La longue marche du Conseil d’Etat dans les terres fiscales européennes a été entamée au début des années 1980 et force est de constater que les litiges fiscaux internationaux posent toujours autant des questions essentielles.
C’est ainsi que Mme L., citoyenne allemande, réside à Monaco et ne se trouve donc territorialement pas soumise à l’impôt sur le revenu français puisqu’elle n’est pas résidente fiscale française. Cependant, cette personne est également propriétaire d’un bien immobilier situé à proximité immédiate de la Principauté mais en France.
Compte tenu de cette possession, l’administration fiscale française a mis en œuvre à son détriment les dispositions de l’article 164 C du code général des impôts qui prévoient une taxation forfaitaire sur le revenu des personnes disposant d’une résidence en France.
Le Tribunal administratif de Nice ayant rejeté sa demande en décharge par un jugement du 29 novembre 2005, elle a porté ensuite le litige devant la Cour administrative d’appel de Marseille qui y a fait droit par un arrêt du 1er septembre 2009 au motif que les dispositions mises en œuvre constituaient une restriction « arbitraire », au sens de ces dispositions, aux mouvements de capitaux incompatibles avec les articles 18 et 63 à 65 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne1.
Le Conseil d’Etat, saisi sur pourvoi du ministre, a cassé cet arrêt pour erreur de droit2 en écartant l’application de l’article 164 C du code général des impôts comme étant contraire aux seuls articles 64 et 65 du Traité.
Ce faisant, la formation plénière fiscale va continuer l’œuvre de neutralisation des impositions forfaitaires sur le revenu en mettant en œuvre l’« exception d’inconventionnalité » et fera prévaloir le principe de libre circulation des capitaux sur la loi fiscale interne.
On signalera quand même que si les juridictions administratives ont été saisies en 2003 de ce litige, celui-ci ne sera définitivement jugé qu’en 2014, la « célérité » de la justice3 mériterait à cet égard quelques ressources supplémentaires semble t-il.
Au cas présent, le juge administratif suprême était tenu de statuer sur la mise en œuvre des dispositions de l’article 164 C du code général des impôts (I.) et de sa comptabilité avec le droit de l’Union européenne (II.).
I. L’article 164 C du code général des impôts : une disposition résiduelle aux effets drastiques
L’article 164 C du code général des impôts vise à permettre l’assujettissement à l’impôt de personnes qui peuvent résider en France sans pour autant y avoir de revenus. Ce faisant, il vise à asseoir une forme de justice fiscale suivant des préceptes classiques en la matière (A.) qui se sont vus remis en cause du fait de la consécration du droit européen (B.).
A. Les fondements de l’article 164 C du code général des impôts
Ce mécanisme général d’imposition est ancien car dès 1937, les contribuables non domiciliés en France étaient assujettis à une imposition de leurs revenus calculée forfaitairement suivant la valeur locative des résidences situées en France4.
Ce dispositif sera modifié en 19765 et deviendra l’article 164 C du code général des impôts. Celui-ci rend passible de l’impôt sur le revenu français les personnes qui disposent d’une « habitation » en France et qui ne sont pas fiscalement domiciliés en France sur une base de taxation forfaitaire6. Il convient de préciser néanmoins qu’en réalité ces dispositions ont une vocation subsidiaire et sont notamment écartées lorsqu’une convention internationale relative aux doubles impositions le prévoit7, lorsque les français (ou les contribuables d’un Etat ayant souscrit un accord de réciprocité avec la France8 ce qui n’est pas le cas pour toutes les conventions conclues avec les autres Etats membres de l’Union européenne9) justifient acquitter dans leur Etat de domiciliation fiscale un impôt au moins égal aux deux tiers de l’imposition française ou lorsque les revenus de source française sont supérieurs à la base forfaitaire d’imposition10.
La finalité de ces dispositions est clairement de faire échec aux possibilités d’éluder l’impôt pour des personnes qui sont susceptibles de vivre sur le territoire national tout en n’y ayant pas de revenus quelque puisse en être le motif et le train de vie (rentiers, retraités, frontaliers, etc.) en définissant une base forfaitaire d’imposition ; c’est une forme de justice fiscale qui était souhaitée par les autorités normatives.
Mais, compte tenu du développement des conventions internationales, c’est en réalité une disposition d’application résiduelle qui concerne principalement aujourd’hui le cas des personnes de nationalité tierce qui résident à Monaco.
