En matière d’organisation territoriale, le cas de l’Espagne semble être relativement bien connu. Souvent situé entre le modèle fédéral et le modèle unitaire, « l’Etat autonomique » espagnol ne serait ni vraiment l’un ni vraiment l’autre mais un peu des deux à la fois, et constituerait alors (en compagnie de l’Italie) un modèle d’organisation territoriale à part entière.
Cette organisation repose en principe sur une forte autonomie locale tout en restant sur le papier un Etat unitaire (article 2 de la Constitution espagnole). D’après la Constitution, cette autonomie est reconnue aux Communautés Autonomes ainsi qu’aux Provinces et aux Communes, qui constituent les trois niveaux de décentralisation (articles 2 et 137 de la Constitution espagnole). Mais, en réalité, la Constitution espagnole de 1978 est peu diserte sur sa propre organisation territoriale.
Cette absence de précision, de grand dessein prédéfini, a permis alors de construire avec une relative liberté ce que l’on devait entendre par « autonomie locale » en Espagne.
La conception espagnole de l’autonomie locale s’est construite au fil du temps, au gré des confrontations entre d’une part les volontés et les desiderata des communautés autonomes, et d’autre part les concessions ou fins de non-recevoir du Gouvernement central espagnol. Le Congrès espagnol, et en particulier la seconde chambre (à savoir le Sénat espagnol qui représente, tout comme en France, les collectivités territoriales), a selon les périodes et les contextes politiques relayé soit les positions des communautés autonomes, soit celles du Gouvernement. Mais si cette autonomie locale a une importante dimension politique, elle a aussi pris rapidement une dimension juridique extrêmement forte à un point tel qu’aujourd’hui le droit semble l’avoir emporté sur le politique dans ce domaine.
En effet, en l’absence d’indications constitutionnelles précises sur l’organisation territoriale, le Tribunal constitutionnel espagnol s’est vu confier les tâches tant d’arbitrer entre les collectivités territoriales et le Gouvernement central espagnol que d’indiquer les contours de cette autonomie locale. A cette fin, plusieurs voies d’accès au Tribunal constitutionnel ont été instaurées, permettant ainsi aux collectivités espagnoles de disposer de moyens juridiques pour protéger leurs compétences.
Le recours le plus proche de la QPC française est la question d’inconstitutionnalité. Elle permet, lors d’un procès, de transmettre au Tribunal constitutionnel une question sur la conformité d’une loi à la Constitution. Il peut s’agir aussi bien d’une loi du Parlement espagnol que d’une des assemblées des communautés autonomes. Alors que cette procédure pourrait permettre un contrôle des lois empiétant sur les compétences locales, il ne s’agit pas de la voie de recours la plus utilisée par les collectivités territoriales espagnoles pour protéger leur autonomie car la transmission de la question est laissée à l’appréciation du juge a quo. N’ayant pas la main directe sur la question d’inconstitutionnalité, elles préfèrent utiliser le recours d’inconstitutionnalité. Lui aussi est un recours a posteriori et permet de contrôler la constitutionnalité d’un texte ayant force de loi, mais il est plus utile pour les communautés autonomes car elles peuvent directement saisir le Tribunal constitutionnel dans un délai de trois mois suivant la publication de l’acte législatif contesté. Outre, ces deux voies, il existe d’autres recours bien plus spécifiques, tels que le conflit positif de compétences, le conflit négatif de compétences ou le recours préalable d’inconstitutionnalité contre les projets de statuts d’autonomie et les propositions de réforme de statuts d’autonomie. Toutefois, dans la mesure où ces recours sont soit a priori, soit permettent uniquement de contester des actes administratifs, la comparaison avec la QPC française apparaît alors comme moins pertinente et peut conduire à les exclure de l’analyse. Enfin, il convient de souligner que les collectivités territoriales peuvent même si elles le souhaitent user du fameux recours d’amparo, puisque ce recours est ouvert à toute personne physique ou morale (de droit public ou de droit privé) pour demander la protection de droits fondamentaux. Néanmoins, dans la mesure où l’autonomie locale n’est pas listée parmi les droits protégés par le recours d’amparo, les collectivités et les élus locaux l’utilisent pour protéger des points plus précis comme leur droit à une protection judiciaire effective ou le droit des citoyens de participer aux affaires publiques directement ou par l’intermédiaire de représentants.
