A d’autres points de vue encore la loi nous apparaît bien nettement comme n’étant plus, ne pouvant plus être le commandement de la volonté souveraine de l’État. Nous allons toucher à ce qui nous parait constituer la transformation la plus profonde qui s’accomplit dans les sociétés modernes. Le droit public impérialiste formait une construction logique dont on ne saurait contester la rigueur. De ce point de vue l’État est la nation souveraine fixée sur un territoire déterminé et organisée en gouvernement. La souveraineté étatique est une volonté commandante telle qu’il ne peut y avoir sur le territoire national d’autres volontés individuelles ou collectives égales ou supérieures. La royauté était une et indivisible ; la république, le territoire, la souveraineté sont uns et indivisibles. On doit citer encore l’article 1er du préambule du titre III de la constitution de 1791 et l’article 1er de la constitution de 1848 : « La souveraineté est une, indivisible ; elle appartient à la nation. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice. »
La conséquence qui résulte de cela au point de vue de la loi, on l’aperçoit aisément. La loi étant l’expression de la volonté souveraine une et indivisible, il est évident qu’il ne peut y avoir sur un territoire qu’une seule loi, que les membres de la nation ne peuvent être soumis qu’à une seule loi, la loi nationale et qu’il ne peut y avoir ni des lois régionales ni des lois d’associations ou de corporations. Or nous allons voir que sur le territoire de l’État, à côté de la loi nationale, se forment des lois locales, des lois de groupes, qui s’imposent aux citoyens et aux tribunaux.
I. Les lois locales.
De toute évidence la conception impérialiste excluait le fédéralisme. On sait avec quelle férocité la Convention poursuivit toute tentative fédéraliste vraie ou supposée. Par fédéralisme au reste la Convention entendait essentiellement ce que nous appelons aujourd’hui décentralisation, c’est-à-dire tout système dans lequel des circonscriptions territoriales plus ou moins étendues (départements, communes…) sont soumises à des lois s’appliquant exclusivement à elles et considérées comme faites pour elles et en leur nom par des organes qui sont leurs représentants. Que cela fût contraire au principe de l’unité de la souveraineté, c’est ce que les auteurs de la constitution de 1794 avaient très nettement déclaré. Sans doute l’assemblée nationale de 1789 avait établi un système d’administration locale décentralisée, en ce sens que tous les fonctionnaires locaux étaient élus et que les pouvoirs de contrôle du gouvernement étaient extrêmement restreints. Mais aux articles 2 et 3 de la section II du chapitre IV du titre III de la constitution, il était dit : « Les administrateurs n’ont aucun caractère de représentation. Ils sont des agents élus à temps par le peuple pour exercer sous la surveillance et l’autorité du roi les fonctions administratives. » Ainsi quoique élus les organes locaux ne sont point les représentants de la collectivité locale et la volonté de cette collectivité, si elle existe, n’ayant point de représentants ne peut point édicter une loi locale. Il n’y a qu’un pays, qu’une nation, qu’une souveraineté, qu’une loi.
Or aujourd’hui tout observateur impartial est frappé de ce que l’on peut appeler le morcellement de la loi, et particulièrement sa régionalisation. Elle apparaît tout d’abord d’une manière frappante dans les pays fédéraux où sur le même territoire s’appliquent en même temps la loi fédérale et la loi de l’État membre. Nous n’y insisterons point ; non pas qu’une forme de gouvernement, qui est le droit commun des deux continents américains, qui est réalisée en Allemagne et en Suisse et dont le domaine s’agrandira encore probablement dans un avenir prochain, doive être négligée, mais parce que l’antinomie entre la conception impérialiste de la loi et la forme fédérale est d’évidence, et que précédemment nous avons montré l’insuccès des efforts tentés pour la résoudre1.
Mais ce n’est pas seulement dans les pays fédéraux, c’est même dans les pays unitaires, comme la France, qu’apparaît cette régionalisation de la loi. La loi est toujours avant tout la règle émanée du gouvernement central qui s’applique en principe à tous les individus se trouvant sur le territoire. Mais à côté d’elle apparaissent des lois locales.
Depuis 1871 en France la question de la décentralisation a été constamment à l’ordre du jour. La loi du 10 août 1871 sur les conseils généraux a marqué un pas en avant dans le sens décentralisateur. Les auteurs de la loi du 5 avril 1884 sur les conseils municipaux ont eu la prétention, au reste peu justifiée, de faire vraiment une loi de décentralisation. Nos chambres sont depuis plusieurs années saisies de diverses propositions tendant à substituer la région au département, à lui donner une véritable autonomie, à élargir les prérogatives communales. Quelques bons esprits espèrent que la réforme électorale avec le scrutin de liste et la représentation des minorités sera le prélude d’une grande réforme administrative dans le sens décentralisateur. C’est possible ; mais enfin ni la réforme électorale ni la réforme administrative ne sont encore faites et nous ne voulons raisonner que sur les réalités actuelles.
Or aujourd’hui, en fait et en droit, les communes, au moins les grandes villes, ont incontestablement une législation à elles propre, complètement distincte la loi nationale. Nous disons, au moins les grandes villes, parce que, si en droit le régime municipal est le même pour toutes les communes grandes et petites, cependant par la force des choses l’autonomie des grandes villes est en droit et en fait une réalité, quand celle des petites communes est une fiction. D’autre part nous n’ignorons pas que c’est la loi nationale qui a créé le régime municipal et que l’autonomie qu’elle a accordée, elle peut en droit la retirer. Mais de même que la coutume a certainement accru cette autonomie pour les villes, de même elle pourrait bien rendre impossible son retrait complet.
Quoi qu’il en soit, dans un certain domaine, notamment en matière de police et d’organisation des services municipaux, les maires ont compétence pour faire, sous le nom de règlements, de véritables lois communales (Loi du 5 avril 1884, art. 97 et 98). Ces règlements constituent un véritable droit objectif communal, s’appliquant à tous ceux qui se trouvent en fait sur le territoire de la commune. Ces lois communales peuvent, sinon modifier, du moins augmenter pour le territoire de la commune les obligations inscrites dans la loi nationale de police. Les règlements communaux sont de véritables lois : dispositions par voie générale, ils s’imposent à l’obéissance sous une sanction pénale. L’acte individuel fait conformément à eux est légitime et peut produire un effet de droit ; l’acte qui les viole peut être attaqué par le recours en annulation ou entraîner une responsabilité.
De la loi, de la coutume, de la jurisprudence il résulte bien que les lois communales doivent être considérées comme faites au nom de la collectivité locale. Le maire est aujourd’hui dans toutes les communes de France l’élu du conseil municipal, élu lui-même par le suffrage universel de la commune. La loi de 1884 ne reconnaissait point au conseil municipal, corps représentatif de la commune, un pouvoir de contrôle sur les règlements municipaux. Mais en fait la coutume le lui a reconnu ; il n’est pas une ville de France où il ne s’exerce d’une manière très étroite et certaines lois nouvelles, comme la loi du 15 février 1902 sur la protection de la santé publique, associent le conseil municipal à la rédaction des règlements de police. Il est aujourd’hui reconnu de tout le monde que le préfet, agent du pouvoir central, ne peut réformer les règlements du maire, mais seulement les annuler pour violation de la loi, qu’il ne peut pas se substituer au maire quand celui-ci a pris toutes les mesures de police nécessaires et que si le préfet outrepasse ses pouvoirs sur ce point le maire est recevable à attaquer par le recours pour excès de pouvoir la décision préfectorale. Cela prouve bien que le maire, législateur véritable dans sa commune, n’agit pas comme subordonné du préfet agent du gouvernement central, mais comme représentant de la collectivité locale décentralisée.
