Le cas de la France
Le Président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, faisait état en 2013, des progrès considérables que la QPC a permis dans la protection des droits et des libertés. « Ainsi, en trois ans, le Conseil a rendu 102 décisions de non-conformité totale ou partielle ou de censure parmi ses 255 décisions QPC. Ce sont donc 102 dispositions législatives qui ont cessé de produire leurs effets contraires aux droits et libertés que la Constitution garantit »1.
Certes, cette nouvelle voie de droit a été conçue principalement pour les contentieux privés dans lesquels une personne physique ou morale de droit privé cherche à faire protéger un droit ou une liberté.
Mais elle intéresse aussi les personnes publiques, et au premier chef, les collectivités territoriales. Le Conseil constitutionnel a en effet admis, alors que cela n’était pas évident, qu’elles puissent faire valoir dans le cadre de la QPC leurs droits à l’encontre de l’Etat et qu’elles deviennent ainsi « actrices de la défense de leur libre administration »2 . Jusqu’à présent, elles ne disposaient d’aucune voie de recours qui leur étaient réservées. Certes, la jurisprudence du Conseil constitutionnel était fournie en matière de droit des collectivités territoriales. Mais la saisine du juge était réservée, comme on le sait, au Président de la République, au Premier ministre, au président de l’Assemblée nationale, au président du Sénat ou à soixante députés ou soixante sénateurs. Les collectivités territoriales ne pouvaient et ne peuvent d’ailleurs toujours pas saisir a priori le Conseil constitutionnel des lois non encore promulguées. Avec la QPC, elles peuvent demander, elles-mêmes, dans le cadre d’un litige, au Conseil constitutionnel l’abrogation non seulement des lois ordinaires, mais aussi des lois du pays de la Nouvelle-Calédonie, dès lors que ces dernières ont valeur législative3.
La QPC leur donne ainsi l’occasion de faire trancher par le Conseil constitutionnel de questions se rapportant à leur autonomie, à leurs droits et libertés. Les collectivités territoriales ont surtout trouvé dans la QPC un moyen de contester, devant le juge, les dispositions législatives récemment adoptées4, là où elles ont échoué politiquement au Parlement. Pour les collectivités territoriales, « la QPC est en quelque sorte le prolongement de batailles au Parlement dans lesquelles les parlementaires, défenseurs des intérêts des collectivités territoriales, n’ont pas réussi à faire valoir leur point de vue »5. Les occasions ont d’ailleurs été nombreuses, puisque l’activité législative en la matière a été très dense depuis le 1er mars 2010, date d’entrée en vigueur de la QPC6. La QPC est également un moyen pour les collectivités territoriales de « faire pression sur le Gouvernement et le Parlement afin d’obtenir (des) modification(s) de la législation applicable aux collectivités territoriales »7. C’est le cas, par exemple, en matière de compensation financière des transferts de compétences. La QPC s’inscrit ainsi plus généralement dans le cadre de la juridictionnalisation des relations entre l’Etat et les collectivités territoriales.
Certaines décisions QPC intéressent indirectement les collectivités territoriales en ce qu’elles ont pour objet la protection de droits reconnus aux élus locaux, aux fonctionnaires territoriaux ou encore aux administrés. Ainsi, l’égalité devant le suffrage a pu justifier une déclaration de non-conformité de dispositions relatives à la répartition des sièges de conseillers communautaires entre les communes membres d’une communauté de communes ou d’agglomération, ces dispositions méconnaissant le principe de proportionnalité entre la répartition des sièges et la population de chaque collectivité8. Le Conseil a également jugé contraires à l’égale admissibilité aux emplois publics des dispositions législatives prévoyant l’incompatibilité absolue entre les fonctions de militaire de carrière et l’exercice du mandat de conseiller municipal9. Mais, ces décisions, se rapportant aux seuls droits des élus ou des administrés10, ne permettent pas d’analyser les effets de la QPC sur l’autonomie locale et doivent, pour cette raison, être écartées de cette étude.
Il en va différemment des décisions portant sur des droits et libertés des collectivités territoriales. Certains de ces droits sont semblables à ceux d’une personne physique, car ils constituent le prolongement de la personnalité juridique. C’est le cas du droit de propriété, de la liberté contractuelle ou encore du droit d’agir en justice11.
