Le Conseil d’État procède actuellement à une révision jurisprudentielle des conditions dans lesquelles l’instruction contentieuse se doit d’être rouverte adaptant ainsi la procédure contentieuse aux exigences d’équité et d’efficacité que son voisin de l’aile Montpensier du Palais royal et la Cour de Strasbourg lui « suggèrent » (Cf. CE, 23 juin 2014, Société Deny All, n° 352504, cette revue avec nos obs., <https://www.revuegeneraledudroit.eu/?p=17451>).
La présente affaire est, sur un plan matériel, fortement atypique. M. Lassus avait assisté le prince Bolkiah de Brunei dans l’achat du Plaza Athénée et a reçu en contrepartie de ses services une importante rémunération. Toutefois, le prince a été également sensible aux engagements caritatifs de l’intéressé et lui a versé, à ce titre, une somme distincte de 900 000 dollars américains pour continuer ses actions désintéressées.
L’administration fiscale y a vu malice et a procédé à une requalification de ces sommes comme étant, en réalité, un complément de rémunération qui aurait dû être déclaré au titre de l’impôt sur le revenu et donner lieu, en sus, à un complément de taxe sur la valeur ajoutée. Ce faisant, les droits supplémentaires et les majorations afférentes ont été mises à sa charge et l’intéressé a alors engagé une action fiscale devant le Tribunal administratif de Paris aux fins de décharge.
Celui-ci va rejeter sa demande par un jugement du 5 juin 2008 (TA Paris, 5 juin 2008, Lassus, n° 02‑1225/02‑1227) dont il interjeta immédiatement appel devant la Cour administrative d’appel de Paris. Cependant, les seconds juges vont également rejeter son appel par un arrêt du 28 avril 2010 (CAA Paris, 28 avril 2010, Lassus, n° 08PA04268).
Opiniâtre dans son action, le contribuable formera un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État qui va procéder à son examen dans sa formation de Section afin de clarifier les règles procédurales régissant la réouverture de l’instruction lorsqu’un événement nouveau se produit postérieurement à sa clôture.
En effet, M. Lassus avait été également poursuivi devant les juridictions pénales pour le délit de fraude fiscale et la Cour d’appel de Versailles l’a relaxé par un arrêt rendu le 9 septembre 2009 (CA Versailles, 9 septembre 2009, Administration fiscale c. Lassus) soit à une date postérieure à la clôture de l’instruction administrative mais antérieure à l’audience publique de la Cour administrative d’appel de Paris. Or, s’il avait bien produit ledit arrêt, la Cour administrative d’appel n’en n’a pas tenu compte puisque l’instruction était close.
La cassation de l’arrêt intervient de ce fait, le juge administratif suprême estimant qu’un tel arrêt constitue un élément nouveau dont les parties ne pouvaient se prévaloir antérieurement et qui imposait la soumission de cette pièce au débat contradictoire indépendamment de l’éventuelle autorité de chose jugée qui s’attache à l’arrêt.
On notera néanmoins, avec un certain regret, que l’arrêt rendu le 5 décembre 2014 clôt un contentieux fiscal portant sur l’année 1997 qui avait été porté devant la juridiction administrative dès 2002 ; l’encombrement des formations fiscales est ici parfaitement illustré.
1°) Le caractère contradictoire de la procédure administrative contentieuse, tant en matière générale qu’en matière fiscale, s’opère principalement sous forme écrite par l’échange de mémoires et pièces (Il sera fait ici abstraction des procédures de référé pour lesquelles l’oralité est largement admise eu égard à l’urgence).
Dans le cadre du pouvoir inquisitorial du juge administratif, qui lui permet de diriger l’instruction, celui-ci peut solliciter toute production utile et mettre un terme aux débats. Ce dernier peut être fixé volontairement et résulter de mesures explicites, que sont principalement les ordonnances prononçant la clôture de l’instruction (Article R.613‑1 du code de justice administrative), ou être implicites résultant d’une audience publique.
