[V] La période de sept années qui s’est écoulée depuis la première publication de cet ouvrage a été assez riche en documents nouveaux, pour que nous puissions offrir au lecteur une édition largement révisée, et non une simple réimpression de notre Traité de la juridiction administrative.
Les changements les plus nombreux et les plus importants survenus, pendant cette période, dans les institutions administratives se sont produits à l’étranger; aussi la partie de cet ouvrage consacrée à la législation comparée est de celles que nous avons dû le plus remanier. Il n’en faut cependant pas conclure que l’Europe ait réalisé des progrès inconnus en France, car les réformes accomplies à l’étranger semblent le plus souvent s’inspirer des idées françaises.
Ainsi l’Italie, qui avait supprimé ses tribunaux administratifs en 1865, vient de les rétablir. Ses jurisconsultes et ses hommes d’Etat ont reconnu que cette suppression profitait ·moins aux tribunaux judiciaires qu’aux pouvoirs discrétionnaires de l’administration : – « Il ne s’agit pas, disait M. Depretis dans l’exposé des motifs des lois nouvelles, d’envahir le domaine réservé à l’autorité judiciaire, mais de donner des juges à des affaires qui actuellement n’en ont plus ».
[VI] Deux lois ont réalisé cette réforme en Italie : la loi du 31 mars 1889 qui rétablit la juridiction contentieuse du Conseil d’État, et celle du 1er mai 1890 qui organise des tribunaux administratifs de premier ressort analogues à nos conseils de préfecture.
L’Espagne, qui avait également décrété, en 1868, la suppression de ses tribunaux administratifs – mais qui les avait rétablis dès 1875,- les a réorganisés, a mieux défini leurs· attributions et leur procédure défini leurs attributions et leur procédure par la loi organique du 14 septembre 1888.
Dans l’empire d’Allemagne et dans les principaux États qui le composent,— Prusse, Bavière, Wurtemberg, Saxe, Bade, — des tribunaux administratifs fonctionnent en vertu d’une série de lois échelonnées de 1872 à 1884 et qui n’ont donné lieu, dans ces dernières années, à aucune innovation notable. Mais on doit signaler, en Prusse, l’importante loi du 3 juillet 1891 sur l’administration des communes rurales, qui supprime, dans ces communes et dans les « districts de terre indépendants », les derniers vestiges d’un régime quasi féodal.
En Angleterre, nous avons continué d’assister à la remarquable évolution qui achemine cet État vers une administration relativement centralisée. Après la longue suite de lois qui avaient déjà groupé les principaux services d’intérêt général dans des Unions placées sous la surveillance directe du pouvoir central, le législateur britannique a remis en question l’antique organisation des comtés, des bourgs et des paroisses, et les nouvelles institutions qu’il leur a données s’éloignent de plus en plus des types anciens du Self government local. Cette réforme opérée dès 1882 pour les bourgs, s’est accomplie en 1888 pour les comtés et en 1894 pour les paroisses. Toutes ces [VII] administrations sont actuellement reliées au pouvoir central, représenté par le Bureau de gouvernement local (Local government Board) qui est devenu, sous ce titre modeste, un puissant organe de centralisation, de tutelle et même de juridiction administrative.
Il n’est pas sans intérêt de rapprocher le mouvement de concentration qui se produit dans les États les plus décentralisés,— et que l’on commence à observer même en Amérique,— du mouvement inverse qui se manifeste en France et qui tend à restreindre l’action du pouvoir central sur les affaires locales. Au fond, les deux tendances ne diffèrent pas sensiblement, car elles paraissent avoir pour objectif commun l’établissement d’un régime administratif moyen, également éloigné de la concentration excessive et de l’extrême décentralisation.
Au surplus les progrès que les idées de décentralisation sont vraisemblablement appelées à réaliser en France ne pourraient que donner une nouvelle importance au rôle de la juridiction administrative. Il ne saurait être question, en effet, de décentraliser la loi, et quand son unité nécessaire n’est plus assurée par l’intervention du pouvoir central, il faut bien qu’elle le soit par les arrêts d’une juridiction. C’est ainsi que les lois du 10 août 1871 et du 5 avril 1884, en étendant le droit de décision des conseils généraux et municipaux, ont eu déjà pour conséquence de soumettre à la juridiction du Conseil d’État beaucoup d’affaires qui ne relevaient antérieurement que de l’autorité administrative supérieure.