D’autres droits ou libertés, au premier rang desquelles se trouve la libre administration des collectivités territoriales, sont spécifiques aux collectivités locales. Or la libre administration des collectivités territoriales a été rangée par le Conseil constitutionnel au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit et qui sont susceptibles d’être invoqués dans le cadre d’une QPC12. Cette qualification ne relevait pas de l’évidence, dans la mesure où ce principe aurait pu tout autant être assimilé à un simple principe d’organisation de l’Etat. Le Conseil constitutionnel rejoint sur ce point le Conseil d’Etat qui avait, avant que la procédure de question prioritaire de constitutionnalité ne soit créée, consacré la libre administration comme une liberté fondamentale dans le cadre de la procédure de référé liberté prévue à l’article L. 521-2 du Code de justice administrative13.
S’inscrivant dans le cadre d’un Etat unitaire décentralisé, la libre administration ne peut « prendre appui sur la notion de sujet de droit, à la fois détenteur et producteur de droits. […] Les collectivités territoriales n’ont d’existence que parce que l’Etat les englobe, les produit et se reproduit en elles »14. « Si la personne humaine choisit elle-même son comportement personnel, la collectivité locale n’est dotée que de diverses attributions. En matière de collectivité locale, l’adage traditionnel ne s’applique pas : la liberté n’est pas la règle. L’interdiction est loin d’être exceptionnelle »15. Dès lors, la libre administration des collectivités territoriales et les principes qui s’y rattachent sont perçus, avant tout, comme des garanties défensives des attributions qui leur sont octroyés par l’Etat et qu’il convient de protéger.
L’autonomie des collectivités territoriales métropolitaines, qui trouve sa traduction notamment dans le principe de libre administration, liberté administrative, et non politique, ne signifie donc pas qu’elles bénéficient d’un droit d’auto-administration mais plutôt qu’elles ont une certaine marge d’action administrative définie initialement par la loi et devant être protégée contre toute immixtion de cette même loi. La libre administration ne signifie donc pas en France libre gouvernement, pas plus qu’elle n’implique la reconnaissance d’une autonomie locale au sens du droit espagnol ou italien.
Si la QPC a soulevé, après la réforme, de nombreux espoirs en termes de progression de l’autonomie locale, telle qu’elle vient d’être définie, elle s’avère, au terme des neuf années écoulées, assez décevante. La QPC a certes investi le champ du droit des collectivités territoriales, mais de manière assez limitée (1). En outre, la QPC n’a pas eu pour effet de renforcer davantage les droits et libertés des collectivités territoriales (2).
De manière générale, le nombre de décisions QPC rendues par le Conseil constitutionnel est, en définitive, assez faible. Depuis 2010 à 2018, on dénombre, sauf erreur, 44 décisions QPC portant sur le droit des collectivités territoriales et 36 décisions DC. L’introduction de la QPC n’a donc pas fait disparaitre les décisions DC en droit des collectivités territoriales. Ce constat s’explique sans doute par l’importance, on l’a vu, de la législation portant sur les collectivités territoriales. Le nombre des décisions DC est en effet très étroitement dépendant du nombre de lois adoptées dans ce domaine.
En 2010 : 4 décisions QPC et 3 décisions DC
En 2011 : 8 décisions QPC et 3 décisions DC
En 2012 : 4 décisions QPC et 1 décision DC
En 2013 : 12 décisions QPC et 6 décisions DC
En 2014 : 4 décisions QPC et 5 décisions DC
En 2015 : 0 décision QPC et 6 décisions DC
En 2016 : 6 décisions QPC et 5 décisions DC
En 2017 : 3 décisions QPC et 5 décisions DC
En 2018 : 1 décision QPC et 2 décisions DC
Il ressort aussi de l’analyse des dispositions législatives ayant fait l’objet de QPC que la plupart sont des dispositions récentes. Très peu datent d’avant 2000. Surtout, la QPC est l’occasion de contester des dispositions de lois qui ont fait l’objet de décisions DC : c’est le cas, par exemple, de la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales ou encore de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République. La QPC est ainsi un moyen de contester après coup des dispositions législatives que l’on n’avait pas perçues initialement comme susceptibles d’être contraires à la libre administration ou à des principes s’y rattachant.
Peu nombreuses, ces décisions ont surtout abouti à un nombre limité de déclarations d’inconstitutionnalité des dispositions législatives contestées. Cinq décisions, portant sur les droits et libertés propres aux collectivités territoriales, seulement ont, en effet, déclaré des dispositions législatives contraires à la Constitution16.
Il ressort de l’analyse des décisions rendues depuis 2010 que l’ensemble des dispositions de la Constitution relatives aux collectivités territoriales ne sont pas concernées par la QPC.