Ainsi, en comparaison avec la France, les collectivités territoriales espagnoles disposent de bien plus de voies procédurales pour protéger leur autonomie, lesquelles ont généré une importante jurisprudence. Toutefois, l’étude du contentieux constitutionnel espagnol en matière d’autonomie locale conduit essentiellement à la prudence. Certes le juge constitutionnel peut s’avérer être un acteur important dans la construction d’une autonomie locale à la fois poussée mais respectueuse des limites constitutionnelles (I). Pour autant, le recours systématique au juge constitutionnel pour définir l’autonomie locale présente un risque d’altération (II). Vue uniquement sous son prisme procédural et donc dénaturée de sa dimension politique, l’autonomie locale se trouve en Espagne, et en particulier en Catalogne, dans une impasse, de laquelle on doute fort que le Tribunal constitutionnel soit en mesure d’en dessiner une issue.
I. Une autonomie locale forgée par les sentences du juge constitutionnel
Les juristes espagnols s’accordent sur un point : le rôle crucial joué par le Tribunal constitutionnel dans la construction de l’autonomie locale en Espagne (voir par exemple : Francisco PÉREZ DE LOS COBOS ORIHUEL, « El papel del Tribunal constitucional en el Estado autonómico », Teoría y Realidad Constitucional, n°40, 2017, pp. 369-384).
Si initialement, et jusque dans les années 1990, le Tribunal constitutionnel a développé une jurisprudence en faveur des collectivités, visant à asseoir l’autonomie locale (A), cette position s’est progressivement infléchie afin de « fermer » la construction autonomique de l’Espagne et de préserver l’indivisibilité de l’Etat (B).
A. Une jurisprudence initiale favorable à la protection de l’autonomie locale
Compte tenu de la richesse de la jurisprudence du Tribunal constitutionnel espagnol dans ce domaine, il paraît bien impossible de décrire ici en détail les différents éléments de l’autonomie locale espagnole telle qu’entendue par le tribunal madrilène. Cependant, plusieurs points peuvent ici être mis en avant.
L’un des principaux apports de la jurisprudence du Tribunal constitutionnel a été celui de définir au cas par cas la répartition des compétences entre les différents niveaux de gouvernement. En effet, si la Constitution précise quelles sont les compétences exclusivement réservées à l’Etat (une trentaine) et celles que peuvent exercer les communautés (une vingtaine), elle indique comme règle de répartition que « Les matières qui ne sont pas attribuées expressément à l’État par la Constitution peuvent appartenir aux communautés autonomes en vertu de leurs statuts respectifs » (article 149.3 de la Constitution espagnole). Toute l’étendue de l’autonomie locale allait donc résider dans le sens donné à ces compétences exclusives de l’Etat. Les conflits ont surtout surgi concernant les domaines pour lesquels la Constitution indique que l’Etat est compétent pour adopter les « législations de base » (comme en droit du travail, en matière de sécurité sociale ou d’environnement). Que fallait-il entendre par « législation de base » ? Le Tribunal constitutionnel espagnol a interprété ces articles en faveur des communautés en ayant une définition large de l’autonomie locale. Considérant que l’autonomie politique consiste en la capacité de ces entités à définir leurs propres politiques (TCE, 26 mars 1987, STC 76/1983, fondement juridique 10), le législateur étatique doit, selon le Tribunal, permettre que ses législations soient développées par les communautés. Le législateur n’est pas libre de désigner ce qui relève du basique et ce qui ne l’est pas. Il doit toujours justifier le caractère fondamental de la matière en l’indiquant explicitement. Cette reconnaissance d’un droit de développement des législations au profit des communautés impliquait alors pour le Tribunal d’avoir une certaine interprétation du principe d’égalité des citoyens de façon à le rendre compatible avec cette autonomie. Le Tribunal a clairement indiqué que si l’exercice de l’autonomie politique peut conduire à des inégalités dans la position juridique des citoyens résidants dans chacune des communautés, le principe d’égalité n’est pas pour autant violé car celui-ci « n’exige pas un traitement juridique uniforme des droits et devoirs des citoyens » mais simplement une « égalité des statuts juridiques fondamentaux » (TCE, 26 mars 1987, STC 76/1983, fondement juridique 10). Ainsi, même si la Constitution dispose que l’Etat jouit d’une compétence exclusive pour la « réglementation des conditions fondamentales qui garantissent l’égalité de tous les Espagnols dans l’exercice des droits et l’exécution de leurs devoirs constitutionnels », cela ne devait pas être entendu comme une « prohibition de divergence autonomique » et qu’il devait toujours laisser « un espace normatif pour les communautés autonomes » (TCE, 20 mars 1997, STC 61/1997, fondement juridique 7).
