas fallu procéder par plan d’alignement, mais par expropriation. Le Conseil d’Etat n’en donne pas la raison, mais elle n’est pas difficile à déduire des faits. Ce n’est pas qu’ici l’élargissement ou le redressement fussent de nature à déplacer l’assiette de la voie, ou du moins cette circonstance est indifférente. C’est que l’élargissement ou le redressement projeté n’était pas pour la voie. La voie était un chemin vicinal de grande communication ; or, si on l’élargissait, ce n’était pas pour améliorer comme chemin vicinal, c’était pour faire une place au chemin de fer d’intérêt local de Pierreffitte à Cauterets, dans la traversée de Nestalas, parce que, dans cette traversée, il devait être établi sur l’accotement du chemin vicinal ; c’était donc pour le chemin de fer. Or, on ne se procure pas des terrains pour l’établissement d’un chemin de fer par la procédure de l’alignement, alors même que le chemin de fer, à la façon de certains parasites, viendrait se loger dans un chemin vicinal. Les riverains ne sont obligés de subir les inconvénients des plans d’alignement que s’il s’agit de l’amélioration des voies pour lesquelles cette procédure est établie. Hors de là, il faut recourir à la procédure normale que l’Administration emploie toutes les fois qu’elle a besoin d’un terrain pour un objet d’utilité publique, l’expropriation.
Le conseil général des Hautes- Pyrénées avait commis un détournement de pouvoirs d’une espèce nouvelle, que l’on peut ainsi caractériser : emploi détourné d’une procédure administrative.- ou procédure administrative détournée de son but.
C’est un exemple de plus de ces habiletés administratives que se permettent les administrations locales, à mesure qu’elles se familiarisent avec la gestion des affaires, et qui ne sont pas de la bonne administration, parce qu’on y perde de vue les libertés ou les garanties fondamentales des administrés. Nous connaissons déjà la manœuvre des municipalités qui refusent systématiquement les permis de bâtir dans les zones où elles ont projeté l’ouverture des voies nouvelles (V. Cons. d’Etat, 3 août 1900, Ville de Paris, S. et P. 1902.3.41, la note de M. Hauriou, et les renvois. Adde, Cons. d’Etat 26 mai 1869, Labille, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.532) ; celle des municipalités qui prennent des arrêtés de police pour refouler les commerçants des rues dans les marchés couverts, ou pour obliger tous ces bouchers à passer par l’abattoir municipal (V. la note de M. Hauriou, sous Cons. d’Etat, 21 déc. 1900, Trotin, S. et P. 1903.3.57), et les renvois ; celle des administrations qui menacent de retirer des permissions de voirie si les permissionnaires ne consentent pas à payer des redevances (V. Cons. d’Etat, 19 mars 1880, Comp. Centrale du gaz, S. 1881.3.67 ; P.chr.), et les renvois ; Adde, la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 6 juin 1902, Goret, S.et P. 1903.3.65). On a pu voir aussi une municipalité qui captait une source, essayer d’échapper à l’obligation d’indemniser les riverains en employant exclusivement pour la pose de ses tuyaux le procédé des autorisations de voirie, qui la dispensait de soumettre son projet à l’examen du Conseil d’Etat, parce que, si elle lui avait soumis son projet, le Conseil d’Etat lui eût imposé l’engagement d’indemniser lesdits riverains (V. Cons. d’Etat, 5 mai 1893, Sommelet, S. et P. 1895.3.1, et la note de M. Hauriou, etc.)
Ces habiletés administratives ne constituent pas des prévarications, car elle ont pour but de ménager les finances municipales ; mais elle sont contraires à la bonne administration, parce que les préoccupations fiscales constituent un but particulariste, et qu’elles sacrifient à ce but l’intérêt de toute une catégorie d’administrés, alors que la bonne administration doit rigoureusement s’inspirer de l’intérêt de tous.
Observons en terminant que la décision du conseil général des Hautes-Pyrénées n’est entachée que d’un excès de pouvoir, et qu’elle conserve malgré cela son caractère de décision administrative. Si, au lieu de substituer une procédure à une autre pour l’emprise des terrains, elle avait ordonné cette emprise sans aucune procédure, elle eût perdu tout caractère administratif et eût constitué une simple voie de fait. La substitution d’une procédure administrative à une autre, quand elle est abusive, ne constitue donc qu’un excès de pouvoir, tandis que l’action exercée en dehors de toute procédure est une voie de fait qui rend justiciables des tribunaux ordinaires toutes les conséquences dommageables (V. sur la compétence de la juridiction civile en cas de voie de fait (Cass. 21 avril 1885, S. 1885.1.350 ; P. 1885.1.888).