I. — Dans la nuit du 2 au 3 septembre 1906, un sieur Baudry, aliéné dangereux, interné à l’asile de Clermont (Oise), se leva et ouvrit la porte du dortoir où il couchait, en enlevant la serrure de cette porte avec une pièce de monnaie dont il se servit comme tournevis. Après quoi, il descendit dans la cour de l’établissement, franchit, on ne sait comment, le mur de clôture, et s’enfuit dans la campagne. Deux jours après, dans la nuit du 4 au 5 septembre, Baudry incendiait deux meules de blé et de seigle appartenant à un propriétaire de Breuil-le-Vert (Oise), le sieur Feutry. Celui-ci actionna alors devant le Tribunal civil de Clermont le département de l’Oise, chargé du service des aliénés et de la gestion de l’asile de Clermont, en 3.000 francs de dommages-intérêts, comme responsable, en vertu des art. 1382, 1383 et 1384, C. civ., du défaut de surveillance des agents de l’asile de Clermont et de la mauvaise organisation de cet établissement, défaut de surveillance et mauvaise organisation qui avaient permis l’évasion du sieur Baudry, et déterminé, par suite, le dommage dont réparation était demandée au Tribunal de Clermont. Comme on le voit, et c’est là un point qui domine tout le débat, Feutry n’alléguait aucune faute précise à l’encontre de l’un quelconque des agents du département ou de l’asile, et il poursuivait, non pas un fonctionnaire déterminé, mais la Puissance publique, l’Administration intéressée, le département, de qui dépendait le service.
Bien que l’Administration fût seule en cause, le préfet ne souleva pas le conflit devant le Tribunal civil, qui, par jugement du 22 mars 1907, au vu de l’art. 1383, C. civ., condamna le département de l’Oise à 2.370 francs de dommages-intérêts. Ce jugement est ainsi conçu : « Attendu que le fait que Baudry ait pu, avec un outil aussi rudimentaire que celui dont il s’est servi, démonter la serrure en question, et surtout qu’il ait pu le faire sans avoir été remarqué et arrêté par un gardien, prouve combien était relâchée la surveillance; — Attendu, d’autre part, que la facilité avec laquelle il lui a été possible de franchir le mur de clôture fait apparaître l’insuffisance des murailles qui l’entouraient; qu’il résulte de ces considérations la preuve d’imprudence et de négligence engageant la responsabilité du département. » Donc, d’après ce jugement, qui se place très exactement sur le terrain de la demande, qui se fonde exclusivement sur l’art. 1383, C. civ., et non sur l’art. 1384, la responsabilité du département seule est engagée. C’est la mauvaise organisation et le mauvais fonctionnement du service départemental des aliénés qui est incriminé.
Le département de l’Oise fit appel de ce jugement devant la Cour d’Amiens. Le 19 novembre 1907, le préfet, agissant alors, non plus comme représentant du département, mais comme agent du gouvernement, adressa à la Cour un déclinatoire de compétence. Par arrêt du 28 novembre 1907, la Cour d’Amiens, sans se prononcer sur le fond du litige, ce qu’elle n’avait plus le droit de faire, rejeta ce déclinatoire par les motifs suivants : « Considérant qu’il ressort de tous les documents de la cause, et des circonstances mêmes dans lesquelles l’évasion de Baudry s’est produite, que cette évasion ne saurait être attribuée qu’à un manque absolu de surveillance du personnel de l’asile de Clermont; que l’asile est un établissement départemental; que le département en a la garde et la surveillance; qu’il exerce cette surveillance au moyen d’une commission spéciale nommée par le préfet, son représentant; que tous les employés de l’asile sont payés sur les fonds départementaux; — Considérant qu’il est de jurisprudence constante que, si l’art. 1384, C. civ., ne peut pas être invoqué contre l’État pour les fautes commises par ses agents, il peut l’être, au contraire, contre les départements et contre les communes pour les fautes imputables à leurs préposés; — Considérant, en définitive, que, pour apprécier les faits de la cause, les magistrats n’ont point à interpréter le règlement ministériel concernant l’asile; que leur rôle se borne à rechercher s’il est ou non établi que le personnel de l’asile, dont le département est responsable en vertu de l’article de loi susvisé, s’est rendu ou non coupable d’un défaut de surveillance; — Considérant que, dans ces circonstances, l’autorité judiciaire a évidemment compétence pour connaître du litige… »
Le 10 décembre 1907, le préfet de l’Oise prenait un arrêté de conflit ainsi motivé : « Considérant que c’est à tort que la Cour d’appel d’Amiens, dans son arrêt du 28 novembre 1907, s’est déclarée compétente ; — Considérant que l’art. 1384, C. civ., est inapplicable aux rapports existants entre l’État et les fonctionnaires ; que la responsabilité de l’Etat, en cas de faute, négligence ou erreur d’un fonctionnaire, ne peut être appréciée que par le Conseil d’Etat ; — Considérant que la compétence doit être la même pour l’appréciation de la responsabilité du département de l’Oise, à raison de prétendues fautes, négligences ou erreurs des fonctionnaires de l’asile de Clermont, où ces fonctionnaires exercent un véritable service public ; — Considérant qu’il importe que le litige pendant entre le sieur Feutry et le département de l’Oise ne soit pas soustrait aux juges qui doivent régulièrement en connaître ; que, dans l’espèce, le tribunal administratif est seul compétent. »
Le conflit régulier en la forme, et il y’ a lieu d’examiner le point de droit qu’il soulève, et qui est celui-ci : Les actions en dommages-intérêts, intentées contre un département, à raison de la mauvaise organisation ou du mauvais fonctionnement d’un service départemental, sont-elles de la compétence de la juridiction administrative ou de la compétence de l’autorité judiciaire ? Ou, pour employer un langage d’école, les fautes administratives des représentants ou des agents du département sont-elles soustraites, pour le jugement de leurs conséquences dommageables, en tant qu’elles sont susceptibles d’engager la responsabilité de ce département, à la compétence des tribunaux ordinaires ? Autrement dit encore, les principes admis pour le règlement des compétences, quand il s’agit d’actions intentées contre l’Etat, sont-ils applicables au département ? Et ceci nous oblige à rappeler rapidement les règles propres aux poursuites dirigées contre l’Etat.