Pour renforcer et consolider cette autonomie, le Tribunal madrilène a également veillé à préserver l’autonomie de gestion des communautés autonomes, via leur autonomie financière. Celle-ci est reconnue à l’article 156 de la Constitution. Cependant, du fait de la compétence exclusive de l’Etat central en matière de finances publiques et de dette de l’Etat (article 149.1.14 de la Constitution espagnole), cette autonomie financière aurait pu être fortement limitée. A travers sa jurisprudence, le Tribunal a insisté sur la nécessité de reconnaître aux communautés une souplesse dans la gestion des sommes allouées par l’Etat central. Cette ligne jurisprudentielle a conduit à encadrer la pratique des subventions étatiques conditionnées, qui allaient parfois tellement dans le détail qu’elles privaient les communautés autonomes de toute marge de développement (TCE, 27 octobre 1988, STC 201/1988, fondement juridique 2). Mais au-delà de la gestion des dépenses, le Tribunal a insisté sur la nécessité de préserver l’autonomie des recettes. Le Tribunal considère que l’autonomie financière exige que les communautés aient « la pleine disposition des moyens financiers pour pouvoir exercer » leurs compétences propres (TCE, 27 octobre 1988, STC 201/1988, fondement juridique 4). Ainsi, les communautés autonomes doivent pouvoir participer de manière effective à la prise de décision relative aux subventions étatiques (TCE, 4 avril 1006, STC, 68/1996, fondement juridique 10). Cette autonomie passe notamment par une compétence fiscale. Les communautés autonomes peuvent par exemple, sur certains impôts, décider librement des exonérations, du fait générateur, du tarif et des éventuels allégements fiscaux. Elles peuvent même créer leurs propres impôts. Les plus courants sont les taxes sur les jeux, considérées comme de véritables ressources propres autonomiques, mais on peut également évoquer les différents impôts visant à fiscaliser des pratiques polluantes comme les impositions sur la pollution atmosphérique (Galice), sur les émissions de gaz dans l’atmosphère (Murcie, Andalousie), sur les résidus radioactifs (Andalousie) (François BARQUE, « L’autonomie financière des Communautés autonomes en Espagne. Réflexions sur les desengaños autour d’un principe », RFDA, 2012, p. 1003). Si cette compétence fiscale des autonomies n’a pas été mise en place par le Tribunal constitutionnel espagnol (puisque cette compétence est reconnue à l’article 157 de la Constitution), ce dernier a par sa jurisprudence accompagné ce processus assez favorablement.
