Le dialogue des juges peut revêtir de multiples aspects formels et informels. Dans le cadre des questions préjudicielles transmises entre organes juridictionnels, un cadre strict s’impose nécessairement du fait des règles de procédure. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat le 28 mai 2014 est à cet égard révélateur des limites à la liberté du juge national confronté à l’autorité des arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (J. Andriantsimbazovina, L’autorité des décisions de justice constitutionnelle et européenne sur le juge administratif français, LGDJ, 1998, 663 p.).
L’association « Vent de Colère ! Fédération nationale » et d’autres requérants ont saisi le Conseil d’Etat d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre deux arrêtés ministériels des 17 novembre 2008 et 23 décembre 2008 fixant les conditions d’achat de l’électricité produite par éolienne. Toutefois, une difficulté sérieuse est apparue au regard de la conformité du mécanisme imposant à Electricité de France d’acheter à un prix bonifié cette énergie électrique au regard du droit communautaire des « aides d’Etat » qui sont désormais réglementées et encadrées (Actuellement : Règlement (UE) n° 1407/2013 de la Commission du 18 décembre 2013 relatif à l’application des articles 107 et 108 du TFUE, JOUE n° L 352 du 24 décembre 2013 p. 1).
Le Conseil d’Etat va ainsi, par une décision avant-dire droit du 15 mai 2012 (CE, 15 mai 2012, Association « Vent de Colère ! Fédération nationale » et autre, n° 324852, obs. Fl. Latullaie Droit de l’environnement 2012 p. 242, obs. J.‑Y. Chérot Concurrences 2012 p. 182, obs. A. Fourmon Environnement 2013 p. 49), rejeter tous les moyens invoqués à l’encontre des arrêtés réglementaires contestés à l’exception de celui fondé sur le respect du droit communautaire relatif aux « aides d’Etat » qu’il a renvoyé à la Cour de justice de l’Union européenne sous la forme d’une question préjudicielle aux fins de savoir si ce mécanisme constituait une telle aide, au sens de l’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) (Article 87 du Traité instituant la Communauté européenne avant l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne).
Par un arrêt du 19 décembre 2013 (CJUE, 19 décembre 2013, Association « Vent de Colère ! Fédération nationale » et autre c. France, n° C‑262/12 ; obs. Cl. Boiteau AJDA 2014 p. 926 ; obs. H. Cassagnabère RJEP 2014 p. 16), la Cour de Luxembourg a jugé que ce dispositif constituait bien une « aide d’Etat » et qu’il n’y avait pas lieu de limiter dans le temps les effets de son arrêt malgré une demande en ce sens formulée par le Gouvernement français à titre subsidiaire.
Or, la qualification d’« aide d’Etat », au sens du droit communautaire, impliquait nécessairement l’illégalité du mécanisme d’obligation d’achat des énergies électrique de source éolienne dans la mesure où ce dispositif n’avait pas été préalablement notifié à la Commission européenne en application de l’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Le vice de procédure était donc établi en ce cas et l’annulation par le Conseil d’Etat apparaissait comme certaine au regard de la teneur de la décision de la Cour de Luxembourg. On notera, à titre incident, que le Conseil d’Etat français avait auparavant jugé que ce mécanisme ne constituait pas une « aide d’Etat » (CE, 21 mai 2003, Uniden, n° 237466, Rec. p. T. p. 696), au regard d’un précédent jurisprudentiel qui n’était pas totalement transposable (CJUE, 13 mars 2001, PreussenElektra AG, n° C‑379/98, obs. O. Segnana CDE 2002 p. 131), et que la qualification d’imposition devait être retenue au regard du droit interne (CE, 13 mars 2006, Réseau ferré de France et autre, n° 265582, RJF 06/06 n° 803) ce qui n’est pas sans conséquence en termes d’intelligibilité du droit (CC, 16 décembre 1999, « Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l’adoption de la partie législative de certains codes », n° 99‑421 DC, obs. J.‑E. Schoettl AJDA 2000 p. 31, obs. D. Ribes RFDC 2000 p. 120).