Les ordonnances portant clôture de l’instruction, mesures d’administration de la justice insusceptible de recours, sont notifiées aux parties et peuvent être l’objet d’une rétractation sous la forme d’une mesure de réouverture de l’instruction en particulier lorsqu’un élément nouveau est versé au dossier de l’instruction.
L’appel d’une affaire à une audience publique a également des effets sur le cours de l’instruction. Devant les juges du fond (tribunaux administratifs et cours administratives d’appel), l’avis d’audience implique la clôture de l’instruction trois jours francs avant la tenue de l’audience (Article R.613‑2 du code de justice administrative) et la convocation mentionne ce point. Devant le Conseil d’État, c’est la prise de parole du rapporteur publique qui clôt l’instruction (Article R.613‑5 du code de justice administrative). Toutefois, l’usage consacré est de ne pas invoquer d’argument nouveau à la barre et seuls les avocats aux conseils (Article R.733‑1 du code de justice administrative) peuvent y plaider ce qui assure, de facto, le respect de cet usage.
La jurisprudence admet cependant que si l’une des parties produisait un mémoire contenant un élément nouveau, le juge saisi a toujours eu la faculté de rouvrir l’instruction en procédant, le cas échéant, à un renvoi d’audience (Article R.613‑4 du code de justice administrative). Néanmoins, et sauf exceptions particulières, ce renvoi n’était même jamais de droit. Originellement, les mémoires et les productions tardives n’étaient pas visés par la juridiction ni même examinés ou consultés (CE, 19 juin 1981, Société Dumez travaux publics, Rec. p. 280). Cette solution était logique dans la mesure où un acte de procédure produit après la clôture de l’instruction n’est pas soumis au débat contradictoire et se devait, dès lors, de se rapprocher du traitement d’une note en délibéré.
Il est cependant réservé un sort particulier aux moyens d’ordre public puisque le juge aurait méconnu son office s’il ne les avaient pas relevés ; il était donc possible de les invoquer à tout stade de la procédure même postérieurement à la clôture de l’instruction qui se devait alors d’être rouverte (CE, 10 août 2005, Noguès, Rec. p. T. 1040).
Mais la jurisprudence administrative a évolué en imposant désormais au juge de prendre connaissance du contenu de tout mémoire tardif, de le viser dans sa décision et de déterminer s’il est de nature à justifier une éventuelle réouverture de l’instruction (CE Sect., 27 février 2004, Préfet des Pyrénées-Orientales, Rec. p. 93).
2°) Par de récentes décisions, le juge administratif suprême a eu à connaître de diverses solutions par lesquelles il a étendu les cas de réouverture de l’instruction lorsqu’un mémoire « tardif » était versé et l’arrêt ici présenté opère une systématisation des solutions rendues dans une finalité plus pragmatique.
La règle de droit commun demeure celle prévue par le code : les mémoires produits après la clôture de l’instruction ne peuvent être retenus pour fonder une solution en l’état (CE, 29 juillet 1998, Syndicat des avocats de France, n° 188715) ; mais ils peuvent provoquer la réouverture des débats lorsque leur contenu le justifie à la discrétion du juge.
Cependant dans certaines hypothèses, la réouverture s’impose nécessairement eu égard au contenu matériel du mémoire tant au niveau des conclusions qu’en vertu des moyens invoqués.
Il était, traditionnellement, admis qu’une loi nouvelle applicable à l’instance justifiait la réouverture des débats. Il était donc possible d’invoquer une loi rétroactive dans un litige d’excès de pouvoir ou une loi postérieure en plein contentieux (CE Sect., 19 novembre 1993, Brutus, n° 100288, Rec. p. 321).
La jurisprudence du Conseil d’État a néanmoins évolué pour admettre l’invocation d’un changement de sa propre jurisprudence devant les juges du fond (CE, 22 mai 2013, Clabaut, Rec. p. T. 675), ce qui est une manière d’éviter un pourvoi immédiat dans de telles affaires, ou l’invocation de la prescription quadriennale (CE, 30 mai 2007, Commune de Saint-Denis-de-la-Réunion, Rec. p. T. 1017), ce qui est plus original car un tel moyen n’est pas d’ordre public mais demeure soumis à une obligation d’invocation (CE, 6 juin 1984, Communes de Bandol et de Sanary-sur-Mer, n° 45876 et 45958 ; Article 6 de la loi du 31 décembre 1968).