Le Tribunal constitutionnel est de ce fait si soucieux de préserver les revendications autonomiques de certaines communautés qu’il a même accepté certaines dispositions particulièrement poussées. En effet, le Pays basque, la Communauté autonome valencienne, celle d’Andalousie ou de la Catalogne ont adopté des statuts d’autonomie contenant des dispositions particulièrement fortes. Par exemple, le statut d’autonomie de la Catalogne de 2006 reconnaît l’existence d’une « nation catalane » (dans son préambule et à l’article 8 du statut). De même, ce texte, à l’image du statut d’Andalousie ou celui de la Communauté valencienne, contient une liste de droits fondamentaux. Alors même que la Constitution espagnole ne reconnaît qu’une seule nation (article 2), alors même que la Constitution attribue à l’Etat la compétence exclusive pour réglementer les conditions fondamentales qui garantissent l’égalité de tous les Espagnols dans l’exercice des droits et l’exécution de leurs devoirs constitutionnels (article 149.1.1), le Tribunal constitutionnel n’a pas censuré toutes ces dispositions statutaires. Bien souvent, il a préféré maintenir ces éléments dans le statut, soit en considérant que certaines phrases étaient dépourvues d’effet juridique, comme la référence à la « nation catalane », soit en limitant les effets de ces dispositions. Ainsi concernant les droits contenus dans les statuts, le Tribunal a considéré qu’il ne s’agissait pas de droits fondamentaux mais de droits statutaires qui ne peuvent pas affecter les droits fondamentaux reconnus dans la Constitution (TCE, 28 juin 2010, STC 31/2010). En transformant son contrôle de conformité en contrôle de compatibilité à la Constitution, le Tribunal constitutionnel espagnol s’est cantonné à censurer les principaux excès des statuts et a permis aux communautés d’afficher plus d’autonomie que ne le laissait penser la Constitution d’un Etat dit « indivisible » (voir par exemple : Hubert ALCARAZ et Olivier LECUCQ, « L’Etat des autonomies après l’arrêt du Tribunal constitutionnel espagnol sur le nouveau Statut de la Catalogne. Commentaire de l’arrêt 31/2010 du 28 juin 2010 », RFDA, 2011, p. 403 et Luis María DÍEZ-PICAZO, « L’autonomie des nationalités et des régions en Espagne », Constitutions, 2014, p. 143).
B. Une autonomie locale limitée par la jurisprudence constitutionnelle contemporaine
Bien que le juge constitutionnel ait construit une interprétation constitutionnelle permettant le développement d’une forte autonomie locale des communautés autonomes, il a aussi veillé à en rappeler les limites, et ceci de manière plus marquée à partir des années 1990.
Le Tribunal a particulièrement été soucieux de rappeler certains principes constitutionnels dans le domaine de l’autonomie financière. Cette autonomie est notamment limitée par le principe d’unité du marché, qui découle de l’article 157.2 de la Constitution et conduit à censurer toutes les mesures autonomiques qui viseraient à obstruer la libre circulation des marchandises ou des services sur le territoire espagnol ou qui se traduiraient par des obstacles manifestement disproportionnés par rapport aux fins qu’ils doivent constitutionnellement poursuivre (TCE, 5 avril 1990, STC 64/1990, fondement juridique 5). Dans cette perspective, certains impôts, comme celui des sociétés, ne peuvent relever de la compétence des communautés autonomes. De même, les communautés sont soumises aux principes de solidarité financière et de coordination. Le principe de solidarité financière implique une péréquation en faveur des communautés les moins riches ; quant au principe de coordination, il vise à empêcher les communautés d’interférer dans les sphères de compétence des autres. Ainsi, dans le cadre de l’examen de la constitutionnalité du statut de la Catalogne, en 2010, le Tribunal constitutionnel espagnol a censuré l’article 206.3 du statut qui visait à soumettre la péréquation consentie par la Catalogne à une condition de « pression fiscale similaire ». En effet, la Catalogne n’acceptait que ses ressources soient ajustées qu’à la condition que les autres communautés autonomes fassent un effort fiscal comparable au sien. Cette condition a été vue comme une atteinte aussi bien à la compétence de l’Etat, qu’au principe d’autonomie financière des autres communautés et donc censurée (TCE, 28 juin 2010, STC 31/2010, fondement juridique 134). La crise économique espagnole a par la suite accru ce contrôle par l’Etat des finances des communautés, lequel a été légitimé par le Tribunal constitutionnel, considérant que le principe de coordination peut imposer des règles de bonne gouvernance (TCE, 20 juillet 2011, STC 134/2011, fondement juridique 8).
