Les faits à l’origine du présent arrêt sont relativement banals. Le Tribunal de grande instance de Marseille avait conclu, avec la société Leasecom, un contrat de location de quinze photocopieurs, à compter du 1er janvier 2004, pour une durée de douze trimestres. Par un courrier du 27 juin 2005, le greffier en chef du tribunal a informé la société de sa décision de résilier le contrat à compter du 31 décembre 2005. On notera au passage que – hasard du contentieux – ce n’est pas la première fois qu’une histoire de location de photocopieurs donne au Conseil d’État l’occasion de préciser les règles relatives à la résiliation d’un contrat administratif. On rappellera ainsi que c’était déjà d’une question de photocopieurs qu’il s’agissait dans l’arrêt Société Grenke location, par lequel le Conseil d’État avait jugé, pour le dire brièvement, qu’un contrat administratif qui n’a pas pour objet l’exécution même du service public peut prévoir les conditions auxquelles le cocontractant de la personne publique peut le résilier en cas de méconnaissance par la personne publique de ses obligations contractuelles (CE, 8 octobre 2014, Société Grenke location, n° 370644, Rec. p. 301 ; Contrats et Marchés publics 2014, repère 11, note Fr. Llorens et P. Soler-Couteaux et comm. 329, notre G. Eckert).
Dans la présente affaire, par un jugement du 28 juin 2011, le Tribunal administratif de Marseille a condamné l’État à indemniser la société Leasecom. Sur appel du Garde des sceaux, la Cour administrative d’appel de Marseille, par un arrêt du 11 juin 2013, a annulé ce jugement et rejeté la demande présentée par la société Leasecom. Cet arrêt a été annulé par le Conseil d’État, par une décision du 5 novembre 2014. Par un second arrêt du 8 juin 2015, la Cour administrative d’appel de Marseille, statuant sur le renvoi de l’affaire, a annulé le jugement du 28 juin 2011 et rejeté l’ensemble des conclusions présentées par la société Leasecom. C’est contre cet arrêt que la société Leasecom se pourvoit – sans succès – en cassation.
Il n’est guère besoin d’insister sur le fait que la résiliation unilatérale d’un contrat administratif en l’absence de toute faute du cocontractant fait partie des « règles applicables aux contrats administratifs » (CE, 2 mai 1958, Distillerie de Magnac-Laval, Rec. p. 246 ; AJDA 1958, p. 282, concl. J. Kahn). C’est d’ailleurs ce principe que rappelle l’arrêt commenté : « considérant qu’en vertu des règles générales applicables aux contrats administratifs, la personne publique coocontractante peut toujours, pour un motif d’intérêt général, résilier unilatéralement un tel contrat » (cons. 2). Un tel pouvoir existe même en l’absence de stipulation contractuelle, bien que de telles stipulations soient fréquentes. À cet égard, le Conseil d’État a précisé que, si la convention peut rappeler l’existence de ce pouvoir, elle ne saurait en revanche permettre à l’administration de renoncer à son exercice ou encadrer celui-ci de telle manière que cela conduise à faire obstacle à son exercice effectif (CE, 6 mai 1985, Association Eurolat et Crédit foncier de France, requête numéro 41589, Rec. p. 141 ; RFDA 1986, p. 21, concl. B. Genevois ; AJDA 1985, p. 620, note É. Fatôme et J. Moreau ; RDP 1986, p. 21, note Fr. Llorens).
Ce pouvoir de résiliation unilatérale en l’absence de faute du cocontractant n’est cependant pas libre. D’abord, il ne peut s’exercer que si un motif d’intérêt général le justifie, exigence que le juge administratif apprécie « très souplement » (G. Eckert, « Exécution de la convention de délégation de service public », J.-Cl. Contrats et Marchés publics, fasc. 430, n° 152). Ensuite et surtout, il ne peut s’exercer que sous réserve d’une indemnisation. C’est dans ce second point que réside l’intérêt du présent arrêt.