Plusieurs arrêts du conseil d’État l’ont très nettement décidé. C’est notamment un arrêt du 7 juin 1902 qui déclare recevable et fondé le recours formé par le maire de Néris contre un arrêté du préfet de l’Allier, qui avait édicté, pour les jeux au casino de cette station thermale, des mesures qui se trouvaient en contradiction avec le règlement général des jeux porté par le maire dans les limites de ses attributions2. En 1910 le conseil d’État a confirmé cette jurisprudence. Il admet le recours d’un maire contre l’arrêté du préfet annulant l’arrêté par lequel un maire avait rapporté l’arrêté d’un de ses prédécesseurs portant interdiction des processions3.
Que les règlements municipaux soient vraiment des lois de la commune, cela apparaît aussi du point de vue de la responsabilité. Le conseil d’État a une tendance très marquée à reconnaître la responsabilité de la commune à raison des règlements municipaux. Les solutions données sur ce point se rattachent à la jurisprudence qui tend à reconnaître la responsabilité publique à l’occasion d’actes par voie générale. Elle implique évidemment que le règlement municipal est bien véritablement la loi de la commune, puisque c’est elle qui supporte la responsabilité à laquelle il peut donner naissance.
Cette responsabilité de la commune a été reconnue par le conseil d’État (15 juin 1912) à propos d’un arrêté par lequel le maire avait illégalement réglementé les sonneries des cloches de l’église et notamment prescrit l’usage des cloches pour les enterrements civils. Le haut tribunal déclare l’arrêté illégal, l’annule et en même temps reconnaît en principe la responsabilité de la commune envers le curé à cause du préjudice moral que pareil arrêté lui a occasionné4.
II. Les lois des services décentralisés.
Il n’y a pas seulement des lois locales il y a aussi des lois propres à certains services publics qui sont décentralisés en tant que services. Cette décentralisation par service est un des phénomènes juridiques les plus intéressants de notre époque.
Nous avons déjà signalé l’évolution qui se produit dans beaucoup de pays modernes, particulièrement en France, et qui tend à une décentralisation se réalisant dans le service public par la participation des fonctionnaires du service à sa direction. Ce mode d’organisation n’est d’ailleurs applicable qu’aux services techniques ; il ne le serait point à des services comme la guerre, la justice, qui doivent rester sous la direction immédiate des gouvernants.
Les éléments d’un système complet de décentralisation par service sont, outre la participation des agents à la direction du service, le groupement corporatif de tous les fonctionnaires du service, et la patrimonialisation, c’est-à-dire l’affectation au service d’un patrimoine autonome dont la gestion sera confiée, sous le contrôle du gouvernement, aux agents eux-mêmes. Ce contrôle se traduira surtout dans le système des dépenses obligatoires, c’est-à-dire dans le pouvoir du gouvernement d’inscrire d’office au budget les dépenses nécessaires au fonctionnement du service dans le cas où les gérants s’y seraient refusés. Enfin la contre-partie de la décentralisation par service, c’est une responsabilité personnelle des agents envers les administrés expressément reconnue et fortement sanctionnée.
Nous n’avons encore que des ébauches de cette organisation ; mais tout nous semble démontrer qu’une évolution très nette se produit en ce sens et que le développement de la décentralisation par service est la condition indispensable pour que le nombre des services publics puisse s’accroître sans que la puissance de l’État devienne excessive et absorbe les initiatives individuelles.
En France, les établissements publics sont incontestablement un exemple de décentralisation par service. Ce sont des services publics patrimonialisés et administrés par leurs agents, formant un conseil et ayant une liberté d’action plus ou moins grande, à l’heure actuelle certainement trop restreinte, mais qui probablement avec le temps s’étendra. Le type en est certainement nos universités, créées par la loi du 10 juillet 1896 et organisées par les grands décrets de 1897. Elles ont chacune un patrimoine autonome, géré sous le contrôle de l’État, par un conseil composé complètement, à l’exception du recteur président, de professeurs de l’université intéressée élus par leurs collègues. Les professeurs de l’enseignement supérieur ont un statut fortement protégé et sont placés sous le pouvoir disciplinaire des conseils d’université, en réalité conseils corporatifs, et en appel du conseil supérieur de l’instruction publique composé pour la plus grande part de membres élus.
Parallèlement à la tendance vers l’organisation de services publics autonomes se produit la tendance vers l’établissement d’un statut propre aux fonctionnaires de chaque service, statut qui a deux buts, d’ailleurs étroitement dépendants l’un de l’autre. D’une part il est destiné à protéger l’agent contre toute mesure arbitraire, à lui assurer une situation stable, un avancement régulier, à le soustraire aux influences politiques ; et d’autre part il a pour but d’attacher le fonctionnaire au service, d’en assurer ainsi un meilleur fonctionnement. C’est d’ailleurs ce dernier but qui est prépondérant. Le droit public tend à protéger le fonctionnaire, non pas vraiment dans l’intérêt personnel de celui-ci, mais avant tout pour garantir la bonne gestion du service. Ou si l’on veut, le droit public ne protège le fonctionnaire que dans l’intérêt du service. Ce statut des fonctionnaires sera propre à chaque service. Sans doute la Chambre des députés est saisie depuis plusieurs années d’un projet tendant à établir un statut général commun à tous les fonctionnaires, quelques catégories exceptées. A la fin de 1911 M. le député Maginot a déposé un remarquable rapport sur ce point. Mais la Chambre n’a point encore discuté le projet et nous doutons qu’elle le vote jamais. La variété des services est déjà si grande qu’il est impossible d’établir un statut général commun. La solution du problème est dans l’établissement d’un statut propre à chaque service et établi à la suite d’un accord entre la direction et les représentants du personnel.
Le lien intime existant entre la décentralisation d’un service et le statut des agents apparaît très nettement dans les articles 41 et suivants de la loi de finances du 13 juillet 1911, donnant une autonomie relative au service des chemins de fer de l’État. L’article 86 crée un conseil, dit conseil du réseau, dont doivent faire partie quatre agents du réseau, choisis par le ministre parmi les délégués élus aux divers comités et commissions du réseau. Ce conseil devait donner son avis sur les règles relatives au statut du personnel (art. 58, n° 2). Ce statut, qui aux termes de l’article 68 devait entrer en application dans l’année, a été établi à la suite d’un accord entre la direction et les délégués du personnel. Il y a bien eu quelques incidents, quelques protestations de la part de certains agents ; mais enfin le calme s’est fait et le statut est entré en application. On doit signaler le fait ; il est intéressant en lui-même mais surtout il est comme l’annonce de ce qui très probablement se fera dans un avenir prochain successivement pour tous les services publics techniques, si du moins les menées révolutionnaires ne viennent pas entraver ou fausser, au détriment de ceux qu’elles prétendent servir, l’évolution normale des choses.
Si nous avons donné ces quelques indications sur la décentralisation par service, c’est qu’il nous a semblé qu’elles faisaient d’elles-mêmes apparaître la tendance à l’établissement d’une loi propre à chaque service décentralisé et distincte de la loi nationale. Le service public décentralisé, autonome et patrimonialisé est un organisme juridique se suffisant à lui-même ; il doit donc avoir sa loi propre. Elle apparaît d’abord en ce que le service a la possibilité de régler lui-même son organisation et son fonctionnement. La règle établie à cette fin est bien une loi au sens matériel : elle est une disposition par voie générale ; elle est accompagnée d’une sanction juridictionnelle ; tout acte qui la viole est frappé de nullité et peut être attaqué par le recours pour excès de pouvoir.