II. — En ce qui concerne les dommages causés par les fautes des représentants ou agents de l’Etat et par le fonctionnement des services publics nationaux, il n’y a plus de question aujourd’hui. L’application du principe de la séparation des pouvoirs, posé par les lois des 16-24 août 1790 (tit. II, art. 13) et du 16 fructidor an III, n’est plus contestée à l’heure actuelle, pour les actions intentées contre l’Etat. Jamais, en principe, et sous le bénéfice des réserves que nous indiquerons plus loin, l’Etat ne peut être appelé devant la juridiction civile, laquelle ne peut apprécier, ni les actes des autorités administratives pour les annuler, ni les opérations des services publics pour en arbitrer les conséquences dommageables et en prescrire la réparation. Bien que cette conséquence logique et nécessaire du principe de la séparation des pouvoirs eût été affirmée dés 1850 par le premier Tribunal des conflits (V. not. Trib. des conflits, 20 mai 1850, Manoury, S. 1850.2.618 ; P. chr. ; 17 juill. 1850, Letellier, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 693 ; 7 avril 1851, Cailliau, S. 1851.2.583 ; P. chr.), la cour de cassation avait continué, pendant toute la durée du second Empire, à proclamer la compétence des tribunaux civils pour connaître des actions en responsabilité dirigées contre l’Etat (V. not., Cass. 19 décembre 1854, S. 1855.1.265 ; P. 1855.1.602). Mais, en 1872, le Tribunal des conflits est reconstitué ; la question se pose à nouveau, à l’occasion d’un accident causé à un enfant par un wagonnet, maladroitement poussé par des employés d’une manufacture de tabacs, à Bordeaux. L’Etat est poursuivi devant le Tribunal civil ; le préfet élève le conflit. Le Tribunal des conflits se partage. Il faut, pour vider ce partage, appeler le garde des sceaux (c’était M. Dufaure), qui se prononce pour la compétence administrative. C’est le célèbre arrêt Blanco du 8 février 1873 (S. 1873.2.153 ; P. chr.), dont la formule est absolument générale ; elle vise toute action en responsabilité dirigée contre l’Etat, quelle que soit la cause du dommage, que ce dommage provienne d’un acte administratif, du fonctionnement d’un service, et même de la gestion d’une industrie monopolisée, ce qui était précisément le cas dans l’affaire Blanco.
La Cour de cassation s’est inclinée, et il n’est plus contesté aujourd’hui qu’il n’est pas d’action en dommages-intérêts possible contre l’Etat devant les tribunaux ordinaires, à l’exception, bien entendu, de celles qui leur sont réservées par des lois spéciales, à l’exception aussi de celles dérivant d’opérations afférentes à la gestion du domaine privé, à l’exception, enfin, de celles qui se fondent sur une voie de fait, une emprise ou une entreprise dans une propriété immobilière.
Est-ce à dire que tous les actes causés par les agissements des fonctionnaires vont échapper au contrôle de l’autorité judiciaire ? Est-ce à dire que les fonctionnaires ne pourront jamais être poursuivis devant les tribunaux pour les préjudices qu’ils auront pu causer ? En aucune façon. La séparation des pouvoirs est faite pour protéger l’Administration et pour enlever la connaissance des actes administratifs et l’appréciation du fonctionnement des services publics à l’autorité judiciaire, et non pour soustraire les fonctionnaires aux conséquences normales de leurs fautes, telles qu’elles sont réglées par le droit commun. Ce que nous venons de dire concerne les poursuites dirigées contre la Puissance publique, contre l’Etat pris comme responsable des actes ou agissements professionnels de ses fonctionnaires, et nullement les poursuites dirigées contre les agents eux-mêmes. En ce qui concerne les poursuites dirigées contre les agents eux-mêmes, le Tribunal des conflits a formulé une distinction très nette, très simple, qui dérive logiquement du principe même de la séparation des pouvoirs. Il distingue entre les fautes personnelles et les fautes administratives, les premières engageant toujours la responsabilité de l’agent, les secondes n’engageant jamais la responsabilité de l’agent, mais uniquement celle de la Puissance publique.
