Cet arrêt nous permet de revenir sur le principe posé par l’arrêt Gaz de Bordeaux, du 30 mars 1916 (S. et P. 1916.3.17; Pand. pér., 1916.3.17, et la note de M. Hauriou), à savoir que la guerre de 1914, par sa longueur, par les circonstances dans lesquelles elle se déroule, constitue un cas de force majeure déjouant tous les calculs, et qu’en conséquence, elle justifie des modifications aux contrats dont l’exécution était en cours au moment où elle a éclaté, parce qu’elle rend l’exécution des obligations, sinon impossible, du moins lourde au-delà de toute prévision. Ce principe va toujours se développant. Au moment où fut rendu l’arrêt Gaz de Bordeaux, il provoqua une sorte de scandale. Il y eut une levée de boucliers dans la doctrine, le Parlement s’émut, et une proposition de loi fut même déposée pour couper court à cette jurisprudence (V. la proposition de MM. Delaroue et Viollette, votée par la Chambre des députés le 19 juill. 1917; J. off. du 20, déb. parl., p. 1873). Et puis, avec le temps, la vérité nouvelle fit son chemin.
L’administration entra dans la voie des arrangements avec les concessionnaires de services publics. Les lois successives des 22 avril 1916 (S. et P. Lois annotées de 1916, p. 191; Pand. pér., Lois annotées de 1916, p. 191 et 30 nov. 1916, p. 346; Pand. pér., Lois annotées de 1917, p. 346) prirent des mesures pour faciliter des ententes entre les concessionnaires de voies ferrées d’intérêt local et les administrations locales concédantes. Il semblait toutefois que le nouveau principe dût demeurer cantonné dans le Droit public, et les civilistes admettaient généralement que, dans les transactions privées, il ne s’introduirait pas, et qu’on resterait fermement attaché au principe que la force majeure n’est pas une cause de modification des obligations, toutes les fois qu’elle ne rend pas l’exécution de celles-ci tout à fait impossible, quel que soit le degré de difficulté et de dommage qu’elle apporte à l’exécution (V. Cass. req., 22 avril 1909, S. et P. 1009.1.368; Pand. pér., 1909.1.368; Cass. civ., 4 août 1915, S. et P. 1916.1.17; Pand. pér., 1916.1.17, et la note de M. Wahl). Mais les circonstances devaient être plus fortes que les partis pris doctrinaux. Une proposition de loi, relative aux marchés à livrer et autres contrats commerciaux, qui a été adoptée par le Sénat le 14 décembre 1917 (J. off. du 15 déb. parl., p. 1081) et par la Chambre des députés le 29 décembre 1917 (J. off. du 30, déb. parl., p. 3968), et qui va être incessamment promulguée, décide que le contrat peut être résolu, sur la demande de l’une quelconque des parties, s’il est établi qu’à raison de l’état de guerre, l’exécution des obligations de l’un des contractants entraînera des charges ou lui causera un préjudice dont l’importance dépasserait de beaucoup les prévisions qui pouvaient être raisonnablement faites à l’époque de la convention (art. 2). Voilà donc la théorie de l’imprévision consacrée par la loi, dans une matière de droit privé.
D’ailleurs, au lieu de prononcer la résolution du contrat, le juge peut se borner à en suspendre l’exécution pendant un délai qu’il détermine (art. 2, in fine).
Enfin, le législateur reprend à son compte l’idée originale qu’avait eue le Conseil d’Etat dans l’arrêt Gaz de Bordeaux, d’instituer une procédure par laquelle les parties seraient invitées à s’entendre à l’amiable avant que le juge ne prononçât. Cette procédure devient ici une tentative de conciliation devant le président du tribunal, par imitation de ce qui se passe en matière de divorce; cela est très intéressant, parce que la tentative de conciliation devant le juge même qui doit ensuite juger le procès est autrement sérieuse que la tentative de conciliation devant le juge de paix, organisée par les art. 48 et s., C. proc., et c’est là une réforme qui gagnerait à être généralisée.