Tout d’abord, le respect des articles de la Constitution consacrés aux collectivités territoriales d’outre-mer est assuré devant le Conseil constitutionnel par une autre voie que la QPC. Sur le fondement du 9ème alinéa de l’article 74 de la Constitution, applicable aux collectivités d’outre-mer dotées de l’autonomie, le Conseil constitutionnel est, en effet, compétent pour constater qu’une loi est intervenue dans le domaine de compétence de la Polynésie française, de Saint-Barthélemy ou de Saint-Martin, permettant alors à ces dernières de la modifier ou de l’abroger (décision LOM).
Certaines dispositions de la Constitution intéressant le droit des collectivités territoriales ont en outre été exclues du champ de la QPC, dès lors qu’elles ne consacraient pas un droit ou une liberté au sens de l’article 61-1 de la Constitution. Ainsi, il a été jugé que l’article 75-1 de la Constitution, qui dispose que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France », n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit. Sa méconnaissance ne peut donc être invoquée à l’appui d’une question prioritaire de constitutionnalité sur le fondement de l’article 61-1 de la Constitution17. Il en va de même de l’habilitation donnée au législateur, sur le fondement de la dernière phrase du troisième alinéa de l’article 72-1 de la Constitution, de prévoir les conditions dans lesquelles la modification des limites d’une collectivité territoriale peut donner lieu à la consultation des électeurs18. Le respect du principe de péréquation, inscrit au dernier alinéa de l’article 72-2 de la Constitution19, et du principe de subsidiarité, énoncé à l’article 72, alinéa 220, ne peut être davantage contrôlé a posteriori par le Conseil constitutionnel.
Est, en revanche, invocable, dans le cadre d’une QPC, le principe de la libre administration des collectivités territoriales21, qui a, en réalité, une portée large. L’invocabilité de ce « principe gigogne » se transmet, en effet, à d’autres principes constitutionnels, notamment les principes financiers énoncés à l’article 72-2 de la Constitution, plus précisément, le principe de compensation financière des transferts de compétence de l’Etat vers les collectivités territoriales (alinéa 4), le droit de disposer librement de leurs ressources (alinéa 1)22, ou plus généralement l’autonomie financière qui implique un niveau suffisant de ressources propres au sein des ressources globales de chaque catégorie de collectivités territoriales (alinéa 3)23. Le principe de libre administration est aussi associé au principe de non-tutelle entre collectivités territoriales (article 72, alinéa 5)24.
Il reste toutefois que les cas dans lesquels le Conseil constitutionnel peut être saisi restent limités.
II. Un bilan décevant d’un point de vue qualitatif
La jurisprudence QPC du Conseil constitutionnel s’avère peu favorable aux droits et libertés des collectivités territoriales. Elle ne diffère pas sur ce point de celle résultant de son contrôle a priori. Il arrive, d’ailleurs, au Conseil constitutionnel de viser dans certaines de ses décisions QPC des décisions DC. Tel est le cas, par exemple, de la décision n° 2016-565 QPC du 16 septembre 2016, Assemblée des départements de France, qui mentionne, dans ses visas, la décision n° 2010-618 DC du 9 décembre 2010, à propos de la suppression de la clause générale de compétence des départements. Deux contentieux particuliers, sur lesquels portent le plus grand nombre des décisions QPC, illustrent cette sévérité du Conseil constitutionnel et montrent combien l’introduction de la QPC n’a pas été, comme on pouvait l’espérer, porteuse de progrès en matière d’autonomie locale. Tout d’abord, le Conseil constitutionnel a réduit, pour une large part, la libre administration à une liberté formelle, procédurale (1). La protection du principe de compensation financière des transferts de compétences de l’Etat vers les collectivités territoriales, corolaire du principe de l’autonomie financière, apparait également bien illusoire (2).
Les décisions QPC ont donné l’occasion au Conseil constitutionnel de rappeler, sans innover, certaines manifestations du principe de libre administration des collectivités territoriales.
Ce principe implique, par exemple, que les autorités territoriales ont la faculté de recruter librement leurs collaborateurs et qu’elles peuvent mettre fin à leurs fonctions dans les conditions prévues par la loi25. La libre administration implique ici la liberté de gestion, notamment en termes de personnels, de moyens humains (décision n°83-168 DC du 20 janvier 1984 DC du 20 janvier 1984).
Le principe de libre administration a justifié également que soient déclarées inconstitutionnelles des dispositions législatives qui autorisaient le Haut-commissaire de la République à déclarer, à toute époque, nuls de droit les arrêtés des maires des communes de Polynésie française. « Par la généralité des pouvoirs de contrôle conférés au représentant de l’État sur les actes du maire quelles que soient leur nature et leur portée, ces dispositions priv(aient) de garanties suffisantes l’exercice de la libre administration des communes de la Polynésie française »26.