Mais qu’est ce que des fautes personnelles ? Qu’est ce que des fautes administratives ? La faute personnelle, disait M. Laferrière, dans ses conclusions sur l’affaire Laumonnier-Carriol (Trib. des conflits, 5 mai 1877, S. 1878.2.93, P. chr. ; Pand. chr. V. égal., Laferrière, Tr. de la juridict. adm. et des rec. content., 2e éd., t. I, p. 648), c’est celle qui dénote l’homme avec ses faiblesses, ses passions, ses imprudences. Il faut que la personnalité de l’agent se révèle par des fautes de droit commun, par une voie de fait, par exemple ; alors la faute est imputable au fonctionnaire, non à la fonction. L’acte perd son caractère administratif et ne fait plus obstacle à la compétence judiciaire. Pour employer l’expression si caractéristique de nos vieux auteurs, la faute personnelle, c’est celle qui implique la mauvaiseté de l’agent. Mais, si l’acte dommageable est impersonnel, s’il est un exercice erroné, fautif, inintelligent ou négligent de la fonction, si, pour employer l’expression de vos arrêts, il ne se détache pas de l’exercice de la fonction, si, en d’autres termes, il résulte d’une mauvaise organisation, d’un mauvais fonctionnement ou d’une mauvaise exécution du service, on est en présence d’une pure faute administrative. Et voici maintenant les conséquences que le Tribunal des conflits a tirées de cette distinction pour le règlement des compétences en matière d’actions en responsabilité :
A. — S’agit-il d’une action intentée contre le fonctionnaire lui-même, pris comme responsable de l’acte dommageable ? On distingue : 1° L’acte dommageable constitue-t-il une faute personnelle indépendante de la fonction, se détachant de l’exercice de cette fonction ? L’agent est responsable dans les conditions de droit commun, devant les tribunaux judiciaires; 2° L’acte dommageable est-il, au contraire, une faute de service n’ayant aucun caractère délictueux, dolosif ou gravement fautif ? Le dommage est-il causé par une simple négligence, par une mauvaise organisation du service, par une exécution inintelligente de ce service, en un mot, par une faute administrative, ne se détachant pas de l’exercice de la fonction ? Alors la responsabilité de l’agent disparaît; celle de la Puissance publique, celle de l’Etat, s’y substitue, et elle ne peut être débattue que devant la juridiction administrative, et cela, quelle que soit la nature du service public engagé ou la catégorie de fonctionnaires dont l’action a préjudicié au particulier réclamant (V. sur ces principes, Trib. des conflits, 24 février 1906, dame Surleau, S. 1908.3.61, et les renvois; adde, Trib. des conflits, 2 juin 1908, Girodet, S. 1908.3.81).
B. — Mais, si l’action est dirigée, non plus contre un agent de l’Etat, mais contre l’Etat lui-même, il y a toujours, et d’une façon absolue, de par le simple jeu de la séparation des pouvoirs, incompétence de la juridiction ordinaire pour connaître de ces actions, à moins d’un texte contraire, à moins aussi d’atteinte au droit de propriété immobilière (voie de fait, emprise, entreprise). « Les règles qui consacrent la compétence administrative, dit M. Laferrière (op. cit., t. I, p. 683), s’appliquent à l’égard de l’Etat assigné comme responsable des fautes de ses agents, sans qu’il y ait à distinguer si ces fautes sont des infractions administratives ou des fautes personnelles commises par l’agent dans l’exercice de ses fonctions. La nature de la faute, qui fait varier la compétence à l’égard du fonctionnaire, n’y apporte aucun changement pour l’Etat; dans les deux cas, elle reste administrative… Il en est de même si le fonctionnaire assigné appelle l’Etat en garantie » (V. Trib. des conflits, 15 avril 1905, Debref, S. et P. 1907.3.48; Pand. pér., 1905.4.93).
Pourquoi cela ? Un arrêt souvent cité du Conseil d’Etat sur conflit (V. Cons. d’Etat, 6 déc. 1855, Rotschild, S. 1856.2.508; P. chr.), dont l’arrêt Blanco, précité, a partiellement reproduit la doctrine, en donne les raisons avec une particulière netteté : « Considérant, porte cet arrêt, que c’est à l’Administration seule qu’il appartient, sous l’autorité de la loi, de régler les conditions des services publics dont elle est chargée d’assurer le cours, de déterminer les rapports qui s’établissent entre l’Etat, les nombreux agents qui agissent en son nom et les particuliers qui profitent de ces services, et, dès lors, de connaître et d’apprécier le caractère et l’étendue des droits et des obligations réciproques qui en doivent naître; que ces rapports, ces droits et ces obligations ne peuvent être réglés selon les principes et les distinctions du seul droit civil et comme ils le sont de particulier à particulier, notamment en ce qui touche la responsabilité de l’Etat en cas de faute, de négligence ou d’erreurs commises par un agent de l’Administration. » Ainsi donc, la responsabilité de la Puissance publique ne peut être arbitrée, d’après les règles du droit civil, par les tribunaux ordinaires, parce que les relations de l’Etat avec ses agents ne sont pas des relations du droit privé, des relations de maître à domestique, de commettant à préposé, mais des relations régies par le droit public, par des règlements et des actes administratifs, par des ordres d’autorités administratives que l’autorité judiciaire n’a pas le droit d’apprécier. Et c’est pourquoi elle peut parfois condamner l’agent, mais jamais l’Etat, quand il est poursuivi devant elle. Tels sont résumés les principes qui dominent la répartition des compétences entre l’autorité judiciaire et la juridiction administrative. Telles sont les raisons de ces principes, et telles sont les conséquences qu’en a tirées votre jurisprudence.