Ainsi (et nous ne parlons même pas de la loi sur les loyers), le principe de l’imprévision gagne le droit privé. Le Parlement, qu’on avait voulu mobiliser contre la jurisprudence du Conseil d’Etat, est obligé de la consacrer. Il l’étend même, dans l’art. 7 de la proposition de loi susvisée, aux marchés de fournitures passés avec les départements, les communes et les établissements publics.
Toutefois, il ne suffit pas de se réjouir de ce qu’un principe de raison et de justice soit introduit dans le Droit, il faut faire le tour de ce principe, et il convient de se préoccuper de le limiter, car ce qui a commencé par être juste jusqu’à un certain point, au-delà peut devenir injuste. Il ne faut pas nous dissimuler que le principe de la fixité des stipulations contractuelles était tutélaire pour les créanciers des obligations. La dérogation que nous y apportons est toute dans l’intérêt des débiteurs; prenons garde de dépasser la mesure et de fausser la balance synallagmatique du contrat. Il y a peut-être à trouver, en compensation de la faculté que nous donnons aux débiteurs, quelque autre faculté qu’il sera de toute justice d’accorder aux créanciers.
Et, notamment, voici une question grave. Nous suspendons pendant la durée de la guerre l’exécution d’un contrat, mais nous allouons de larges indemnités au débiteur de l’obligation, qui continue d’assurer son service. Cette situation, qui a déjà duré quatre années, peut durer encore. Au bout de cinq ou six années de régime de guerre, pendant lequel le créancier de l’obligation aura consenti de lourds sacrifices, est-ce que le contrat primitif va purement et simplement reprendre son application ?
Il s’agit d’un contrat de concession de service public. Pendant la guerre, l’Administration concédante aura accordé à son concessionnaire de larges indemnités, et, en somme, celui-ci n’aura pas beaucoup souffert de la guerre. A la paix, est-ce que le concessionnaire recommencera à bénéficier purement et simplement du régime antérieur de paix, lequel, de par son contrat, lui assurera encore pendant de longues années des bénéfices appréciables ? Partage des sacrifices pendant la guerre, cela est très bien, mais cela appelle peut-être un partage des bénéfices après la guerre.
Ainsi, il y a ici une question de l’après-guerre. On se rend compte que l’industrie, le commerce, l’agriculture, devront changer leurs méthodes; l’Administration peut-être aussi. Peut-être des institutions devront-elles être modifiées, les concessions de service public, par exemple.
Ces réflexions nous sont suggérées par ricochet par notre affaire des Messageries maritimes. Elle se présente, en effet, une particularité très intéressante. La Compagnie des Messageries maritimes, dont le contrat passé avec l’Etat le 11 juillet 1911, a été approuvé par une loi du 30 décembre 1911 (S. et P. Lois annotées de 1912, p. 284; Pand. pér., Lois annotées de 1912, p. 284), devait, d’après les art. 97 et s. du cahier des charges, prévoyant le cas de guerre, si l’Etat ne l’autorisait pas à cesser ses services, continuer à les assurer, sous la seule condition que l’Etat « supporterait les risques de guerre dont la compagnie viendrait à souffrir » (art. 97, § 2). En fait, dès le début des hostilités, par une mesure de police générale, le ministre de la marine prescrivait à la Compagnie des Messageries maritimes, comme à toutes les autres Compagnies de navigation, de suspendre provisoirement ses services, mais, dès le 14 août 1914, il lui prescrivait de les reprendre. On se trouvait donc dans la situation prévue par l’art. 97, § 2, du cahier des charges, qui, dans le cas où la Compagnie ne cesserait pas ses services, met à la charge de l’Etat les risques de guerre dont la Compagnie viendrait à souffrir, mais rien que les risques de guerre. Or, la thèse de la Compagnie était que, le ministre ayant commencé par suspendre ses services, lorsqu’ensuite il a ordonné de les reprendre, ils n’ont pas été repris sous le régime du contrat, mais sous un régime de régie substitué au contrat; en conséquence, dans ses décomptes présentés à l’Administration, la Compagnie a fait figurer à la charge de l’Etat l’entière différence entre les recettes et les dépenses de ses services, lui faisant supporter, non seulement les risques de guerre proprement dits, dont elle avait pu souffrir, mais toutes les majorations de dépenses dont l’état de guerre avait pu être indirectement la cause.