On n’en est plus d’ailleurs à compter les nouvelles lois administratives ou fiscales qui étendent le domaine de la juridiction contentieuse. Chaque législature y contribue, [VIII] soit en créant des recours nouveaux, soit en fournissant de nouveaux aliments aux recours existants. Les lois du 18 mars 1889 sur le rengagement des sous-officiers, du 15 juillet 1889 sur le recrutement de l’armée, du 8 août 1890 sur la réforme de l’impôt foncier des propriétés bâties, du 8 juillet 1890 sur les délégués mineurs, du 29 décembre 1892 sur les occupations temporaires, et bien d’autres, nous en offrent des exemples.
L’intérêt qu’inspire aux pouvoirs publics le bon fonctionnement de la juridiction administrative s’est en outre manifesté par des lois qui tendent à améliorer les procédures, et à permettre au Conseil d’État de juger annuellement un plus grand nombre d’affaires. Ici la matière est délicate, parce que l’organisation du Conseil d’État statuant comme cour de justice administrative, la composition de sa section et de son assemblée du contentieux, les règles qui président à l’instruction et au jugement des affaires, forment un ensemble où tout se tient, et dont la bonne ordonnance a été pour beaucoup dans les mérites de cette haute juridiction. Aussi l’on n’y saurait toucher qu’avec beaucoup de circonspection et de réserve. C’est dans cet esprit qu’a été faite la loi du 26 octobre 1888 instituant une seconde section du contentieux, dite « temporaire » mais en réalité permanente, qui seconde efficacement la tâche du Conseil, sans altérer l’organisation existante. Le même esprit prudent et pratique à la fois inspirerait certainement les autres innovations que des besoins croissants pourraient rendre nécessaires.
Les conseils de préfecture ont aussi obtenu une loi importante, celle du 22 juillet 1889 qui les a dotés d’un véritable Code de procédure, et dont nous avons eu à commenter les nouvelles dispositions.
[IX] Nous n’avons pas besoin de dire que la jurisprudence, aussi bien que la législation, a été suivie pas à pas, et que les plus récents arrêts du Conseil d’État ont été recueillis dans toutes les matières que traite notre ouvrage. Parmi les plus intéressants figurent ceux qui ont mis fin à d’anciennes controverses sur la juridiction « ordinaire » du Conseil d’État, sur les attributions des ministres en matière contentieuse, ainsi que d’importantes décisions qui ont consacré de nouvelles applications du recours pour excès de pouvoir.
Ce recours, qui permet à toute partie lésée par un acte administratif illégal d’en demander l’annulation au Conseil d’État, demeure une des créations les plus caractéristiques de la jurisprudence française. Il n’existe dans aucun pays avec la même étendue, et l’on peut dire qu’il est hautement apprécié par les jurisconsultes étrangers, même dans des États que nous considérons à tort comme étant mieux dotés que notre pays, au point de vue des garanties de bonne justice offertes aux citoyens contre les décisions administratives irrégulières.
Qu’il nous soit permis de citer à ce sujet l’opinion d’un jurisconsulte américain, M. le professeur Frank Goodnow, de New-York, qui estime que le système de contrôle judiciaire des actes administratifs en vigueur aux États-Unis n’est pas aussi complet que le nôtre :
« La juridiction française, dit-il, est plus large que la juridiction administrative de nos cours, car en sus de toutes les voies de recours que nous avons, le droit français permet au particulier, dans tous les cas où un droit actuel est lésé, de faire réformer la décision par un tribunal administratif, et de se pourvoir directement à la Cour suprême (Conseil d’État) contre un acte quelconque [X] d’un agent administratif, sur le terrain de l’excès de pouvoir (Frank Goodnow, The executive and the courts; Polilical Science qualerly, 1886, p. 557 et suiv. — On trouvera les développements donnés à cette idée par M. le professeur Goodnow, ainsi que l’exposé comparatif des systèmes français et américain, dans notre chapitre consacré aux États-Unis, tome 1er, p. 117 et suivantes.). »
Nous avons également recueilli avec soin les dernières décisions du Tribunal des conflits. On sait que les arrêts de ce tribunal souverain, composé de délégués du Conseil d’État et de la Cour de cassation, tracent aux tribunaux judiciaires et administratifs les limites de leur compétence respective; son haut arbitrage, accepté avec une égale déférence par les deux juridictions, tend à établir de plus en plus une jurisprudence uniforme sur les questions de compétence. Aussi le nombre annuel moyen des conflits, qui avait été de 21 de 1870 à 1879, qui s’était élevé à 44 pendant la période quinquennale 1880-1884,est descendu à 10 pendant la période quinquennale suivante (1885-1889), et n’a plus été que de 8 pendant la dernière (1890-1894).