Cette loi propre à chaque service décentralisé, distincte de la loi nationale, apparaît très nettement pour les grands établissements publics. L’administration hospitalière d’une grande ville s’organise elle-même, se donne à elle-même sa loi. Sous le nom de règlements elle édicte quantité de règles qui sont de véritables lois sur la gestion du service. Tous actes qui la violent sont annulés sur le recours pour excès de pouvoir. Le conseil d’État l’a souvent décidé. La loi du service autonome est ainsi distincte de la loi nationale par son objet, par son but, par l’organe duquel elle émane. Nous en dirons autant des règlements que fait chaque université sur le fonctionnement de ses services. Chaque conseil d’université possède à cet égard une véritable compétence législative.
III. Les lois statutaires et les lois disciplinaires.
La loi propre à chaque service décentralisé nous apparaît d’une manière encore plus frappante en ce qui concerne le statut spécial qui tend à s’établir pour les fonctionnaires de chaque service autonome. Le mot statut, qui maintenant est passé dans la terminologie du droit, désigne d’une manière générale la situation légale qui appartient à une personne déterminée dans une collectivité donnée et en raison de ce qu’elle appartient à cette collectivité. Donc parler du statut des fonctionnaires appartenant à un service public déterminé, c’est reconnaître que, parce qu’ils appartiennent à ce service, ils se trouvent dans une situation légale particulière. Sans doute s’il existait un statut général des fonctionnaires on ne saurait que difficilement soutenir qu’il ne résulte pas de la loi nationale. Il serait une dérogation au statut des simples citoyens ; mais il serait une dérogation d’ordre général, voulue dans l’intérêt de l’organisation générale et par le législateur national. Il en est différemment du statut propre aux fonctionnaires de services particuliers. Il leur est fait alors une situation spéciale se rattachant directement au service lui même. Les organes propres de ce service participent à l’établissement du statut ; parfois même il émane exclusivement d’eux. Il va de soi que le statut ne s’applique et ne peut s’appliquer qu’aux fonctionnaires de ce service. Il y a bien alors une loi du service, distincte de la loi nationale, établie en vue du service et faisant aux agents qui lui appartiennent une situation tout à fait particulière.
Nous avons déjà mentionné le statut établi au mois de septembre 1912 au profit des employés des chemins de fer de l’État et institué à la suite d’un accord entre la direction et le personnel. Il contient toute une série de règles qui font au personnel une situation toute spéciale. C’est bien là une loi, puisque c’est une disposition par voie générale, avec une sanction juridictionnelle. On ne peut pas dire que ce soit la loi nationale ; c’est bien une loi ayant son existence propre, une loi uniquement applicable à un groupement distinct de la nation et trouvant dans ce groupement son origine, son objet et son but.
Peut-être y a-t-il dans cette constatation la solution d’un des problèmes les plus ardus du droit public, sur lequel les publicistes allemands et depuis quelques années les français ont beaucoup écrit. Nous voulons parler du fondement et du caractère du droit disciplinaire. En pratique la question se pose surtout ainsi comment le même fait est-il et peut-il être l’objet d’une répression disciplinaire quand il échappe cependant à toute répression pénale ? Comment un même fait peut-il être l’objet à la fois d’une répression pénale et d’une répression disciplinaire ?
Dans tout ce qui a été écrit récemment sur la question apparaît très nettement la tendance à voir dans le droit disciplinaire le droit d’un groupe distinct de l’État. Ainsi le professeur Jellinek, qui a mis si fortement en relief la conception de la personnalité étatique titulaire du droit subjectif de puissance publique et formulant le droit objectif dans la loi ; n’hésite pas à dire que la répression disciplinaire est complètement distincte de la répression pénale, qu’à la différence de celle-ci elle ne dérive point de la puissance commandante de l’État. Il ajoute que le pouvoir disciplinaire appartient à des groupes tout à fait distincts de l’État, aux communes, aux églises, aux sociétés, à la famille, aux établissements publics, et même parfois aux simples particuliers5.
Notre collègue M. Bonnard paraît avoir aperçu le vrai caractère du droit disciplinaire et son exposé semble bien rendre compte des faits. Pour lui le droit disciplinaire est le droit pénal des corporations distinctes de l’État et ainsi le droit disciplinaire et le droit pénal ont une origine et un domaine absolument distincts. M. Bonnard ajoute que dans le droit moderne les fonctions publiques tendent à s’organiser corporativement et qu’ainsi le droit disciplinaire des fonctions publiques est le droit pénal des corporations de fonctionnaires. Il fait observer que cela cadre très bien avec la tendance marquée des lois et règlements récents à donner le pouvoir disciplinaire à des sortes de conseils corporatifs composés de fonctionnaires du service6.
Assurément M. Bonnard restreint trop le droit disciplinaire en disant qu’il est le droit pénal des corporations. Peut-être, il est vrai, n’emploie-t-il pas le mot corporation en son sens étroit, historique et juridique. D’autre part il va certainement trop loin, quand il dit, sans restriction suffisante, que les fonctions publiques tendent à s’organiser corporativement. Mais il paraît hors de contestation que le droit disciplinaire n’est pas un droit national, un droit étatique, qu’il est bien en effet le droit pénal de groupements plus ou moins autonomes, distincts de la nation, de l’État. Ce sont des corporations proprement dites, des associations, des groupes régionaux, des groupes sociaux comme les familles, les syndicats professionnels, ou des éléments qui n’ont pas à vrai dire le caractère corporatif, associationnel, mais qui forment une entité distincte, tels les services publics, d’autant plus autonomes qu’ils sont plus décentralisés.
Le droit disciplinaire des fonctionnaires d’un service public déterminé est donc le droit pénal du groupement qu’est ce service. Celui-ci a un droit organique ; mais il a aussi un droit pénal dont le fondement est celui de tout droit répressif : la nécessité de punir tout acte qui est de nature à compromettre la vie même du groupe, ici le fonctionnement du service. Ainsi les agents publics se trouvent subordonnés à deux lois pénales tout à fait distinctes : la loi pénale nationale et la loi pénale du service auquel ils appartiennent. Leur domaine ne se confond point : l’une a pour but d’assurer la sécurité de la collectivité nationale ; l’autre le fonctionnement du service public conformément à sa loi organique. Ainsi un fait peut être puni par l’une et point par l’autre ; le même fait peut être puni par les deux ; la répression pénale n’exclura point la répression disciplinaire ni réciproquement.
Tout cela n’est-il pas en contradiction flagrante avec la notion impérialiste de la loi une pour tous les hommes se trouvant sur un même territoire ?
Le statut disciplinaire étant ainsi une partie du droit objectif propre à un service public déterminé, rien ne s’oppose à ce qu’il s’organise juridictionnellement. Les infractions disciplinaires seront prévues et définies par la loi du service et aucun fait ne pourra être puni que s’il rentre dans la définition légale. Les peines seront aussi prévues et énumérées limitativement ; l’autorité disciplinaire ne pourra prononcer que les peines prévues pour le fait constaté. Enfin la peine disciplinaire sera prononcée par un véritable tribunal devant lequel seront assurées à l’inculpé toutes les garanties qui existent devant un tribunal de droit commun.