III. — Ces raisons, ces principes, ces conséquences, sont-elles sans valeur quand il s’agit d’apprécier, non plus les actions en responsabilité dirigées contre l’Etat, mais celles dirigées contre l’un quelconque de ses démembrements (Algérie, gouvernements généraux de l’Indo-Chine ou de l’Afrique occidental, colonies, départements, communes) ? Telle est la question que vous aurez à résoudre aujourd’hui en ce qui concerne un département, mais elle se pose exactement dans les mêmes termes pour toutes les individualités financières de notre droit public; et, si nous généralisons tout de suite la discussion, c’est parce que les cas de responsabilité départementale sont fort rares, par suite du petit nombre des services exclusivement départementaux, et que ce sont surtout des décisions de jurisprudence relatives à des actions dirigées contre les communes que nous aurons à citer dans notre discussion.
Il semble a priori qu’on ne puisse même pas concevoir la possibilité d’une différence entre la situation des départements ou des communes et celle de l’Etat. La Puissance publique est une; le caractère de ses actes ou de ses opérations ne change pas suivant l’importance territoriale de l’Administration qui agit. Les actes accomplis par les représentants ou les agents de l’Administration ont la même nature, quelle que soit l’étendue de la circonscription où exercent ces agents. Le lien qui lie ces agents à l’Administration locale dont ils dépendent est un lien de droit public, et non un lien de droit privé, tout comme celui qui lie le fonctionnaire de l’Etat à l’Etat lui-même. Dès lors, les règles de la responsabilité du droit civil et la compétence judiciaire doivent être écartées toutes les fois qu’il y a à apprécier les actes de leurs fonctions, soit au point de vue de leur validité, soit au point de vue des préjudices qu’ils ont pu causer. Il faut bien se rendre compte, en effet, que la dévolution à l’autorité judiciaire des questions de responsabilité départementale et communale implique que les services départementaux et les services municipaux ne sont pas des services publics, et que les actes des représentants et des agents des départements et des communes ne sont pas des actes administratifs au même titre que ceux des fonctionnaires de l’Etat. Or, personne n’ose plus aujourd’hui soutenir catégoriquement une semblable thèse, trop manifestement contraire aux principes les plus certains de notre droit public et de notre organisation administrative. Aussi la doctrine, depuis une vingtaine d’années, tend-elle à se fixer dans le sens d’une assimilation complète, au point de vue de la compétence, entre les actions en responsabilité intentées contre l’Etat et celles intentées contre un de ses démembrements à l’occasion des dommages causés par des services décentralisés, dont la nature ne saurait être modifiée, selon la hiérarchie plus ou moins élevée de l’Administration chargée d’en assurer le fonctionnement (V. Laferrière, op. cit., t. I, p. 686; Michoud, De la responsabilité des communes, Rev. du dr. publ., 1897, p. 22; Hauriou, Précis de dr. adm., 6e éd., p. 494; Jèze, Les principes généraux du dr. adm., p. 159 et s.; G. Teissier, La responsabilité de la Puissance publique, p.84, 91 et s., 156 et s. V. cep., en sens contraire, Berthélemy, Tr. élém. de dr. adm., 4e éd., p. 77 et s., et p. 85, note).
Mais, si la doctrine est dorénavant nettement orientée dans le sens de l’opinion que nous soutenons, en est-il de même de la jurisprudence ? C’est le point qu’il nous faut à présent examiner. Cette jurisprudence a une triple source : le Conseil d’Etat, la Cour de cassation, le Tribunal des conflits.
