ONZIEME LEÇON – Les principales conséquences de la conception solidariste de la liberté.
MESDAMES, MESSIEURS,
Dans notre réunion de mardi dernier, j’ai essayé de montrer comment la conception solidariste de la liberté s’oppose à la conception individualiste, comment l’homme a des devoirs avant d’avoir des droits, le devoir de développer son activité physique, intellectuelle et morale, pour assurer par là même le développement de la solidarité par division du travail et intensifier ainsi la vie sociale, la solidarité par division sociale en étant le facteur essentiel, et l’homme, par nature être social, devant y collaborer de toutes ses forces.
I
La liberté étant ainsi conçue du point de vue solidariste comme un devoir, à beaucoup d’égards, ce n’est pas douteux, on aboutit aux mêmes conséquences qu’avec la conception individualiste de la liberté-droit. Mais ces conséquences sont en réalité purement négatives ; ce qui faisait dire à Auguste Comte, dans le passage cité précédemment, que ces prétendus droits « ne comportaient qu’un office négatif ». C’est ainsi que dans les deux conceptions on dit : l’État ne peut pas entraver le développement de l’activité physique, intellectuelle et morale de l’individu ; il peut cependant limiter l’activité de chacun, mais seulement dans la mesure où cela est nécessaire pour protéger la liberté de tous.
Du point de vue positif, au contraire, les conséquences des deux conceptions apparaissent absolument différentes ; et vous constaterez vous-même que ces conséquences différentes se sont, dans la plupart des pays, traduites dans la législation positive.
D’après la conception individualiste, chacun a le droit d’agir, de travailler, d’employer son activité dans tous les domaines ; mais personne n’y est obligé. Par conséquent, s’il plaît un individu de rester inactif, de n’accomplir aucun travail, personne n’a le droit de se plaindre ; personne, pas même l’État, n’a le droit de le contraindre à travailler. On est allé même jusqu’à formuler le principe du droit à l’oisiveté.
Voilà une conséquence contre laquelle proteste énergiquement la conscience moderne. Il n’est pas permis à un être humain, en âge de travailler, de rester inactif. En restant oisif, il manque au premier devoir que lui impose sa qualité d’homme social. S’il ne travaille pas, s’il ne produit pas, il est un être inutile que la société tôt ou tard rejettera. Heureux s’il n’est pas un de ces vibrions dont parlait Alexandre Dumas fils, qui rongent les organismes sociaux, achèvent ceux qui sont déjà malades, mais que les organismes sains savent éliminer. Chacun doit travailler suivant ses forces et ses aptitudes, et l’État peut intervenir pour contraindre les récalcitrants directement ou indirectement par des moyens appropriés, et particulièrement en frappant d’impôts très lourds, même d’impôts de confiscation, ceux qui ne travaillent pas sous prétexte qu’ils sont assez riches. Vous direz : c’est la doctrine bolcheviste du travail forcé. Point du tout : le bolchevisme supprime l’appropriation individuelle du capital, et je la maintiens. L’expérience bolcheviste semble bien prouver qu’elle est la condition indispensable d’un travail fécond et productif ; et, d’autre part, j’estime que celui qui fait valoir un capital travaille, le produit du capital étant pour lui la rémunération de son travail. Mais je touche la un immense problème économique sur lequel il ne convient pas d’insister davantage.
J’estime que cette obligation du travail s’impose non seulement aux individus, mais aussi aux classes sociales. Toute classe sociale qui ne rend plus de services est condamnée à disparaître. La disparition en France de la classe noble, au moment de la Révolution, vient illustrer cette proposition d’une manière éclatante. « Tout arbre qui ne produit pas de fruits sera coupé et jeté au feu », a dit l’Évangile ; c’est une grande vérité morale et sociale.
Dans le même ordre d’idées, l’homme, propriétaire d’un capital, ne peut pas le laisser improductif. La propriété est le produit du travail, et, je le veux bien, une conséquence de la liberté du travail. La propriété capitaliste est le produit d’un travail passé ; le détenteur d’un capital ne peut pas le laisser improductif, parce qu’il ne le détient que pour le faire produire dans l’intérêt de la société. La propriété capitaliste n’est pas un droit, elle est une fonction. Tout individu doit agir suivant sa situation dans la société et ses possibilités physiques et morales. Par conséquent, le propriétaire d’un capital doit le faire valoir et le rendre productif. Il sera associé au profit de l’entreprise ; mais il ne peut pas s’abstenir de placer son capital dans une entreprise, si ce capital est représenté par des espèces. Il doit le faire valoir, si c’est un immeuble rural ; le consacrer à l’habitation ou à une exploitation industrielle, si c’est un immeuble urbain. L’État peut légitimement intervenir pour contraindre directement ou indirectement le propriétaire d’un capital à le faire produire. L’État peut réglementer cette production, ou se substituer au propriétaire pour l’organiser ou enfin frapper d’impôts très lourds, comme en Angleterre, le propriétaire d’un terrain urbain non bâti, propriétaire qui veut profiter de l’accroissement automatique de valeur se produisant dans les grandes villes.