Mais, la majorité des décisions QPC rappelle surtout les limites opposables à la libre administration. Certaines résultent du principe d’invisibilité de la République. Ce principe implique notamment un contrôle effectif de l’Etat sur les collectivités territoriales. A ce titre, le Conseil constitutionnel a précisé, conformément à sa jurisprudence traditionnelle27, les conditions d’exercice du pouvoir de substitution du préfet28. L’institution par la loi de sanctions prononcées par l’Etat et réprimant les manquements des maires aux obligations qui s’attachent à leurs fonctions ne méconnait pas non plus le principe de libre administration des collectivités territoriales29.
La seconde limite se rapporte aux compétences des collectivités territoriales, ne pouvant s’exercer que dans le cadre et les limites prévus par la loi. Le Conseil constitutionnel a ainsi rappelé que la libre administration n’implique pas une liberté d’organisation, celle-ci relevant de la compétence du législateur30. De même, le principe de libre administration n’affranchit pas les collectivités territoriales du respect des normes édictées par l’Etat31. Enfin, l’exigence constitutionnelle du maintien « d’attributions effectives » au profit des organes délibérants des collectivités territoriales (article 72, alinéa 1 C) n’implique pas le maintien de la clause générale de compétence à leur profit32. La suppression de cette clause ne prive pas les conseils départementaux d’attributions effectives et ne peut donc constituer par là même une violation de la libre administration. Cette décision emporte ainsi comme conséquence qu’aucune des compétences attribuées par la loi aux collectivités territoriales ne saurait être regardée, du point de vue de la Constitution, comme intangible.
Mais ce sont les QPC rendues en matière d’intercommunalité qui ont limité le plus fortement la portée du principe de libre administration des collectivités territoriales.
Certes, l’intercommunalité ne porte pas atteinte, en elle-même, à la libre administration. « Ni le principe de libre administration des collectivités territoriales, ni le principe selon lequel aucune collectivité territoriale ne peut exercer de tutelle sur une autre, ne font obstacle, en eux-mêmes, à ce que le législateur organise les conditions dans lesquelles les communes peuvent ou doivent exercer en commun certaines de leurs compétences dans le cadre de groupements »33.
Mais il aurait pu en aller différemment de l’intercommunalité forcée, des procédés de contrainte institués par la loi qui contraignent les communes à se regrouper. Il faut en effet rappeler qu’une commune intégrant contre sa volonté un EPCI doit transférer de plein droit ses compétences à celui-ci. Elle se trouve ainsi privée de l’attribution et de l’exercice de ses compétences. Si le Conseil constitutionnel a admis que les pouvoirs exorbitants du préfet contraignant une commune à intégrer un EPCI-FP affectaient sa libre administration, il a toutefois « neutralisé »34 cette atteinte, dans toutes les décisions QPC, en se fondant sur des réserves d’intérêt général35, sur le bien-fondé desquelles il n’exerce toutefois aucun contrôle. Relevant d’un simple « contrôle minimum »36, la libre administration n’implique pas la préservation d’une capacité de décision des collectivités territoriales. Il suffit que la loi justifie poursuive un but d’intérêt général qu’elle s’est elle-même fixé. Or ce but d’intérêt général qui consiste dans la rationalisation de la carte intercommunale, l’achèvement et la rationalisation de la carte intercommunale, le renforcement de l’intercommunalité à fiscalité propre n’a aucun fondement dans le texte de la Constitution. Le Conseil constitutionnel opère ainsi « un certain renversement de la hiérarchie des normes. Les dispositions législatives paraissent prévaloir sur la substance même de la norme constitutionnelle » ((C. Regourd, « Libre administration et intercommunalité », AJDA 2018, p. 2327.)). Le but d’intérêt général mentionné dans la loi prévaut sur la libre administration pourtant protégée par la Constitution.
En définitive, le principe de libre administration n’emporte pour le législateur que l’obligation de respecter, en contrepartie, certaines garanties procédurales, qui ont été renforcées et dont la méconnaissance est sanctionnée par le Conseil constitutionnel37. Ces garanties consistent notamment dans la consultation des communes intéressées et la saisine de la commission départementale de coopération intercommunale en cas de désaccord des communes avec le projet de rattachement. Ces garanties procédurales ne changent rien au fait que les communes perdent, dans ces cas, leur pouvoir de décision.
La jurisprudence du Conseil constitutionnel résultant des décisions QPC confirme également la portée limitée du principe de compensation financière des transferts de compétences. Bien qu’inscrit dans la Constitution, ce principe, très étroitement lié à celui de la libre administration des collectivités territoriales, peine, encore aujourd’hui, à « produire des effets utiles »38. Limité dans son champ d’application, le régime de la compensation financière est en outre plus ou moins protecteur selon que le législateur procède à des transferts ou à des créations ou extensions de compétences.