Mais l’Etat a, de nouveau, sollicité le prononcé d’une modulation dans le temps des effets de la décision du Conseil d’Etat (CE Ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres, concl. Devys Rec. p. 197, obs. Stahl et Courrèges RFDA 2004 p. 438, GAJA n° 110) s’appuyant, notamment, sur une décision de la Commission européenne indiquant la comptabilité du mécanisme qui lui avait été (enfin) notifiée.
C’est là en réalité tout l’intérêt de cet arrêt qui indique les conditions dans lesquelles une annulation pour excès de pouvoir doit se concilier avec l’office du juge communautaire quant au principe de primauté du droit de l’Union sur le droit national (CJCE, 15 juillet 1964, Costa c. Ente nazionale per l’energia elettrica, n° 6/64).
1°) Les Traités européens ont instauré un mécanisme de coopération judiciaire entre les juridictions nationales et la Cour de justice de l’Union européenne qui adopte de multiples formes dont la plus connue est la saisine par voie préjudicielle du juge de Luxembourg par le juge national aux fins de statuer sur la validité, l’interprétation ou la portée du droit européen (Article 267 du TFUE).
Conformément aux principes généraux régissant de tels mécanismes processuels, il existe un partage des taches entre les deux acteurs. Le juge communautaire doit trancher une difficulté juridique et le juge national va devoir en déterminer les conséquences dans l’ordre interne (J. Pertek, « Renvoi préjudiciel en interprétation et en appréciation de validité – Raison d’être et nature d’une voie de droit originale – Office du mécanisme préjudiciel – Dialogue de juge à juge », fasc. n° 360, Jurisclasseur Europe, Lexisnexis).
Ce mécanisme permet en réalité un véritable « dialogue des juges » qui tient compte des particularismes propres du droit de l’Union européenne et de ceux tirés de l’identité constitutionnelle de chaque Etat-membre ou de son système juridique interne (Cf. Le dialogue des juges, mélanges B. Genevois, Dalloz, 2009, 1166 p.).
Dans le cadre du contentieux de la légalité des « aides d’Etats », deux séries de moyens issus du droit communautaire peuvent être invoqués, en sus des moyens issus du pur droit interne, la méconnaissance de la procédure par laquelle la Commission européenne peut connaître de telles aides nationales et la violation des règles de fond encadrant très fortement celles-ci dans la mesure ou le principe demeure leur surpression. En théorie, la violation des règles applicables aux « aides d’Etat » implique la répétition de l’aide avec, le cas échéant, le versement d’une somme complémentaire correspondant aux intérêts qui auraient dû être versés à un établissement bancaire si cette somme avait été empruntée (CJCE, 11 juillet 1996, Syndicat français de l’Express international, n° C‑39/94).
L’enjeu était donc ici important pour les parties, au delà de la question de principe posée, car l’annulation du dispositif encadrant l’achat d’énergie éolienne était de nature à remettre en cause non seulement les contrats conclus avec les producteurs d’électricité mais également ceux conclus avec les consommateurs d’énergie si l’une des parties le souhaitait.
2°) En effet, les annulations contentieuses prononcées par le juge administratif sont normalement rétroactives (CE, 26 décembre 1925, Rodière, GAJA n° 41). L’acte litigieux est donc censé ne jamais avoir été adopté et ne produire aucun effet. Toutefois, il est admis que lorsque le vice sanctionné est purement formel, il existe des possibilités de régularisation ce qui soulève, en pratique, des difficultés considérables du fait du caractère « relatif » de certains vices de forme et de la mise en œuvre du principe d’économie des moyens par le juge de l’excès de pouvoir.
