Voilà qu’il va falloir ouvrir un chapitre sur la vie intérieure des administrations publiques et sur les mesures de service ou mesures d’administration intérieure. Notre décision signifie que la violation de circulaires ministérielles ne peut être invoquée par un tiers comme ouverture à recours pour excès de pouvoir, parce que les instructions ministérielles ne sont que des actes d’administration intérieure et que leur inobservation ne saurait donner lieu à un recours contentieux. Pourtant, dans l’espèce, le tiers réclamant était singulièrement qualifié. Un champ de tir avait été installé par l’autorité militaire dans le voisinage de sa propriété, les instructions ministérielles relatives à la matière n’avaient pas été observées ; il résultait de l’inobservation des précautions prescrites de graves menaces de danger ; l’intéressé adresse au ministère de la guerre une demande tendant à la fermeture du champ de tir ; décision du ministre rejetant cette demande et c’est cette décision que le Conseil d’état refuse d’annuler pour le motif donné plus haut. Ajoutons qu’il appartiendra seulement au requérant par application des art. 54 et 54 bis de la loi du 17 avril 1901 (S. et P. Lois annotées de 1902, p. 377), de demander à l’autorité judiciaire réparation des dommages que le maintien du champ de tir causerait à sa propriété.
Il suit de là que les instructions ministérielles ne font pas partie de la légalité, au sens de la violation de la loi, à la différence des règlements. Remarquons que, dans l’espèce, si l’installation des champs de tir avait été réglée par des arrêtés ministériels réglementaires, au lieu de l’être par de simples instructions, l’ouverture de la violation de la loi eût joué et le requérant eût eu le bénéfice du recours pour excès de pouvoir
Mais faisons attention que le requérant est un tiers, un propriétaire étranger à l’administration ; les circulaires ministérielles vis-à-vis de lui ne valent pas règlement. La situation va changer du tout au tout, lorsqu’il s’agira d’instructions ministérielles ayant pour objet de régler la situation juridique de fonctionnaires dépendant du ministre. Et c’est ici que le caractère d’Acte d’administration intérieure va devenir extrêmement intéressant. Les instructions ministérielles au regard de ces fonctionnaires, valent règlement, et, si les règles ont été violées par quelque décision particulière du ministre, cette décision sera annulée pour violation de la loi. Il y a sur ce point une jurisprudence déjà abondante et concordante (V. Cons. d’Etat, 2 août 1907, Morand-Monteil, S. et P. 1910.3.4 ; Pand. Pér., 1910.3.4. ; 12 fèvr.1909, Goyot, S. et P. 1912.3.47 ; Pand. pér. 1911.3.83 ; 6 août 1909, Rageot, des arrêts du Cons. d’Etat, p. 969 ; 30 janv. 1914, Decormis, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 98 ; 30 juill. 1915, Boitel, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 255). La plupart de ces arrêts reconnaissent au fond que les instructions ministérielles n’ont pas été violées, et, qu’en conséquence, il n’y a pas illégalité de la décision, ce qui est admettre implicitement que si les instructions avaient été violées, il y aurait illégalité, ce qui, dans tous les cas, est admettre la recevabilité du recours. Mais l’un de ces arrêts, l’arrêt Rageot, va plus loin, et il annule une décision : « Considérant que l’instruction ministérielle ci-dessus rappelée a eu pour but d’Assurer des garanties au personnel de l’administration centrale du ministère ; qu’ainsi le requérant est fondé À prétendre que la méconnaissance des prescriptions qu’elle a édictées n’engage pas seulement la responsabilité du directeur vis-à-vis du ministre, mais constitue, en outre, une atteinte aux droit du personnel… ;- Annule, etc »
Il y a un arrêt Dartignac, du 26 juillet 1912 (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 886), qui, au premier abord paraît dissident, mais, qui, tout bien considéré, ne l’est pas ; il rejette au fond de recours ; mais il s’agit d’instructions ministérielles faites à l’occasion d’un certain corps de fonctionnaires, dont, par analogie on demandait l’application à un autre corps de fonctionnaires ; le Conseil d’Etat n’admet pas cette extension par analogie, et, par conséquent, la violation de ces instructions ne lui paraît pas, dans l’espèce, constituer une illégalité.
Ainsi, en ce qui concerne les instructions ministérielles, voilà justifié leur caractère d’actes d’administration intérieure par la preuve et par la contre- épreuve. Au regard des tiers, elles ne font pas partie de la légalité, parce que les tiers ne sont pas à l’intérieur de l’Administration ; au regard des fonctionnaires du service, au contraire, elles font partie de la légalité, parce que ceux-ci sont à l’intérieur de l’Administration. Elles ne produisent donc d’effet de droit et n’ont valeur de règles de droit qu’à l’intérieur de l’Administration ; mais, à l’intérieur de l’Administration, elles ont cette valeur. Remarquons d’ailleurs que les instructions ministérielles ne sont l’objet d’aucune mesure de publicité légale, de telle sorte que les tiers ne sont point censés les connaître, tandis qu’elles ne peuvent pas être ignorées du personnel des fonctionnaires auxquels elles sont adressées.