C’est certainement en ce sens qu’évolue la répression disciplinaire. Pour certains fonctionnaires, le pouvoir de discipline est exercé par de véritables juridictions, comme le conseil supérieur de la magistrature qui n’est que la cour de cassation siégeant toutes chambres réunies, le conseil supérieur de l’instruction publique. Dans quelques services une échelle des peines est expressément établie ; et certainement bientôt la loi du service définira les infractions disciplinaires punissables.
L’évolution du droit disciplinaire suit pas à pas la marche des services publics vers l’autonomie. Ainsi on voit se constituer une loi, une loi au sens propre du mot, une loi pénale à côté et en dehors du droit pénal national. Peu de faits démontrent mieux la disparition de la conception impérialiste et unitaire du droit public.
Certaines catégories d’agents publics sont soumises à un droit disciplinaire dans des conditions particulièrement intéressantes. Ce sont les membres des assemblées délibérantes et spécialement les membres du parlement.
Les règlements des chambres ne sont point des lois formelles ; ils résultent de simples résolutions votées par chaque chambre ; mais ils constituent pour chacune et pour tous ses membres une véritable loi au sens matériel. La chambre peut bien modifier son règlement ; mais tant qu’il existe, elle est liée par lui et elle doit s’y conformer. Ces règlements contiennent un véritable droit pénal applicable aux membres de la chambre, édictant des pénalités, dont l’une, la censure avec exclusion temporaire, peut à la Chambre des députés aboutir à une véritable incarcération (art. 126). Ce droit pénal est appliqué soit par le président, soit par la chambre, qui font véritablement acte de juridiction7.
Évidemment, avec la conception de la loi ordre de la volonté souveraine, il est singulièrement difficile d’expliquer comment une décision par voie générale sans doute, mais qui n’émane pas d’un pouvoir constitutionnellement établi pour formuler la loi, peut cependant elle aussi contenir de véritables dispositions pénales. Nous avons nous-même écrit que cela s’expliquait si l’on voyait dans chacune des assemblées politiques une corporation autonome, ayant pour elle et pour ses membres un véritable pouvoir législatif, les parties disciplinaires du règlement étant le droit pénal de cette corporation. Peut-être serait-il plus simple et plus exact de voir dans l’organe législatif, non pas une corporation, mais un véritable service public autonome, le service législatif. Les règlements des chambres seraient la loi de ce service. Autonome, il aurait sa propre loi comme ceux dont il a été parlé plus haut.
IV. Les lois des associations.
Si les assemblées délibérantes ne sont point des corporations autonomes, beaucoup de groupements ont au contraire ce caractère. Le mouvement associationniste, particulièrement sous la forme syndicaliste qu’il revêt aujourd’hui, restera certainement le phénomène social caractéristique de la fin du XIXe siècle et du commencement du XXe siècle. La Révolution, on le sait, n’avait point reconnu le droit d’association. La loi Le Chapelier des 14-17 juin 1791 avait expressément prohibé les associations professionnelles, « l’anéantissement de toutes les espèces de corporations de citoyens du même état et profession étant une des bases fondamentales de la Constitution… » Et le code pénal prohibait sous des peines sévères toute association de plus de vingt personnes (art. 291 et 292).
C’était parfaitement logique. L’association, en effet, est un groupement qui s’installe au sein de la collectivité nationale et qui vient en rompre l’absorbante unité. L’association a sa loi distincte de la loi nationale ; cette loi émane d’un groupe qui n’est pas la nation. Dans la conception d’un droit individualiste et régalien, cela est tout à fait impossible : l’individu fait partie de la nation ; il ne peut être soumis qu’à la loi nationale ; en cela réside la garantie de sa liberté. Il ne peut faire partie d’un autre groupe que la nation ; car alors il serait soumis à une autre loi et cela serait contraire à l’unité de la souveraineté.
Toutes ces idées, d’une logique parfaite, étaient très nettement exprimées dans la loi Le Chapelier. Les associations professionnelles sont contraires au principe de la liberté, aux bases fondamentales de la constitution ; il est donc interdit de les rétablir de fait sous quelque prétexte et quelque forme que ce soit. Il est notamment expressément interdit aux citoyens d’un même état ou profession, « de former des règlements sur leurs prétendus intérêts communs » (art. 2). Cette loi corporative serait en effet directement contraire au principe de l’unité de la loi nationale.
Par conséquent, si le formidable mouvement associationniste et syndicaliste que l’on connaît a pu se produire, s’il s’élargit chaque jour davantage, c’est que la conception de la loi ordre de la volonté souveraine de la nation une a vécu. Qu’on ne dise pas que les statuts d’une association ne sont pas une loi, mais bien les clauses d’un contrat individuel. Ce serait une proposition tout à fait erronée, qui a pu être un moment soutenue, mais qui n’est plus défendue aujourd’hui que par quelques civilistes attardés. Les auteurs de la loi Le Chapelier ne s’y étaient point trompés. Ils avaient bien aperçu le caractère réglementaire des statuts de toute association et c’est précisément pour cela qu’ils la prohibaient comme contraire à la constitution. Sans doute la loi du 1er juillet 1901 sur la liberté d’association (art. 1er) déclare qu’en principe l’association est régie par le titre III du livre III du code civil sur les contrats et obligations. Il n’y a là rien de moins qu’une erreur législative. Au reste il est à noter que cette loi de 1901, qui prend le contre-pied des conceptions civilistes et individualistes, qui est à la fois produit et facteur d’une évolution sociale destructive de ces conceptions, a été rédigée par des hommes qui invoquaient à chaque instant les principes traditionnels. Nouvelle preuve après mille autres que la pensée intime de ceux qui font la loi reste étrangère à l’élaboration du droit dont cette loi est cependant un élément.
Les statuts d’une association ne sont point les clauses d’un contrat, mais une loi véritable. Notre intention n’est pas pour le démontrer d’entrer dans des explications qui seraient trop techniques. Nous nous bornerons à dire l’essentiel. Le contrat tel que l’a formé le droit romain et que l’a adopté le code Napoléon est une institution exclusivement d’ordre individualiste. Il implique deux déclarations de volonté ayant des objets différents, intervenant après un accord, telles que chacune d’elles est déterminée par l’autre. Le caractère psychologique du contrat se trouvait matérialisé d’une manière très nette dans la formule de la stipulation romaine « Spondes-ne mihi centum ? – Spondeo. » Quand il y a plusieurs volontés qui interviennent sans accord préalable, qui ont un même objet, et qui ne sont pas déterminées l’une par l’autre, mais par un but commun, il n’y a pas véritablement contrat. Il y a ce que l’on appelle aujourd’hui acte collectif, collaboration. Les Allemands disent Gesammtakt, Vereinbarung. On peut bien employer le mot contrat ; mais alors on emploie le mot pour désigner une chose que dans son sens originaire il ne désignait pas, et c’est une source de confusions et d’erreurs.
Dans la formation de l’association il n’y a pas de contrat, parce que les adhérents veulent tous la même chose, déterminés par un but commun. Leurs déclarations ne sont point déterminées l’une par l’autre ; elles concourent vers un but commun. Il n’y a point accord de volontés entre les milliers de personnes qui adhèrent à la même association et qui ne se connaissent même pas.
D’autre part le contrat fait naître habituellement ce que nous appelons une situation juridique subjective. Si l’on trouve l’expression trop savante, disons que le contrat fait naître un lien de droit concret et momentané entre les deux contractants, dont l’un est obligé d’accomplir une certaine prestation et dont l’autre peut en exiger l’exécution. Cette situation est individuelle ; elle lie ces deux personnes et elles uniquement. C’est un principe bien connu du droit civiliste que les conventions n’ont d’effet qu’entre les parties contractantes (Code civil, art. 1165). Cette situation est en outre temporaire : lorsque le débiteur a exécuté la prestation promise, le lien de droit disparaît ; il n’y a plus rien.