Le juge constitutionnel a tout d’abord précisé que les coûts mis à la charge des collectivités par l’Etat39 doivent résulter précisément du transfert, de la création ou de l’extension d’une compétence pour qu’ils puissent donner lieu à compensation financière.
La qualification de l’objet des dispositions législatives apparait donc centrale. S’il est possible d’identifier sans trop de difficultés les créations de compétences (non encore exercées ni par les collectivités, ni par l’Etat) et les transferts de compétences (de l’Etat vers les collectivités territoriales), la question de savoir si la loi procède à « une extension de compétence », au sens de l’article 72-2 de la Constitution, s’avère en revanche beaucoup plus délicate40 tant la jurisprudence constitutionnelle (QPC et DC) est sévère et difficile à systématiser. Ainsi, le Conseil constitutionnel a admis, par exemple, que la réforme de la protection de l’enfance opérée par la loi du 5 mars 2007 ne constituait pas une extension de compétence, mais une modification « des conditions d’exercice de la compétence » des départements, bien que cette réforme ait eu pour effet d’étendre la protection maternelle et infantile à l’ensemble des mineurs en danger41.
En outre, tous les transferts, créations ou extensions de compétences ne relèvent pas pour autant de l’article 72-2 de la Constitution. Ainsi, le Conseil constitutionnel a précisé que les compétences exercées au nom et pour le compte de l’Etat ne peuvent bénéficier du principe de compensation financière42. Les transferts, créations ou extensions de compétences facultatives n’ont pas non plus à être compensés financièrement43.
La rigueur avec laquelle le juge constitutionnel définit le champ d’application de l’article 72-2 de la Constitution se retrouve aussi dans le contrôle qu’il exerce sur les exigences de la compensation. Celles-ci diffèrent selon que le législateur procède à un transfert de compétences ou à la création ou l’extension de certaines compétences. Le régime des créations ou extensions de compétences s’avère peu protecteur. L’article 72-2 n’impose en effet au législateur « qu’un accompagnement des ressources nécessaires déterminées par la loi » créant ou étendant les compétences des collectivités territoriales. Le législateur n’est donc pas contraint de compenser intégralement les créations ou extensions de compétences. Il dispose d’un large pouvoir d’appréciation sur lequel le Conseil constitutionnel n’exerce qu’un contrôle limité. Ce n’est que si cet accompagnement dénaturait la libre administration qu’il pourrait être jugé contraire à l’article 72-244. Le Conseil constitutionnel a ainsi pu rappeler, dans des décisions QPC, qu’« il appartient au pouvoir réglementaire de fixer ce pourcentage à un niveau qui permette compte tenu de l’ensemble des ressources des départements que le principe de libre administration des collectivités ne soit pas dénaturé »45. Il se contente donc de vérifier que le niveau de ressources est suffisant, ce qu’il n’a jusqu’à présent jamais admis.
Le principe de compensation financière, bien qu’inscrit dans la Constitution et entouré de garanties légales et juridictionnelles, ne fait donc pas obstacle à ce que le législateur impose des charges financières aux collectivités territoriales sans être tenu de les compenser financièrement.
***
En définitive, la QPC n’a pas renouvelé le droit des collectivités territoriales. Elle illustre, au contraire, une jurisprudence prudente du Conseil constitutionnel, aboutissant à réduire très fortement la force normative des droits fondamentaux des collectivités, et plus précisément leur libre administration. Plus généralement, elle témoigne de la manière dont la décentralisation est conçue en France, à savoir une décentralisation particulièrement limitée et soumise le plus souvent au bon vouloir de l’Etat.