Il est permis d’entrevoir un jour où l’exercice du droit de conflit ne sera plus qu’un fait accidentel, grâce aux progrès de la jurisprudence et à la diffusion de ses enseignements.
Novembre 1895.
[XI]
INTRODUCTION DE LA PREMIÈRE ÉDITION
Le Droit administratif répond à deux idées : l’idée d’Administration, l’idée de Droit.
A la première, se rattache l’étude de l’Organisation administrative, c’est-à-dire des différents organes de la vie publique dans l’État, le département et la commune, des services qu’ils assurent, des ressources qui alimentent ces services.
A la seconde, se rattache l’étude du Contentieux administratif, c’est-à-dire des contestations juridiques auxquelles l’action administrative peut donner lieu, des juridictions instituées pour en connaître et pour en assurer, entre l’administration et les particuliers, l’observation des lois et des contrats.
Le contentieux administratif, qui est à la fois la partie la plus générale et la plus juridique du Droit administratif, est cependant la moins connue.
On l’approfondit peu dans les Écoles ; on n’a guère occasion de l’apprendre au Palais. Aussi voit-on souvent des magistrats et des administrateurs éclairés hésiter sur les questions les plus simples de compétence et de légalité administrative.
Si, d’autre part, on considère que l’École et le Palais sont à peu près les seuls foyers d’instruction juridique où les hommes publics puisent la connaissance du droit, on s’explique que l’œuvre législative elle-même, lorsqu’elle touche à des questions de contentieux administratif, se ressente parfois de la lacune trop réelle qu’on a laissée subsister dans l’éducation juridique de notre pays.
Pour combler cette lacune, ce ne serait pas trop des efforts réunis de ceux qui enseignent le Droit administratif et de ceux qui ont mission de l’appliquer. Des œuvres utiles et durables ont déjà été [XII] publiées, dans ce but, par des jurisconsultes éminents appartenant aux Facultés de droit, au Conseil d’État ou à son barreau. En publiant cet ouvrage, j’essaie de concourir à cette tâche et d’atténuer quelques-unes des difficultés qu’elle présente pour les personnes étrangères au fonctionnement de la juridiction administrative.
Ces difficultés tiennent principalement à la manière dont s’est formée la doctrine juridique en Droit administratif, aux différences qui existent entre ses sources, ses méthodes, et celles des autres branches du Droit.
Le Droit civil, commercial, criminel est codifié ; le Droit administratif ne l’est pas, et il est douteux qu’il puisse l’être. — Nos Codes sont des œuvres méthodiques, dans lesquelles le législateur a lui-même réuni et coordonné les préceptes de droit que le juge doit appliquer ; nos lois administratives sont des lois d’organisation et d’action, qui se préoccupent plus d’assurer la marche des services publics que de prévoir et de résoudre des difficultés juridiques.— Pour le Droit codifié, l’exégèse des textes est la méthode dominante, et la jurisprudence ne peut être qu’un auxiliaire. Pour le Droit administratif, il n’en est pas de même ; l’abondance des textes, la diversité de leurs origines, le peu d’harmonie qu’ils ont souvent entre eux, risquent d’égarer le commentateur qui voudrait leur appliquer les mêmes méthodes qu’au Droit codifié. La jurisprudence est ici une des sources essentielles de la doctrine, parce qu’elle seule peut faire la part entre les principes permanents et les dispositions contingentes, établir une hiérarchie entre les textes, remédier à leur silence, à leur obscurité, à leur insuffisance, en s’inspirant des principes généraux du Droit et de l’équité.
De là l’importance exceptionnelle que présente la jurisprudence du Conseil d’État : « C’est la source la plus abondante et la plus sûre du Droit administratif, dit M. Serrigny, à tel point que je ne crains pas d’affirmer que, sans l’existence de ce Conseil, jamais cette partie de la législation ne se serait élevée à l’état de science (Serrigny, Traité de la compétence administrative, préface, p. VI.). » Une autre jurisprudence doit être également méditée, celle du [XIII] Tribunal des conflits à qui il appartient, depuis 1872, d’assurer l’application du principe de la séparation des pouvoirs et de résoudre les difficultés de compétence qui s’élèvent entre les autorités administrative et judiciaire.
