Le statut fiscal des organismes privés chargés d’une mission de service public est parfois fort délicat à déterminer. En effet, ceux-ci sont parfois assimilés à des organismes de droit public ou, à l’inverse, à des organismes de droit privé imposables suivant le droit commun. La présente affaire porte sur le caractère taxable à l’impôt sur les sociétés des produits de placement d’une association à but non lucratif chargée d’une mission de service public.
La Caisse de règlements pécuniaires des avocats (CARPA) des barreaux de Lyon et Ardèche a été constituée suivant la loi du 1er juillet 1901 afin de remplir la mission de sécurisation des fonds et des dépôts reçus par les avocats qui a été prévue par la loi du 31 décembre 1971 (Article 53 de la loi n° 71‑1197 du 31 décembre 1971, JO du 5 janvier 1972 p. 131).
Conformément aux dispositions de l’article 206 du code général des impôts, la CARPA Lyon-Ardèche a été assujettie à l’impôt sur les sociétés sur les intérêts d’emprunts qu’elle a touché pour les exercices 2000 à 2006. Cependant, celle-ci va contester auprès de l’administration fiscale le principe même de son assujettissement à cet impôt, sans succès, puis devant le Tribunal administratif de Lyon qui va partiellement la décharger des cotisations litigieuses (TA Lyon, 22 février 2011, CARPA des barreaux de Lyon et Ardèche, n° 08‑2466). Le ministre va alors porter le litige devant la Cour administrative d’appel de Lyon qui va rétablir les impositions précédemment déchargées et rejeter les conclusions incidentes formées devant elle (CAA Lyon, 24 mai 2012, Ministre du Budget c. CARPA Lyon-Ardèche, n° 11LY01141). La CARPA Rhône-Alpes, issue de la fusion de la CARPA Rhône-Alpes avec d’autres caisses (Sur cette possibilité : cf. article 53 9° de la loi du 31 décembre 1971 précitée), va alors se pourvoir à l’encontre de cet arrêt.
La formation de « plénière fiscale » (Cette formation a été rétablie par le décret n° 2010‑164 du 22 février 2010 relatif aux compétences et au fonctionnement des juridictions administratives, JO p. 3325), se devra alors de déterminer dans quelles conditions un organisme privé chargé d’une mission de service public, ayant un but non lucratif, peut voir le produit de ses placements financiers taxé à l’impôt sur les sociétés.
Elle écartera concomitamment le moyen de cassation tiré de l’erreur de droit commise par les seconds juges au titre de l’irrecevabilité de l’appel incident que la caisse avait formé. En effet, suivant une jurisprudence constante, les conclusions incidentes sont recevables sans délai tant qu’elles portent sur un même litige (CE, 11 mai 1962, Ymain, concl. Combarnous D. 1962.J.556). Or, en matière fiscale, cela s’apprécie impôt par impôt et année par année (CE, 8 novembre 1989, Société du Bazar de l’Hôtel de ville, n° 67939, Rec. p. T. 601) ; il était donc logique que la Cour rejette ainsi l’appel incident qui portait sur des années différentes.
1°) Les dispositions de l’article 206 du code général des impôts rendent passibles, de plein droit, à l’impôt sur les sociétés celles qui sont dotées d’un objet « commercial » et exonèrent de celui-ci, sauf option contraire, les sociétés « civiles » et certains organismes à but non lucratif.
C’est en réalité la finalité « lucrative » de la personne morale en question qui demeure le critère d’assujettissement à l’impôt sur les sociétés. Ce caractère résulte soit d’une gestion intéressée, soit d’une concurrence exercée envers les activités du secteur privé dans des conditions similaires (CE Ass., 30 novembre 1973, Association Saint-Luc « clinique du Sacré-Cœur », n° 85598, Rec. p. 680 ; CE Sect., 1er octobre 1999, Association Jeune France, n° 170289, RJF 11/99 n° 1354).
La législation fiscale opère donc une double distinction. Une présomption est opérée suivant la nature de la personne morale en cause ; les structures dont la forme a une vocation commerciale ou industrielle sont assujetties de plein droit à l’impôt sur les sociétés (Ceci permet de neutraliser le choix d’une société de forme étrangère). Lorsque tel n’est pas le cas, c’est le caractère intéressé ou non de sa gestion et la nature de l’activité qui seront utilisés comme critère d’imposition. Ceci vise, en réalité, à éviter la mise en œuvre de montages lucratifs artificiels assis sur des associations (CE, 1er juillet 1977, Zerbib et autres, Rec. p. T. 935).