Cette volonté, toute naturelle pour un juge constitutionnel, de rappeler le cadre constitutionnel a même conduit le Tribunal à revoir la place des statuts d’autonomie dans le « bloc constitutionnel » espagnol. Alors que le Tribunal constitutionnel avait longtemps considéré que les statuts d’autonomie faisaient partie du « bloc constitutionnel » dans la mesure où ils venaient compléter la Constitution et donc assuraient à ce titre une « fonction constitutionnelle » (TCE, 12 décembre 2007, STC 247/2007, fondement juridique 6), la décision de juin 2010 sur le statut de la Catalogne est venue amoindrir leur position. Dans cette décision, le Tribunal madrilène insiste à de nombreux passages sur la subordination de ces statuts à la Constitution, et considère que ces statuts ne viennent pas compléter la Constitution mais simplement appliquer ses dispositions et ont de ce fait une valeur de loi organique (TCE, 28 juin 2010, STC 31/2010, fondement juridique 3).
Cette volonté de limitation de la portée des statuts d’autonomie avait pour but de refuser toute transformation de ces statuts en pouvoir souverain comparable au pouvoir constituant. Cette même préservation de la souveraineté est celle qui a conduit le juge constitutionnel espagnol à développer une jurisprudence stricte en matière de référendum. Selon le Tribunal, le référendum se définit comme une consultation du corps électoral soumis à une procédure électorale et bénéficiant de garanties juridictionnelles (TCE, 11 septembre 2008, STC 103/2008, fondement juridique 2). Toute consultation qui répond à ces critères doit avoir l’autorisation de l’Etat (article 149.1.32 de la Constitution espagnole). Dès lors, d’après le Tribunal, si les communautés veulent organiser de telles consultations sans l’autorisation de l’Etat, ces consultations ne peuvent porter que sur leurs domaines de compétences autonomes et locales et ne peuvent pas porter sur des questions fondamentales résolues dans le processus constituant (TCE, 25 février 2015, STC 31/2015). En Espagne, l’autonomie politique n’est certes pas une simple autonomie administrative, mais elle n’est pas pour autant une souveraineté politique. Cette ligne jurisprudentielle l’a donc amené à censurer une série de référendums, comme le référendum basque, prévu par loi du Parlement basque du 27 juin 2008, et les référendums catalans, prévus en 2010, en 2014 et 2017. Il est à noter qu’en Catalogne, le référendum de 2010 n’a pas eu lieu mais ceux de 2014 et 2017 ont été tenus en dépit de la suspension juridique de la norme organisant le référendum du fait du recours d’inconstitutionnalité déposé par le Gouvernement espagnol devant le Tribunal constitutionnel.
En l’absence de dispositions constitutionnelles précises, et parfois même en l’absence de consensus politique, le juge constitutionnel espagnol est parvenu, par sa jurisprudence, à modeler l’autonomie locale espagnole. Il a veillé à ce que le législateur étatique n’empiète pas sur les compétences des communautés et inversement à ce que les communautés ne portent pas atteinte aux éléments garantissant l’unité de l’Etat espagnol. Cependant, cette fonction d’arbitre comporte des risques et de nombreuses limites.
II. Une autonomie locale altérée par les fonctions du juge constitutionnel
Le recours systématique au juge constitutionnel pour définir les rapports entre l’Etat et ses collectivités comporte des effets collatéraux relativement importants. D’une part, il contribue à accentuer les asymétries de l’autonomie locale au détriment des collectivités et du droit en général (A). D’autre part, ce réflexe du juge constitutionnel apparaît comme un pis-aller qui ne se trouve pas toujours être en capacité de répondre aux problèmes de répartition du pouvoir en lieu et place du politique (B).
A. Le renforcement des asymétries de l’autonomie locale par l’accès au juge constitutionnel
La Constitution espagnole n’impose pas une uniformité de l’autonomie locale. Chaque collectivité étant libre d’exercer son autonomie, elles peuvent décider d’avoir une autonomie plus ou moins poussée ; l’article 150 de la Constitution prévoyant même la possibilité pour les Cortes Generales de décider elle-même d’attribuer des compétences étatiques à une ou plusieurs communautés. L’autonomie locale en Espagne est donc par nature asymétrique et il serait faux d’attribuer cette asymétrie au seul juge constitutionnel. Toutefois, la pratique contentieuse conduit à accentuer cette asymétrie de l’autonomie locale par une asymétrie du traitement des collectivités, ce qui n’est pas exactement la même chose.
