Dans l’affaire 6-64 ayant pour objet une demande de décision préjudicielle, formée sur la base de l’article 177 du traité C.E.E. par le Giudice Conciliatore de Milan et tendant à obtenir l’interprétation des articles 102, 93, 53 et 37 dudit traité dans le litige pendant devant ce juge :
M. Flaminio Costa
contre
E.N.E.L. (Ente nazionale energia elettrica, impresa già della Edison Volta)
LA COUR
composée de
M. A. M. Donner, président
MM. Ch. L. Hammes et A. Trabucchi, présidents de chambre
MM. L. Delvaux, R. Rossi, R. Lecourt (rapporteur) et
W. Strauss, juges
avocat général : M. M. Lagrange
greffier : M. A. Van Houtte
rend le présent
ARRÊT
POINTS DE FAIT ET DE DROIT
I — Exposé des faits et de la procédure
Attendu qu’aux termes de la loi n° 1643 du 6 décembre 1962 et de décrets postérieurs, la République italienne a procédé à la nationalisation de la production et de la distribution de l’énergie électrique et créé une organisation dite E.N.E.L. à laquelle a été transféré le patrimoine des entreprises électriques; attendu que, en conflit avec l’E.N.E.L. au sujet du paiement d’une facture pour consommation d’électricité, M. Costa, en qualité de consommateur et d’actionnaire de la société Edison Volta, affectée par cette nationalisation, a demandé incidemment au cours de la procédure devant le Giudice Conciliatore de Milan l’application de l’article 177 du traité de la C.E.E. aux fins d’obtenir l’interprétation des articles 102, 93, 53 et 37 dudit traité qui auraient été violés par la loi italienne sus-visée;
attendu que, par ordonnance du 16 janvier 1964, le Giudice Conciliatore, faisant droit à cette demande, a décidé ce qui suit : « Vu l’article 177 du traité du 25 mars 1957 instituant la C.E.E., incorporé dans la législation italienne par la loi n° 1203 du 14 octobre 1957, et vu l’allégation que la loi n° 1643 du 6 décembre 1962 et les décrets présidentiels pris en exécution de cette loi, n° 1670 du 15 décembre 1962, n° 36 du 4 février 1963, n° 138 du 25 février 1963, n° 219 du 14 mars 1963 violent les articles 102, 93, 53 et 37 du traité précité, surseoit à statuer et ordonne la transmission d’une copie conforme du dossier à la Cour de justice de la Communauté économique européenne à Luxembourg»;
attendu que, par les soins du greffier du Giudice Conciliatore, la Cour a été saisie de cette question préjudicielle enregistrée au greffe de la Cour le 20 février 1964; attendu que, par mémoire enregistré le 15 mai 1964, M. Costa a produit ses observations et demandé à la Cour « l’interprétation du traité, notamment des articles 102, 93, 53 et 37 »; que, par mémoire enregistré le 23 mai 1964, le gouvernement italien a conclu à l’« irrecevabilité absolue » de la question préjudicielle et à l’absence de fondement des demandes d’interprétation; que, par mémoire enregistré le 23 mai 1964, l’E.N.E.L. a conclu au mal-fondé des mêmes questions; que la Commission a, par mémoire en date du 23 mai 1964, fait connaître ses observations tant sur la pertinence des questions posées que sur l’interprétation des articles sus-visés;
attendu que la Cour a en outre été saisie d’une « requête en intervention » inscrite au greffe le 20 mai 1964, qui a été déclarée irrecevable par ordonnance du 3 juin 1964.