L’exigence de cette contrepartie est classique (CE, 23 février 1906, Compagnie générale des eaux, Rec. p. 173, concl. Saint-Paul ; CE, 2 mai 1958, Distillerie de Magnac-Laval, préc.). Elle s’impose même s’agissant des conventions d’occupation du domaine public (CE, 31 juillet 2009, Société Jonathan Loisirs, Rec., tables, p. 739 ; AJDA 2009, p. 1517 ; Dr. adm. 2009, comm. 129, Contrats et Marchés publics 2009, comm. 332, note G. Eckert). Cette exigence est rappelée par l’arrêt commenté : la personne publique ne peut résilier le contrat que « sous réserve des droits à indemnité de son cocontractant » (cons. 2). Plus précisément, le cocontractant a droit à la « réparation intégrale » du préjudice résultant pour lui de la résiliation anticipée du contrat (CE, 23 mai 1962, Ministre des Finances et des Affaires économiques c. Société financière d’exploitations industrielles, Rec. p. 342). Cette réparation intégrale implique la compensation, non seulement de la perte subie (damnum emergens), mais également du gain manqué (lucrum cessans).
Le problème juridique posé par l’arrêt ne portait pas tant sur le principe de ce droit à indemnisation que sur les modalités de sa mise en œuvre. De ce point de vue, l’intérêt de l’arrêt est double : d’abord, il rappelle les conditions de licéité d’une clause qui viendrait régir le droit à indemnisation (I) ; ensuite – et c’est son principal apport – il se prononce sur les conséquences à tirer de l’illicéité d’une telle clause (II).
I. Conditions de licéité d’une clause régissant le droit à indemnisation du cocontractant
Dans le deuxième considérant de l’arrêt, le Conseil d’État énonce que : « si l’étendue et les modalités de cette indemnisation peuvent être déterminées par les stipulations contractuelles, l’interdiction faite aux personnes publiques de consentir des libéralités fait toutefois obstacle à ce que ces stipulations prévoient une indemnité de résiliation qui serait, au détriment de la personne publique, manifestement disproportionnée au montant du préjudice subi par le cocontractant du fait de cette résiliation ». De cette formule peuvent être tirés deux enseignements, qui n’ont à vrai dire rien d’inédit.
En premier lieu, l’étendue et les modalités de l’indemnisation peuvent être déterminées par les parties dans les stipulations contractuelles. Cette possibilité offerte aux parties témoigne de « la tendance du juge administratif à accorder une place croissante à la volonté des parties dans la détermination de leurs droits et obligations respectifs » (Fr. Llorens et P. Soler-Couteaux, « De l’exception d’inexécution et de quelques tendances du droit des contrats administratifs », Contrats-Marchés publics 2014, repère 11). Le Conseil d’État avait déjà eu l’occasion d’affirmer ce principe : « l’étendue et les modalités de cette indemnisation peuvent être déterminées par les stipulations du contrat » (CE, 4 mai 2011, Chambre de commerce et d’industrie de Nîmes, n° 334280, Rec. p. 205 ; AJDA 2011, p. 929 ; RDI 2011, p. 96, obs. S. Braconnier ; RFDA 2012, p. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre et X. Dupré de Boulois et L. Milano). Il était allé plus loin en précisant que, si des stipulations contractuelles peuvent prévoir l’étendue et les modalités de l’indemnisation, rien ne s’oppose à ce que « des stipulations contractuelles écartent […] tout droit à indemnisation en cas de résiliation du contrat par la personne publique » (CE, 19 décembre 2012, Société AB Trans, n° 350341, inédit ; Dr. adm. 2013, comm. 42, obs. Colson ; Contrats et Marchés publics 2013, comm. 29, note G. Eckert ; v. également CE, 10 décembre 1982, Loiselot, Rec., tables, p. 631). Cette possibilité ne concerne toutefois que les contrats conclus avec une personne privée : lorsque le cocontractant est une personne publique, les clauses du contrat ne peuvent exclure tout droit à indemnisation, ni restreindre ces droits de manière disproportionnée (CE, 4 mai 2011, Chambre de commerce et d’industrie de Nîmes, préc.).