La voie du recours contentieux contribue tout d’abord à favoriser une asymétrie du traitement des différentes communautés autonomes. En effet, ces recours étant déclenchés au bon vouloir des acteurs, on constate que si certaines communautés sont particulièrement actives, d’autres le sont beaucoup moins. Par exemple, en 2017, la Catalogne est la seule communauté autonome à avoir déposé un recours d’inconstitutionnalité contre une loi de l’Etat. En 2018, il n’y aura que la Catalogne et Aragon. Les 15 autres communautés autonomes n’ont pas fait usage de cette voie de recours. Ainsi, la protection de l’autonomie locale défendue par le Tribunal constitutionnel n’est en réalité effective que pour les collectivités qui utilisent ces voies de protection. A l’inverse, il est intéressant de constater que l’Etat est lui-même très utilisateur de ces voies de recours. En 2017, 41 recours d’inconstitutionnalité avaient été déposés devant le tribunal constitutionnel contre des lois des communautés autonomes. Et à nouveau, on pouvait constater que la Catalogne focalisait l’essentiel des recours puisque 16 recours concernaient des lois de la Catalogne. Comment interpréter cette focalisation autour de la Catalogne ? Il est possible de considérer que la Catalogne étant la communauté autonome la plus revendicatrice, ses lois seraient alors les plus propices à contenir des inconstitutionnalités et donc justifieraient ces multiples recours déposés par l’Etat. Toutefois, comme le souligne Luis-Maria Diez-Picazo, certaines normes statutaires d’autres communautés contredisent clairement la lettre de la Constitution, et pour autant elles ne furent pas nécessairement contestées devant le Tribunal constitutionnel espagnol car « elles bénéficiaient d’un soutien politique presque aussi solide que la Constitution elle-même » (Luis María DÍEZ-PICAZO, « L’autonomie des nationalités et des régions en Espagne », Constitutions, 2014, p. 143). L’omniprésence contentieuse de la Catalogne et la focalisation du gouvernement central à l’égard de la Catalogne conduit à se demander s’il s’agit vraiment du principe d’autonomie de toutes les communautés ou d’une partie seulement d’entre elles.
En outre, certaines collectivités territoriales semblent les grandes oubliées de cette autonomie locale : à savoir les provinces et les communes. Selon la Constitution, ces deux niveaux de décentralisation bénéficient également d’une autonomie. Mais dans la mesure où les communautés autonomes sont compétentes pour fixer le régime local, les provinces et les communes sont placées sous la subordination des communautés et se voient de plus en plus absorbées par elles. Cette limitation de leur autonomie locale est d’autant plus importante qu’elle ne fait l’objet que de peu de contrôle juridictionnel. Ni les provinces ni les communes ne peuvent déposer de recours d’inconstitutionnalité, contrairement aux communautés autonomes. Pour compenser ce déséquilibre, un dispositif de défense de l’autonomie locale a été mis en place à partir de 1999 (Loi organique 7/1999 du 21 avril 1999) qui permet aux communes et aux provinces de contester devant le Tribunal constitutionnel espagnol des règlements de l’Etat ou des dispositions autonomiques ayant force de loi et qui lèsent l’autonomie locale. Cependant, cette voie de recours est peu utilisée : une requête a été déposée en 2016 ; aucune en 2017 ni en 2018. Ce désintérêt à l’égard de cette procédure peut s’expliquer par les limites inhérentes à l’action même du Tribunal constitutionnel espagnol.
