Si la répétition est facteur d’apprentissage et de perfectionnement, il demeure surprenant que les juridictions aient encore à rappeler l’incompatibilité de l’infraction d’homicide involontaire avec la frange de vie précédant la naissance. Cette position, initiée par un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 30 juin 1999 (n° 97-82.351) puis fermement installée par l’Assemblée plénière, le 29 juin 2001 (n° 99-85.973), dut pourtant être réaffirmée par les juges du droit dans un arrêt inédit du 20 novembre 2018.
Le contexte, comme dans la célèbre affaire Vo (Cass. Crim. 30 juin 1999 précité puis Cour EDH, 8 juillet 2004, n° 53924/00), était médical. En novembre 2011, une femme donna naissance à un enfant sans vie, drame trouvant sa cause vraisemblable dans les carences de sa prise en charge par le centre hospitalier qui l’accueillait. Le désespoir des parents s’exprima alors sur le terrain de l’article 221-6 du code pénal. Au gré d’une plainte avec constitution de partie civile, ils reprochèrent en effet au CHU de Limoges et à son personnel d’avoir provoqué, « par maladresse, imprudence, inattention, négligence ou manquement à une obligation de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement », la mort de l’enfant qu’ils attendaient. Une ordonnance de non-lieu fut rendue par le juge d’instruction, puis confirmée par la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Limoges, le 12 octobre 2017 et un pourvoi en cassation s’en suivit donc.
Selon les demandeurs, la survenance de la mort avant la naissance ne suffisait pas à écarter toute responsabilité pénale. Ils considéraient, d’une part, que le refus de faire entrer l’atteinte à l’enfant à naitre dans le champ de l’article 221-6 du code pénal est contraire au préambule de la Constitution de 1946 « qui garantit le droit au respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ». Ils faisaient d’autre part grief aux juridictions en charge de l’instruction de ne pas avoir recherché si une autre qualification pénale que celle visée par la plainte pouvait trouver à s’appliquer.
Sans surprise, la Cour de cassation approuva, une nouvelle fois, le refus de considérer le fœtus comme « autrui » et partant, comme victime potentielle d’un homicide, mais laissa passer une précieuse occasion de faire avancer la notion pénale d’altérité (I). Le terrain des requalifications ne permit pas non plus aux prétentions des demandeurs de l’emporter puisque les juges du droit dénièrent, pour des raisons qui restent à éclaircir, la possibilité de basculer de l’homicide involontaire concernant le fœtus aux infractions intéressant directement la mère (II).
I. La personnalité juridique, condition de l’homicide involontaire en attente d’une consécration explicite
L’homicide, qu’il soit volontaire ou non, requiert, pour être constitué, que la vie ôtée soit celle d’autrui, c’est-à-dire d’un autre que soi. Par son arrêt du 29 juin 2001, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation décida, en vertu du principe de légalité des délits et des peines, lequel impose une interprétation stricte (articles 111-3 et 111-4 du Code pénal), que la mort de l’enfant à naître ne pouvait enclencher la répression portée par l’article 221-6. De cela, il résulte que la condition d’altérité requise ne saurait être remplie avant la naissance. Il est même possible d’ajouter qu’à ce stade de l’existence, il n’y a pas non plus de personne humaine, à laquelle se réfère le Titre II du Livre II du Code : l’enfant à naitre ne revêt que la qualité d’« être humain », non celle de « personne humaine », distinction à laquelle procède d’ailleurs l’article 16 du code civil.
La véritable incertitude qui attend encore d’être levée tient aux rapports qu’entretiennent les notions d’altérité et de personne juridique. Pour cause, il fut immédiatement reproché à l’interprétation, par la Cour de cassation, de l’article 221-6, d’aligner le champ du droit pénal des personnes sur celui de la personnalité juridique (notamment, B. de Lamyet G. Roujou de Boubée, « contribution supplémentaire à l’étude de la protection pénale du fœtus », D. 2000, p. 181 ; J. Sainte-Rose, « un fœtus peut-il être victime d’un homicide involontaire ? », D. 2001, p. 2917). Celle-ci doit être définie comme l’aptitude aux droits et aux obligations qui confère, sur la scène juridique, la place de sujet et non seulement d’objet de droit. Or, il est vrai qu’il n’y a nulle personnalité juridique avant la naissance, ce qui rejoint l’inapplicabilité de l’article 221-6. La correspondance passe difficilement pour fortuite, quand bien même la personnalité juridique, abstraite, n’aurait à première vue pas de rapport nécessaire avec la protection, parait-il si concrète, du droit pénal des personnes. L’intuition, sinon la suspicion, doit donc conduire à vérifier si la qualité d’« autrui » implique la personnalité juridique.
L’interrogation est ancienne et a fait l’objet de réponses affirmatives convaincantes (E. Dreyer, « « Autrui »en matière pénale », in La diversité du droit : mélanges en l’honneur de Jerry Sainte-Rose, Bruylant, 2012, p. 431). Néanmoins, la Cour de cassation ne s’est toujours pas expressément prononcée, ce que l’arrêt attaqué semblait inviter à corriger.