Nous ne croyons même pas qu’il y ait lieu de s’arrêter à la circonstance, exprimée par l’arrêt Rageot, précité, que « l’instruction ministérielle a eu pour but d’assurer des garanties au personnel », ou à cette autre circonstance, relevée dans d’Autres arrêts, que l’instruction ministérielle a eu pour but d’assurer des garanties au personnel », ou à cette autre circonstance, relevée dans d’autres arrêts, que l’instruction ministérielle « a été prise en exécution de telle loi ou de tel décret ». Nous croyons que la considération dominante et suffisante est que l’instruction ministérielle a été prise dans le service intérieur et qu’elle s’applique aux agents du service intérieur.
Une fois qu’on est entré dans la perspective de la distinction entre la vie intérieure des administrations et de leur vie extérieure, une foule de rapprochements s’imposent.
D’abord, si, à l’intérieur du service, une instruction ministérielle peut avoir valeur de règle de droit au regard du personnel du service pourquoi une pratique invariable, suivie dans le service, ne prendrait-elle pas la même valeur ? Et, en effet, voici une décision du Conseil d’Etat, du 26 juillet 1912, Deblicker (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 887) aux termes de laquelle une pratique invariable, suivie à l’intérieur, le Conseil d’Etat sanctionne une simple coutume, une simple pratique suivie par l’Administration, sur la constance de laquelle les agents ont dû compter. Entre parenthèses, cela prouve qu’en matière constitutionnelle, les pratiques invariablement suivies dans le fonctionnement des pouvoirs publics pourraient également dans le fonctionnement des pouvoirs publics pourraient également être sanctionnées par le juge, ce qui rend singulièrement suspecte la distinction que fait Dicey, pour le droit anglais, entre le droit de la constitution et les simples pratiques (conventions de la constitution).
Dans la matière du pouvoir disciplinaire sur les agents de l’Administration, la matière de la mesure d’ordre intérieur ou de service intérieur va aussi s’opposer à celle de la mesure disciplinaire ; toutes les fois que celle-ci a été assujettie à des conditions de forme par des lois ou règlements, une question de violation des formes par des lois ou règlements, une question de violation des formes se pose. Ainsi, on sait que la loi du 22 avril 1905 a imposé la formalité de la communication des notes individuelles avant toute mesure disciplinaire ou tout déplacement d’office infligé à un fonctionnaire (V. sur ce dernier point, Cons. d’Etat, 19 mars 1909, Rullac, S. et P. 1911.3.101 ; Pand. pér. 1911.3.101 ; 10 nov. 1911 [sol implic.], Rogie, S.et P. 1914. 3.72, Pand. pér. 1914.3.72, et les renvois). Il y a évidemment des mesures qui peuvent être désagréables au fonctionnaire, mais qui ne sont que des mesures d’ordre intérieur nécessaires pour l’administration du service. Ainsi le Conseil d’Etat décide (Cons. d’Etat, 6 juill. 1917, Druhot, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 552) que le passage d’un service à un autre, dans l’administration centrale d’un ministère, constitue une simple mesure d’ordre intérieur, prise dans l’intérêt du service, et non un déplacement d’office, au sens de l’art. 65 de la loi du 22 avril 1905.
Jusqu’ici, dans les différentes applications de l’idée de la mesure d’ordre intérieur, le Conseil d’Etat a été conséquent avec lui-même. Nous nous permettrons de lui signaler une hypothèse extrêmement intéressante dans laquelle il ne l’a pas été. Il s’agit des recours intentés par des conseillers généraux contre des délibérations de leurs assemblées qui ont été prises en violation du règlement intérieur de l’assemblée. Jusqu’ici, le Conseil a rejeté ces recours (V. Cons. d’Etat, 22 mars 1912, Le Moign, S. et P. 1913.3.105 ; Pand. pér. , 1913.3.105, et la note ; 27 févr., 1914, Turmel, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.271). Il est parti sur une fausse piste. Dans la décision Le Moign, il avait admis que les règlements intérieurs des assemblées étaient établis avec un pouvoir souverain, et il semblait faire découler de ce pouvoir souverain de l’assemblée le droit pour celle-ci de déroger à son règlement par n’importe quelle délibération, qui serait également souveraine. Dans la décision Turmel, il a renoncé avec raison à cet argument, qui ne valait rien, car il arrive à toutes les autorités de ne pouvoir pas déroger par des décisions particulières à un règlement la règle particulière à la règle générale que consiste le principe même de la légalité. Le Conseil ne s’est pas avisé ici de qualifier les règlements d’assemblée de mesures d’ordre intérieur. Cela lui eût pourtant fourni la solution raisonnable, qui est que, pour violation du règlement d’une assemblé, les délibérations peuvent être annulées sur le recours d’un membre de l’assemblée, alors même qu’elles ne pourraient pas l’être sur le recours d’un tiers.
On pourrait encore tirer bien des conséquences de la distinction de la vie intérieure et de la vie extérieure des administrations. Par exemple, la juridiction ministérielle, là où elle reparaît ne doit être considérée que comme une juridiction d’ordre intérieur, et non pas comme une juridiction publique, etc. Mais nous ne voulons faire ici qu’une revue de jurisprudence, et non pas un article doctrinal.