B. Les fondements d’une remise en cause de la légitimité de l’article 164 C du code général des impôts
Le principe même de cette possibilité d’imposition a été contestée très tôt par les contribuables qui y voyaient une mesure discriminatoire. Cependant, jusqu’à une époque récente, les moyens tirés de l’inconventionnalité11 de la loi ou de son inconstitutionnalité12 étaient voués à l’échec. De plus, si le moyen tiré de la non discrimination est ensuite devenu opérant, la charge de la preuve incombait exclusivement au contribuable mis en cause13 et il était délicat de démontrer cela in abstracto. La question de la compatibilité des dispositions de l’article 164 C du code général des impôts avec les accords internationaux constitue donc une question récurrente des litiges fiscaux internationaux soumis au juge de l’impôt français.
Cependant, c’est à l’égard du droit communautaire que le contentieux récent a été le plus marqué.
Les libertés communautaires n’étaient normalement applicables que dans le territoire des communautés jusqu’au Traité de Maastricht. Depuis l’entrée en vigueur de ce Traité14, la liberté de circulation des capitaux s’applique aussi au profit des Etats et territoires tiers et peut donc être largement invoquée devant le juge fiscal15. Ce point est ici important pour l’espèce en cause car le contribuable, bien que de nationalité allemande, réside à Monaco qui se trouve être un Etat tiers à l’Union16.
En théorie, il n’appartient qu’aux Etats de régir les impôts directs qui sont exigibles sur leur territoire17, qui ne sont normalement pas régis par le droit de l’Union, mais ils ne peuvent cependant faire échec à celui-ci18. La compétence est ici normalement étatique19.
Toutefois, on notera qu’une certaine contrainte constitutionnelle pèse sur le législateur qui est tenu de respecter le principe d’égalité proportionnelle en matière fiscale20. A cet égard, le Conseil constitutionnel avait précisé que le mécanisme d’imposition sur le revenu fondé sur une évaluation forfaitaire en fonction du train de vie21 n’était, sur ce point, conforme à la Constitution que parce qu’il était possible pour le contribuable d’apporter la preuve du financement de ses dépenses autrement que par des « revenus occultes »22. Il était donc possible de faire échec à l’évaluation forfaitaire des revenus, or ceci n’est pas prévu en ce qui concerne le dispositif prévu par l’article 164 C du code général des impôts23.
II. La confrontation effective de l’article 164 C du code général des impôts avec le principe de libre circulation des capitaux
Le principe de la libre circulation des capitaux au sein du territoire des Etats membres a été posée très tôt dans le droit communautaire. Avec le Traité de Maastricht, celui-ci sera également étendu au bénéfice des Etats tiers et donc de Monaco.
Toutefois, certaines mesures restrictives autorisées antérieurement et portant atteinte à la liberté de circulation des capitaux pouvaient être maintenues en l’état (A.) et les Etats demeurent également libres d’édicter certaines réglementations nationales dans un but fiscal sous la réserve du respect du droit européen (B.).
A. L’impossible invocation de la « clause de gel » à l’égard des restrictions à la liberté de circulation des capitaux
L’article 63 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne24 pose le principe de toute prohibition de restriction aux mouvements de capitaux au sein de l’Union et avec les Etats et territoires tiers.
L’article 64 TFUE fonde la possibilité de maintien des restrictions, qui existaient au 31 décembre 1993 (« clause de gel »), en ce qui concerne les investissements directs y compris immobiliers.
L’article 65 laisse aux Etats la faculté d’application en la matière des dispositions fiscales en ce qui concerne les contribuables suivant leur résidence fiscale et le pays d’investissement à la condition que ces éléments ne constituent ni une discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée au principe de libre circulation des capitaux.
La jurisprudence du Conseil d’Etat considérait que l’application de l’article 164 C du code général des impôts aux résidents monégasques était couverte par la « clause de gel » dans la mesure où les restrictions existaient avant le 31 décembre 1993 et que cela portait sur des investissements immobiliers25. Cette solution se fondait sur une jurisprudence européenne qui semblait juger cela implicitement possible au regard des annexes à la directive n° 88/361/CE du 24 juin 1988 qui fondent la classification communautaire en la matière26.
Toutefois les juges du fond, et particulièrement la Cour administrative d’appel de Marseille27, est entrée en résistance contre cette jurisprudence estimant la solution retenue contraire à la lettre et à l’esprit du droit communautaire.
La Cour de Luxembourg a été cependant saisie par une juridiction fiscale allemande („Finanzgericht Düsseldorf“) de l’interprétation des articles 63 et 64 du TFUE et son arrêt28 a clairement distingué les « investissements directs » des « investissements immobiliers »29comme étant soumis à des régimes distincts. Par voie de conséquence, la « clause de gel » ne pouvait être appliquée pour justifier la compatibilité de l’article 164 C du code général des impôts français avec le droit de l’Union.