Les statuts d’une association ne font pas naître une situation juridique subjective ; ils règlent d’une manière permanente le fonctionnement de l’association. L’associé est tenu incontestablement de certaines obligations ; il doit par exemple payer sa cotisation. Cette obligation n’est pas née d’un contrat ; elle résulte de l’adhésion à la société par laquelle on se place sous l’application de la loi sociale. L’obligation de payer la cotisation devient dès lors une obligation légale tout à fait analogue à celle de payer l’impôt. Elle a si bien ce caractère, qu’elle s’impose à l’associé alors même que par une décision de l’assemblée générale la quotité en est augmentée ; contrairement à l’opinion et même malgré l’opposition dudit associé. Sans doute il peut se retirer de l’association ; mais il doit toujours la cotisation de l’année courante et même davantage si les statuts le décident.
Les statuts sont encore une véritable loi en ce qu’ils déterminent le but de l’association et par là sa capacité juridique. La loi du 1er juillet 1901 a justement fait du but l’élément essentiel de l’association. L’article 3 attribue l’existence légale à toute association dont le but est licite, et l’article 6 permet à toute association déclarée et publiée d’acquérir à titre onéreux tous les immeubles nécessaires pour l’accomplissement du but qu’elle se propose. Or ce but est déterminé par les statuts qui forment ainsi la loi organique de ce groupe social qu’est l’association.
Ce n’est pas tout. L’association a une capacité juridique, laquelle ne peut évidemment s’exercer que par des organes, qui sont constitués par les statuts, lesquels déterminent en même temps leur compétence. Par là encore ils ont tous les caractères d’une véritable loi organique. Tous les actes, qui seraient faits irrégulièrement, en violation des statuts, par exemple sans l’approbation de l’assemblée générale quand elle est exigée, ou par le président seul quand il faut le concours du bureau, seraient frappés de nullité, nullité qui pourra être invoquée, non seulement par la société, mais par les tiers eux-mêmes. Peut-on dire après cela que les statuts sont les clauses d’un contrat ? Ils ont au contraire au premier chef tous les caractères de la loi : ils sont une disposition par voie générale, permanente, dont la violation entraîne des nullités qui devront être sanctionnées par les tribunaux.
Cela est vrai des statuts de toutes les associations, même des associations reconnues d’utilité publique. Ce n’est pas, en effet, le décret de reconnaissance qui détermine le but de ces associations et institue leurs organes ; ce sont toujours les statuts. « Elles (les associations reconnues d’utilité publique) peuvent faire tous les actes de la vie civile qui ne sont pas interdits par leurs statuts. » (Loi 1er juillet 1901, art. 11, § 1er.) Le décret de reconnaissance ne fait donc qu’approuver les statuts qui restent la loi organique de l’association.
Le droit positif français, comme d’ailleurs la plupart des législations modernes, distingue les associations des sociétés proprement dites, civiles ou commerciales : celles-ci poursuivent un but lucratif ; les associations, au contraire, un but désintéressé. Nous ne voulons point d’ailleurs discuter le bienfondé de cette distinction. En tous cas le fait que les associés poursuivent ou non un but lucratif, s’il explique pourquoi la liberté d’association a été pendant longtemps entravée par des gouvernants soupçonneux et pourquoi encore la loi de 1901 lui impose certaines restrictions peu justifiables, ne peut avoir aucune influence sur la nature des statuts. Comme ceux des associations, les statuts des sociétés sont de véritables lois, dispositions par voie générale, permanentes, déterminant le but de la société et par conséquent sa capacité, créant ses organes, réglant leur fonctionnement et par conséquent déterminant les conditions de validité des actes passés avec les tiers. Assurément cette constatation n’a pas une grande importance pour les petites sociétés ; mais elle en a une de premier ordre pour les grandes sociétés de capitaux, dont le nombre et l’importance augmentent chaque jour.
On voit par ces quelques développements comment dans les pays modernes et notamment en France, toutes les associations, fédérations d’associations, syndicats, fédérations de syndicats, sociétés financières, compagnies industrielles, minières, d’assurances, compagnies concessionnaires de services publics, constituent autant de groupes sociaux qui ont chacun sa loi propre.
Le droit public moderne doit forcément s’adapter à l’existence de ces puissants groupements, déterminer les règles de leur coordination, et leurs rapports avec les gouvernants toujours investis d’une puissance de fait.
Le problème est grave ; mais vouloir le résoudre en maintenant la notion traditionnelle de souveraineté et de loi, c’est forcément se condamner à l’impuissance. Les esprits traditionnalistes ont cru qu’on pouvait entraver la formation et le développement de ces groupements. Jusqu’en 1867 il a fallu l’autorisation du gouvernement pour créer une société anonyme. La liberté syndicale n’a été accordée qu’en 1884, on sait avec quelles restrictions. En 1901 le législateur a donné la liberté générale d’association, mais en l’entourant de limitations de tous genres. Rien n’y a fait. Le grand courant associationniste va toujours entraînant tout. Fédérations de syndicats, unions d’associations de toute espèce, fédérations de fonctionnaires, confédération générale du travail, compagnies financières et industrielles chaque jour plus puissantes et plus nombreuses, tous ces groupements se constituent malgré les anathèmes des individualistes impénitents. A l’opposé de ceux-ci les collectivistes ont prétendu que tous ces groupements devaient être absorbés par l’État. Ils n’ont vu dans les syndicats ouvriers qu’un moyen de guerre dans la lutte de la classe ouvrière contre la classe possédante pour arriver à son expropriation et à la nationalisation de toutes les grandes associations de capitaux. L’erreur n’est pas moins grande que celle des individualistes ; elle a d’ailleurs la même cause : la conception impérialiste du droit public, la notion d’un État tout-puissant commandant sans limite à une poussière d’individus. Le collectivisme n’est au fond que le système impérialiste poussé à l’extrême.
Les faits se jouent de toutes ces théories. Nous n’avons point la prétention de faire le prophète. Mais la formation des grandes sociétés de capitaux, le développement des syndicats de toutes sortes et des fédérations de syndicats, depuis les syndicats de travailleurs jusqu’à ceux de propriétaires et de capitalistes, nous paraissent être des faits trop généraux, trop spontanés, trop représentatifs de notre époque pour qu’on puisse ne pas y voir les éléments de la société de demain et le fondement du droit public qui sera le sien. Déjà il n’est plus un droit fondé sur l’idée d’une souveraineté une et indivisible. S’il est encore, s’il sera aussi dans l’avenir le droit objectif des gouvernants, il est et il sera le droit non pas de gouvernants qui commandent, mais de gouvernants qui gèrent les services publics, contrôlent l’action des groupements et assurent leur coordination.