Bibliographie : G. Drago, « Question prioritaire de constitutionnalité et droit des collectivités territoriales : premier bilan », JCP A 2011, n° 2211 ; M. Verpeaux, « L’émergence d’un droit : à propos de quelques décisions QPC récentes intéressant l’intercommunalité », JCP A 2014, n° 40, p. 26 ; F. Sempé, « Question prioritaire de constitutionnalité et intercommunalité », Mélanges en l’honneur de Pierre Bon, Dalloz 2014, p. 589 ; J. Martin, Chronique annuelle de droit constitutionnel local, BJCL 2016, n° 1, p. 2 ; BJCL 2017, p. 174 ; BJCL 2018, n° 1, p. 87 ; P. de Montalivet, « QPC et droit des collectivités territoriales », AJDA 2016, p. 586 ; A. Roux, « Le principe de libre administration dans la jurisprudence constitutionnelle : développements récents », BJCL 2017, n° 5, p. 341 ; J. Domenach, « Autonomie des collectivités et QPC : une portée très relative des principes de libre administration et d’autonomie financière », RLCT 2011. 48 ; A. Treppoz-Bruant, « Libre administration des collectivités territoriales et QPC : entre espoir et amertume », Dr. adm. 2012, n° 12 ; M. Verpeaux, « Libre administration des collectivités territoriales et QPC », in X. Magnon, X. Bioy, W. Mastor, S. Mouton [dir.], Le réflexe constitutionnel. Question sur la question prioritaire de constitutionnalité, Bruylant, 2013, p. 83-84 ; M. Douence, « Où en est la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le principe de la libre administration des collectivités territoriales ? », Mélanges en l’honneur du professeur Gérard Marcou, 2017, IRJS Editions ; Dossier AJDA 2016, n° 11, « Contentieux des collectivités territoriales » ; le dossier intitulé « Les litiges entre personnes publiques », Dr. Adm. 2017, n° 8-9 ; O. Maetz, Les droits fondamentaux des personnes publiques, sous la direction de G. Eckert et O. Jouanjan, Editions Fondation Varenne, coll. Thèses, 2011 ; J.-H. Stahl, « Le principe de libre administration a-t-il une portée normative ? », Nouv. Cah. Cons. const. 2014, n° 42, p. 36 ; P. Combeau, « Intercommunalités, communes nouvelles et libre administration », AJDA 2017, p. 350 ; A. Roux, « Le principe de libre administration dans la jurisprudence constitutionnelle : développements récents », BJCL 2017, p. 343 ; C. Regourd, « Libre administration et intercommunalité », AJDA 2018, p. 2327 ; Chron. S. Roussel et C. Nicolas, « Collectivités territoriales : les faux-semblants des compensations », AJDA 2018, p. 845
En définitive, la QPC n’a pas renouvelé le droit des collectivités territoriales. Elle illustre, au contraire, une jurisprudence prudente du Conseil constitutionnel, aboutissant à réduire très fortement la force normative des droits fondamentaux des collectivités, et plus précisément leur libre administration. Plus généralement, elle témoigne de la manière dont la décentralisation est conçue en France, à savoir une décentralisation particulièrement limitée et soumise le plus souvent au bon vouloir de l’Etat. Bibliographie : G. Drago, « Question prioritaire de constitutionnalité et droit des collectivités territoriales : premier bilan », JCP A 2011, n° 2211 ; M. Verpeaux, « L’émergence d’un droit : à propos de quelques décisions QPC récentes intéressant l’intercommunalité », JCP A 2014, n° 40, p. 26 ; F. Sempé, « Question prioritaire de constitutionnalité et intercommunalité », Mélanges en l’honneur de Pierre Bon, Dalloz 2014, p. 589 ; J. Martin, Chronique annuelle de droit constitutionnel local, BJCL 2016, n° 1, p. 2 ; BJCL 2017, p. 174 ; BJCL 2018, n° 1, p. 87 ; P. de Montalivet, « QPC et droit des collectivités territoriales », AJDA 2016, p. 586 ; A. Roux, « Le principe de libre administration dans la jurisprudence constitutionnelle : développements récents », BJCL 2017, n° 5, p. 341 ; J. Domenach, « Autonomie des collectivités et QPC : une portée très relative des principes de libre administration et d’autonomie financière », RLCT 2011. 