Nous devons reconnaître que, jusqu’en 1879, ces trois grandes juridictions paraissaient d’accord, sur la question spéciale qui nous occupe, pour admettre la compétence judiciaire, nonobstant les termes impératifs et généraux des lois des 16-24 août 1790 et 16 fructidor an III. Mais cela s’expliquait par une série de raisons pratiques ou historiques qui ont perdu aujourd’hui leur raison d’être, et qu’il nous faut rappeler rapidement au Tribunal. En premier lieu, il ne faut pas oublier, comme nous l’avons dit plus haut, que, jusqu’en 1873, l’autorité judiciaire s’attribuait compétence pour connaître des actions en responsabilité contre l’État lui-même; il était par conséquent absolument logique, a fortiori, qu’elle retînt la connaissance des demandes de dommages-intérêts introduites contre les départements et les communes. Cette première raison a disparu à partir de la décision Blanco du 8 février 1873, précitée. Néanmoins, le Tribunal des conflits a continué, pendant assez longtemps encore, à proclamer la compétence judiciaire et l’application des règles de la responsabilité du droit civil pour les départements et pour les communes. Un arrêt du 7 mars 1874 proclame, sans donner d’ailleurs aucune justification juridique de cette affirmation, que « les règles relatives à la responsabilité de l’Etat ne sont pas applicables à celle des communes » (V. Trib. des conflits, 7 mars 1874, Desmolles, S. 1874.2.261; P. chr. V. égal., Trib. des conflits, 25 févr. 1888, Mejanel, S. 1890.3.15; P. chr.; Pand. pér., 1890.4.21; 21 nov. 1896, Féron C. Guidez, S. et P. 1898.3.133). Cette persistance à affirmer, pour les actions en responsabilité contre les communes, la compétence judiciaire, nonobstant les règles admises depuis 1873 pour l’Etat, s’explique, avons-nous dit, tout d’abord, par des considérations d’opportunité. La jurisprudence du Conseil d’Etat, à cette époque, en ce qui concerne la responsabilité de l’Etat, était extrêmement étroite, et la haute juridiction administrative, encore toute imbue du prétendu principe de l’irresponsabilité de la Puissance publique, qui se rattachait à la vieille règle de l’infaillibilité royale et au droit divin, n’avait point encore élaboré cette jurisprudence, si large et si libérale, qui est actuellement la sienne. Il était alors apparu au Tribunal des conflits que la tyrannie des pouvoirs locaux aurait pu devenir intolérable, si elle n’avait pas été tempérée par des règles du droit civil en matière de responsabilité, et c’est ainsi que la question de fond avait réagi sur la question de compétence, d’une manière absolument injustifiable au point de vue des principes. D’autre part, il ne faut pas l’oublier, jusqu’à l’arrêt Blanco, précité, du Tribunal des conflits, le Conseil d’Etat ne fondait pas sa compétence, en matière d’actions en responsabilité de l’Etat, sur le seul principe de la séparation des pouvoirs; il invoquait, en outre, les lois des 8 août 1790 et 26 septembre 1793, d’après lesquelles les tribunaux judiciaires n’avaient pas qualité pour connaître des réclamations tendant à faire déclarer l’Etat débiteur; et, comme ces lois n’étaient applicables qu’à l’Etat seul, c’était là une raison nouvelle de ne point appliquer les mêmes règles de compétence à ses démembrements, c’est-à-dire aux départements et aux communes. Mais, en 1873, le Tribunal des conflits reconnaît, comme l’avait fait celui de 1850, que ces lois, spéciales à la liquidation de l’arriéré et à la dette inscrite, n’avaient rien à voir avec la question qui nous occupe, et que le principe qui dominait et imposait la compétence administrative, c’était le seul principe de la séparation des pouvoirs, et les lois des 16-24 août 1790 et 16 fructidor de l’an III. C’était donc encore une des raisons anciennes de la compétence judiciaire dont l’inexactitude était proclamée. Enfin, il était une dernière cause pour laquelle l’Administration négligeait d’élever le conflit en pareille matière pour les communes et les départements. C’est qu’il n’y avait pas de juge administratif de droit commun qu’on pût saisir aisément. On était alors sous le règne de la théorie du ministre-juge, et on ne pouvait saisir directement le Conseil d’Etat d’une réclamation contre un département ou une commune. Pourtant, il fallait bien un juge pour les actions en responsabilité, et, dans l’incertitude où on était de ce juge, on laissait les tribunaux ordinaires en connaître.
Quand la loi du 24 mai 1872 (art. 9) eut proclamé que le Conseil d’Etat statuait souverainement « sur les recours en matière contentieuse administrative », quand le Conseil d’Etat, par son arrêt du 13 décembre 1889, Cadot (S. et P. 1892.3.17), se fût affirmé juge de droit commun de tout le contentieux administratif, le Tribunal des conflits examina avec un tout autre état d’esprit les questions de compétences relatives aux actions dirigées contre les démembrements de la Puissance publique ; comme le Conseil d’Etat, il fut amené fatalement à reconnaître que les demandes d’indemnité dirigées contre les départements et les communes, tout comme celles dirigées contre l’Etat lui-même, nécessitaient de l’appréciation d’actes administratifs, et que, par suite, seule, la juridiction administrative avait qualité pour en connaître. Le Tribunal des conflits a, tout d’abord, reconnu, par un arrêt du 27 décembre 1879, Guidet (S. 1881.3.36 ; P. chr.), que les relations des employés locaux avec les départements et les communes n’étaient point les relations de maître à préposé du Code civil, et il a décidé que, comme pour les fonctionnaires de l’Etat, les demandes d’indemnité dirigées par les agents locaux contre les départements et les communes échappaient aux tribunaux civils, « parce que ces actions ont pour base l’exécution d’actes administratifs, qu’il s’agit d’examiner et de discuter au point de vue de leurs conséquences dommageables, qu’un tel litige, en raison du principe de la séparation des pouvoirs, échappe à la compétence de la juridiction civile ». Cette thèse, affirmée par d’autres arrêts de conflit (V. Trib. des conflits, 4 juill. 1896, Bergeon, S. et P. 1897.3.137, Pand pér., 1898.4.26), acceptée tout de suite par la Cour de cassation, et, un peu plus tard, par le Conseil d’Etat, condamnait, ipso facto, la thèse de compétence jusqu’alors admise relativement aux dommages causés par les actes de ces agents, dont les relations avec les départements et les communes devaient manifestement être régies par les mêmes principes que celles des agents de l’Etat, puisque les liens existant entre eux et la Puissance publique étaient reconnus de même nature.