En second lieu, la licéité de telles stipulations est conditionnée. Plus précisément, le contrat ne peut prévoir une indemnité qui serait, au détriment de la personne publique, manifestement disproportionnée par rapport au préjudice subi par le cocontractant du fait de cette résiliation. Cette limite avait également déjà été fixée par le Conseil d’État, qui avait énoncé que les parties peuvent prévoir l’étendue et les modalités de l’indemnité « sous réserve qu’il n’en résulte pas, au détriment d’une personne publique, une disproportion manifeste entre l’indemnité ainsi fixée et le montant du préjudice résultant, pour le concessionnaire, des dépenses qu’il a exposées et du gain dont il a été privé » (CE, 4 mai 2011, Chambre de commerce et d’industrie de Nîmes, préc.). Il convient toutefois de noter que c’est seulement la « disproportion manifeste » qui est interdite. La Cour administrative d’appel de Versailles a ainsi pu juger que les stipulations contractuelles peuvent prévoir « le versement au cocontractant d’une indemnité pouvant excéder le montant [du] préjudice » ; il appartient seulement au juge de contrôler s’il n’existe pas une « disproportion manifeste » entre l’indemnité ainsi fixée et le préjudice résultant pour le cocontractant des dépenses qu’il a réalisées et du gain qu’il a manqué (CAA Versailles, 7 mars 2006, Commune de Draveil, n° 04VE01381, Rec. p. 591 ; AJDA 2006, p. 1044, concl. P. Besse ; Dr. adm. 2006, comm. 74, note A. Alonso Garcia).
Ainsi que le précise l’arrêt commenté, la censure des clauses trop avantageuses pour le cocontractant est fondée sur le principe d’interdiction faite aux personnes publiques d’accorder des libéralités (v. également CE, 22 juin 2012, Chambre de commerce et d’industrie de Montpellier (CCIM), Aéroport de Montpellier-Méditerranée, n° 348676, Rec., tables, p. 851 et 954 ; AJDA 2012, p. 1259 : « Considérant qu’en vertu de l’interdiction faite aux personnes publiques de consentir des libéralités, un contrat administratif ne peut légalement prévoir une indemnité de résiliation ou de non-renouvellement qui serait, au détriment de la personne publique, manifestement disproportionnée au montant du préjudice subi par le cocontractant du fait de cette résiliation ou de ce non-renouvellement »). L’interdiction faite aux personnes publiques de consentir des libéralités ne concernant pas, par définition, les personnes privées, rien ne s’oppose, en revanche, à ce que le contrat envisage une indemnisation inférieure au montant du préjudice subi (v. CE, 4 mai 2011, Chambre de commerce et d’industrie de Nîmes, préc. : « que ce principe, découlant de l’interdiction faite aux personnes publiques de consentir des libéralités, ne s’appliquant pas aux personnes privées, rien ne s’oppose en revanche à ce que ces stipulations prévoient une indemnisation inférieure au montant du préjudice subi par le cocontractant privé de l’administration »).
Cette exigence liée au principe d’interdiction faite aux personnes publiques d’accorder des libéralités se combine avec les exigences liées au respect du régime des aides d’État. L’indemnité versée au cocontractant ne doit en effet pas être constitutive d’une aide d’État, c’est-à-dire emporter un avantage excessif au profit de son bénéficiaire. Une telle exigence a été rappelée par le Conseil d’État à propos du calcul de l’indemnité de la part non-amortie des biens d’une concession, laquelle ne doit pas être supérieure à leur valeur nette comptable (CE, 13 février 2015, Communauté d’agglomération d’Épinal c. Société Numéricable, n° 373645, inédit ; AJDA 2015, p. 671, obs. S. Nincinski ; Contrats et Marchés publics 2015, comm. 95, obs. M. Ubaud-Bergeron).
En l’espèce, le contrat prévoyait qu’en cas de résiliation anticipée, quelle qu’en soit la cause, le bailleur aurait droit à une indemnité égale à tous les loyers dus et à échoir jusqu’au terme de la durée initiale de location majorée de 10 %. Le Conseil d’État en déduit que « la cour administrative d’appel de Marseille, en jugeant qu’une telle indemnité, d’un montant supérieur au loyer que le Tribunal de grande instance de Marseille aurait continué à verser en exécution du contrat si celui-ci n’avait pas été résilié, était manifestement disproportionnée au regard du préjudice résultant, pour la société Leasecom, des dépenses qu’elles avait exposées et du gain dont elle avait été privée, dès lors que la société ne justifiait pas de charges particulières ou de l’impossibilité de vendre ou de louer ce matériel » n’a ni commis d’erreur de droit, ni inexactement qualifié les faits.
Restait pour le Conseil d’État à se pencher sur les conséquences à tirer, pour le requérant, de l’illicéité des stipulations du contrat régissant son droit à indemnisation.