II — Observations présentées conformément à l’article 20 du statut de la Cour
SUR LA RÉGULARITÉ DE LA QUESTION PRÉJUDICIELLE
Attendu que le gouvernement italien fait grief au Giudice Conciliatore de ne s’être pas borné à demander à la Cour d’interpréter le traité, mais de dire si la loi italienne litigieuse était régulière au regard de celui-ci; que, de ce fait, la question préjudicielle serait irrecevable; qu’une juridiction nationale ne saurait recourir à cette procédure lorsque, pour trancher un litige, elle doit appliquer, non pas une disposition du traité, mais seulement une loi interne; que l’article 177 ne pourrait être utilisé comme moyen destiné à permettre à une juridiction nationale, sur l’initiative d’un ressortissant d’un État membre, de déférer une loi de cet État à la procedure de la question préjudicielle pour violation des obligations du traité; que la seule procédure possible serait celle des articles 169 et 170 et qu’en conséquence la présente procédure devant la Cour serait frappée d’une « irrecevabilité absolue »;
attendu que M. Costa soutient, au contraire, que le traité subordonne la compétence de la Cour à la seule existence d’une demande au sens de l’article 177 et qu’il ressort de la question posée qu’elle comporte une interprétation du traité; que la Cour n’aurait pas à apprécier les faits ni les considérations qui ont pu guider la juridiction nationale dans le choix de ses questions ;
attendu enfin que la Commission relève que l’examen de la Cour ne peut porter ni sur les raisons qui ont déterminé les questions du juge national, ni sur leur importance pour la solution du litige; qu’en l’espèce leur libellé paraîtrait se rapprocher du recours pour violation d’une obligation communautaire tel que prévu par les articles 169 et 170 et comme tel irrecevable; qu’il appartiendrait toutefois à la Cour de déceler, dans les questions qui lui sont soumises, celles relevant de la seule interprétation permise en vertu de l’article 177; qu’enfin un arrêt de la Cour constitutionnelle italienne, en date du 7 mars 1964, en évitant d’appliquer cet article dans une espèce analogue, aurait pris ainsi une décision comportant des répercussions certaines pour l’avenir du droit communautaire tout entier :
SUR L’INTERPRÉTATION DE L’ARTICLE 102
Attendu que, s’agissant d’interpréter l’article 102, M. Costa propose de considérer la consultation préalable de la Commission comme une obligation de l’État membre en cause, et non comme une simple faculté; que l’article 102 ne pourrait être interprété autrement sous
peine de manquer son but ; que la non-consultation de la Commission, devant l’existence d’un danger potentiel de distorsion, constituerait une irrégularité; que l’État membre ne pourrait apprécier lui-même la possibilité de distorsion sans s’arroger unilatéralement un pouvoir qui
ne lui est pas attribué;
attendu que la Commission conteste l’existence d’une distorsion; qu’elle semble dire cependant qu’en cas de doute sur cette existence, il y aurait eu lieu de procéder à une consultation de la Commission et que, lors de l’adoption de la loi de nationalisation en cause, la République italienne n’aurait pas respecté la règle de procédure applicable à l’espèce;
attendu que le gouvernement italien expose que la Commission, informée par une question écrite posée par un député allemand, aurait admis la nationalisation litigieuse en se référant à l’article 222 ; qu’il n’y aurait distorsion au sens de l’article 102, dès lors qu’il s’agit d’instaurer un service public destiné à atteindre les buts d’utilité générale indiqués à l’article 43 de la Constitution italienne, et ne portant pas atteinte aux conditions de la concurrence;
attendu que l’E.N.E.L. invoque des arguments semblables et précise que l’instauration d’un service public place tous les administrés sur un pied d’égalité.
Attendu que, s’agissant d’interpréter l’article 93, M. Costa estime que la nationalisation d’une activité économique a comme conséquence automatique la création d’un régime d’aides cachées au bénéfice du secteur nationalisé; que la Commission devrait, dans ce cas, intervenir selon la procédure prévue à l’article 93;
attendu que la Commission estime que les États membres qui ne respectent pas les dispositions de l’article 93, paragraphe 3, commettent une violation de procédure qui suffit en soi à habiliter la Commission à former un recours au titre de l’article 169; que la Commission se réserve toutefois la faculté de saisir la Cour de justice au cas où l’incompatibilité au fond de l’aide litigieuse s’accompagnerait de la violation de la règle de procédure considérée ; que la Commission a pris connaissance du projet de loi incriminé sans conclure à son incompatibilité avec le marché commun; que, selon la Commission, il ne se pose de question que sur le plan formel du défaut de notification; que la Commission se réserve de poursuivre au cas où l’aide concernée s’avèrerait incompatible avec le traité;
Attendu que le gouvernement italien et l’E.N.E.L. exposent que les faits démontrent l’absence d’incompatibilité entre la loi de nationalisation et l’article 93; que l’institution de l’E.N.E.L. n’aurait aucun rapport avec le droit communautaire.