« Le Conseil d’Etat ne s’y trompa pas, et, à partir de ce moment, il a retenu devant lui, pour les juger au fond, toutes les actions dirigées contre les communes ou contre tout autre démembrement de l’Etat, aux fins de condamnation à des dommages-intérêts, bien entendu, toutes les fois qu’un texte contraire n’existait pas qui imposât la compétence judiciaire, toutes les fois aussi qu’il ne s’agissait pas d’une atteinte au droit de propriété, par voie de fait, emprise ou entreprise sur un immeuble. Nous ne voulons pas faire état de toutes les décisions du Conseil d’Etat ; nous n’en indiquerons que quelques-unes. C’est ainsi, notamment qu’il s’est reconnu compétent pour connaître d’une demande d’indemnité dirigée contre une commune par un directeur de théâtre, dont l’établissement avait été fermé par l’autorité municipale (V. Cons. d’Etat, 13 janv. 1893, Cazaux, S. et P. 1894.3.114), de celle d’un forain à qui le maire avait retiré l’autorisation qu’il lui avait précédemment concédée d’ouvrir une boutique sur un champ de foire (V. Cons. d’Etat, 21 déc. 1900, Maucci, S. et P. 1903.3.61), de la réclamation d’un tripier à qui un maire avait refusé l’entrée d’un abattoir (V. Cons. d’Etat, 31 janv. 1902, Grosson, S. et P. 1904.3.136; Pand. pér., 1904.4.75), de l’action en dommages-intérêts formée par un mandataire aux Halles contre la ville de Paris, pour le préjudice à lui causé par un arrêté du préfet de la Seine lui attribuant un emplacement autre que celui auquel il avait droit. (V. Cons. d’Etat, 7 juin 1907, Teyssonneyre et Jeantet, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 520). Et ce n’est pas seulement à raison des dommages imputables à des actes des représentants directs de la commune que le Conseil d’Etat se proclame compétent, c’est, pour employer sa formule, chaque fois qu’il y a faute administrative d’un agent local quelconque, chaque fois qu’il y a mauvais fonctionnement d’un service public, colonial, départemental ou communal. Nous citerons seulement, à l’appui de ce que nous avançons, une décision toute récente, intervenue à l’occasion d’une demande en indemnité intentée contre la colonie de Madagascar, et au sujet de laquelle le conseil du contentieux de la colonie avait proclamé son incompétence. On imputait au service sanitaire de la colonie une faute de service, une négligence de la nature de celle qu’on reproche aux agents du département de l’Oise, et le Conseil d’Etat a décidé que « les faits articulés, en les supposant établis, se rattachaient au fonctionnement, du service sanitaire de Madagascar, et ne pouvaient, à raison de la faute qui en résultait, entraîner que la responsabilité de la colonie », responsabilité que la juridiction administrative seule pouvait apprécier (V. Cons. d’Etat, 6 déc. 1907, Peytel, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat).
« Le Tribunal des conflits qui, on peut le dire, avait pris l’initiative de ce revirement de jurisprudence, a fini, depuis 1898, par approuver l’extension logique et nécessaire que lui avait donnée le Conseil d’Etat. Par sa décision du 16 novembre 1901, Baltardive C. Cadéot (S. et P. 1904.3.101; Pand. pér., 1903.4.63), il a décidé que l’action en indemnité dirigée contre une commune, à raison du refus d’un maire d’admettre un particulier à concourir à une adjudication, ne pouvait être retenue par l’autorité judiciaire, dans un cas où il n’apparaissait pas qu’il y eût eu une faute personnelle du maire. De même, pour une action en dommages-intérêts, à raison du dommage causé à un particulier par un retard dans la délivrance d’un alignement (V. Trib. des conflits, 24 déc. 1904, Soufflet, S. et P. 1906.3.160; Pand. pér., 1905.4.40). Par ces deux décisions, le Tribunal des conflits nous paraît avoir abandonné son ancienne jurisprudence, celle qui affirmait l’application pure et simple des principes de droit civil et la compétence judiciaire pour les actions en responsabilité communale et départementale. Il formule nettement les mêmes règles que pour l’Etat, et il distingue, quand l’action est dirigée contre l’agent, entre la faute personnelle et la faute administrative, ce qu’il ne pourrait faire, c’est l’évidence, si les art. 1382 et 1384 étaient applicables. D’après ces décisions, il n’y a d’action possible devant les tribunaux ordinaires que l’action contre l’agent départemental ou communal lui-même; encore faut-il que cette action soit fondée sur une faute personnelle, et non sur une faute administrative ou un mauvais fonctionnement du service public. Mais toute action contre le département ou la commune, quelle que soit la faute dont on entend les rendre responsables, doit être portée devant la juridiction administrative. Dorénavant donc, le Tribunal des conflits parait être d’accord sur ces principes avec le Conseil d’Etat.