II. Conséquences de l’illicéité de la clause régissant le droit à indemnisation du cocontractant
La question peut être posée simplement : en cas d’illicéité des stipulations régissant l’indemnisation du cocontractant, ce dernier peut-il tout de même prétendre à une indemnisation ? Plus précisément, peut-il bénéficier d’un droit à indemnisation sur le fondement des règles générales applicables aux contrats administratifs dans le silence du contrat ? Sur le principe, le Conseil d’État répond à cette question de manière positive : en présence d’une clause illégale car lui conférant un avantage disproportionné, le cocontractant ne perd pas tout droit à indemnisation ; il peut asseoir ce droit sur les règles générales applicables dans le silence du contrat. Mais – et c’est là que résidait toute la difficulté posée par le cas d’espèce – encore faut-il qu’il le fasse…
En effet, ce droit à indemnisation sur le fondement des règles générales applicables dans le silence du contrat n’a rien d’automatique : il faut que le requérant invoque expressément ce fondement. Plus précisément, le Conseil d’État distingue deux situations, qui invitent toutes deux le cocontractant à faire preuve de la plus grande vigilance.
La première situation est celle où, avant la clôture de l’instruction, l’une des parties ou le juge soulève un moyen tiré de l’illicéité de la clause du contrat relative aux modalités d’indemnisation du cocontractant en cas de résiliation anticipée. Dans ce cas, « il appartient à ce dernier de demander au juge la condamnation de la personne publique à l’indemniser du préjudice qu’il estime avoir subi du fait de la résiliation du contrat sur le fondement des règles générales applicables, dans le silence du contrat, à l’indemnisation du cocontractant en cas de résiliation du contrat pour un motif d’intérêt général » (cons. 2).
La seconde situation est celle dans laquelle le juge, après la clôture de l’instruction, inviterait les parties à présenter leurs observations, en application de l’article R. 611-7 du Code de justice administrative, sur le moyen soulevé d’office et tiré de l’illicéité de la clause d’indemnisation du contrat. Rappelons que l’article R. 611-7 du Code de justice administrative dispose, dans son premier alinéa, que, « lorsque la décision lui paraît susceptible d’être fondée sur un moyen relevé d’office, le président de la formation de jugement ou, au Conseil d’Etat, la chambre chargée de l’instruction en informe les parties avant la séance de jugement et fixe le délai dans lequel elles peuvent, sans qu’y fasse obstacle la clôture éventuelle de l’instruction, présenter leurs observations sur le moyen communiqué ». Dans ce cas, le cocontractant de la personne publique doit, dans ses observations en réponse soumises au contradictoire, fonder sa demande de réparation sur les règles générales applicables aux contrats administratifs.
Pour le dire autrement, si le cocontractant a la possibilité de demander l’indemnisation des conséquences de la résiliation anticipée du contrat sur le fondement des règles générales applicables aux contrats administratifs, le juge n’a pas l’obligation de se placer d’office sur ce terrain.
En l’espèce, le Conseil d’État constate « qu’il ressort des écritures de la société Leasecom devant les juges du fond que celle-ci s’est exclusivement prévalue, au soutien de ses conclusions indemnitaires, de la clause de résiliation prévue par le contrat » et, « qu’alors que la cour l’a informée de ce que l’arrêt à intervenir était susceptible d’être fondé sur un moyen relevé d’office tiré de l’illicéité de cette clause, la société Leasecom s’est bornée, dans ses observations en réponse, à contester le bien-fondé de ce moyen ». De ce fait, « en l’absence de toute demande de la société tendant à l’indemnisation des conséquences de la résiliation anticipée du contrat sur le fondement des règles générales applicables aux contrats administratifs », la cour, en ne se prononçant pas d’office sur ce point, n’a ni méconnu son office ni insuffisamment motivé son arrêt (cons. 4).
Ainsi, en se prévalant uniquement des stipulations contractuelles, lesquelles se sont révélées illicites, et en s’abstenant d’invoquer les règles générales applicables aux contrats administratifs, le cocontractant a perdu tout droit à indemnisation des préjudices consécutifs à la résiliation du contrat. De ce point de vue, si l’arrêt ne remet pas en cause la tendance du juge administratif à accorder une place croissante à la volonté des parties dans la détermination de leurs droits et obligations respectifs, il invite ces derniers à ne jamais perdre de vue les « règles générales applicables aux contrats administratifs », lesquelles demeurent utiles, sinon indispensables, lorsque la volonté des parties fait défaut ou se révèle illicite.
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