48 ; A. Treppoz-Bruant, « Libre administration des collectivités territoriales et QPC : entre espoir et amertume », Dr. adm. 2012, n° 12 ; M. Verpeaux, « Libre administration des collectivités territoriales et QPC », in X. Magnon, X. Bioy, W. Mastor, S. Mouton [dir.], Le réflexe constitutionnel. Question sur la question prioritaire de constitutionnalité, Bruylant, 2013, p. 83-84 ; M. Douence, « Où en est la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le principe de la libre administration des collectivités territoriales ? », Mélanges en l’honneur du professeur Gérard Marcou, 2017, IRJS Editions ; Dossier AJDA 2016, n° 11, « Contentieux des collectivités territoriales » ; le dossier intitulé « Les litiges entre personnes publiques », Dr. Adm. 2017, n° 8-9 ; O. Maetz, Les droits fondamentaux des personnes publiques, sous la direction de G. Eckert et O. Jouanjan, Editions Fondation Varenne, coll. Thèses, 2011 ; J.-H. Stahl, « Le principe de libre administration a-t-il une portée normative ? », Nouv. Cah. Cons. const. 2014, n° 42, p. 36 ; P. Combeau, « Intercommunalités, communes nouvelles et libre administration », AJDA 2017, p. 350 ; A. Roux, « Le principe de libre administration dans la jurisprudence constitutionnelle : développements récents », BJCL 2017, p. 343 ; C. Regourd, « Libre administration et intercommunalité », AJDA 2018, p. 2327 ; Chron. S. Roussel et C. Nicolas, « Collectivités territoriales : les faux-semblants des compensations », AJDA 2018, p. 845
- www.conseil-constitutionnel.fr/les-membres/la-qpc-une-question-pour-la-democratie. [↩]
- M. Douence, « Où en est la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur le principe de la libre administration des collectivités territoriales ? », Mélanges en l’honneur du professeur Gérard Marcou, 2017, IRJS Editions. [↩]
- Dès lors qu’une disposition d’une loi du pays de la Nouvelle-Calédonie n’a pas fait l’objet d’une décision du Conseil d’État constatant qu’elle serait intervenue en dehors des matières énumérées par l’article 99, elle constitue une disposition pouvant faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité (par exemple, décision n° 2013-308 QPC du 26 avril 2013, Association « Ensemble pour la planète » ; décision n° 2012-258 QPC du 22 juin 2012, Établissements Bargibant S.A). [↩]
- Sauf un cas notable, la décision n° 2017-633 QPC du 2 juin 2017, Collectivité territoriale de Guyane. [↩]
- G. Drago, « Question prioritaire de constitutionnalité et droit des collectivités territoriales : premier bilan », JCP A 2011, n° 2211. [↩]
- Pour les principaux textes, en dehors de la loi du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales, la loi du 17 mai 2013 relative à l’élection des conseillers départementaux, municipaux et communautaires ; la loi du 27 janvier 2014 dite MAPTAM, les lois du 14 février 2014 interdisant le cumul des fonctions exécutives locales avec le mandat de député, la loi du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, la loi du 7 août 2015 dite loi NOTRe, loi du 28 février 2017 relative au statut de Paris et à l’aménagement métropolitain. [↩]
- G. Drago, art. préc. [↩]
- Décision n° 2014-405 QPC du 20 juin 2014, Commune de Salbris. [↩]
- Décision n° 2014-432 QPC du 28 novembre 2014, M. Dominique de L. [↩]
- Par exemple, décision n° 2012-290/291 QPC du 25 janvier 2013, Société Distrivit et autre ; décision n° 2013-301 QPC du 5 avril 2013, Mme Annick D. ; décision n° 2013-313 QPC du 22 mai 2013, Chambre de commerce et d’industrie de région des îles de Guadeloupe et autres ; décision n° 2017-641 QPC du 30 juin 2017, Société Horizon OI et autre ; Décision n° 2016-544 QPC du 3 juin 2016, M. Mohamadi C. [↩]
- Décision n° 2013-350 QPC du 25 octobre 2013, Commune du Pré-Saint-Gervais. [↩]
- Décision n° 2010-12 QPC du 2 juillet 2010, Commune de Dunkerque. [↩]
- CE 18 janvier 2001, Commune de Venelles, n° 229247. [↩]
- M. Doat, « Les libertés fondamentales sont-elles des libertés comme les autres ? », BJCL 2017, p. 336. [↩]
- M. Doat, art. préc. [↩]
- QPC n° 2010-107 du 17 mars 2011, Syndicat mixte chargé de la gestion du contrat urbain de cohésion sociale de l’agglomération de Papeete, déclarant inconstitutionnel les trois premiers alinéas du ; QPC n° 2011-146 du 8 juillet 2011, Département des Landes ; QPC 2013 -323 du 14 juin 2013, Communauté de communes Monts d’Or Azergues ; QPC n° 2014-391 du 25 avril 2014, Commune de Thonon les Bains ; QPC n° 2016-588 du 21 octobre 2016, Communauté de communes du Lac d’Annecy et autres. [↩]