Lors donc que l’on a recueilli et commenté les règles de droit peu nombreuses, et généralement très concises, qui ne font que jalonner le vaste domaine du contentieux administratif, il faut s’y orienter à l’aide de la jurisprudence, chercher en elle les éléments des solutions juridiques, et compléter ce travail d’analyse par une synthèse qui condense et précise la doctrine.
Cette synthèse doit être faite avec prudence ; elle ne doit pas être trop hâtive dans les matières qui n’ont donné lieu qu’à des solutions partielles et isolées ; mais elle peut et elle doit être réalisée dans toutes les questions parvenues à maturité : non seulement parce qu’elle seule permet de vulgariser les doctrines, mais encore parce qu’elle contribue à en assurer la fixité, qui est une des garanties dues au justiciable.
Telle est la méthode qui nous paraît s’imposer, pour expliquer les principes du contentieux administratif et leur application aux différentes branches de l’administration. Je dis à dessein « les principes », car c’est à tort que la jurisprudence administrative est quelquefois représentée, faute d’études assez approfondies, comme un assemblage de décisions particulières dont on ne saurait dégager des doctrines générales.
Il est vrai que le Conseil d’État, à la différence de la Cour de cassation, n’a pas l’habitude d’exposer, dans ses arrêts, toutes les déductions juridiques qui motivent ses décisions ; mais ces déductions n’en existent pas moins ; elles ont été d’autant moins changeantes, même à travers la variation des régimes politiques, qu’elles se sont toujours inspirées d’un grand respect des précédents, et qu’elles ont pour base, lorsque les textes font défaut, des principes traditionnels, écrits ou non écrits, qui sont en quelque sorte inhérents à notre Droit public et administratif.
Je m’efforcerai de dégager ces principes, de montrer en quoi ils diffèrent des principes du Droit privé, pourquoi ils en diffèrent, et quelles garanties légales ils assurent aux particuliers dont les droits sont en contact avec ceux de l’administration.
[XIV] Je dois maintenant donner quelques explications sur le plan de cet ouvrage.
Il m’a semblé que les deux notions primordiales, autour desquelles peuvent le mieux se grouper les principes juridiques du droit administratif, sont la juridiction administrative et les recours contentieux.
En effet, l’une assure, les autres provoquent l’application de ces règles du droit ; tous deux les font connaître sous un double aspect. De là, la division de l’ouvrage entre ces deux grands sujets d’étude.
J’ai d’abord réuni dans un Livre préliminaire quelques aperçus qui faciliteront l’accès des parties plus techniques : ils ont pour objet le contentieux administratif en général, et le système de juridiction qui lui est appliqué en France et dans les principaux États étrangers.
La législation comparée offre ici d’utiles enseignements. Elle montre que la juridiction administrative n’est pas, comme on l’a dit quelquefois, une institution spéciale à la France, elle existe dans tous les grands États à tendances unitaires ; ceux d’entre eux qui avaient cru pouvoir y renoncer (Italie, Espagne) l’ont rétablie après des expériences décisives ; elle a pénétré même en Angleterre, par le Local government board, même aux États-Unis, par la Court of claims.
Mais, si les institutions de justice administrative ne sont point particulières à notre pays, celles qui fonctionnent en France n’en portent pas moins l’empreinte de nos traditions nationales et de notre génie propre. Elles se rattachent si étroitement à notre histoire, qu’on ne peut les bien comprendre qu’en se rendant compte de l’action successivement exercée sur elles par l’ancien régime, la Révolution, le Consulat, et par la législation moderne.
Le Livre Ier est consacré à cette étude et retrace l’histoire de la juridiction administrative en France, depuis ses origines jusqu’à l’époque actuelle.
Cette évolution historique a abouti aux institutions qui sont en vigueur aujourd’hui. Elles sont étudiées dans le Livre II, dans [XV] lequel j’expose l’organisation, les attributions et le fonctionnement des tribunaux administratifs de tout ordre : le Conseil d’État, les conseils de préfecture, les conseils du contentieux des colonies, la Cour des comptes, les conseils de révision, les conseils de l’instruction publique.
Je traite, dans ce même livre, des attributions des ministres en matière contentieuse ; j’examine les difficultés et les controverses qui se sont élevées à ce sujet, et les solutions qu’elles ont reçues.