II
Si l’homme est obligé de travailler, il ne peut pas, il ne doit pas accomplir un travail au-dessus de ses forces. L’homme ne peut pas abuser de la valeur travail d’un autre homme, parce qu’alors un élément essentiel de la vie sociale serait compromis, à savoir, la force productrice que constitue tout être humain. C’est là que résident le principe, la raison d’être, la légitimité de toutes les lois, qui, à l’époque moderne, sont venues organiser le travail dans tous les pays, qui ont fixé le repos hebdomadaire, établi la durée maximum de la journée de travail ou imposé un minimum de salaire. Incontestablement, dans chaque pays, le détail de ces dispositions peut être critiqué. Dans quelques-uns on est peut-être allé trop loin, par exemple en France, en imposant d’une manière uniforme à toutes les professions la journée de huit heures. Dans d’autres pays, peut-être au contraire n’est-on pas allé assez loin. Il est impossible d’entrer dans des développements a cet égard. Mais, à mon sens, en principe la légitimité de l’intervention de l’État dans la réglementation du travail ne saurait être contestée ; elle se rattache directement à la conception solidariste de la liberté.
C’est aussi une conséquence de la même conception que les hommes ne peuvent rien faire qui soit de nature à compromettre leur santé physique, leur intelligence, leur valeur morale. Par conséquent l’État peut légitimement, a même le devoir d’interdire l’usage des produits nocifs et, d’une manière générale, toutes les pratiques de nature à diminuer la force physique, intellectuelle et morale de l’individu. Le principe n’est pas douteux. La conception individualiste de la liberté le repousse ; il est au contraire la conséquence logique et nécessaire de la conception solidariste. Mais ici encore, il y a évidemment une question d’application et de mesure. Les dispositions inspirées de ce principe et édictées dans certains pays sont exagérées ou maladroites. Il en est ainsi, je le dis très nettement et très loyalement, du régime qui prohibe d’une manière absolue aux États-Unis la consommation de l’alcool, du vin et de la bière. Je comprends et j’approuve la prohibition de l’alcool ; mais je ne saurais approuver la prohibition du vin et de la bière, qui sont au premier chef des boissons hygiéniques. Le législateur américain n’a pas compris que le meilleur moyen de prévenir l’alcoolisme, c’est de permettre, de favoriser la consommation des boissons dites hygiéniques, comme le vin et la bière. L’expérience prouve que, dans les régions grandes productrices de vin comme le sud-ouest et le midi de la France, l’Espagne et l’Italie, l’alcoolisme est à peu près totalement inconnu. Mais, je le répète, les applications de détail qui ont été faites peuvent être critiquées ; le principe, le droit et le devoir de l’État d’interdire l’usage de tout ce qui peut être nocif à la santé physique et morale des individus ne peuvent être contestés. Ils se rattachent directement à la conception solidariste de la liberté.
C’est en vertu de cette conception que, dans tous les pays, on reconnait aujourd’hui unanimement à l’État le droit d’exiger que chacun acquière un minimum d’instruction. Il n’est pas permis à un père de famille de laisser ses enfants dans l’ignorance. L’enfant est une valeur sociale, une valeur de premier ordre, peut-être la valeur sociale la plus élevée ; et il n’est pas admissible qu’il puisse rester sans instruction, car la valeur qu’il représente resterait alors inemployée et improductive. En France, tout au moins, les défenseurs intransigeants de la conception individualiste ont, jusqu’en 1881, combattu l’obligation de l’enseignement au nom de la liberté. C’est au contraire au nom de la liberté, mais de la liberté conçue comme un devoir, que les lois de tous les pays établissent aujourd’hui l’instruction obligatoire.