Attendu que, s’agissant d’interpréter l’article 53 interdisant aux États l’introduction de nouvelles restrictions au droit d’établissement sur leur territoire, M. Costa propose de voir dans la nationalisation d’un secteur économique une mesure incompatible avec ce texte; que l’article 222 ne saurait justifier la légalité de n’importe quel régime de propriété et que l’abolition de la propriété privée serait contraire à cet article; qu’aucune règle n’exempterait de l’application de l’article 53 un secteur nationalisé, la nationalisation constituant la négation d’un système communautaire et le moyen le plus apte à empêcher la liberté d’établissement protégée par ledit article à l’égard des ressortissants tant des autres États membres que de l’État nationalisateur; que l’article 55 ne pourrait enfin être considéré comme dérogatoire à l’article 53, s’agissant exclusivement de faire échapper aux règles de ce dernier les pouvoirs publics de l’État et non le pouvoir de poursuivre une activité économique;
attendu que le gouvernement italien s’oppose à cette interprétation, motif pris de ce que l’article 53 ne trouverait pas application au cas où l’État intéressé laisserait à la libre initiative privée, sans aucune distinction de nationalité, la partie d’activité non réservée à la puissance publique;
attendu que l’E.N.E.L., à l’appui de la même interprétation, propose de considérer l’article 53 comme visant à mettre sur un pied d’égalité les ressortissants étrangers avec les ressortissants nationaux pour l’exercice d’une activité de production ; que ce principe n’est pas violé si une loi organisant un service public réserve à l’État le secteur d’activité qui en relève, privant au même titre de cette activité les ressortissants de la Communauté, autochtones ou non;
attendu que la Commission estime que, considérée sous l’angle de l’article 222, la nationalisation ne serait pas contraire au traité; que les articles 5 et 90 tendraient à atténuer les conséquences du processus de nationalisation des secteurs économiques; que, cependant, l’article 53 pourrait s’appliquer à l’égard des restrictions éventuelles à l’établissement des ressortissants étrangers, qui pourraient résulter d’une nationalisation sauf exigences techniques du secteur en cause.
Attendu que, s’agissant de l’obligation faite aux États par l’article 37 d’aménager progressivement les monopoles nationaux présentant un caractère commercial de façon à éviter toute discrimination entre ressortissants des États membres dans les conditions d’approvisionnement et de débouchés, M. Costa demande à la Cour d’interpréter cette disposition comme un texte de grande ampleur permettant de viser toute mesure par laquelle un État attribue soit à lui-même, soit à un organisme dépendant de lui, un monopole commercial par sa nature même;
que ledit article s’appliquerait non seulement aux discriminations actuelles, mais aussi aux discriminations potentielles et qu’il serait privé d’efficacité s’il tendait seulement à éliminer les discriminations existantes tout en permettant l’institution de nouvelles; qu’une nationalisation aurait des effets identiques à ceux d’un monopole légal, c’est-à-dire pouvoir de gestion exclusif, autorité et inéluctabilité des décisions, adoption pour celles-ci de critères extra-économiques, exclusion de la concurrence, le résultat dudit monopole consistant à rendre difficile sinon impossible l’importation de produits similaires en provenance d’entrepreneurs étrangers; qu’en créant un monopole commercial, une nationalisation aurait sur les importations le même effet restrictif que les droits protecteurs ou les limitations quantitatives;