- Décision n° 2011-130 QPC, 20 mai 2011, Mme Cécile L. et autres. [↩]
- Décision n° 2010-12 QPC, 2 juillet 2010, Commune de Dunkerque. [↩]
- Décision n° 2010-29/37 QPC, 22 septembre 2010, Commune de Besançon et autres. [↩]
- Décision n° 2013-304 QPC, 26 avril 2013, Commune de Maing. [↩]
- Décision n° 2010-12 QPC du 2 juillet 2010, Commune de Dunkerque. [↩]
- Par exemple, décision n° 2013-323 QPC du 14 juin 2013, Communauté de communes Monts d’Or Azergues. Pour une censure, décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l’égalité et à la citoyenneté, cons. 64. [↩]
- Par exemple, décision n° 2013-305-306 QPC du 19 avril 2013, Commune de Tourville-la-Rivière ; décision n° 2014-386 QPC du 28 mars 2014, Collectivité territoriale de Saint-Barthélemy ; décision n° 2013-355 QPC du 22 novembre 2013, Communauté de communes du Val de Sèvre. [↩]
- Par exemple, décision n° 2016-597 QPC du 25 novembre 2016, Commune de Coti-Chiavari ; décision n° 2016-549 QPC du 1 juillet 2016, Collectivité territoriale de Saint-Martin ; décision n° 2016-589 QPC du 21 octobre 2016, Association des maires de Guyane et autres. [↩]
- Décision n° 2014-392 QPC du 25 avril 2014, Province Sud de Nouvelle-Calédonie ; décision n° 2018-727 QPC du 13 juillet 2018. [↩]
- Décision n° 2010-107 QPC du 17 mars 2011, Syndicat mixte chargé de la gestion du contrat urbain de cohésion sociale de l’agglomération de Papeete. [↩]
- Par exemple, décision n° 82-149DC du 28 décembre 1982 ; décision n° 87-241 DC du 19 janvier 1988 ; décision n° 2007-552 DC du 6 décembre 2007. [↩]
- Décision n° 2013-309 QPC du 26 avril 2013, SARL SCMC. [↩]
- Décision n° 2011-210 QPC du 13 janvier 2012, M. Ahmed S.. [↩]
- Solution implicite tirée de la décision n° 2010-12 QPC du 12 juillet 2010, Commune de Dunkerque. [↩]
- Décision n° 2014-411 QPC du 9 septembre 2014, Commune de Tarascon. [↩]
- Décision n° 2016-565 QPC du 16 septembre 2016, Assemblée des départements de France. [↩]
- Décision n° 2013-304 QPC 26 avril 2013, Commune de Maing. [↩]
- P. Combeau, art. préc. [↩]
- Cette réserve d’intérêt général a été introduite dans la décision du 8 juillet 2011, n° 2011-146 QPC. Pour les décisions postérieures, décision n° 2013-304 QPC 26 avril 2013, Commune de Maing ; décision n° 2013-303 QPC du 26 avril 2013, Commune de Puyravault ; décision n° 2013-315 QPC du 26 avril 2013, Commune de Couvrot ; décision n° 2014-391 QPC du 25 avril 2014, Cne de Thonon les Bains ; décision n° 2016-588 QPC du 21 octobre 2016, Communauté de communes des sources du lac d’Annecy et autres. [↩]
- A. Roux, « Le principe de libre administration dans la jurisprudence constitutionnelle : développements récents », BJCL 2017, p. 343 [↩]
- Décision n° 2014-391 QPC du 25 avril 2014, Commune de Thonon les bains ; décision n° 2016-588 QPC du 21 octobre 2016, communauté de communes des sources du lac d’Annecy et autres. [↩]
- Chron. S. Roussel et C. Nicolas, « Collectivités territoriales : les faux-semblants des compensations », AJDA 2018, p. 845. [↩]
- Le Conseil constitutionnel a jugé dans sa décision n° 2016-549 QPC du 1er juillet 2016, Collectivité de Saint-Martin qu’il n’y a pas d’obligation constitutionnelle de garantir une compensation intégrale des charges résultant d’un transfert de compétences entre collectivités territoriales. [↩]
- Par exemple, décision n° 2011-144 QPC du 30 juin 2011. [↩]
- Décision n° 2010-109 QPC du 25 mars 2011 ; décision n° 2010-56 QPC du 18 octobre 2010, Département du Val-de-Marne. [↩]
- Décision n° 2010-29/37 QPC du 22 septembre 2010, Communes de Besançon et de Marmande. [↩]
- Décision n° 2003-480 DC du 31 juillet 2003, Loi relative à l’archéologie préventive, cons. 17 ; décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017. [↩]
- Décision n° 2008-569 DC du 7 août 2008, Loi instituant un droit d’accueil pour les élèves des écoles maternelles et élémentaires pendant le temps scolaire. [↩]
- Décision n° 2011-143 QPC du 30 juin 2011, Départements de la Seine-Saint-Denis et de l’Hérault ; décision n° 2011-144 QPC, Départements de l’Hérault et des Côtes-d’Armor ; décision n° 2011-142-145 QPC, Départements de la Seine-Saint-Denis et autres. [↩]