Le Conseil d’Etat a ensuite opéré un revirement de sa jurisprudence en considérant que les investissements immobiliers patrimoniaux ne constituaient pas des « investissements directs », au sens de ces dispositions, ce qui rendait inapplicable la « clause de gel »30 et, par voie de conséquence, faisait obstacle à la mise en œuvre du mécanisme de l’article 164 C du code général des impôts sur le fondement de l’article 64 du Traité.
Cependant si l’article 64 ne pouvait justifier une telle applicabilité de l’article 164 C du code général des impôts, l’article 65 pouvait, suivant le droit commun, permettre d’envisager son application.
B. La confrontation sévère de l’article 164 C du code général des impôts avec l’article 65 TFUE
L’article 65 TFUE prévoit que : « 1. L’article 63 ne porte pas atteinte au droit qu’ont les Etats membres : a) d’appliquer les dispositions pertinentes de leur législation fiscale qui établissent une distinction entre les contribuables qui ne se trouvent pas dans la même situation en ce qui concerne leur résidence ou le lieu où leurs capitaux sont investis ; (…) 3. Les mesures et procédures visées aux paragraphes 1 et 2 ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée à la libre circulation des capitaux et des paiements telle que définie à l’article 63 ».
En principe, une disposition fiscale qui distingue les contribuables fiscalement domiciliés sur son territoire des autres contribuables n’est pas discriminatoire31 mais la situation de Monaco est particulière à cet égard. En effet, en vertu de l’article 7 de la Convention fiscale franco-monégasque32, les citoyens français qui résident en Principauté sont assujettis à l’impôt sur le revenu dans les mêmes conditions que s’il résidaient en France33. Il résulte de ce particularisme que, parmi les résidents monégasques, il convenait de distinguer les citoyens français des autres nationaux. Ceci neutralisait, en tant que de besoin, l’exception générale posée par l’arrêt Schumacker de la Cour de justice puisque les français de Monaco sont imposés sur l’ensemble de leurs revenus globaux34. Il importait donc pour le Conseil d’Etat de déterminer si l’article 164 C du code général était une mesure discriminatoire ou une restriction déguisée à la liberté de circulation des capitaux pour s’assurer de sa compatibilité avec le droit européen.
Les biens litigieux sont nécessairement des biens non productifs de revenus sinon les revenus qui en résulteraient seraient taxés en France suivant le mécanisme applicable aux revenus immobiliers35.
Pour écarter les dispositions de l’article 164 C du code général des impôts comme incompatibles avec les dispositions du Traité, le Conseil d’Etat va comparer les effets de cette disposition législative suivant les situations respectives de résidence fiscale. Or, l’examen des travaux préparatoires de la loi du 29 décembre 1976 permettait clairement d’établir que la finalité de la mesure était de taxer toute personne qui constituait sa propriété foncière par l’entremise de la juridiction d’un Etat tiers36 tel un « paradis fiscal ». Or, c’est justement l’objet même de la liberté de circulation des capitaux qui était touché.
En l’absence de toute « raison impérieuse d’intérêt général », qui aurait été de nature à tenir en échec la liberté européenne en cause, la formation de plénière fiscale ne pouvait que censurer l’application de l’article 164 C comme étant contraire aux Traités européens.
- Afin d’éviter de surcharger le texte qui suit, il a été adopté le parti de mentionner la numérotation actuelle des Traités et non celle qui était en vigueur à l’époque des faits. L’article 12 TCE est ainsi devenu l’article 18 TFUE et les articles 56 à 58 TCE, les articles 63 à 68 TFUE. [↩]
- La Cour a, en effet, procédé à une application combinée des articles 18 et 56 à 58 TFUE alors que leurs champs d’application diffèrent. Or, l’article 18 TFUE n’était pas ici applicable ce qui constituait une méconnaissance du champ d’application de la loi et donc un motif de cassation. [↩]
- Conseil d’Etat, Assemblée, 28 juin 2002, Ministre de la Justice, Garde des Sceaux c. Magiera, requête n° 239575, concl. F. Lamy Rec. p. 248. Il s’agit d’un « principe » applicable même sans texte d’une portée plus vaste que le seul article 6 §. 1 de la Convention européenne des droits de l’Homme qui n’est que partiellement applicable à la matière fiscale. [↩]