III
Si la conception solidariste de la liberté conduit à reconnaître à l’État des pouvoirs plus grands, puisqu’on lui reconnait le droit de contraindre l’individu à travailler, à s’instruire, à faire valoir les capitaux qu’il détient comme propriétaire, puisque l’État peut régler les conditions du travail individuel, imposer l’abstention de tout ce qui est de nature à compromettre la santé physique et morale de l’individu, la conception solidariste conduit aussi à reconnaître à l’État des obligations d’ordre positif que la conception individualiste de la liberté était, comme je l’ai montré dans une réunion précédente, impuissante à fonder. Ce sont notamment les obligations de l’État que l’on exprime souvent sous une autre forme, en disant que les individus ont contre l’État le droit au travail, le droit à l’instruction, le droit à l’assistance.
Cette formule n’est pas bonne ; mais l’idée qu’elle exprime est juste. Puisque les individus ont, dans l’intérêt même de la société, le devoir de travailler, il faut que la force sociale, qui appartient à l’État, intervienne pour procurer du travail à chaque individu en état de travailler. Il n’est pas admissible que celui qui veut travailler et qui, en voulant travailler, ne fait que remplir le devoir qui lui incombe, ne puisse pas trouver du travail. Voila pourquoi la question du chômage est si grave ; et chacun sait qu’à l’heure actuelle, dans tous les pays, sauf peut-être en France, elle se pose d’une manière assez aiguë. C’est pour tous les gouvernements une obligation stricte de lui donner une solution.
L’individu ayant le devoir de s’instruire, c’est une obligation pour l’État de donner à chacun la possibilité d’acquérir gratuitement un minimum d’instruction. Dans tous les pays modernes, l’instruction au premier degré, ce que nous appelons en France l’enseignement primaire, est gratuite ; et l’on peut dire que c’est aujourd’hui un principe général et absolu du droit public. C’est une conséquence qui se rattache directement à la transformation qui s’est accomplie dans la conception de la liberté.
Enfin, si un individu, par suite de l’âge ou de la maladie ou de ses infirmités, se trouve dans l’impossibilité de se procurer par son travail les moyens de subsistance, l’État doit intervenir pour les lui donner. Il doit intervenir d’ailleurs seulement dans la mesure où l’initiative individuelle ne suffit pas pour assurer l’assistance. Dans tous les pays, une législation très touffue, très complexe, a été établie concernant l’assistance publique, et j’ai la satisfaction de pouvoir dire qu’à cet égard la France n’est point en retard. De nombreuses œuvres d’assistance privée viennent s’ajouter aux établissements d’assistance publique. Nulle part plus qu’aux États-Unis l’initiative privée n’est intervenue pour réaliser une œuvre admirable de solidarité sociale, et dont j’emporterai un inoubliable souvenir.
IV
En même temps que la conception solidariste de la liberté entrainait une notion nouvelle des obligations de l’Etat, elle conduisait aussi à une notion nouvelle de la structure intime et de la nature même de l’État. Et cela est un point sur lequel il convient d’insister quelque peu.
La conception dont nous avons jusqu’ici suivi l’évolution et montré les principales applications considère l’État comme une personne collective, distincte des gouvernants, qui ne font qu’exercer la puissance dont il est titulaire. L’État est une personne souveraine, et les gouvernants exercent en son nom la puissance dont il est investi. Mais cette conception devait nécessairement s’altérer profondément sous l’action de la conception solidariste de la liberté. C’était logique, et voici pourquoi.
S’il est vrai que tous les hommes, parce qu’ils vivent en société, sont soumis à des obligations qui s’imposent à eux et qui varient en raison de la situation qu’ils ont dans la société, des ressources dont ils disposent, des moyens d’action qu’ils peuvent mettre en jeu, n’est-il pas vrai aussi que ces obligations doivent s’imposer aux grands comme aux petits, aux puissants comme aux faibles, aux gouvernants comme aux gouvernés ? Les détenteurs de la puissance politique, ceux qui monopolisent dans une société donnée la force de contrainte, ceux que nous appelons d’un mot les gouvernants, sont comme tous les individus soumis à la norme naissant de la solidarité sociale ; ils doivent accomplir les obligations qu’elle impose. Ces obligations, c’est le point essentiel à marquer et à retenir, varient en raison des moyens d’action, des capacités de chacun.