Ici, le vice est formel en apparence : l’« aide d’Etat » n’a pas été notifiée à la Commission européenne comme cela aurait dû être le cas. Aux yeux du droit administratif français un tel vice peut être régularisé et l’annulation d’un acte administratif n’a pas pour effet per se d’impliquer la répétition des sommes ; c’est d’ailleurs cette solution qui était admise par le droit administratif français du fait de la notion d’acte créateur de droit (Le droit de l’Union met cependant en échec cette notion lorsque son efficacité est en cause : cf. CJCE, 20 mars 1997, Alcan Deutschland, n° C‑24/95 Rec. p. 1591 ; CAA Lyon, 15 janvier 2004, Société Gemo, obs. D. Simon Europe juin 2004, n° 179).
Cependant, la Cour de justice a une conception différente en la matière et l’absence de notification d’une « aide d’Etat » rend celle-ci irrégulière et impose la répétition (CJCE, 21 novembre 1991, Fédération nationale du commerce extérieur des produits alimentaires et Syndicat national des négociants et transformateurs de saumon, n° C‑354/90) ainsi que la compensation de son bénéfice (CJUE, 12 février 2008, Centre d’exportation du livre français (« CELF I »), n° C‑199/06).
Cette position va être également précisée pour les hypothèses particulières dans lesquelles une notification tardive est effectuée envers la Commission au regard de la teneur de la décision de cette dernière : compatibilité de l’aide avec le droit européen ou incompatibilité de celle-ci (CJUE, 11 mars 2010, Centre d’exportation du livre français (« CELF II »), n° C‑1/09).
En toute logique, l’aide d’Etat litigieuse n’ayant jamais été autorisée, seul son remboursement et sa compensation, par le versement d’une somme équivalent aux intérêts qui auraient dû être exposés en cas de prêt bancaire, devraient être exigés sauf « circonstances exceptionnelles » (CJCE, 11 juillet 1996, Syndicat français de l’Express international, op. cit).
Toutefois la Cour de Luxembourg a récemment admis qu’en dehors d’une telle situation, l’Etat pouvait s’abstenir de demander une telle répétition lorsque l’« aide d’Etat » était reconnue a posteriori comme étant compatible avec le droit de l’Union sous la réserve de ne pas porter atteinte aux autres règles matérielles comme l’égalité de traitement (CJUE, 12 février 2008, Centre d’exportation du livre français (« CELF I »), op. cit) ; il y a donc une lecture jurisprudentielle du droit qui se veut pragmatique.
3°) Normalement, le juge national est libre de déterminer les conséquences qu’il doit tirer des décisions préjudicielles rendues par la Cour de Luxembourg (Ceci est logique car chaque juridiction nationale est régie par des règles qui lui sont propres). Toutefois, il en va autrement lorsque le droit matériel de l’Union ou son efficacité imposent une solution différente.
Dans le cas des « aides d’Etat », la logique du droit communautaire veut que, sauf circonstances exceptionnelles, l’aide soit répétée afin d’assurer l’effectivité et la primauté du droit européen (CJCE, 11 juillet 1996, Syndicat français de l’Express international, op. cit).
Le Gouvernement français avait néanmoins sollicité de la Cour de Luxembourg la modulation dans le temps des effets de son arrêt afin que l’annulation qui serait ensuite prononcée ne soit pas rétroactive (CJCE, 12 juillet 1973, Commission c. Allemagne, n° 70/72 obs. R. Kovar JDI 1974 p. 417 ; M. Karpenschif, « La récupération des aides nationales versée en violation du droit communautaire à l’aune du règlement n° 659/1999 : du mythe à la réalité », RTDE 2001 p. 551). Cependant, la Cour va rejeter cette demande au motif qu’elle n’était justifiée par nulle circonstance extraordinaire justifiant de déroger à la règle selon laquelle les projets d’« aides d’Etat » doivent être notifiés à la Commission préalablement à leur octroi afin que celle-ci se prononce sur leur compatibilité avec les Traités (Article 108 et s. TFUE).