V. Les lois-conventions contrats collectifs de travail.
Nous arrivons à l’étude de phénomènes qui révèlent, peut-être encore mieux que ceux précédemment décrits, la disparition de la conception ancienne de la loi et par là même la disparition de la conception impérialiste : nous voulons parler des lois-conventions. En soi le fait est assez simple. Il s’agit toujours de lois proprement dites, dispositions par voie générale, permanentes, qui règlent pendant un temps indéterminé des situations individuelles, qui déterminent des compétences, qui sont accompagnées de sanction juridictionnelle. Seulement ces lois ne sont pas l’œuvre d’une volonté unilatérale formulant un commandement ; elles ne sont même pas le résultat d’un concours, d’une collaboration de volontés, comme les lois des associations ou des services publics décentralisés. Elles sont l’œuvre de volontés qui font véritablement une convention. On dit très souvent un contrat ; nous préférons le mot convention et réserver le mot contrat pour désigner la catégorie juridique définie au code civil, c’est-à-dire la convention faisant naître entre deux personnes déterminées une situation juridique subjective. Ici nous avons une convention formée entre deux ou plusieurs groupes ; de cette convention naît une véritable loi qui s’appliquera non seulement à ceux qui font partie de ces groupes au moment de la convention, mais encore à ceux qui en feront partie plus tard, et aussi à des tiers qui ne font point partie de ces groupes.
La loi-convention n’est pas d’ailleurs un phénomène nouveau dans l’histoire du droit. Sans doute elle est absolument contradictoire avec la conception impérialiste. Si la loi est par définition le commandement d’une puissance souveraine, il est tout à fait impossible qu’elle soit en même temps une convention. L’ordre souverain et la convention sont deux choses qui s’excluent. C’est pourquoi les lois-conventions ont apparu précisément aux époques où la notion de souveraineté, d’imperium étatique, avait considérablement fléchi. L’époque féodale est une de celles-là. Nous avons indiqué au chapitre 1er, § I comment alors la conception romaine de l’imperium s’amoindrit sans disparaître cependant complètement, comment le régime féodal repose avant tout sur un système de contrats, créant entre les hommes une série de droits et de devoirs réciproques. Le roi suzerain supérieur est chargé d’en assurer l’exécution parce qu’il est chargé d’assurer la paix par la justice. Il n’y eut pas d’ailleurs de société plus fortement intégrée que la société française du XIIIe siècle et cela malgré les troubles et les violences dont aucune époque, le XXe siècle pas plus que les autres, n’a su encore s’affranchir. Le vieux cliché de l’anarchie et de la barbarie féodales n’est plus de mise que dans les milieux primaires. Quoi qu’il en soit le régime féodal était essentiellement à la fois légal et contractuel.
Aujourd’hui on aperçoit aisément que beaucoup de rapports sociaux sont régis par des lois qui n’émanent pas d’une volonté unilatérale, mais de volontés contractantes. Si ce même phénomène s’est produit à l’époque féodale pendant laquelle la notion de puissance commandante avait à peu près complètement disparu, nous pouvons dire que l’apparition actuelle des lois-conventions est singulièrement significative et nous révèle mieux que tout autre fait la transformation du droit public. Le domaine de la loi-convention va chaque jour grandissant. Déjà il est très étendu : il comprend deux éléments d’une importance primordiale, deux éléments distincts l’un de l’autre parce qu’ils répondent à des situations différentes ; mais dans chacun d’eux apparaît très nettement la loi et la convention combinées : ce sont les contrats collectifs de travail et les concessions de service public.
Le contrat collectif de travail est une institution juridique qui est encore, nous le reconnaissons volontiers, en pleine période de formation. Il intervient entre un groupe de patrons et un groupe d’ouvriers ; il a pour objet de déterminer les conditions suivant lesquelles seront passés les contrats individuels dans le corps de métier intéressé. C’est le plus souvent à la suite d’une grève qu’un pareil arrangement est signé. Par lui la grève prend fin. Mais il n’est pas rare que peu de temps après de nouvelles difficultés apparaissent relativement à la portée de la convention collective. Les civilistes en ont voulu faire la théorie en appliquant la théorie classique du mandat. Ils n’ont pas pu y arriver. La Société d’études législatives, malgré le talent et le savoir des membres de sa commission, a été obligée de renoncer au projet de loi qu’elle avait tenté d’édifier8 et le parlement n’a point osé aborder la discussion des deux projets dont il a été saisie9.
Que la Société d’études législatives n’ait pas pu aboutir, cela n’a rien d’étonnant, parce qu’elle voulait appliquer les conceptions traditionnelles de contrat individuel et de mandat à un acte qui dans la réalité n’est point un contrat, mais établit une règle permanente devant s’imposer à ceux qui dans l’avenir feront des contrats individuels. Au reste la convention collective de travail n’aura toute sa valeur et toute sa portée qu’à l’époque où les syndicats patronaux et ouvriers, pour un métier déterminé, auront acquis une structure assez forte et comprendront assez de membres pour constituer véritablement la profession considérée en un corps juridiquement organisé. Alors le contrat collectif intervenant entre le syndicat patronal et le syndicat ouvrier sera véritablement la loi de la profession organisée. Ainsi se réalisera la coordination des classes par une série de contrats collectifs entre les différents syndicats dans lesquels s’intégrera chaque classe.
A quel moment cette évolution sera-t-elle achevée ? Il est difficile de le dire ; mais tout montre qu’elle est en train de s’accomplir. Tant qu’elle ne sera pas parvenue à son aboutissement, le parlement ne peut pas utilement intervenir. En tous cas son intervention ne sera efficace que si elle reste soustraite à l’influence des idées individualistes de contrat et de mandat et uniquement inspirée par la notion de règle conventionnelle s’appliquant aux rapports de deux groupes sociaux.
VI. Les lois-conventions concessions de service public.
Il est un autre domaine au contraire où la loi-convention apparaît avec des caractères parfaitement définis, dont la jurisprudence a déjà bien souvent, peut-être d’ailleurs inconsciemment, tiré des conséquences importantes c’est la concession de service public.
Dans la terminologie du droit public, le mot concession est employé bien souvent en des sens différents et cela provoque de fâcheuses confusions. Proprement ce mot désigne l’acte par lequel une collectivité publique (État, province, ville, colonie) charge un particulier, en général une compagnie, qui l’accepte, d’assurer le fonctionnement d’un service public, sous certaines conditions déterminées dans un acte appelé cahier des charges. La concession ainsi comprise se rencontre, avec des différences de détail, dans tous les pays modernes avec les mêmes caractères généraux essentiels. Elle intervient aujourd’hui surtout pour les services publics de transport (chemins de fer, tramways, autobus, en attendant les aéroplanes et les ballons dirigeables) et aussi pour l’éclairage des villes par le gaz et par l’électricité.
La concession est certainement une convention. Elle est précédée de négociations ayant abouti à une entente entre l’administration et le concessionnaire. Elle comprend nombre de clauses qui ont véritablement le caractère contractuel et font naître entre le concédant et le concessionnaire une situation juridique subjective, des rapports de créancier à débiteur. Ce sont celles qui sont relatives exclusivement aux relations du concédant et du concessionnaire, celles qui contiennent des dispositions qu’on ne comprendrait pas si le service public, au lieu d’être concédé, était exploité directement. Telles les clauses financières, qui se rencontrent dans presque tous les actes de concession, relatives aux subventions ou à la garantie d’intérêts, aux redevances promises par le concessionnaire, au partage des bénéfices. Toutes ces clauses ou autres semblables sont régies par les règles du code civil relatives aux contrats ; elles n’ont d’effet qu’entre les parties contractantes et d’elles il n’est point question de dire qu’elles soient des lois-conventions.