Rappelez-vous la comparaison que j’ai déjà faite d’une société humaine avec un vaste atelier où se pratique la division du travail, où les ouvriers ont des besognes différentes à exécuter en raison de leurs aptitudes différentes. Cette loi de la division du travail social s’impose à tous, aux gouvernants comme aux simples particuliers. Les détenteurs du pouvoir sont donc personnellement obligés par la norme sociale, fondée sur la solidarité, d’employer toute la force dont ils disposent, la puissance politique, la puissance de contrainte, à maintenir et à développer la solidarité sociale sous ses deux formes. Dès lors, on aperçoit comment une transformation de la notion de puissance publique correspond à la transformation de la notion de liberté.
La liberté était conçue comme un droit ; l’autonomie individuelle, comme une sorte de souveraineté individuelle. Elles cessent d’être ainsi comprises, et on y voit de plus en plus un devoir, une sorte de fonction.
La puissance publique était, elle aussi, exclusivement comprise comme un droit ; le plus compréhensif, le plus actif, le plus énergique. Ce caractère, s’il n’a pas complètement disparu, passe de plus en plus au second plan. C’est la notion de devoir qui se substitue de plus en plus à la notion de droit et qui prend la première place. Les gouvernements ont sans doute des droits, mais seulement parce qu’ils ont des devoirs et dans la limite où ils les remplissent. Ce qui apparaît surtout à la conscience moderne, ce sont les devoirs des gouvernants envers les gouvernés, et les détenteurs du pouvoir lui apparaissent ne pouvant commander que dans la mesure où l’ordre qu’il donne est destiné à leur permettre d’accomplir les devoirs qui leur incombent.
Cette activité, qui s’impose aux gouvernants, dont l’exercice constitue pour eux l’accomplissement d’une obligation juridique et qui leur donne le pouvoir de commander quand ils restent dans ces limites, est le fondement de ce que, dans la langue de la science politique française, on appelle le service public. Je ne crois pas qu’il y ait en anglais de mot correspondant. Mais l’idée a déjà fortement pénétré la conscience américaine, et c’est celle qu’exprimait éloquemment le président Wilson quand il disait en s’adressant aux ouvriers américains, dans son message déjà cité du 1er septembre 1918 : « Tant que la grande guerre ne sera pas gagnée, les hommes ne pourront nulle part vivre sans crainte et respirer librement en accomplissant leur besogne quotidienne et se dire que les gouvernants sont leurs serviteurs et non pas leurs maîtres. » Le mot service public ne se trouve pas dans ce texte ; mais l’idée y est- tout entière. Les gouvernants sont les serviteurs des gouvernés, c’est-à-dire qu’ils sont obligés de créer, d’organiser et d’assurer tous les services qui sont indispensables pour réaliser le système des besoins, c’est-à-dire le maintien et le développement de la solidarité sociale sous ses deux formes.
Cela se traduit par l’accroissement continuel de l’activité étatique dans tous les domaines et dans tous les pays, depuis cinquante ans. On dit parfois que c’est un mouvement socialiste ; c’est possible ; j’aime mieux dire que c’est un mouvement solidariste. Les uns s’en félicitent ; les autres le regrettent. Félicitations et regrets superflus, parce que c’est une évolution qui agit, semble-t-il, à la manière d’une force naturelle.
V
En France, dès à présent, a été constituée toute une théorie du service public, fondée sur l’idée capitale d’obligation s’imposant à l’État, ou plus exactement, aux gouvernants et à leurs agents. Obligation d’ordre juridique : les gouvernants sont juridiquement obligés d’organiser en services publics les activités dont l’accomplissement sans interruption est nécessaire pour la réalisation de la solidarité sociale. Les agents des gouvernants, qui participent d’une manière normale au fonctionnement du service, sont tenus de diverses obligations et particulièrement d’assurer ce fonctionnement sans qu’il puisse se produire une interruption d’une durée quelconque.
Obligations des gouvernants, obligations des agents, protection qui, en retour de ces obligations, doit être garantie aux agents, annulation des actes faits en violation de la loi du service, responsabilité que peut entraîner, soit pour l’État, soit pour les agents, le fonctionnement même du service public, tels sont les principaux éléments de cette belle théorie du service public qui assurément fait honneur à la jurisprudence et à la doctrine française.
Cette théorie, je ne veux point l’exposer, quelque intéressante qu’elle soit ; il me faudrait beaucoup trop de temps. Je veux seulement prendre, à titre d’exemple, quelques-uns des services publics et montrer d’un mot la transformation qui s’y est accomplie.