Le Conseil d’Etat, après le ministre, rejette expressément cette prétention de la Compagnie de substituer, pendant la durée de la guerre, une régie au régime de la concession. Il fait observer que, si le ministre a, au début des hostilités, prescrit une suspension des services, c’était par une mesure de police générale, et que ce n’était pas du tout un arrêt du service, aux termes de l’art. 97. Par conséquent, ce n’était pas une mesure de nature à suspendre l’exécution du contrat. C’est la distinction bien connue entre les mesures de police et le jeu des stipulations contractuelles en matière de concession de services publics.
En conséquence, le contrat continue de s’exécuter, le régime de la concession subsiste, la compagnie, si elle s’y croit fondée, peut présenter des demandes d’indemnités ou de compensations spéciales à raison des risques de guerre et des conditions exceptionnelles de service imposées par l’Etat, mais elle n’a pas le droit de se réclamer d’une transformation de la concession en une régie.
La décision du Conseil d’Etat est prudente et sage. Il faut ménager les finances de l’Etat, il faut prendre garde de ne pas mettre à sa charge indistinctement toutes les conséquences de la guerre; il faut faire une ventilation, examiner avec soin ce qui est risque de guerre et ce qui ne l’est pas. Nous sommes d’accord. N’empêche que l’idée de la Compagnie des Messageries maritimes est séduisante par sa simplicité : « puisque l’état de guerre bouleverse les conditions du régime de la concession, remplaçons-le par une régie ». Ce qui n’est pas admissible, c’est que cette substitution de régime soit opérée ainsi de plein droit, et aussi qu’elle n’ait lieu que pendant la durée de la guerre, de telle sorte que toute la perte soit pour l’Administration. Mais, si la substitution de régime était conventionnelle, ou si elle se présentait comme une option que l’une des parties pût déférer à l’autre, et si elle devait durer même après la guerre, alors elle pourrait fournir une solution à la fois convenable et équitable à des situations qui ne laissent pas d’être terriblement embarrassantes.
Le système du Conseil d’Etat paraît être de régler par des indemnités les risques de guerre; mais l’évaluation de ces risques et de ces indemnités est bien longue, bien difficile, bien coûteuse. Une sorte d’arrangement à forfait serait préférable, et il pourrait consister en la substitution d’une régie intéressée au système de la concession pour le temps restant à courir du traité. La préoccupation du Conseil est d’assurer la continuation du service; mais la continuation du service n’est pas la même chose que la continuation du contrat. Le contrat peut être modifié et le service être assuré quand même.
L’idée de modifier le contrat d’une façon définitive, à titre de compensation pour les sacrifices que la théorie de l’imprévision impose pendant la durée de la guerre à l’une des parties, a jailli toute seule. La proposition de loi, dont nous avons parlé supra, sur les marchés à livrer et autres contrats commerciaux, prévoit avant tout la résolution du contrat; M. Berthélemy, dans un article de la Revue politique et parlementaire de 1917 (t. XCII, p. 23 et s.), Communes et gaziers, demande aussi qu’en compensation des indemnités que les villes vont avoir à payer à leurs Compagnies d’éclairage au gaz, elles aient le droit de rompre le contrat.
Le Conseil d’Etat n’admettra pas que l’état de guerre devienne une cause de résolution des contrats de concession, et il aura raison, car il faut avant tout assurer le service et au contraire maintenir le contrat; mais il pourrait admettre la possibilité de sa transformation.
Sans doute, si les parties sont d’accord, toutes les transformations sont possibles, mais il faudrait que la demande de transformation de la concession en régie devînt une arme aux mains de l’Administration. Il faudrait que celle-ci pût imposer à son concessionnaire une option : ou bien continuation du contrat de concession après la guerre, mais alors des indemnités modérées pour la période de guerre; ou bien des indemnités très larges pour la période de guerre, mais alors substitution de la régie intéressée à la concession pour tout le temps restant à courir du contrat.
En formulant cette revendication, nous songeons, non pas à l’hypothèse des contrats de concession de services postaux passés par l’Etat, avec des Compagnies de navigation, — l’Etat n’a aucun intérêt à prendre les services maritimes en régie, — mais à l’hypothèse des concessions d’éclairage au gaz et à la situation vraiment pénible dans laquelle la jurisprudence de l’arrêt Gaz de Bordeaux va mettre les villes. Les villes n’ont pas de chance avec les Compagnies de gaz et avec la théorie de l’imprévision. Voilà deux événements successifs, d’importance inégale, où l’imprévision tourne également contre elles : la découverte de l’éclairage électrique vers 1890 et la guerre de 1914.
La plupart des traités d’éclairage au gaz n’avaient pas prévu la découverte de l’éclairage électrique; ils ne contenaient pas ce qu’on a appelé depuis « la clause du meilleur éclairage »; ils ne stipulaient le privilège exclusif des Compagnies que pour l’éclairage au gaz; il y avait imprévision totale du meilleur éclairage. Le Conseil d’Etat décida, dans les arrêts Ville de Saint-Etienne et Ville de Montluçon, du 26 décembre 1891 (S. et P. 1894.3.1), que, bien que les parties n’eussent rien prévu, le privilège exclusif devait s’entendre de toute espèce de lumière et s’appliquer même à l’éclairage par l’électricité. Ainsi l’imprévision jouait au profit des compagnies du gaz et contre les villes. On connaît l’histoire des difficultés dans lesquelles la plupart des grandes villes furent jetées par cette jurisprudence. Elles avaient déjà concédé des installations d’éclairage électrique; il fallut payer aux gaziers et quelquefois aussi aux électriciens de lourdes indemnités; la ville de Saint-Etienne fut à diverses reprises condamnée à des sommes qui dépassèrent un million (636.000 francs, arrêt du 25 novembre 1989, Pand. pér., 1900.4.17; Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 723; 570.000 francs, arrêt du 14 juin 1912, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 662).
Voici maintenant la guerre de 1914. Le cas de guerre n’a pas été prévu dans la plupart des traités d’éclairage. Il ne l’était pas dans le traité de Bordeaux. — D’après l’arrêt du 30 mars 1916, précité, la théorie de l’imprévision vient encore au secours des Compagnies, et les villes sont obligées de payer des indemnités. Et ce n’est pas fini; même dans les villes où le cas de guerre avait été prévu, et où une majoration du prix avait été envisagée, les Compagnies s’agitent, elles demandent des indemnités dépassant de beaucoup les majorations éventuelles, et leur argumentation est redoutable. Elles disent : « Sans doute, nous avions prévu la guerre, mais une guerre ordinaire, une guerre courte comme celle de 1870. Nous n’avions pas prévu et nous n’avions pas pu prévoir une guerre comme celle de 1914, aussi longue, accompagnée d’autant de destructions, entraînant des renchérissements aussi inouïs », et elles s’appuient sur les termes mêmes de l’arrêt Gaz de Bordeaux. En effet, cet arrêt n’invoque pas purement et simplement l’imprévision du fait de la guerre, d’une guerre quelconque; il invoque l’imprévision des circonstances spéciales de la guerre de 1914 : « Considérant que, par suite de l’occupation par l’ennemi de la plus grande partie des régions productrices de charbon dans l’Europe continentale, de la difficulté de plus en plus considérable des transports par mer, à raison tant de la réquisition des navires que du caractère et de la durée de la guerre maritime, la hausse survenue au cours de la guerre actuelle dans le prix du charbon, qui est la matière première de la fabrication du gaz, s’est trouvée atteindre une proportion telle qu’elle entraîne, dans le coût de la fabrication du gaz, une augmentation qui, dans une mesure dépassant tous les calculs, dépasse certainement les limites extrêmes des majorations ayant pu être envisagées par les parties lors de la passation du contrat de concession, etc. »
Nous n’avons pas la prétention de préjuger l’accueil que le Conseil d’Etat fera aux prétentions de ces Compagnies, si elles sont portées devant lui, mais nous pouvions prévoir qu’il sera singulièrement embarrassé. — D’une part, la logique de la théorie de l’imprévision, telle qu’elle a été posée par l’arrêt Gaz de Bordeaux, d’après le caractère imprévisible de la guerre de 1914, envisagée in concreto, le poussera à admettre ces prétentions; d’autre part, il sera certainement retenu par cette considération que, décidément, dans cette loterie du contrat de concession, à tout coup les Compagnies gagnent et les villes perdent. Si, par hasard, il s’agissait de condamner encore la ville de Saint-Etienne, il serait au supplice.
Qu’il nous soit permis de lui suggérer une solution transactionnelle, de nature à lui éviter des embarras.
Tout au moins lorsque le cas de guerre a été prévu dans le traité, et peut-être aussi lorsqu’il n’a pas été prévu, qu’il autorise les villes à proposer à leurs Compagnies du gaz une option : ou bien, la Compagnie se contentera de la majoration du prix prévue au traité, ou, s’il n’y a pas eu de prévision, d’une majoration représentant un partage convenable des sacrifices, et alors le régime de la concession sera maintenu; ou bien la Compagnie exigera d’être indemnisée au-delà de ce qui représenterait un partage équitable des sacrifices; elle le sera, mais alors le régime de la concession sera remplacé par celui de la régie intéressée pour tout le temps restant à courir du traité.
Ainsi, le Conseil d’Etat suivrait le principe de l’imprévision jusque dans ses dernières conséquences logiques; il en rendrait l’application bilatérale et par suite équitable. Car, si, d’un côté, la Compagnie du gaz ne pouvait pas prévoir la hausse des charbons résultant de la guerre de 1914, ce qui pour elle « bouleverse l’économie du contrat », d’un autre côté, la ville ne pouvait pas prévoir non plus qu’elle aurait à payer, par suite de cette hausse, de lourdes indemnités, ce qui, pour elle aussi, « bouleverse l’économie du contrat ». Si elle avait prévu ces indemnités, elle se serait dit très probablement qu’elle n’avait aucun intérêt à passer un contrat de concession avec un concessionnaire qui n’acceptait plus que des risques très limités, et qu’elle aurait tout avantage à faire un contrat de régie intéressée, où il y aurait pour elle des risques, mais où il y aurait aussi des bénéfices. Ce qu’elle eût fait dès le début, si elle avait su; il convient de la mettre à même de le faire, maintenant que l’événement s’est produit.
Nous n’inventons pas de toutes pièces cette option; nous en empruntons l’idée à celle que le Conseil d’Etat lui-même a imaginée dans l’arrêt Déville-les-Rouen, du 10 janvier 1902 (S. et P. 1902.3.17). Après avoir développé dans toutes ses conséquences logiques la jurisprudence de 1891, sur le privilège exclusif de toute lumière au profit des Compagnies du gaz, il s’est rendu compte qu’il liait tout de même un peu trop les villes. Alors, par un mouvement tournant aussi habile que subit, il a dit aux Compagnies du gaz : « Pardon, vous avez le monopole pour toute espèce de lumière, mais tout monopole entraîne une obligation corrélative. Vous aurez l’obligation de fournir toute espèce de lumière, et particulièrement la lumière électrique, si on vous la demande. » Par suite, les villes ont pu, à partir de 1902, imposer à leurs Compagnies du gaz l’option entre la fourniture de la lumière électrique ou l’abandon de leur privilège exclusif en ce qui concerne cette lumière. Hé bien ! aujourd’hui, il s’agit de tenir aux Compagnies du gaz un langage analogue : « Vous voulez, pendant la durée de la guerre, être mises à l’abri des risques, soit, mais par là vous renoncez à ce qui est de l’essence du contrat de concession, à savoir que les bénéfices sont condition du risque couru; par conséquent, vous renoncez au régime de la concession, vous devenez un simple régisseur intéressé, et la ville aura le droit de vous imposer l’option de modifier en ce sens le contrat jusqu’à l’expiration du traité, ou bien de supporter une forte part des risques de la guerre. »