Mais en réalité ces clauses ne forment que la partie la moins importante des actes de concession. La plupart des dispositions inscrites dans le cahier des charges ont un tout autre caractère : elles ont pour objet de régler les conditions dans lesquelles doit fonctionner le service public, par exemple, s’il s’agit d’un chemin de fer ou d’un tramway, les lignes qui doivent être construites et exploitées, le nombre des trains qui doivent être mis en circulation, les mesures à prendre pour assurer la sécurité du personnel et des voyageurs. D’autre part des clauses déterminent les conditions dans lesquelles le public usera du service, les tarifs à payer pour le transport des personnes et des choses, les prix maxima pour la fourniture du gaz ou de l’électricité. Enfin dans la plupart des cahiers des charges se trouvent des clauses qui fixent pour les ouvriers et les employés du concessionnaire un maximum d’heures de travail quotidien, un minimum de salaire, déterminent les conditions du commissionnement, organisent une caisse de retraites et constituent ainsi un véritable statut. En France, aux termes des décrets du 10 août 1899, dits décrets Millerand, des clauses relatives au maximum d’heures de travail et au minimum de salaire doivent forcément être insérées dans les marchés et concessions faits au nom de l’Etat et peuvent l’être dans les marchés et concessions faits au nom des départements, des communes et des établissements publics. En fait elles y sont presque toujours inscrites.
Ce sont ces diverses clauses relatives au fonctionnement du service concédé, au statut des ouvriers et employés qui, disons-nous, n’ont point le caractère contractuel et sont de véritables dispositions législatives. Elles forment la loi du service public. Si celui-ci au lieu d’être concédé était exploité directement par l’administration, toutes ces dispositions se trouveraient dans la loi formelle ou dans le règlement organique du service. Personne ne contesterait alors leur caractère intrinsèque de loi. Du fait qu’elles sont insérées dans un cahier des charges de concession, elles ne peuvent changer de caractère. Elles restent des dispositions par voie générale, réglant le fonctionnement d’un service et dont peuvent se prévaloir des personnes qui ne sont point parties à la convention intervenue, toutes les personnes qui usent du service public, tous les ouvriers et employés du concessionnaire. Il ne pourrait point en être ainsi si elles étaient des clauses contractuelles, le propre du contrat étant de n’avoir d’effet qu’entre les parties contractantes. Ce sont donc bien des lois. Mais comme elles sont établies après une entente entre l’administration et le concessionnaire, ce sont véritablement des lois-conventions. Et cela se rattache directement à la conception moderne du droit public et de la loi.
Actuellement la loi n’est plus conçue comme l’ordre souverain de la puissance commandante ; elle trouve sa force dans sa destination à un service public ; elle est le statut d’un service public. Lorsque l’organisation et le fonctionnement d’un service sont réglés par un acte unilatéral de l’administration, la loi reste un acte unilatéral. Mais lorsque, comme pour les services concédés, l’organisation et le fonctionnement du service sont déterminés par une convention entre l’administration et un particulier, individu ou collectivité, la loi de ce service est une loi-convention. Elle est néanmoins une loi avec tous les caractères de la loi, avec son caractère de disposition par voie générale et la sanction juridictionnelle.
VII. Sanction des lois- conventions.
Qu’on ne croie pas que ce soit là une pure théorie. La jurisprudence du conseil d’État est arrivée progressivement à reconnaître aux clauses du cahier des charges dont nous parlons un caractère de lois-conventions. La terminologie employée dans les arrêts du haut tribunal et par les commissaires du gouvernement est un peu incertaine, parfois inexacte ; elle révèle la persistance de l’idée contractuelle. Mais peu importe ; la solution donnée implique d’une manière certaine la reconnaissance du caractère législatif appartenant aux clauses considérées et par là même la consécration de l’évolution que nous essayons de décrire. Si la clause par voie générale d’un cahier des charges est vraiment une loi, elle doit avoir la sanction juridictionnelle de la loi, par conséquent tous actes de l’autorité administrative faits en violation de cette disposition seront frappés de nullité et toute personne intéressée pourra les attaquer par le recours pour excès do pouvoir. Or, aujourd’hui, la recevabilité du recours pour excès de pouvoir est admise par une jurisprudence constante.
On a déjà cité10 l’arrêt Storch de 1905 par lequel le conseil d’État reconnaissait la recevabilité du recours pour excès de pouvoir dirigé contre un arrêté du préfet de la Seine qui, en autorisant la compagnie de l’Est-parisien à établir un trolley aérien, aurait violé les dispositions du cahier des charges. Mais on pouvait dire que dans cette affaire, la question qui se posait était celle des pouvoirs de police appartenant au préfet plutôt que celle de la violation du cahier des charges11. L’année suivante le conseil d’État, dans l’affaire Croix-de-Seguey-Tivoli, admettait le recours formé par un syndicat de propriétaires et contribuables contre une décision du préfet de la Gironde qui avait refusé d’imposer à une compagnie de tramways l’exploitation d’une ligne qui, au dire des requérants, figurait au cahier des charges12. Cependant les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu et la rédaction de l’arrêt marquaient quelque incertitude et quelque hésitation. Mais la voie était largement ouverte.
En 1907 la haute assemblée, sur les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Teissier, dans une affaire Poirier, reconnaissait le caractère de loi aux clauses par voie générale inscrites dans le cahier des charges des grandes compagnies de chemins de fer13. Enfin par un arrêt du 19 janvier 1912 (affaire Marc, président de la chambre syndicale des propriétaires parisiens) le conseil d’État a consacré, d’une manière qu’on peut dire définitive, le caractère législatif des clauses des cahiers des charges. L’exploitation du service du gaz à Paris se fait par voie de régie intéressée pour le compte de la ville, conformément à un cahier des charges voté par le conseil municipal et approuvé par un décret du 20 juillet 1907. Or, par un arrêté du 24 août 1908, le préfet de la Seine avait décidé que l’exploitation du service du gaz dans les voies privées et les immeubles les bordant se ferait dans des conditions différentes de celles qui étaient prévues au cahier des charges pour les voies publiques et les immeubles riverains. Recours pour excès de pouvoir est formé par le président de la chambre syndicale des propriétaires parisiens. Il est fondé sur la violation du cahier des charges, loi du service qui s’impose à l’administration comme à tous les usagers. Le conseil d’État reçoit le recours et le fait triompher au fond, décidant en substance que l’arrêté du préfet de la Seine a été pris en violation du cahier des charges14. N’est-ce pas reconnaître qu’il est une loi, puisque seule la violation d’une loi peut donner ouverture au recours pour excès de pouvoir ?
Mais la rédaction de l’arrêt est quelque peu embarrassée, et aussi les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Helbronner. C’est que les membres du haut tribunal parlent encore du caractère exclusivement contractuel du cahier des charges et ne veulent pas s’avouer qu’il faut y voir vraiment la loi du service public. S’il est un contrat en effet, comment les usagers, qui ne sont certainement pas parties à ce contrat, peuvent-ils s’en prévaloir ? Comment peut-on annuler un acte qui serait contraire à un prétendu contrat sur la demande de personnes qui y sont tout à fait étrangères ? Ces contradictions ont apparu très nettement au savant commissaire du gouvernement qui en est arrivé à dire : « Si l’on s’en tient à la théorie pure, il est certain que l’argumentation de la ville est exacte », c’est-à-dire que le recours pour excès de pouvoir n’est pas recevable. Ce à quoi M. Jèze a justement répondu : « Le savant commissaire du gouvernement se croit obligé de constater qu’en théorie pure la requête était irrecevable. On ne peut condamner plus énergiquement la théorie pure en faveur au conseil d’État. Que le conseil d’État accepte, avec la grande majorité des auteurs modernes, l’idée que le cahier des charges n’est pas un contrat, et alors les solutions qu’il consacre, très justement d’ailleurs, seront conformes à la théorie pure. Une bonne théorie se reconnaît à ce qu’elle cadre avec les faits. Le conseil d’État reconnaît que sa théorie ne cadre pas avec les faits. Qu’il en change15. » M. Jèze a cent fois raison. Une théorie n’est que la synthèse hypothétique de faits connus ; si un seul fait se présente qui ne cadre pas avec elle, la théorie est fausse, il faut en chercher une autre.