En effet, la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Limoges a pris courageusement parti en soutenant la dépendance des qualités de personne juridique et de victime de l’infraction d’homicide involontaire. Selon la juridiction, « « autrui » ne peut s’entendre que comme un être humain né vivant et ne s’applique pas à l’enfant à naitre » puisque « le fœtus n’est pas tenu pour un sujet de droit à part entière au même titre que l’enfant né vivant ». Elle ajoute, encore plus clairement que « l’infraction d’homicide involontaire suppose que la mort d’autrui ait été causée, ce qui ne saurait s’appliquer à un enfant mort in utero, la personnalité juridique n’étant reconnue qu’à un enfant né vivant ». La personnalité juridique conditionnerait donc l’altérité exigée par l’article 221-6 et, au-delà, une grande partie du droit pénal, des personnes comme des biens. La référence au « sujet de droit à part entière » est, pour sa part, suspecte. Si elle renvoie bien à la personnalité juridique, elle insinue cependant qu’une phase ou qu’une classe intermédiaire entre les qualités du sujet et d’objet de droit pourrait exister. Peut-être ne convient-il d’y voir qu’une référence aux notions vagues de « personne humaine potentielle » et de « personne juridique potentielle » proposées par le Comité consultatif national d’éthique (avis n° 1, 22 mai 1984). Quoi qu’il en soit, les éléments réunis étaient suffisants pour permettre à la Cour de cassation de préciser sa position.
Celle-ci pouvait reprendre à son compte les motifs des juges du fond et ainsi affirmer que la personnalité juridique participe de l’aptitude à être victime d’une infraction pénale, ou en conditionne en tout cas la consommation. Elle pouvait aussi se départir des explications avancées et révéler sa propre définition d’« autrui », voire de la personne humaine, pour justifier autrement l’exclusion de l’enfant à naitre du champ de l’article 221-6, sinon pour opérer un revirement.
La réponse de la Cour se révèle décevante tant l’opportunité offerte par la chambre de l’instruction était grande. La critique, appuyée par une référence au Préambule de la Constitution de 1946, de l’interprétation de l’article 221-6 par la Cour se voit opposer l’arrêt refusant de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité préalablement soulevée par les demandeurs au pourvoi. Celle-ci ne fut jugée ni nouvelle ni sérieuse, le 12 juin 2018 (n° 17-86.661, et le 15 mai, comme l’indique l’arrêt commenté). En effet, selon les juges du droit, « d’une part, le principe du respect de l’être humain dès le commencement de sa vie, qui tend à assurer le respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, n’impose pas que les actes involontaires ayant entraîné une interruption de grossesse soient pénalement sanctionnés, d’autre part, la protection de l’enfant à naître se trouve assurée par d’autres dispositions législatives ». La Cour de cassation souscrit donc au non-lieu sans pour autant s’en approprier la motivation. Elle se contente de relever que la chambre de l’instruction a justifié sa décision en écartant les faits des prévisions de l’article 221-6. La formule, peu loquace, ne rompt pas avec la tradition instituée en la matière. Il n’y a, semble-t-il, ni franche adhésion ni rejet du raisonnement de la chambre de l’instruction. L’importance de la personnalité juridique en droit pénal n’en sort qu’à peine renforcée.
L’impossibilité de retenir l’homicide de l’enfant à naitre pourrait cependant être contournée, sinon compensée, dans une perspective répressive, en lui substituant des infractions dont la mère est la victime. Celle-ci, à la différence du fœtus, ne peut que satisfaire à l’exigence d’altérité qu’intègrent également les infractions de mise en danger d’autrui (article 223-1) et de violences involontaires (articles 222-19 et suivants). Cette option, soutenue par le second moyen au pourvoi, est pourtant écartée par la Cour de cassation.
II. L’homicide involontaire de l’enfant à naitre, qualification hermétique à la mise en danger et aux blessures causées à la mère
Les plaignants reprochaient à l’arrêt attaqué de ne pas avoir envisagé les qualifications de repli qu’ils avaient eux-mêmes omis dans leur plainte. Le fondement juridique de leurs attentes insatisfaites était, cette fois, procédural. Il ressort en effet des articles 177 et 212 du Code de procédure pénale que les juridictions d’instruction ne peuvent déclarer qu’il n’y a lieu à suivre que lorsqu’elles estiment queles faits ne constituent pas une infraction. Ces dispositions vont de pair avec le principe en vertu duquel le juge, étant saisi des faits dans leur matérialité, n’est pas tenu par les qualifications avancées dans la plainte et les réquisitions. Ainsi, il appartenait, selon les parties civiles, aux magistrats en charge de l’instruction de s’assurer que les faits dénoncés au titre de l’homicide involontaire de l’enfant à naitre ne pouvaient pas être requalifiés en mise en danger ou en blessures involontaires causées à la mère. Au soutien de leur prétention, ils invoquent habilement que « lorsqu’une femme est enceinte sa vie devient étroitement associée à l’être qui se développe en elle », de sorte que toute atteinte portée à celui-ci affecte nécessairement celle-là. A première vue convaincante, cette argumentation n’a toutefois pas emporté l’adhésion de la Cour de cassation.
