Avec la Belgique nous abordons un autre système, qui est également en vigueur en Suède, en Danemark, en Grèce, et qu’on peut appeler le « système belge », pour le distinguer du système français et germanique dont nous venons de parler, et du système anglo-américain que nous examinerons en dernier lieu.
L’Italie a appartenu à ce groupe de 1865 à 1889 ; mais nous avons vu qu’après cette expérience de près d’un quart de siècle elle est revenue au système français, et a rétabli ses tribunaux administratifs, tout en laissant à l’autorité judiciaire les attributions qu’elle possède depuis 1865.
Dans le système belge, il n’y a pas de tribunaux administratifs ; l’autorité judiciaire est compétente, en principe, sur les litiges de toute nature ; mais la loi maintient le principe de la séparation des pouvoirs entre la fonction judiciaire et l’administration active ; elle interdit aux tribunaux toute décision qui usurperait ou qui entraverait directement la puissance exécutive ; elle admet le conflit comme moyen d’assurer cette interdiction.
Examinons comment ce système s’est établi en Belgique et comment il y fonctionne.
Historique et principes de la législation. — La Belgique, soumise jusqu’en 1815 au système de la législation française, manifesta pour lui un éloignement qui n’était que trop justifié par les abus auxquels il avait donné lieu sous le gouvernement impérial. Les jurisconsultes [86] belges citent encore aujourd’hui, comme exemples de ces abus, les décrets impériaux qui, sous prétexte de conflit, évoquaient des causes civiles et criminelles et portaient directement atteinte, même en matière pénale, à l’autorité de la chose jugée (1. Voy. le Droit administratif belge, par M. de Footz, professeur à la Faculté de droit de Liège. L’auteur cite le sénatus-consulte du 28 août 1813, rendu en exécution d’un décret donné à Dresde le 14 août 1818, qui ordonne de remettre en jugement des agents municipaux d’Anvers acquittés par le jury de Bruxelles (t. I, p. 225 et suiv.). Voy. aussi le Droit administratif de la Belgique, par M. Giron, conseiller à la cour d’appel et professeur à l’université de Bruxelles.). Assurément, de telles décisions, qui n’avaient aucune base dans la législation de l’an VIII, et qui n’étaient que des actes isolés d’une souveraineté sans contrôle, ne pouvaient pas servir à caractériser l’ensemble de la législation. Celle-ci se reflétait mieux dans la jurisprudence modérée que le Conseil d’État cherchait à faire prévaloir ; mais ces abus n’en avaient pas moins produit une impression profonde sur les esprits, et provoqué une vive réaction contre tout ce qui pouvait rappeler l’ingérence du pouvoir dans les affaires de la justice.
Le gouvernement des Pays-Bas, auquel la Belgique fut rattachée après sa séparation de la France, dut aussi céder à ce mouvement de l’opinion et rassurer la magistrature et les citoyens, par des dispositions formelles de l’acte fondamental du 24 août 1815, contre la confusion des pouvoirs et contre l’abus des conflits. L’article 165 de l’acte constitutionnel posa en principe que « les contestations qui ont pour objet la propriété ou les droits qui en dérivent, des créances ou des droits civils, sont exclusivement du ressort des tribunaux ». Bientôt après, une loi du 16 juin 1816, appliquant ce principe à des procédures engagées pendant la période impériale, déclara nuls et non avenus tous les conflits élevés dans des litiges portant sur des questions de propriété, de droits civils ou de créances.
Mais après qu’on eut ainsi largement restitué aux corps judiciaires les affaires de leur compétence, on s’aperçut que les règles nouvelles pouvaient aussi provoquer des abus en sens inverse. A la prédominance de l’administration sur les tribunaux avait succédé la prédominance des tribunaux sur l’administration; l’action des [87] pouvoirs publics était exposée à de sérieuses entraves par des recours judiciaires dirigés contre les actes de l’administration et contre les fonctionnaires de qui ils émanaient.