attendu qu’à cette interprétation le gouvernement italien oppose que l’article 37 ne saurait concerner l’exploitation d’un service public, ni d’ailleurs d’un bien dont la production dépendrait de sources naturelles limitées soumises à une concession publique, utilisables par un nombre nécessairement restreint de producteurs ; que les règles du traité, sauvegardant la liberté du marché, ne sauraient concerner le régime des services publics ; que d’ailleurs l’article 222 ne préjugeant en rien le régime de propriété dans les États membres, il serait possible au régime constitutionnel de chacun d’eux de prévoir les biens et services pouvant être considérés comme propriété publique et devant, en
raison de choix objectifs, demeurer en dehors de toute règle sur la concurrence que, dès lors, l’exclusion de l’importation et de l’exportation dans un tel secteur doit être envisagée en fonction non d’une activité commerciale, mais de l’exercice d’un service public ;
attendu que l’E.N.E.L., appuyant cette interprétation et observant la place de l’article 37 dans le traité, propose de considérer les « monopoles commerciaux » visés audit article comme des organisations publiques ou privées visant institutionnellement à concentrer les importations et exportations et de nature à perturber la libre circulation des marchandises; que tel ne saurait être le but d’un service public et que d’ailleurs un bien dont le commerce international dépend d’accords internationaux et de procédures administratives complexes, échappe par sa nature même aux règles de l’art. 37 et à toute disposition en matière de concurrence;
attendu enfin que la Commission propose d’appliquer l’article 37 toutes les fois qu’un État établit un droit exclusif d’importation ou d’exportation; que pour tomber sous les prohibitions de l’article 37, la mesure incriminée devrait être destinée à agir dans le domaine de la circulation des marchandises ou des services; que si l’article 222 permet de considérer la nationalisation comme permise, la création d’un nouveau monopole ne le serait pas; que, cependant, il ne saurait être fait abstraction de l’appréciation concrète des échanges entre les États membres en ce qui concerne la marchandise considérée; qu’enfin on pourrait se dispenser de constater si la création d’un monopole à caractère commercial est contraire à l’article 37, paragraphe 2, lorsque l’importation et l’exportation de ladite marchandise ne dépendent pas du pouvoir discrétionnaire de l’organisme gestionnaire.
Motifs
Attendu que, par ordonnance du 16 janvier 1964, régulièrement transmise à la Cour, le Giudice Conciliatore de Milan, « vu l’article 177 du traité du 25 mars 1957 instituant la C.E.E., incorporé dans la législation italienne par la loi n° 1203 du 14 octobre 1957 et, vu l’allégation que la loi n° 1643 du 6 décembre 1962 et les décrets présidentiels pris en exécution de cette loi… violent les articles 102, 93, 53 et 37 du traité », a sursis à statuer et ordonné la transmission du dossier à la Cour.
SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 177
Moyen tiré du libellé de la question
Attendu qu’il est fait grief à la question dont s’agit de tendre à faire juger, par le moyen de l’article 177, la conformité d’une loi avec le traité;
attendu cependant qu’aux termes de cet article les juridictions nationales dont les décisions sont, comme en l’espèce, sans recours, doivent saisir la Cour pour statuer à titre préjudiciel sur « l’interprétation du traité » lorsqu’une telle question est soulevée devant elles ; que, par la voie de cette disposition, la Cour ne peut, ni appliquer le traité à une espèce déterminée, ni statuer sur la validité d’une mesure de droit interne au regard de celui-ci, comme il lui serait possible de le faire dans le cadre de l’article 169; qu’elle peut toutefois dégager du libellé imparfaitement formulé par la juridiction nationale les seules questions relevant de l’interprétation du traité; qu’il y a donc lieu, pour elle, non de statuer sur la validité d’une loi italienne par rapport au traité, mais seulement d’interpréter les articles sus-visés eu égard aux données juridiques exposées par le Giudice Conciliatore.