Pour rejeter le second moyen au pourvoi, les juges du droit précisent en effet que « si les juridictions d’instruction ont l’obligation d’informer sur les faits résultant de la plainte avec constitution de partie civile sous toutes ses qualifications possibles, elles ne peuvent, sans excéder leur saisine, requalifier des faits, qualifiés dans la plainte avec constitution de partie civile d’homicide involontaire concernant un enfant mort-né, en mise en danger de la vie d’autrui ou en blessures involontaires commises sur la mère de l’enfant ».
La compréhension de cette solution n’est évidemment pas à rechercher du côté des qualifications incompatibles ; c’est la notion de faitsqui semble en être la clef. Pour cause, le défaut de requalification ne peut être reproché aux juridictions d’instruction que dans la limite des faits dont elles ont été saisies. Or, c’est précisément au périmètre de la saisine que la Cour de cassation se réfère. En l’espèce, elle considère donc que l’homicide involontaire repose sur des faits distincts de ceux aptes à fonder la mise en danger et les blessures causées à la mère de l’enfant né sans vie.
Deux déductions substantielles et alternatives, quoique très liées, peuvent être tirées de ce positionnement procédural. Cette réponse au second moyen peut d’abord être perçue comme allant dans le sens d’une autonomisation du fœtus : la plainte qui l’érige en victime n’inclut pas sa mère puisqu’il est une entité qui se distingue d’elle. Dit autrement, c’est parce que les êtres atteints diffèrent, entre l’homicide involontaire allégué et les requalifications attendues, que les faits sont distincts et que les prétentions des parties civiles doivent être rejetées : deux victimes théoriques, deux ensembles de faits.
L’assertion inverse peut ensuite être défendue. L’enfant à naitre ne se distinguant pas de sa mère (pars viscerum matris), la plainte qui n’envisage que celui-ci, en lui prêtant une autonomie qu’il n’a pas, est sans objet pertinent, en tout cas en droit pénal des personnes, et ne permet donc pas de requalifier les faits en substituant, à l’absence de victime véritable, la personne de la mère. En somme, il n’appartient pas aux juridictions d’instruction de combler la vacuité pénale des faits présentés dès lors que l’intervention d’« autrui » par le biais de la requalification outrepasserait le champ de la saisine : les faits pourvus d’une potentialité pénale sont distincts de ceux qui n’en ont pas.
Ainsi, il n’est pas aisé de soutenir avec certitude l’idée que les juges du droit se font du lien qui associe la femme enceinte à « l’être qui se développe en elle ». Toute conclusion péremptoire étant exclue, il demeure possible d’affirmer une préférence pour la seconde analyse. En effet, le défaut d’altérité du fœtus, confirmé par le premier temps de l’arrêt, semble pouvoir être rejoint par la négation de son autonomie : le fœtus n’est pas, en lui-même, un autre que l’auteur de l’infraction et on voit dès lors mal comment il pourrait en aller différemment vis-à-vis de sa mère. Il faut néanmoins concéder que l’absence de personnalité juridique n’est pas non plus incompatible avec une certaine autonomie.
Quoi qu’il en soit, si la prudence est indispensable sur ce point, force est d’admettre que l’approche de l’identité des faits retenue par la Cour de cassation est ici sévère. Les actes reprochés étaient identiques, seules les conséquences intéressant la plainte divergeaient de celles qu’impliquaient d’envisager les requalifications escomptées. La chambre de l’instruction s’était déjà engagée sur cette voie en énonçant, selon les termes de l’arrêt du 20 novembre, « que les circonstances de la mort de l’enfant dans le ventre de sa mère ne constituent ni un homicide involontaire, ni aucune autre infraction pénale ». Il ne s’agissait évidemment pas, pour les juges du fond comme du droit, d’exclure « les faits » ou « les circonstances » ayant conduit à la perte de l’enfant à naitre du joug de la répression pénale. Néanmoins, il ne saurait être attendu des magistrats en charge de l’instruction qu’ils connaissent des infractions directement dommageables à la mère lorsque seul l’enfant qu’elle portait est visé par la plainte.
En conclusion, les deux pans de l’arrêt étudié convergent en apportant chacun une solution claire dont la motivation reste incertaine : l’enfant à naitre ne satisfait pas à la condition d’altérité requise pour la constitution de l’homicide involontaire et la plainte qui ne retient que cette infraction ne permet pas une requalification des faits qui la soutiennent en mise en danger ou en blessures causées à la mère.
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