Cependant, le ministre de l’Ecologie a saisi le Conseil d’Etat d’une demande similaire afin de mettre en œuvre la jurisprudence Association AC ! (CE Ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres, op. cit) et cela nonobstant le rejet d’une demande similaire formulée devant la Cour de justice de l’Union européenne (Sur cette possibilité : CJCE, 8 avril 1976, Defrenne, n° 43/75).
De plus, la Cour de Luxembourg avait expressément refusé d’y faire droit et l’autorité de son arrêt aurait pu faire obstacle à ce que le Conseil d’Etat en fasse autant. Or, la question qui se posait ici était celle de savoir si l’arrêt de la Cour de Luxembourg s’imposait sur ce point au juge administratif suprême s’agissant d’une question accessoire distincte de l’interprétation du droit de l’Union européenne. Il faut à cet égard distinguer l’autorité de chose interprétée et l’autorité de chose jugée.
L’autorité de chose interprétée consiste à imposer l’interprétation d’un « texte supérieur » par une « juridiction supérieure » à une juridiction ordinaire. Cette interprétation prévaut car le texte qui institue la juridiction supérieure en fait l’interprète ultime de celui-ci (J. Andriantsimbazovina, « L’autorité de la chose interprétée et le dialogue des juges. En théorie et en pratique, un couple juridiquement inséparable », Mélanges B. Genevois, op. cit., p. 1). Le Conseil constitutionnel (Article 62 de la Constitution ; cf. M. Disant, L’Autorité de chose interprétée par le Conseil constitutionnel, LGDJ, 2010, 868 p.), la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits l’Homme (Pour le cas particulier du droit de l’Union : CJCE, 27 mars 1980, Denkavit italiana, n° 61/79 ; CJCE, 10 février 2000, Schröder, n° C‑50/96 ; voir également : J. Andriantsimbazovina, L’autorité des décisions de justice constitutionnelle et européenne sur le juge administratif français, LGDJ, 1998, 663 p.) disposent de ce privilège à l’égard, respectivement, de la Constitution, des Traités relatifs à l’Union européenne et de la Convention européenne des droits de l’Homme (Ainsi que des protocoles additionnels et modificatifs à cette Convention). On notera que cette autorité s’impose indépendamment de tout cadre procédural : tous les arrêts en bénéficient.
L’autorité de chose jugée impose une triple identité : identité de parties, de cause et d’objet (Article 1351 du code civil). Toutefois, dans le cadre d’une saisine par voie préjudicielle entre juridictions cette triple identité est présumée et la décision du juge a quem s’impose au juge a quo en particulier dans le cas du renvoi préjudiciel européen (CJCE, 3 février 1977, Benedetti, n° 52/76 ; CJCE ord., 5 mars 1986, Wünsche, n° 69/85).
Or ici, s’agissant de procédures liées et engagées par la voie préjudicielle, c’est bien l’autorité de chose jugée qui s’imposait au juge national. Le Conseil d’Etat ne pouvait donc pas méconnaître frontalement l’arrêt rendu par la Cour de Luxembourg.
Il en aurait été autrement si la Cour n’avait pas tranché expressément ce point, mais sur le fond de cette demande accessoire, il est loin d’être évident qu’il y aurait été fait droit (le rapporteur public invitant même à les rejeter) dans la mesure où les conséquences pratiques et juridiques d’une annulation « sèche » n’étaient pas excessives.
Il restera aux utilisateurs, qui le souhaitent, la possibilité de se faire rembourser une maigre quote-part de la contribution au service public de l’électricité auprès de la Commission de régulation de l’énergie par voie amiable ou devant le Tribunal administratif de Paris (CE, 5 mars 2012, Société des ciments Calcia, RJF 5/12 n° 538) et aux 400 opérateurs visés de verser à l’Etat les sommes correspondantes aux intérêts qu’ils auraient dû acquitter en cas d’emprunt bancaire équivalent.