Moyen tiré de l’absence de nécessité d’une interprétation
Attendu qu’il est fait grief à la juridiction de Milan d’avoir demandé une interprétation du traité qui ne serait pas nécessaire à la solution du litige porté devant elle; attendu cependant que l’article 177, basé sur une nette séparation de fonctions entre les juridictions nationales et la Cour, ne permet à celle-ci ni de connaître des faits de l’espèce, ni de censurer les motifs et objectifs de la demande d’interprétation.
Moyen tiré de l’obligation pour le juge d’appliquer la loi interne
Attendu que le gouvernement italien soulève « l’irrecevabilité absolue » de la demande du Giudice Conciliatore, au motif que la juridiction nationale, tenue d’appliquer une loi interne ne peut faire usage de l’article 177; attendu qu’à la différence des traités internationaux ordinaires, le traité de la C.E.E. a institué un ordre juridique propre, intégré au système juridique des États membres lors de l’entrée en vigueur du traité et qui s’impose à leurs juridictions; qu’en effet, en instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation internationale et plus particulièrement de pouvoir réels issus d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions des États à la Communauté, ceux-ci ont limité, bien que dans des domaines restreints, leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes;
attendu que cette intégration au droit de chaque pays membre de dispositions qui proviennent de source communautaire, et plus généralement les termes et l’esprit du traité, ont pour corollaire l’impossibilité pour les États de faire prévaloir, contre un ordre juridique accepté par eux sur une base de réciprocité, une mesure unilatérale ultérieure qui ne saurait ainsi lui être opposable; que la force exécutive du droit communautaire ne saurait, en effet, varier d’un État à l’autre à la faveur des législations internes ultérieures, sans mettre en péril la réalisation des buts du traité visée à l’article 5 (2), ni provoquer une discrimination interdite par l’article 7; que les obligations contractées dans le traité instituant la Communauté ne seraient pas inconditionnelles mais seulement éventuelles, si elles pouvaient être mises en cause par les actes législatifs futurs des signataires; que, lorsque le droit d’agir unilatéralement est reconnu aux États, c’est en vertu d’une clause spéciale précise (articles 15, 93-3, 223 à 225 par exemple); que, d’autre part, les demandes de dérogation des États sont soumises à des procédures d’autorisation (articles 8-4, 17-4, 25, 26, 73, 93-2, 3e alinéa, et 226 par exemple) qui seraient sans objet s’ils avaient la possibilité de se soustraire à leurs obligations au moyen d’une simple loi;
attendu que la prééminence du droit communautaire est confirmée par l’article 189 aux termes duquel les règlements ont valeur « obligatoire » et sont « directement applicables dans tout État membre »; que cette disposition, qui n’est assortie d’aucune réserve, serait sans portée si un État pouvait unilatéralement en annihiler les effets par un acte législatif opposable aux textes communautaires ;
attendu qu’il résulte de l’ensemble de ces éléments, qu’issu d’une source autonome, le droit né du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature spécifique originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit, sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même; que le transfert opéré par les États, de leur ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire, des droits et obligations correspondant aux dispositions du traité, entraîne donc une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de Communauté; qu’en conséquence il y a lieu de faire application de l’article 177, nonobstant toute loi nationale, au cas où se pose une question
d’interprétation du traité; attendu que les questions posées par le Giudice Conciliatore au sujet des articles 102, 93, 53 et 37 tendent à savoir en premier lieu si ces dispositions produisent des effets immédiats et engendrent dans le chef des justiciables des droits que les juridictions internes doivent sauvegarder et, dans l’affirmative, quel est le sens de ceux-ci.