Les services publics qui ont les premiers apparu sont les services de guerre, de police, de justice. De tout temps on a demandé à l’État, à ceux qui détenaient la puissance, d’assurer la sécurité du groupe contre l’ennemi de l’extérieur, d’assurer la tranquillité à l’intérieur ; et c’est ce double besoin que sont venus répondre les services de guerre, de police et de justice.
Mais pendant des siècles on a vu, avant tout, dans la guerre, la police et la justice, l’exercice d’une puissance souveraine, l’exercice d’un droit de commandement appartenant à l’État ou aux hommes agissant en son nom. C’est de nos jours seulement que, dans l’activité militaire, policière et juridictionnelle de l’État, le droit de puissance est passé au second plan et que l’idée d’obligations s’imposant à l’État est devenue prééminente. Pourquoi les gouvernants peuvent-ils légitimement contraindre au service militaire ? Pourquoi peuvent-ils légitimement prendre les mesures de police les plus rigoureuses ? Pourquoi peuvent-ils assurer par la force l’exécution des décisions juridictionnelles rendues par leurs agents ? Est-ce parce qu’ils ont un droit supérieur de commandement, un pouvoir souverain ? On l’a cru longtemps. On n’y croit plus guère aujourd’hui, et on a raison. Si les gouvernants peuvent faire tout cela, c’est que la puissance qu’ils détiennent en fait leur impose le devoir d’employer cette puissance à assurer la défense du pays contre l’ennemi de l’extérieur, à faire régner, par la justice, l’ordre et la paix à l’intérieur.
Et croyez bien que ce n’est pas là une simple question de mots. En effet, cette conception du service public venant se substituer à la notion de souveraineté a amené la formation d’une autre conception extrêmement importante, celle de responsabilité publique.
Quand était prédominante la notion de souveraineté, on écartait complètement, et c’était logique, la responsabilité de l’État, la responsabilité des détenteurs ou plus exactement des représentants de la souveraineté. Celle-ci est, par définition, une volonté qui ne se détermine jamais que par elle-même, qui a des droits et point d’obligations, et qui par conséquent ne peut pas être responsable. On décidait unanimement que le préjudice occasionné à des particuliers par le mauvais fonctionnement d’un service de puissance publique ne pouvait jamais entraîner la responsabilité de l’État. Dès aujourd’hui, en France, cette idée est complètement et définitivement abandonnée. Le fonctionnement du service public est susceptible d’entraver, d’une part, la responsabilité de l’État, ou, plus exactement, de la caisse collective, et, d’autre part, la responsabilité personnelle des agents préposés au service.
Il est vrai qu’ici apparaît une autre idée qui, elle aussi, se rattache à la notion de solidarité sociale. La voici : toute société est une grande coopérative où chacun profite de certains avantages qu’assure la division du travail social. Maison retour, si quelques uns subissent un préjudice particulier, si la coopérative a mal fonctionné ou si les circonstances sont telles que des pertes viennent atteindre quelques-uns à l’exclusion des autres, alors collectivité tout entière doit intervenir pour réparer le préjudice subi par ceux-là. La caisse de l’État est en quelque sorte une caisse d’assurance mutuelle au profit des membres de la société.
Les tribunaux français, et particulièrement notre Conseil d’État, font une application constante et étendue de cette idée, que je ne puis d’ailleurs étudier ici. Mais je ne peux pas ne pas signaler l’application qui en a été faite en France par les deux grandes lois sur la réparation des dommages de guerre. La loi du 26 décembre 1914, article 12, porte : « Une loi spéciale déterminera les conditions dans lesquelles s’exercera le droit à la réparation des dommages matériels résultant des faits de guerre. » Et la loi du 17 avril 1919, article 1er : « La République proclame l’égalité et la solidarité de tous les Français devant les charges de la guerre. » Rien mieux que ces dispositions ne peut montrer la vérité de ce que je dis ici : l’idée de solidarité remplace la conception de souveraineté.
Je pourrais passer en revue tous les services publics ; partout on verrait apparaître la même transformation. Mais je dois m’arrêter.
Aussi bien y a-t-il encore beaucoup de choses à dire sur la conception solidariste de la liberté ; le temps ne me permet pas de les aborder. Il est cependant un élément contenu dans la liberté que je ne puis passer sous silence : c’est celui qu’on appelle en France la liberté d’association, ce qui nous amènera à parler du syndicalisme. Ce sera l’objet de la leçon de mardi prochain.
Table des matières