La juridiction administrative étant ainsi connue dans son passé et dans son organisation actuelle, il faut rechercher quelles sont les limites de sa compétence au regard des deux autorités qui lui confinent: d’un côté l’autorité judiciaire, de l’autre l’autorité gouvernementale.
Les limites qui séparent le contentieux administratif du contentieux judiciaire sont étudiées dans le Livre III. Notre législation ne les a pas toujours tracées avec une égale précision. Le plus souvent, ces limites apparaissent avec le relief et la netteté que leur donne le principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs ; elles sont alors comme des frontières naturelles auxquelles nul ne peut se tromper. Mais souvent aussi, ce ne sont que des frontières conventionnelles, indiquées par des textes qui prêtent à controverse, rendues plus indécises encore par la diversité des litiges, par les proportions très variables dans lesquelles peuvent s’y combiner les éléments de la compétence administrative et de la compétence judiciaire, et quelquefois aussi, — pourquoi ne pas le reconnaître — par la subtilité des légistes et les hésitations de la jurisprudence.
Il n’y a pas, à notre avis, de matières juridiques où la subtilité soit plus nuisible et la mobilité moins permise que les questions de compétence. Les solutions qui leur sont données doivent être facilement comprises, parce qu’elles sont destinées à guider les justiciables ; elles doivent être stables, parce qu’elles tracent des règles aux tribunaux de tout ordre, et que ceux-ci seraient moins portés à les observer, si les juridictions supérieures, après avoir tracé ces règles, se laissaient trop facilement aller à les modifier.
[XVI] Cette clarté et cette stabilité ne pourraient pas être obtenues par de simples solutions d’espèces. Il faut qu’il se dégage de la jurisprudence un courant de doctrine assez puissant et assez régulier pour qu’on sente son influence dans chaque décision particulière.
C’est dans cet esprit que je me suis efforcé de traiter les questions de compétence. J’ai pensé qu’il ne suffisait pas d’étudier ces difficultés isolément, à mesure qu’elles se présentent dans les différentes matières qui peuvent donner lieu à des rivalités d’attributions entre l’administration et les tribunaux ; qu’il valait mieux chercher à grouper les questions de compétence, à les éclairer les unes par les autres, à rattacher leur solution à des principes de droit formant un corps de doctrine.
Les éléments de cette synthèse juridique sont d’abord fournis par la loi, par les règles qu’elle a posées sur la séparation des pouvoirs et sur les attributs essentiels des tribunaux et de l’administration ; ils le sont aussi par la jurisprudence du Conseil d’État et du Tribunal des conflits, acceptée aujourd’hui, sur presque tous les points, par la Cour de cassation.
Il m’a donc paru possible de rattacher les principes de compétence et leurs applications les plus importantes à un certain nombre de questions générales, où l’on trouve des règles de droit assez sûres pour faciliter la solution des difficultés secondaires. Ces questions générales ont pour objet : — les droits individuels, — la propriété, — les contrats, — la répression des actes criminels ou délictueux, —les quasi-délits, c’est-à-dire les fautes dommageables imputées aux fonctionnaires, aux ministres ou à l’État ; — enfin les matières administratives déférées à l’autorité judiciaire par des dispositions spéciales de la loi.
Il y a peu de questions de compétence, pouvant donner lieu à des conflits entre l’administration et les tribunaux, qui ne puissent trouver place dans ces divisions. Les limites du contentieux administratif doivent être également étudiées du côté du pouvoir exécutif.
Ce pouvoir ne se borne pas à administrer, il gouverne. Les actes qu’il accomplit dans l’exercice de sa haute fonction politique ne relèvent pas, en général, de la juridiction administrative, mais de [XVII] la responsabilité ministérielle et des Chambres. La loi n’a pas pris soin de tracer la ligne de démarcation, souvent délicate, qui sépare les actes d’administration des actes de gouvernement, mais elle a montré l’importance qu’elle attache à cette distinction, en permettant au Gouvernement de soustraire au Conseil d’État, même par la voie du conflit, « les affaires qui n’appartiendraient pas au contentieux administratif (Lois organiques du Conseil d’État du 3 mars 1849, art. 47, et du 24 mai 1872, art. 26.) ».