VIII. Leur force obligatoire.
A un autre point de vue apparaît encore le caractère non contractuel du cahier des charges, du moins pour les chemins de fer et les tramways concédés. Sans doute les clauses qui font naître une situation juridique subjective, comme les clauses financières, sont et restent des clauses contractuelles ; elles lient de la même manière le concédant et le concessionnaire. Mais il n’en est point ainsi des dispositions relatives au fonctionnement du service : l’administration peut les modifier par voie unilatérale. Le pourrait-elle si c’étaient les clauses d’un contrat ? Évidemment non. Qu’on ne vienne pas nous dire qu’elle le pourrait parce qu’il y a un contrat de droit public. C’est là une expression qui n’a pas de sens ; et c’est un sophisme dangereux qui ne tend à rien de moins qu’à donner une base juridique à l’arbitraire de l’État. La notion de contrat est une et les effets du contrat sont les mêmes en droit public et en droit privé. Les clauses financières, disons-nous, sont contractuelles ; et l’administration pas plus que le concessionnaire ne peut les modifier, même moyennant indemnité.
Mais la partie du cahier des charges qui est loi-convention et règle le fonctionnement du service public concédé, ne peut pas être soustraite complètement à l’action des gouvernants et de l’administration. Il ne faut pas oublier, en effet (c’est l’idée fondamentale du droit public moderne que nous essayons de mettre en relief), que la fonction primordiale des gouvernants est de gérer les services publics dans des conditions qui répondent exactement à la situation économique du pays. Le gouvernement ne peut pas abdiquer le pouvoir de modifier dans l’intérêt du public les règles d’une exploitation publique même concédée. Il reste dans son rôle et ne fait que remplir sa mission, en modifiant, dans l’intérêt même du service, les conditions dans lesquelles il fonctionne. Il peut le faire assurément, même quand les dispositions qu’il édicté viennent aggraver les charges du concessionnaire. Il le peut sans que sa décision puisse être arguée de nullité. Il ne porte pas atteinte à une situation juridique subjective ; il modifie seulement le régime légal du service public.
Le conseil d’État a reconnu à plusieurs reprises d’une manière très nette ce pouvoir du gouvernement et par là même que les clauses du cahier des charges relatives au fonctionnement du service n’avaient pas véritablement le caractère contractuel. C’est ainsi que par l’arrêt déjà cité du 6 décembre 1907 (Grandes compagnies de chemins de fer) il a décidé que le règlement d’administration publique du 1er mars 1901 n’était point entaché de nullité, bien qu’il modifiât en les aggravant les conditions d’exploitation prévues par les cahiers des charges des grandes compagnies, qui se référaient à l’ordonnance du 18 décembre 184616. La haute assemblée a statué dans le même sens par neuf arrêts du 4 février 1910 à propos d’arrêtés du préfet de la Seine imposant à la compagnie concessionnaire du Métropolitain pour la sécurité des voyageurs des obligations plus lourdes que celles qui résultaient de l’acte de concession17. Elle l’a décidé encore le 11 mars 1910 pour un arrêté du préfet des Bouches-du-Rhône augmentant les charges d’exploitation de la compagnie des tramways de Marseille18.
Ce qui peut être fait par un règlement peut l’être évidemment par une loi formelle. Le ministre des Travaux publics le disait expressément dans l’exposé des motifs du projet devenu la loi du 3 décembre 1908 relative au raccordement des voies de fer avec les voies d’eau et qui devait avoir pour effet de modifier notablement les règles relatives à l’exploitation des chemins de fer. Le parlement l’a aussi implicitement reconnu en votant, malgré la protestation des grandes compagnies, les lois des 21 juillet 1909 et 28 décembre 1911, relatives aux retraites des employés des grands réseaux.
Une question se pose : quand le gouvernement vient ainsi, par une décision unilatérale, modifier les conditions d’exploitation d’un service concédé, en les rendant plus onéreuses pour le concessionnaire, une indemnité est-elle due à celui-ci ? Dans les arrêts précités le conseil d’État en a formulé expressément le principe. Il a été reconnu aussi, au moins implicitement, par la loi du 3 décembre 1908 (art. 3) et il est très probable que sur le procès en indemnité intenté à l’État par les grandes compagnies à raison du préjudice à elles causé par les charges nouvelles que leur imposent les lois sur les retraites des cheminots, le conseil d’État n’hésitera pas à reconnaître et à sanctionner à nouveau le principe de l’indemnité. Il paraît avoir rattaché cette responsabilité au caractère contractuel du cahier des charges. Mais s’il en est ainsi, le conseil commet une contradiction, car si toutes les clauses du cahier des charges avaient le caractère contractuel, l’administration ne pourrait en modifier aucune par voie unilatérale, même moyennant indemnité, pas plus les dispositions relatives à l’exploitation que les clauses financières.
La vérité, c’est que la responsabilité de l’État se rattache ici à l’idée générale qui sera développée au chapitre VII. Les services publics fonctionnent dans l’intérêt de tous ; si leur fonctionnement occasionne un dommage spécial à quelques-uns, la caisse commune doit en supporter la réparation. Ici les modifications, apportées dans l’intérêt du public à l’exploitation, occasionnent un préjudice spécial au concessionnaire ; la caisse publique doit en supporter la charge. Voilà toute la responsabilité.
Quoi qu’il en soit, il reste vrai que les clauses du cahier des charges qui régissent le fonctionnement des services publics concédés sont de véritables lois. Mais ces lois sont établies à la suite d’une convention entre l’administration et le concessionnaire. Elles sont des lois-conventions et par là elles nous révèlent bien la disparition de la conception impérialiste de l’État et de la loi.
- Chap. I, § VIII. [↩]
- Sirey, 1902, III, p. 81 avec une note de M. Hauriou. [↩]
- Conseil d’État, 16 décembre 1910, Recueil, p. 957. [↩]
- Le Temps, 17 juin 1912. [↩]
- Jellinek, System der öffentlichen subjektiven Rechte, 2e édit., 1905, p. 214 et suiv. [↩]
- Bonnard, De la répression disciplinaire, thèse Bordeaux, 1902. [↩]
- Traité de droit constitutionnel, 1911, II, p. 317. [↩]
- Bulletin de la Société d’études législatives, 1907, p. 180 et 505, spécialement le rapport de M. Colson. [↩]
- Projet Doumergue, 2 juillet 1906 ; projet Briand, 11 juillet 1910. [↩]
- Chap. II, § VI. [↩]
- Recueil, 1905, p. 117. [↩]
- Recueil, 1906, p. 961, avec les conclusions de M. Romieu ; Sirey, 1907, III, p. 33 et la note de M. Hauriou. [↩]
- Recueil, 1907, p. 820, avec les conclusions de M. Teissier. [↩]
- Recueil, 1912, p. 75 ; Revue du droit public, 1912, p. 43, avec les conclusions de M. Helbronner et une note de M. Jèze. [↩]
- Revue du droit public, 1912, p. 46. [↩]
- Recueil, 1907, p. 913 ; Sirey, 1908, III, p. 1. [↩]
- Recueil, 1910, p. 97. [↩]
- Recueil, 1910, p. 216 ; Revue du droit public, 1910, p. 270, avec les conclusions de M. Blum. [↩]
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