La CARPA, constituée sous la forme d’une association « loi 1901 », était donc normalement exempte de toute imposition à ce titre dans la mesure où sa gestion est désintéressée (Cf. Cass. ch. réunies, 11 mars 1914, Caisse rurale de Manigod, note Sarrut D. 1914.I.257).
2°) Toutefois, le législateur a expressément entendu taxer au titre de l’impôt sur les sociétés certains revenus financiers des personnes morales quelles soient, ou non, assujetties à l’impôt sur les sociétés. Ce faisant, l’idée était de renforcer le caractère non lucratif de ces organismes en taxant tout placement de liquidités qui aurait une finalité intéressée.
L’article 206 du code générale des impôts dispose à cet égard que : « Sous réserve des exonérations prévues aux articles 1382 et 1394, les établissements publics (…), ainsi que les associations et collectivités non soumis à l’impôt sur les sociétés en vertu d’une autre disposition sont assujettis audit impôt en raison : (…) c. Des revenus de capitaux mobiliers dont ils disposent (…) » On signalera cependant que la rédaction applicable aux années litigieuses diffère quelque peu de la rédaction actuelle sans que ceci ait une incidence au cas présent (L’article 34 de la loi n° 2009‑1674 du 30 décembre 2009 a en effet clarifié la lettre du texte fiscal en assujettissant lesdits organismes à cet impôt « en raison des revenus patrimoniaux qui ne se rattachent pas à leurs activités lucratives »).
Dans ce cadre, la jurisprudence du Conseil d’Etat a précisé que n’étaient toutefois pas assujettis à l’impôt sur les sociétés, les revenus du patrimoine d’organismes lorsque cette opération est réalisée dans le but même d’accomplir la mission désintéressée prévue statutairement (CE Sect., 12 février 1988, Comité intercoopératif et professionnel du logement, n° 50368, Rec. p. 57). Mais lorsqu’un tel organisme place des liquidités en attente d’emploi futur, les revenus ainsi procurés sont taxables (CE, 26 janvier 1990, Comité vendéen de coordination des organismes d’aide au logement, n° 91423) car ils sont détachables de la mission désintéressée de l’organisme.
3°) La situation des caisses de règlement pécuniaire des avocats est à cet égard atypique. En effet, si les avocats sont tenus de déposer auprès d’elles les sommes et instruments financiers qu’ils reçoivent pour le compte de leurs clients, les produits financiers qui en résultent sont acquis à la CARPA. Ceci devrait, en toute logique, justifier leur taxation à l’impôt sur le sociétés.
Cependant, l’article 235 du décret du 27 novembre 1991 (Décret n° 91‑1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat, JO p. 15502) prévoit expressément que ces produits financiers sont exclusivement affectés au financement des services d’intérêts collectifs de la profession, de l’aide juridictionnelle et de l’aide à l’accès au droit (L’article 68 de la loi n° 91‑647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique consacre également ce principe de financement). Les avocats et la CARPA ne peuvent donc en bénéficier pour leur bénéfice direct. Ainsi, ces placements sont bien effectués dans un but lucratif mais au profit des missions légales d’intérêt général remplies par les CARPA et non pour le profit de ces dernières.
Le Conseil d’Etat va ainsi faire évoluer sa jurisprudence en tenant compte de l’architecture originale du dispositif légal mis en place au profit des justiciables. En effet, les intérêts et revenus financiers ainsi produits couvrent près de 25 % des dépenses liées à la gestion de l’aide juridictionnelle (Cour des comptes, La gestion de l’efficacité des CARPA, Rapport d’information, 2008, <http://www.ccomptes.fr/content/download/47432/1334605/file/58_2_CARPA.pdf>).
Ainsi, la formation de plénière fiscale va procéder à une lecture globale du mécanisme constitué par le législateur dans un but d’intérêt général, s’affranchissant ainsi partiellement de la logique d’autonomie du droit fiscal, pour en définir une lecture organique et fonctionnelle visant à exclure ici l’imposition d’un organisme privé chargé d’une mission de service public.
Il ne semble guère possible d’étendre cependant cette solution au delà des hypothèses dans lesquelles les produits financiers tirés de la conservation des fonds de tiers serviraient à financer des activités d’intérêt général. Cette solution, bien que fortement novatrice sur le plan théorique, n’aura en ce cas que pour destinataires les membres de certaines professions réglementées.