De là l’arrêté royal du 5 octobre 1822 qui revendiqua l’indépendance de l’autorité administrative et rétablit, pour l’assurer, la procédure de conflit. D’après cet arrêté, lorsqu’il était parvenu à la connaissance d’un gouverneur de province que des administrations ou des administrateurs étaient cités devant les tribunaux à raison de leurs actes, ou que la légalité de ces actes était contestée devant les tribunaux, ce fonctionnaire devait leur signifier que l’administration intervenait dans la cause et que la connaissance lui en appartenait. Le ministre de la justice présentait un rapport sur le conflit, et le roi statuait par ordonnance. Les Pays-Bas n’ayant pas de tribunaux administratifs, le conflit se pratiquait au profit de l’administration active seule ; il ne déplaçait pas le procès, il le supprimait par simple ordonnance royale. La Couronne déclarait en outre que les ordonnances rendues sur les conflits n’étaient pas susceptibles d’engager la responsabilité ministérielle, et qu’elles échappaient au contrôle des Chambres (1. Message royal du 11 décembre 1829.).
On avait donc encore une fois oscillé d’une extrémité à l’autre : sous prétexte de réagir contre l’omnipotence judiciaire, on avait rétabli l’arbitraire gouvernemental. On provoqua ainsi une réaction nouvelle des corps judiciaires et de l’opinion libérale, qui firent définitivement prévaloir leurs vues après la révolution du 25 août 1830.
La Constitution belge du 7 février 1831 contient plusieurs dispositions qui s’expliquent par les vicissitudes de la législation antérieure, et qui ont pour but d’en prévenir le retour. Elle pose en principe que « les cours et tribunaux n’appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux qu’autant qu’ils seront conformes aux lois » (art. 107). — Les contestations qui ont « pour objet les droits civils (2. La rédaction primitive du texte constitutionnel réunissait les articles 92 et 93 en un seul ainsi rédigé. — « Toutes les contestations qui ont pour objet des droits politiques et civils sont de la compétence des tribunaux, sauf les exceptions établies par la loi. » D’après cette rédaction, des exceptions à la compétence judiciaire auraient pu être établies pour les questions de droits civils aussi bien que de droits politiques : c’est ce que ne voulut pas la section centrale du Congrès ; elle sépara les deux dispositions de manière à n’admettre la possibilité de ces exceptions qu’en matière de droits politiques, et à l’exclure entièrement en matière de droits civils. — Voir une intéressante étude de M. Romieu, maître des requêtes au Conseil d’Etat, sur la séparation des pouvoirs en Belgique. (Annales de l’Ecole libre des sciences politiques, 1887, p. 364.)) sont exclusivement du ressort des tribunaux (art. 92). — Les contestations qui ont pour objet des droits politiques sont du ressort des tribunaux, sauf les exceptions [88] établies par la loi (art. 93). — Nul tribunal, nulle juridiction contentieuse ne peut être établie qu’en vertu d’une loi. Il ne peut être créé de commissions ni de tribunaux extraordinaires sous quelque dénomination que ce soit (art. 94). »
Il n’était cependant pas dans la pensée du législateur constituant de reconnaître aux tribunaux une compétence illimitée dans toutes les affaires qui pouvaient toucher à l’exercice de l’autorité publique. Aussi la Constitution contient, dans son article 106, la reconnaissance expresse du droit de conflit ; elle défère le jugement des conflits à la Cour de cassation (1. D’après l’article 106 de la Constitution, une loi devait régler la procédure en matière de conflits, mais cette loi n’a jamais été faite. Il a seulement été décidé que la Cour de cassation doit statuer toutes chambres réunies et que la présence de quinze membres est nécessaire. (V. la loi du 4 août 1832, art. 15.)).
Telles furent et telles sont encore les dispositions constitutionnelles qui servent de base à la compétence judiciaire ; voyons quelles applications en sont faites, tant par les lois spéciales que par la doctrine et la jurisprudence.
Juridictions spéciales. Réformes de 1869 et de 1881. — