Contexte : Dans cet arrêt rendu le 2 juillet 2015, la deuxième chambre civile apporte d’utiles précisions sur l’autonomie du préjudice d’anxiété ou d’angoisse par rapport aux autres chefs de préjudices énumérés dans la nomenclature Dintilhac.
Litige : Une personne justifie avoir été exposée in utero au diéthylstillbestrol (DES) à la suite de la prise par sa mère de cet œstrogène de synthèse commercialisé en France jusqu’en 1977 pour prévenir les fausses couches précoces et avant qu’il ne soit retiré du marché compte tenu de son absence d’efficacité et surtout des risques de malformations utérine de la descendance féminine des femmes ainsi traitées. Elle assigne l’un des deux laboratoires ayant commercialisé ce produit afin qu’il soit déclaré responsable de ses préjudices résultant de ses malformations gynécologiques et de son infertilité. Son époux et sa mère se joignent à la procédure. Les premiers juges déclarent la société UCB Pharma responsable des dommages résultant de son exposition au DES. Sur appel du laboratoire, la cour d’appel de Versailles confirme le jugement sur le principe de la responsabilité et sur les sommes allouées à la caisse primaire d’assurance maladie. En revanche, la cour d’appel le reforme pour le surplus et alloue à la demanderesse la somme de 38.016 € au titre de son préjudice soumis à recours et celle de 70.850 € au titre de son préjudice non soumis à recours. Il est également alloué une somme 5.000 € à son époux au titre de son préjudice de procréation et celle de 3.000 € au titre de son préjudice moral. La mère de la demanderesse obtient une somme de 2.000 € au titre de son préjudice moral. La société UCB Pharma forme un pourvoi en cassation en reprochant à la cour d’appel d’avoir réparer deux fois le même préjudice en allouant une indemnité à la victime directe au titre du préjudice d’anxiété en plus de celle allouée au titre de son déficit fonctionnel permanent et des souffrances endurées.
Solution : La deuxième chambre civile casse la décision de la cour d’appel de Versailles aux motifs que :
« (…) pour indemniser Mme Z… au titre d’un préjudice d’anxiété, l’arrêt énonce que l’exposition in utero au DES est un facteur de risque majoré pour certaines pathologies, par exemple le cancer du col ou du vagin, et rend nécessaire une surveillance plus étroite créatrice à chaque fois d’une angoisse justifiant l’allocation d’une indemnisation fixée à 1 000 euros ;
Qu’en statuant ainsi, sans caractériser un préjudice distinct du déficit fonctionnel permanent et des souffrances endurées par ailleurs indemnisés, la cour d’appel a violé » l’article 1382 du code civil et le principe de la réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime.
Analyse : Pour l’indemnisation du préjudice d’anxiété ou d’angoisse caractérisé par le constat que la victime se trouve « dans une situation d’inquiétude permanente face au risque de déclaration à tout moment d’une maladie », « quelle se soumette ou non à des contrôles et examens médicaux réguliers » (Soc. 4 décembre 2012, n° 11-26.294, Bull. V, n° 316 et pourvoi n° 11-26293 ; Gaz. Pal. 14 fév. 2013, p. 19, M. Mekki, 23 mars 2013, p. 32, J. Colonna), la deuxième chambre civile invite les juges du fond à opérer une distinction.
1° Lorsque la victime n’a subi aucune atteinte corporelle et se trouve seulement exposée au risque de subir un dommage, elle peut se prévaloir d’un préjudice d’anxiété ou d’angoisse autonome. C’est d’ailleurs cette circonstance particulière dans l’affaire des sondes cardiaques défectueuses qui a conduit la Cour de cassation à inviter les juges du fond à indemniser un préjudice moral « lié à l’annonce de la défectuosité du type de sonde posée et à la crainte de subir d’autres atteintes graves jusqu’à l’explantation de sa propre sonde » puisque les patients n’avaient fort heureusement pas été victimes de la rupture de la sonde cardiaque dont ils étaient porteurs (1re Civ., 19 décembre 2006, n° 05-15.719, n° 05-15.718 ; n° 05-15.723 ; n° 05-15.716 ; n° 05-15.721 ; n° 05-15.717 ; n° 05-15.722).
C’est également dans cette hypothèse que la première chambre civile a récemment statué, en censurant l’arrêt d’une cour d’appel qui avait débouté la demanderesse de toute indemnisation au titre de son préjudice d’anxiété, « quand elle avait constaté que Mme X… avait vécu, depuis son plus jeune âge, dans une atmosphère de crainte, d’abord diffuse, car tenant à l’anxiété de sa mère, médecin, qui connaissait les risques imputés à l’exposition de sa fille in utero au Distilbène, puis par les contrôles gynécologiques majorés, exigés et pratiqués lors des événements médicaux survenus, en raison de son exposition au DES, faisant ainsi ressortir que Mme X… avait subi, fût-ce dans le passé, un préjudice moral certain et en lien avec cette exposition, qu’elle se devait de réparer » (Cass. 1re civ., 2 juillet 2014, n° 10-19.206).
2° En revanche, lorsque la victime a subi des atteintes corporelles et qu’elle obtient une indemnisation de son déficit fonctionnel permanent et des souffrances endurées, elle ne saurait obtenir une indemnisation autonome au titre du préjudice d’anxiété ou d’angoisse. En effet, le déficit fonctionnel permanent comprend trois éléments : les atteintes aux fonctions psychologiques, les douleurs postérieures à la consolidation et les troubles dans les conditions d’existence. C’est ce qui ressort de la jurisprudence de la Cour de cassation, qui après avoir entériné sur ce point le rapport Dintilhac (Rapport du groupe Dintilhac, La documentation française, juill. 2005, p. 39) juge que : « La réparation des postes de préjudice dénommés déficit fonctionnel temporaire et déficit fonctionnel permanent inclut, le premier, pour la période antérieure à la date de consolidation, l’incapacité fonctionnelle totale ou partielle ainsi que le temps d’hospitalisation et les pertes de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante durant la maladie traumatique, le second, pour la période postérieure à cette date, les atteintes aux fonctions physiologiques, la perte de la qualité de vie et les troubles ressentis par la victime dans ses conditions d’existence personnelles, familiales et sociales » (2e Civ., 28 mai 2009, n° 08-16.829, Bull. II, n° 131). Par ailleurs, les souffrances endurées correspondent à toutes les souffrances physiques et psychiques, ainsi que les troubles associés, que la victime doit endurer durant la maladie traumatique, c’est-à-dire du jour de l’accident à celui de sa consolidation.
Il en résulte que le retentissement psychologique sur la victime exposée in utero postérieurement à la consolidation ainsi que la perte de sa qualité de vie et les troubles ressentis dans ses conditions d’existence personnelles, familiales et sociales sont déjà indemnisés au titre du déficit fonctionnel permanent et des souffrances endurées (En ce sens, Y. Lambert-Faivre et S. Porchy-Simon, Droit du dommage corporel, Précis Dalloz, 7 éd., 2011, n°s 175 et 176). Seuls doivent par conséquent, faire l’objet d’une indemnisation autonome : le préjudice spécifique d’agrément, le préjudice esthétique, le préjudice sexuel et le préjudice d’établissement. Le préjudice dit d’angoisse ou d’anxiété découlant du risque d’une aggravation de l’état de la victime n’est donc qu’une composante du déficit fonctionnel permanent et des souffrances endurées et n’a pas à faire l’objet d’une indemnisation distincte.