B. L’inadéquation de l’office du juge constitutionnel au développement de l’autonomie locale
Un des problèmes bien connu du Tribunal constitutionnel espagnol est son constant engorgement. Cet engorgement n’est pas dû aux recours ou questions d’inconstitutionnalité mais principalement au succès du recours d’amparo. Pour donner un ordre d’idées, il suffit d’examiner le nombre de recours déposés devant le Tribunal constitutionnel. En 2018, ont été déposés au Tribunal constitutionnel : 10 recours d’inconstitutionnalité, 37 questions d’inconstitutionnalité, mais 4 997 recours d’amparo. Au regard de ces chiffres, le contrôle de la constitutionnalité des lois n’est finalement « une mission que le Tribunal constitutionnel n’assure qu’exceptionnellement » (Pierre BON, « La question d’inconstitutionnalité en Espagne », Pouvoirs, n°137, 2011/2, p. 124). Cet afflux de recours d’amparo a un impact sur le délai de traitement des autres requêtes. Dans le cas du contentieux autonomique, il est arrivé que certaines décisions arrivent sept ans après la saisine du Tribunal constitutionnel. Par exemple, dans sa sentence du 10 mai 2017 (STC 51/2017), le Tribunal se prononce enfin sur un recours d’inconstitutionnalité qui lui avait été déposé le 27 décembre 2010. Dans le cas de la réforme du statut de la Catalogne, il a fallu attendre quatre ans pour avoir la position du Tribunal sur la conformité du texte à la Constitution (TCE, 28 juin 2010, STC 31/2010). Si le retard dans la sentence n’était pas dû qu’à l’engorgement du Tribunal mais aussi à la forte tension politique qui existait sur cette question, et qui a conduit à la récusation de juges du tribunal, elle a été très préjudiciable à la situation elle-même. Selon Luis-María Diez-Picazo, ce délai « a très largement participé à la détérioration de la situation générale » (Luis María DIEZ-PICAZO, « L’autonomie des nationalités et des régions en Espagne », Constitutions, 2014, p. 143), d’autant plus qu’entre temps, d’autres Communautés en ont profité pour adopter des statuts proches de celui de la Catalogne (Andalousie ou Castilla y León). Cet élan d’émulation est alors bien difficile à contenir quatre ans plus tard, lorsque d’autres communautés autonomes lui ont emboîté le pas.
Ce délai de traitement des affaires est un mal commun à de nombreux juges. Mais il devient d’autant plus problématique lorsque le juge semble devenu le seul moyen de communication entre l’Etat et les communautés, comme cela semble être le cas en Catalogne. Comme il a déjà été indiqué, 16 recours d’inconstitutionnalité ont été déposés par le gouvernement espagnol en 2017 contre des lois autonomiques catalanes. Sur ces 16 recours, 11 ont été déposés entre le mois de septembre et le mois de novembre 2017, en réponse au « référendum » du 1er octobre 2017. La volonté du Gouvernement espagnol de cantonner les revendications indépendantistes à son volet juridique est donc indéniable. Ceci s’est confirmé avec l’activation de l’article 155 de la Constitution, et donc la mise sous tutelle de la Catalogne durant sept mois (du 27 octobre 2017 au 2 juin 2018), mais surtout par les poursuites pénales engagées par l’Etat espagnol contre les organisateurs du référendum. On assiste à une véritable « négation de la raison politique à travers la judiciarisation » (Lluís MEDIR, « Espagne et Catalogne, l’impasse ? », Pouvoirs, n°166, 2018/3). Mais le conflit actuel en Catalogne n’est pas la seule illustration des limites de cette juridictionnalisation de l’autonomie. Si certaines communautés autonomes insistent sur leur autonomie financière et notamment fiscale, dans les faits, rares sont celles à faire un véritable usage de cette autonomie. Les impôts autonomiques sont peu nombreux, et les pouvoirs fiscaux, lorsqu’ils sont utilisés, le sont souvent à la baisse afin d’alléger la charge fiscale des contribuables (François BARQUE, « L’autonomie financière des Communautés autonomes en Espagne. Réflexions sur les desengaños autour d’un principe », RFDA, 2012, p. 1003). Le juge constitutionnel peut certes promouvoir l’autonomie mais il ne peut agir en lieu et place des collectivités ou de l’Etat.
L’exemple espagnol montre la potentialité du contentieux constitutionnel pour les collectivités territoriales mais il montre également les travers d’un traitement fortement juridicisé de l’autonomie locale. L’impact immédiat touche les communautés autonomes, car elles peuvent difficilement construire leur autonomie en s’appuyant sur une jurisprudence constitutionnelle tardive, complexe et parfois changeante. Mais l’impact, également à déplorer, est celui sur le Tribunal constitutionnel espagnol lui-même qui, face à des attentes qui dépassent la nature de ses fonctions, ne peut qu’échouer. Ainsi, au regard de l’exemple espagnol, il convient d’avoir des attentes modérées au développement d’une autonomie locale portée principalement par le juge constitutionnel.