Désormais, l’obligation de réouverture s’impose lorsqu’une partie invoquera tardivement un élément de fait ou de droit qu’elle ne pouvait pas faire valoir antérieurement lorsque celui-ci est susceptible d’exercer une influence sur le jugement du litige.
La position jurisprudentielle nouvelle est à cet égard plus stricte pour les justiciables, car ils doivent invoquer les éléments nouveaux le plus rapidement possible, mais aussi plus souple, car ils pourront faire échec à une règle mécanique, lorsqu’ils sont dans l’impossibilité de se prévaloir de cet élément qui leur est inconnu ou qui n’est pas encore survenu.
Il convient de préciser toutefois qu’auparavant le juge se devait de procéder à une réouverture lorsqu’un élément nouveau avait nécessairement une influence sur le jugement à intervenir. Désormais, il suffit que cet élément soit susceptible d’avoir une influence sur le sort de l’affaire ce qui, en réalité, imposera une discussion contradictoire sur ce point permettant d’éclairer le juge.
Cela impliquera de motiver spécialement un refus de réouverture de l’instruction par le juge en indiquant pourquoi il écarte telle circonstance nouvelle comme étant manifestement insusceptible d’avoir une influence sur le jugement de l’affaire. Le rapprochement avec la notion de moyen inopérant est ici séduisant.
3°) Sur le plan fiscal, la question centrale était de savoir si la somme versée à M. Lassus constituait une libéralité ou un élément de rémunération puisque seul le second pouvait donner lieu à taxation.
Les juridictions administratives et judiciaires apprécient, en la matière, différemment le comportement du contribuable : la fraude fiscale constituant un délit soumis aux règles du droit pénal, alors qu’un redressement fiscal n’est sanctionné administrativement que par le paiement des droits éludés assortis de majorations et pénalités éventuelles ; ces deux notions sont distinctes (CE Ass.., 26 juillet 1978, X., n° 7132). Les modes d’appréciations peuvent ainsi diverger et, sauf arrêt pénal de condamnation qui aurait alors l’autorité absolue de chose jugée (CE Sect., 12 juillet 1929, Vesin, Rec. p. 716), les deux ordres de juridictions sont indépendants l’un de l’autre (CE, 4 juillet 1980, Société Gueritot, n° 14911 à 14913).
Néanmoins, le souci de cohérence jurisprudentielle impose de prendre nécessairement en compte la solution rendue par l’autre ordre de juridiction (Cass. crim., 9 avril 1970, Petit, n° 68‑93.615 ; CE, 23 février 1979, Société Rena, Rec. p. T. 688). Si le juge administratif de l’impôt peut apprécier différemment que le juge répressif le comportement d’un contribuable, il ne saurait le faire sans de solides arguments et justifications.
Au cas présent, le juge pénal avait jugé que l’infraction n’était pas caractérisée compte tenu de larges doutes sur l’élément matériel de l’infraction et d’une absence d’établissement de l’élément intentionnel qui se trouvait également requis pour entrer en voie de répression.
Il est était donc délicat pour le juge fiscal de qualifier les sommes litigieuses de revenus taxables alors que le juge pénal avait jugé que cela n’était pas établi. C’est pour cela que la Section du contentieux a souhaité prendre en compte pleinement l’arrêt de relaxe.
Néanmoins, le caractère exceptionnel de l’espèce se doit d’être souligné sur le fond. En effet, si le Conseil d’État admet qu’une somme approchant le million de dollar américain puisse être une « simple libéralité », cette appréciation est directement liée à la personnalité de la famille princière de Brunei, État pétrolier, à sa très grande richesse et philanthropie ainsi qu’au fait que le contribuable avait inclus dès l’origine le reliquat de cette somme dans sa déclaration de patrimoine au titre de l’impôt de solidarité sur la fortune.