Attendu qu’aux termes de l’article 102, lorsqu’« il y a lieu de craindre » que l’intervention d’une disposition législative provoque une « distorsion », l’État membre qui veut y procéder « consulte la Commission », celle-ci pouvant ensuite recommander aux États les mesures propres à éviter la distorsion redoutée ;
attendu que cet article, relevant du chapitre consacré au « rapprochement des législations », tend à éviter que soient aggravées les divergences des législations nationales entre elles, au regard des objectifs du traité; que, par cette disposition, les États membres ont limité leur liberté d’initiative en acceptant de se soumettre à une procédure de consultation appropriée ; qu’en s’obligeant eux-mêmes sans ambiguïté à consulter préventivement la Commission en tousles cas où leurs projets législatifs pourraient susciter un risque, même faible, d’éventuelle distorsion, les États ont donc contracté envers la Communauté un engagement qui les lie en tant qu’États, mais n’engendre pas dans le chef des justiciables des droits que les juridictions internes doivent sauvegarder;
attendu que la Commission est, de son côté, tenue de faire respecter les prescriptions de cet article, mais que cette obligation ne confère aux particuliers la possibilité d’exciper, dans le cadre du droit communautaire et par l’article 177, ni du manquement de l’État concerné, ni de la défaillance de la Commission.
Attendu qu’aux termes des paragraphes 1 et 2 de l’article 93, la Commission procède avec les États membres à « l’examen permanent des régimes d’aides existant dans ces États » en vue de la mise en oeuvre des mesures utiles exigées par le fonctionnement du marché commun; qu’aux termes du paragraphe 3 de l’article 93 la Commission doit être informée, en temps utile, des projets tendant à instituer, ou a modifier des aides, l’État membre intéressé ne pouvant mettre à exécution les mesures projetées avant l’achèvement de la procédure communautaire et, le cas échéant, de la procédure devant la Cour;
attendu que ces dispositions, relevant d’une section du traité consacrée aux « aides accordées par les États » tendent, d’une part, à résorber progressivement les aides existantes et, d’autre part, à éviter que, dans la conduite des affaires intérieures desdits États, des aides nouvelles, susceptibles de favoriser directement, ou indirectement, de façon appréciable, des entreprises, ou des produits, soient instituées « sous quelque forme que ce soit » et menacent, même éventuellement, de fausser la concurrence; que, par l’article 92, les États ont reconnu incompatibles avec le marché commun les aides dont s’agit et se sont ainsi implicitement engagés à n’en pas instituer en dehors des dérogations prévues par le traité, mais que, par l’article 93, ils ont seulement convenu de se soumettre à des procédures appropriées, tant pour supprimer les aides existantes, que pour en instituer de nouvelles; qu’en s’obligeant eux-mêmes aussi formellement à informer la
Commission « en temps utile » de leurs projets d’aides, en acceptant de se soumettre aux procédures prévues par l’article 93, les États ont donc contracté, envers la Communauté, un engagement qui les lie en tant qu’États, mais n’engendre pas de droits dans le chef des justiciables, sauf dans la dernière disposition de l’alinéa 3 dudit article, hors de cause en l’espèce;
attendu que la Commission est, de son côté, tenue de faire respecter les prescriptions de cet article, celui-ci l’obligeant même à procéder avec les États à un examen permanent des régimes d’aides existants, mais que cette obligation ne confère aux particuliers la possibilité d’exciper, dans le cadre du droit communautaire et par l’article 177, ni du manquement de l’État concerné, ni de la défaillance de la Commission.