- Article 35 de la loi du 31 décembre 1936 définissant le budget général de 1937. [↩]
- Article 7 de la loi n° 76‑1234 du 29 décembre 1976, JO p. 7630. [↩]
- Fondée sur la « valeur locative » du bien immobilier en cause multipliée par trois. [↩]
- Cf. la doctrine administrative en ce sens : BOI‑IR‑DOMIC‑10‑20‑10 du 25 février 2013 §. 20. [↩]
- Conseil d’Etat, SSR., 11 juin 2003, Epoux Biso, requête n° 221076, concl. Vallée et Obs. Laroche Droit fiscal 2004 n° 355 p. 591. [↩]
- TA Nice, 14 décembre 2004, Cabecadas, n° 97‑466 comm. n° 294 Droit fiscal 2005 (Portugal) ; TA Nice, 11 octobre 2005, Rosberg, n° 04‑2654 (Finlande). [↩]
- C’est en ce cas le revenu réel qui sera pris en compte. [↩]
- En ce qui concerne les lois postérieures et cela jusqu’en 1989 ; cf. Conseil d’Etat, Assemblée, 3 février 1989, Compagnie Alitalia, requête n° 74052, Rec. p. 44, concl. Chahid-Nourai obs. Beaud, et Dubouis RFDA 1989 p. 391 ; Conseil d’Etat Assemblée, 20 octobre 1989, Nicolo, n° 108243, concl. Frydman Rec. p. 190. [↩]
- Loi constitutionnelle n° 2008‑724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve république, JO p. 11890 qui insère un article 61‑1 à la Constitution relatif à la question prioritaire de constitutionnalité. [↩]
- Conseil d’Etat, 11 juin 2003, Epoux Biso, op. cit. [↩]
- Le 1er novembre 1993. [↩]
- CAA Paris, 24 juin 2010, Rossi di Montelera, n° 08PA01624, Droit fiscal 2010 n° 525 concl. Goues et obs. Maitrot de la Motte. [↩]
- Toutefois la Principauté est un Etat tiers très étroitement associé à l’Union européenne. Il se trouve être en union douanière avec l’Union, bénéficie d’un statut d’Etat associé à la zone Euro et est partie de la zone Schengen. [↩]
- CJCE, 14 octobre 1999, Sandoz gmbh c. Finanzlandesdirektion für Wien et autres, n° C‑439/97 ; Conseil d’Etat, SSR., 27 juillet 2005, Ministre des Finances c. Cohen, requête n° 244671, concl. Vallée Droit fiscal 2005 n° 46. [↩]
- CJCE, grande chambre, Petri Manninen, n° C‑319/02, Rec. p. 7477, obs. Pierre Droit des sociétés 2004 n° 223. [↩]
- Il convient cependant de réserver le cas de la TVA intracommunautaire et de certaines impositions internationales d’application très limitée. [↩]
- Article 13 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. [↩]
- Ancien article 168 du code général des impôts [↩]
- Conseil constitutionnel, 21 janvier 2011, Mme Danièle B. [Evaluation du train de vie], décision n° 2010‑88 QPC §. 8, obs. Fouquet Droit fiscal n° 4‑2011 p. 3, obs. Le Quinio RFDC 2011 p. 608. [↩]
- Cette disposition ne semble pas avoir fait l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité. [↩]
- Anciennement articles 56 à 58 du Traité CE. [↩]
- Conseil d’Etat, SSR., 28 juillet 2011, Ministre de l’Economie et des finances c. époux Holzer, requête n° 322672, concl. Legras et note Delaunay Droit fiscal 2011 n° 576. [↩]
- CJUE, 5 mai 2011, Sociétés Prunus et Polonium, n° C‑384/09, note Maitrot de la Motte Droit fiscal 2011 n° 393. [↩]
- CAA Marseille, 13 mars 2012, Ministre de l’Economie c. Graetz, n° 09MA00500, concl. Guidal obs. Laroche Droit fiscal 2012 n° 342 ; CAA Marseille, 24 avril 2012, Kramer, requête n° 08MA04100. [↩]
- CJUE, 17 octobre 2013, Yvon Welte, affaire numéro C‑181/12, concl. Mengozzi note Maitrot de la Motte Droit fiscal 2014 n° 91. [↩]
- §. 31 de l’arrêt. [↩]
- Conseil d’Etat, SSR., 26 décembre 2013, Ministre de l’Economie et des finances c. époux Kramer, requête n° 360488, concl. Aladjidi note Ladreyt Droit fiscal 2014 n° 94. [↩]
- CJCE, 14 février 1995, Schumacker, n° C‑279/93, obs. de Waal Droit fiscal 1995 n° 1089. [↩]
- Convention du 18 mai 1963, JO p. 8679. [↩]
- Sont notamment exclues de ce mécanismes les personnes qui y résidaient au 13 octobre 1962. [↩]
- Ce qui peut justifier une taxation inférieure au montant forfaitaire prévu par l’article 164 C du code général des impôts. [↩]
- Article 4 A du code général des impôts. Les conventions fiscales souscrites par la France réservent généralement à cet Etat le produit des impositions des revenus provenant de biens immobiliers situés en France. [↩]
- Cf. sur ce point les conclusions Goues sur CAA Paris, 24 juin 2010, Rossi di Montelera, op. cit. [↩]