Reste à examiner la jurisprudence de la Cour de Cassation. Elle a subi, elle aussi, dans ces derniers temps, de grandes variations. Nous rappelons tout d’abord au Tribunal, que, tout comme le Tribunal des conflits et le Conseil d’Etat, la Cour de cassation, depuis 1880, n’a plus jamais admis que les relations des agents locaux avec les communes ou les départements fussent des relations de droit privé, des relations de maître ou commettant à domestique ou préposé, qu’elle a reconnu que les actions intentées par ces agents, dominées par l’application de lois se rattachant au droit public et de décisions administratives, échappaient absolument à la compétence de l’autorité judiciaire (V. Cass., 7 juill. 1880 [2 arrêts], S. 1880.1.464; P. 1880.1.1159, et le renvoi. Adde, Limoges, 25 juin 1888, S. 1888.2.186; P. 1888.1.988). Cette constatation impliquait (et c’est ce qui, pour l’Etat, avait motivé l’arrêt Blanco) que les dommages causés par ces agents, par ces fonctionnaires, qui ne sont pas des préposés du droit civil, ne pouvaient, quant à leur répercussion sur les départements et les communes, qui ne sont pas des maîtres ou des commettants, être appréciés d’après les textes de notre législation civile, édictés pour régler la responsabilité des maîtres et commettants à l’endroit des actes de leurs domestiques ou préposés. Du moment que le lien de droit entre le fonctionnaire communal ou départemental est reconnu être un lien de droit public absolument analogue à celui qui lie le fonctionnaire de l’État à l’Etat lui-même, l’application aux départements et aux communes des règles de la responsabilité de l’Etat et de la compétence administrative s’imposait, ce semble, tout naturellement. La Cour de cassation ne l’a pas tout de suite pensé, pas plus que ne l’avait pensé le Tribunal des conflits jusqu’en 1901 (V. Cass. 16 mars 1881, S. 1881.1.260; P. 1881.1.625). Et, par un arrêt du 11 janvier 1898 (S. et P. 1902.1.38; Pand. pér., 1898.1.78), la chambre civile proclamait, comme les anciens arrêts de conflit, que les règles de responsabilité applicables à l’Etat ne sont pas applicables aux départements et aux communes. Dans ce système, qui, croyons-nous, ne s’accordait pas avec la thèse admise par la Cour depuis 1880 quant au lien juridique existant entre la commune et, ses agents, il n’y avait, au point de vue compétence, aucune différence à faire entre les poursuites dirigées contre les agents et celles dirigées contre l’administration locale. La commune était un maître, le fonctionnaire un préposé du Code civil. Il n’y avait pas la moindre place pour la distinction entre la faute administrative et la faute personnelle, car les art. 1382, 1383, 1384, C. civ., ne comportent pas un seul instant de distinction de ce genre. Eh bien, ce caractère nettement civil et exclusivement civil de la responsabilité départementale et communale, la Cour de cassation, cela est indubitable, depuis les arrêts de conflit de 1901 et 1904, ne l’a plus admis avec la même généralité ou du moins la même continuité. La Cour de cassation a paru hésitante; elle a fait des distinctions, et, faire des distinctions, c’est abandonner le principe intransigeant, affirmé par les anciens arrêts, qu’on est ici sur le domaine du droit privé. Par un arrêt du 26 janvier 1904 (S. et P. 1904.1.219; Pand. pér., 1904.1.294), la Cour suprême a admis formellement la distinction, aujourd’hui incontestée en cas de poursuite contre les fonctionnaires de l’Etat, entre les fautes personnelles et les fautes administratives, et elle a proclamé l’incompétence de l’autorité judiciaire pour connaître d’une instance en dommages-intérêts, intentée contre une ville à raison des agissements de son maire, à qui on ne reprochait « aucun fait personnel distinct de l’acte administratif incriminé et s’en, détachant ». Mais cette application de la distinction entre les fautes personnelles et les fautes administratives ou de service constituait une adhésion implicite aux règles admises pour la responsabilité des fonctionnaires nationaux et pour celle de l’Etat; c’était l’abandon du terrain civiliste; c’était la reconnaissance du principe, imposé par la séparation des pouvoirs, que les départements et les communes ne sont pas, comme les maîtres ou commettants du droit civil, justiciables des tribunaux ordinaires à raison de toutes les fautes, quelles qu’elles soient, imputables à leurs représentants ou agents, dans les conditions prévues par les art. 1382-1383, C. civ. Pourtant on ne peut pas dire encore que la Cour de cassation ait adhéré pleinement et définitivement à la thèse du Conseil d’Etat et du Tribunal des conflits. Dans un arrêt fort intéressant du 3 avril 1905 (S. et P. 1906.1.353, et la note de M. Appert; Pand. pér., 1905.1.353), la chambre civile a, en effet, fait une distinction entre, d’une part, les actes qu’elle qualifie actes de gestion, et, d’autre part, les actes dits de « Puissance publique »; elle n’a revendiqué la compétence judiciaire