On objectera que, par de pareilles combinaisons, nous ruinons le système de la concession de services publics. Nous répondrons qu’il est déjà mort ou bien malade, du moins pour ce qui est des services publics auxquels il est appliqué depuis un siècle, spécialement pour ce qui concerne les services de l’éclairage. Déjà, la ville de Paris a renoncé à la concession pour l’éclairage au gaz et lui a substitué la régie intéressée. Son exemple sera certainement suivi par beaucoup d’autres villes, à mesure qu’expireront les traités de concession. C’est que le système de la concession avait surtout pour but d’éviter aux villes les aléas de l’entreprise des services industriels. Mais les aléas se sont fort atténués à mesure que les procédés industriels se fixaient et à mesure aussi que les installations se complétaient et se perfectionnaient. Les circonstances ont changé; les villes se trouvent maintenant en présence d’entreprises toutes montées dont le rendement est connu, elles ont plus d’avantage à participer aux bénéfices qu’elles n’en avaient autrefois à décliner les risques industriels. La jurisprudence du Conseil d’Etat elle-même a travaillé à ce résultat, en faisant prédominer de plus en plus la nécessité de la continuation du service, en associant toujours davantage l’Administration et le concessionnaire, en limitant les risques juridiques de celui-ci, en dégageant la notion d’un bénéfice normal, correspondant sans doute dans sa pensée à un risque normal (jurisprudence relative aux substitutions de la lumière électrique à l’éclairage par le gaz : Cons. d’Etat, 3 avril 1908, Comp. départementale pour l’éclairage au gaz, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 335; 21 juill. 1911, Soc. lyonnaise des eaux et de l’éclairage, Id., p. 856; 3 mai 1912, Comp. continentale du gaz, S. et P. 1914.3.65; Pand. pér., 1914.3.65, et la note de M. Hauriou; 7 mars 1913, Comp. du gaz d’Angers, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 325). Un concessionnaire traité comme un associé, pour lequel on en est arrivé à envisager un bénéfice normal et un risque normal, ce n’est déjà plus en réalité qu’un régisseur intéressé.
Alors, profitons hardiment de la crise ouverte par la guerre de 1914 pour hâter une évolution fatale, d’autant que cela nous fournit à point nommé une possibilité de concilier avec l’équité un principe juridique comme celui de l’imprévision, bien intéressant, mais bien dangereux, si on ne trouvait pas un moyen élégant de la canaliser.
La proposition de la loi Delaroue signalée plus haut, et votée par la Chambre des députés le 19 juillet 1917, part d’une autre idée qui est également très intéressante. Elle applique aux concours financiers que la guerre de 1914 obligerait les villes à prêter à leurs concessionnaires d’éclairage, le principe de l’avance remboursable, qui est de règle dans les relations des administrations publiques avec leurs concessionnaires de voies ferrées. Les villes ne devraient qu’une avance pour assurer le service pendant la guerre, les Compagnies devraient par la suite rembourser cette avance par leurs bénéfices. Nous n’y mettons aucun amour-propre d’auteur, l’une des solutions vaut l’autre. Ce qui est certain, c’est qu’il y a quelque chose à faire. L’arrêt Gaz de Bordeaux est imparfait, et ce que, dans les négociations qu’il ouvre entre les villes et les Compagnies, il ne donne aux villes aucune arme pour se défendre contre les prétentions des Compagnies; les villes paraissent condamnées d’avance. Aucune perspective n’est ouverte qui puisse conseiller la modération aux Compagnies. Cependant, il s’agit d’une sorte de stipulation judiciaire, dans laquelle le juge se doit à lui-même de mettre les deux contractants sur pied d’égalité, et il s’agit de deux entreprises aussi intéressantes l’une que l’autre. Les Compagnies d’éclairage sont des entreprises où des capitaux sont engagés, mais croit-on que les municipalités ne soient pas aussi des entreprises d’administration, dont les ressources financières doivent être ménagées ?