Attendu qu’aux termes de l’article 53 les États membres s’engagent, sous réserve des dispositions prévues au traité, à ne pas introduire de nouvelles restrictions à l’établissement sur leur territoire des ressortissants des autres États membres; que l’obligation ainsi souscrite par les États se résout juridiquement en celle d’une simple abstention; qu’elle n’est assortie d’aucune condition, ni subordonnée, dans son exécution, ou ses effets, à l’intervention d’aucun acte, ni des États, ni de la Commission; qu’elle est donc complète, juridiquement parfaite et, en
conséquence, susceptible de produire des effets directs dans les relations entre les États membres et leurs justiciables;
attendu qu’une prohibition aussi formellement exprimée, entrée en vigueur avec le traité dans l’ensemble de la Communauté et, de ce fait, intégrée au système juridique des États membres, constitue la loi même de ceux-ci et concerne directement leurs ressortissants, au profit desquels elle a engendré des droits individuels que les juridictions internes doivent sauvegarder;
attendu que l’interprétation sollicitée de l’article 53 commande de le considérer dans le contexte du chapitre relatif au droit d’établissement où il est situé; qu’après avoir, à l’article 52, édicté la suppression progressive des « restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre », le chapitre dont s’agit a prévu, à l’article 53, que ces États n’introduisent pas de « nouvelles restrictions à l’établissement sur leur territoire des ressortissants des autres États membres »; qu’il s’agit, dès lors, de savoir dans quelles conditions les ressortissants des autres États membres disposent de la liberté d’établissement ; que l’article 52 (2) précise ce point en stipulant qu’elle comporte l’accès aux activités non salariées, à la constitution et à la gestion d’entreprises « dans les conditions définies par la législation du pays d’établissement pour ses propres ressortissants »; qu’il suffit donc, pour respecter l’article 53, qu’aucune mesure nouvelle ne soumette l’établissement des ressortissants des autres États membres à une réglementation plus sévère que celle réservée aux nationaux et ce, quel que soit le régime juridique des entreprise,
Attendu qu’aux termes de l’article 37 (1), les États membres aménagent progressivement leurs « monopoles nationaux présentant un caractère commercial » afin d’assurer dans les conditions d’approvisionnement et de débouchés, l’exclusion de toute discrimination entre ressortissants des États membres; qu’il prévoit, en outre, au paragraphe 2, l’obligation pour ceux-ci de s’abstenir de toute mesure nouvelle contraire à cette disposition ;
attendu que les États ont ainsi contracté une double obligation : l’une, active, destinée à aménager leurs monopoles nationaux, l’autre, passive, destinée à éviter toute mesure nouvelle; que c’est de cette dernière obligation que l’interprétation est demandée ainsi que des éléments de la première nécessaires à cette interprétation ;
attendu que l’article 37 (2) énonce une interdiction inconditionnelle qui constitue une obligation non pas de faire, mais de ne pas faire ; que cette obligation n’est assortie d’aucune réserve de subordonner sa mise en oeuvre à un acte positif de droit interne; que cette prohibition, par sa nature même, est susceptible de produire des effets directs dans les relations juridiques entre les États membres et leurs justiciables;
attendu qu’une prohibition aussi formellement exprimée, entrée en vigueur avec le traité dans l’ensemble de la Communauté et, de ce fait, intégrée au système juridique des États membres, constitue la loi même de ceux-ci et concerne directement leurs ressortissants au profit desquels elle a engendré des droits individuels que les juridictions nationales doivent sauvegarder;
attendu que l’interprétation sollicitée de l’article 37 commande, en raison de la complexité du texte et des interférences entre les paragraphes 1 et 2, de considérer ceux-ci dans l’ensemble du chapitre dont ils relèvent; que ce chapitre est consacré à l’« élimination des restrictions quantitatives entre les États membres »;
attendu que le renvoi par l’article 37 (2) aux « principes énoncés au paragraphe 1 » a ainsi pour but d’empêcher l’établissement de toute nouvelle « discrimination entre les ressortissants des États membres » dans les « conditions d’approvisionnement et de débouchés »; que, le but étant ainsi précisé, l’article 37 (1) décrit, pour les prohiber, les moyens par lesquels il risque d’être contrarié; que sont alors interdits, par le renvoi de l’article 37 (2), pour autant qu’ils tendent à introduire de nouvelles discriminations dans les conditions d’approvisionnement et de débouchée, tous nouveaux monopoles ou organismes visés par l’article 37 (1); qu’il convient donc au juge du fond de rechercher d’abord si ce but se trouve effectivement entravé, c’est-à-dire si une discrimination nouvelle entre les ressortissants des États membres dans les conditions d’approvisionnement et de débouchés résulte de la mesure litigieuse elle-même, ou en sera la conséquence; attendu qu’il y a lieu en outre de considérer les moyens visés par l’article 37 (1); que cet article interdit l’institution, non de tous monopoles nationaux, mais de ceux qui présentent « un caractère commercial » et ce, pour autant qu’ils tendent à introduire les discriminations susvisées ; que, pour tomber sous les prohibitions de ce texte, les monopoles nationaux et organismes dont il s’agit doivent, d’une part, avoir pour objet des transactions sur un produit commercial susceptible d’être l’objet de concurrence et d’échanges entre les États membres, d’autre part, jouer un rôle effectif dans ces échanges; qu’il appartient au juge du fond d’apprécier en chaque espèce si l’activité économique concernée porte sur un tel produit pouvant, par sa nature et les impératifs techniques ou internationaux auxquels il est assujetti, être l’objet d’un rôle effectif dans les importations ou exportations entre ressortissants des États membres.