que pour les actions tendant à la réparation de dommages imputables à des actes de gestion. Ce n’est pas ici le lieu de faire la critique de cette distinction, qui, suivant nous, n’a aucune base légale, qui ne repose sur rien de réel, et qui ne correspond nullement à la réalité des faits. La vérité, c’est que tous les actes accomplis par la Puissance publique ou ses agents, pour assurer la gestion des services publics, sont tous des actes administratifs au même titre que tous les faits d’exécution de ces services constituent des applications de lois ou de règlements administratifs, des exécutions d’ordres donnés par des autorités administratives. Et il n’est pas possible de juger les questions de responsabilité, relatives à ces faits de service, sans apprécier ces règlements, ces actes et ces ordres. On peut donc dire que jamais la Puissance publique et ses agents, sauf en ce qui concerne la gestion du domaine privé, n’agissent dans les mêmes conditions que les particuliers (V. Georges Teissier, op. cit., p. 172 et s.). La police et la gestion ne sauraient être ventilées; elles se pénètrent sans cesse; tout fonctionnement d’un service public implique l’exercice de pouvoirs de police, et, inversement, un très grand nombre d’actes de commandement, pris en forme d’arrêtés de police, n’ont d’autre objet que d’assurer la gestion d’un service. Quand on examine les uns après les autres les actes administratifs que les auteurs ou les tribunaux classent arbitrairement dans l’une de ces deux catégories, on se rend compte qu’on les pourrait tout aussi bien comprendre dans l’autre. Prendre une semblable distinction, purement métaphysique, et sur la portée de laquelle personne n’a jamais pu se mettre d’accord, pour en faire la base d’un départ des compétences, ce serait poser aux malheureux justiciables des énigmes insolubles, et organiser dans ce pays, à l’état chronique, le conflit d’attributions. La Cour de cassation l’a, semble-t-il, compris, et, par un arrêt récent du 2 mai 1906 (S. et P. 1907.1.129 et la note de M. Appert; Pand. pér., 1906.1.194), elle a repris purement et simplement son ancienne affirmation dépourvue de motifs, et décidé, qu’en droit, les termes de l’art. 1384 sont généraux; qu’il n’y est pas dérogé par les dispositions des lois relatives à l’organisation de la police, et que les règles relatives à la responsabilité civile de l’Etat ne sont pas applicables à celle de la commune. Cette thèse absolue, qui serait, en tout cas, préférable à la thèse intermédiaire, parce qu’au moins elle est nette et simple, nous croyons vous avoir démontré qu’elle était juridiquement condamnée par le principe de la séparation des pouvoirs; qu’elle avait été abandonnée par le Conseil d’Etat et le Tribunal des conflits, et nous vous demandons d’appliquer, d’une façon absolue, aux démembrements de l’Etat, et, notamment, aux départements et aux communes, les règles de compétence que vous avez si judicieusement dégagées en ce qui concerne l’Etat lui-même. Les justiciables sauront ainsi à quoi s’en tenir. S’agira-t-il de poursuivre un agent départemental ou communal, pour une faute personnelle, ils l’actionneront devant l’autorité judiciaire. S’agira-t-il, au contraire, d’une demande d’indemnité dirigée contre une commune ou un département, ils porteront leur action devant le Conseil d’Etat.
IV. — Si les principes que nous avons développés sont, comme nous le croyons, la vérité juridique et le terme nécessaire des évolutions de jurisprudence que nous avons essayé d’esquisser, il faut reconnaître que ces principes ont été méconnus dans l’affaire actuelle, et par le Tribunal de Clermont, dans son jugement du 22 mars 1907, condamnant le département à 2.370 francs de dommages-intérêts, et par la Cour d’Amiens, dans son arrêt du 28 novembre 1907, rejetant le déclinatoire de compétence du préfet de l’Oise. Ni le tribunal, ni la Cour n’ont argué d’une faute personnelle d’un agent départemental, et, d’ailleurs, ils ne pouvaient le faire, puisqu’il s’agissait d’une poursuite dirigée contre le département et contre lui seul; conséquemment, ils se sont attribué compétence pour connaître d’une action dirigée contre la Puissance publique elle-même et fondée sur le mauvais fonctionnement d’un service départemental, imputable, en dernière analyse, soit au conseil général, qui aurait affecté des locaux défectueux à l’asile de Clermont, soit au préfet et à la commission de surveillance, qui auraient mal organisé ou mal recruté le corps des gardiens, soit à l’insuffisance ou à la négligence de ces gardiens, toutes questions qui doivent échapper d’une manière absolue à la connaissance et au contrôle de l’autorité judiciaire. Par suite, c’est avec raison que le préfet de l’Oise a pris son arrêté de conflit du 10 décembre 1907, et nous concluons tant à la confirmation de cet arrêté qu’à l’annulation du jugement du Tribunal civil de Clermont du 22 mars 1907, et de l’arrêt de la Cour d’Amiens du 28 novembre 1907.