Dans l’introduction de ce livre nous disions que le droit public et le droit privé suivent une évolution parallèle et similaire. La démonstration n’est-elle pas faite ? En droit privé l’autonomie de la volonté humaine disparaît ; la volonté de l’individu ne peut plus par elle seule créer un effet de droit. En droit public on ne croit plus qu’il existe derrière les individus qui détiennent la force dans un pays une substance collective, personnelle et souveraine, dont ils ne seraient que les mandataires ou les organes. Dans les gouvernants on ne voit que ceux qui détiennent dans un pays une force prépondérante et auxquels en conséquence incombe l’obligation de remplir une certaine fonction sociale : organiser les services publics, en assurer et en contrôler la gestion.
Dès lors le droit public n’est plus l’ensemble des règles régissant les rapports de l’État-puissance avec ses sujets ; il est l’ensemble des règles établies en vue de l’organisation et de la gestion des services publics. La loi n’est plus le commandement de l’État souverain ; elle est le statut d’un service ou d’un groupe. L’acte administratif n’est plus tantôt l’acte d’un fonctionnaire qui gère un service ; il est toujours un acte de gestion. Les différends auxquels il donne lieu sont en principe toujours soumis au jugement des mêmes tribunaux. Si l’acte viole la loi, tout intéressé peut en demander l’annulation, non pas en invoquant un droit subjectif, mais au nom de la légalité violée. La responsabilité de l’État est reconnue d’une manière générale ; mais elle n’est point la responsabilité d’une personne pour faute ; elle est l’assurance sur le patrimoine collectif des risques que constitue pour les particuliers le fonctionnement, même régulier, des services publics. Enfin quand l’agent est sorti du service, il est atteint par une responsabilité personnelle.
Ainsi, comme le droit privé, le droit public moderne repose tout entier sur une conception réaliste et socialiste. Réaliste puisqu’on ignore l’existence d’une substance personnelle derrière les phénomènes d’ordre politique ; réaliste puisqu’on ignore l’existence d’une volonté souveraine qui aurait par nature le pouvoir de ne se déterminer que par elle-même et de s’imposer comme telle à tous ; réaliste puisque le système juridique repose tout entier sur un fait, une fonction sociale s’imposant nécessairement aux gouvernants. Conception socialiste et partant objectiviste, puisque le droit public moderne n’a plus pour objet de régler les conflits s’élevant entre le prétendu droit subjectif des individus et le droit subjectif d’un État personnifié, mais simplement de régler l’accomplissement des fonction sociales des gouvernants, puisque le recours pour excès de pouvoir, qui domine tout le droit public et qui tend à garantir la légalité de l’acte administratif, n’est point fondé sur la violation de prétendus droits de l’individu, mais sur la violation de la loi qui règle l’organisation et le fonctionnement d’un service public.
L’évolution est-elle achevée ? Évidemment non. En réalité elle ne le sera jamais. L’Évolution sociale est une chose infiniment complexe et qui dure indéfiniment ; or le droit n’est en réalité que la sorte d’armature que revêt cette évolution. Nos pères avaient cru que le système juridique métaphysique, individualiste et subjectiviste était définitif et immuable. Ne commettons pas une erreur pareille. Le système juridique, réaliste, socialiste et objectiviste est l’œuvre d’un jour dans l’histoire. Avant même que son édification soit achevée, l’observateur attentif apercevra les premiers signes de la destruction et les premiers éléments d’un nouveau système. Heureux nos fils s’ils savent mieux que nous s’affranchir des dogmes et des préjugés !
Bordeaux, le 31 janvier 1913.