Quant aux dépens
Attendu que les frais exposés par la Commission de la Communauté économique européenne et le gouvernement italien, qui ont soumis leurs observations à la Cour, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement; qu’en l’espèce la procédure revêt, à l’égard des parties au litige pendant devant le Giudice Conciliatore de Milan, le caractère d’un incident soulevé devant ce juge;
par ces motifs,
vu les actes de procédure;
le juge rapporteur entendu en son rapport;
les parties au litige originel, la Commission de la Communauté économique européenne et le gouvernement italien entendus en leurs observations;
l’avocat général entendu en ses conclusions;
vu les articles 37, 53, 93, 102, 177 du traité instituant la Communauté économique européenne;
vu le protocole sur le statut de la Cour de justice de la Communauté économique européenne;
vu le règlement de procédure de la Cour de justice des Communautés européennes,
LA COUR
statuant sur l’exception d’irrecevabilité basée sur l’article 177, décide et arrête :
Les questions posées par le Giudice Conciliatore de Milan en vertu de l’article 177 sont recevables en tant qu’elles portent, en l’espèce, sur l’interprétation de dispositions du traité C.E.E., aucun acte unilatéral postérieur n’étant opposable aux règles communautaires; dit pour droit :
1° L’article 102 ne comporte pas de dispositions susceptibles d’engendrer dans le chef des justiciables des droits que les juridictions Internes doivent sauvegarder;
2° Les prescriptions de l’article 93, qui relèvent de la question posée, ne comportent pas non plus de telles dispositions;
3° L’article 53 constitue une règle communautaire susceptible d’engendrer dans le chef des justiciables des droits que les juridictions internes doivent sauvegarder;
Ces dispositions prohibent toute mesure nouvelle ayant pour objet de soumettre l’établissement des ressortissants des autres États membres à une réglementation plus sévère que celle réservée aux nationaux et ce quel que soit le régime juridique des entreprises.
4° L’article 37 (2) constitue en toutes ses dispositions une règle communautaire susceptible d’engendrer, dans le chef des justiciables, des droits que les juridictions internes doivent sauvegarder. Dans le cadre de la question posée, ces dispositions ont pour objet d’interdire toute mesure nouvelle contraire aux principes de l’article 37 (1), c’est-à-dire toute mesure ayant pour objet, ou pour conséquence, une discrimination nouvelle entre les ressortissants des États membres dans les conditions d’approvisionnement et de débouchés, par le moyen de monopoles, ou organismes, devant, d’une part, avoir pour objet des transactions sur un produit commercial susceptible de concurrence et d’échanges entre les États membres, d’autre part, jouer un rôle effectif dans ces échanges;
et décide :
Il appartient au Giudice Conciliatore de Milan de statuer sur les dépens de la présente instance.
Ainsi jugé à Luxembourg le 15 juillet 1964,
DONNER HAMMES TRABUCCHI DELVAUX ROSSI LECOURT STRAUSS
Lu en séance publique à Luxembourg le 15 juillet 1964.
Le greffier
A, VAN HOUTTE
Le président
A. M. DONNER