En outre, il y a des actes d’administration qui n’émanent pas du pouvoir exécutif, mais qui sont faits directement par les Chambres: par exemple la déclaration d’utilité publique des travaux les plus importants, de nombreux actes de tutelle administrative intéressant l’État, les départements et les communes, des décisions de nature très diverse prises par les Chambres, par leurs commissions ou par leur bureau. Ces actes échappent à la juridiction administrative contentieuse, — non pas à raison de leur nature intrinsèque, puisqu’ils sont de véritables actes d’administration, faits sous forme législative, — mais à raison de l’autorité dont ils émanent.
Les limites de la compétence administrative, tant à l’égard de l’autorité gouvernementale que de l’autorité parlementaire, sont étudiées dans le Livre IV.
Le domaine du contentieux administratif étant ainsi délimité, il faut l’explorer avec soin, étudier les différents recours contentieux qui mettent en mouvement la juridiction administrative, ainsi que la nature et les effets des décisions qu’ils provoquent. Quatre livres sont consacrés à cet examen. Chacun d’eux correspond à l’une des grandes divisions que j’ai cru devoir adopter, comme se prêtant à une étude méthodique du contentieux administratif, divisions qui sont les suivantes :
1° Le contentieux de pleine juridiction (Livre V). — Il comprend les litiges sur lesquels les tribunaux administratifs statuent en fait et en droit, et exercent, à l’égard de l’administration, des pouvoirs très étendus de contrôle, de réformation, de condamnation.
[XVIII] 2° Le contentieux de l’annulation (Livre VI). — Il comprend les litiges sur lesquels la juridiction administrative ne prononce qu’en droit, avec le pouvoir d’annuler, mais non de réformer les décisions attaquées.
Le plus important des recours qui se rattachent à ce contentieux est le Recours pour excès de pouvoir, tendant à l’annulation des actes administratifs contraires à la loi : précieuse garantie, dont on chercherait vainement l’équivalent dans la plupart des législations étrangères. Ce recours a été créé par la jurisprudence beaucoup plus que par les textes. Il mériterait depuis longtemps, par l’importance qu’il a prise dans la doctrine et dans la pratique, d’être l’objet d’un traité spécial ; aussi ai-je cru devoir lui consacrer des développements assez étendus.
3° Le contentieux de l’interprétation (Livre VII). — Comme son nom l’indique, il comprend les affaires où la juridiction administrative n’intervient que pour interpréter des actes administratifs obscurs ou pour apprécier leur validité. Cette intervention se produit le plus souvent au cours d’instances judiciaires ; elle résulte du renvoi de questions préjudicielles, que les tribunaux sont tenus de résumer à l’autorité administrative, lorsque des questions de son ressort se trouvent mêlées à des litiges judiciaires.
4° Le contentieux de la répression (Livre VIII). — Cette dernière division correspond aux attributions spéciales qui ont été données à la juridiction administrative, pour reconnaître, réprimer et réparer les empiétements commis sur le domaine public et les atteintes portées à sa destination légale.
Le contentieux de la répression pourrait rentrer dans le contentieux de pleine juridiction à raison des pouvoirs étendus que possède le juge administratif, mais j’ai cru devoir l’en distinguer à raison du caractère tout spécial de ces pouvoirs qui comprennent exceptionnellement le droit de réprimer les contraventions.
Tel est le plan général de cet ouvrage. J’ai essayé d’appliquer aux matières qu’il traite, surtout aux questions de compétence et à [XIX] la classification des recours contentieux, des méthodes dont il m’a été donné de faire l’expérience dans un enseignement public.
Appelé, en 1883, en vertu d’une délégation spéciale et temporaire du Ministre de l’instruction publique, M. Jules Ferry, à inaugurer un cours qui venait d’être créé à la Faculté de Droit de Paris pour introduire le Droit administratif dans les programmes du doctorat, j’ai pris pour sujet de ce cours l’objet même de cet ouvrage. J’ai pu ainsi, avant d’écrire ce livre, le soumettre aux impressions d’un auditoire studieux, au jugement des jurisconsultes qui me faisaient l’honneur de suivre mon enseignement, au contrôle de maîtres qui ont tant fait pour la science du droit, et dont il m’était donné d’être passagèrement le collaborateur.
Je serais heureux que cet ouvrage, fruit d’une pratique déjà longue, pût contribuer à vulgariser les principes du contentieux administration seulement parmi les membres de l’administration et des professions judiciaires, mais encore parmi les étudiants de nos Écoles, auxquels on doit toujours penser, parce qu’ils sont les magistrats, les administrateurs, les hommes publics de demain.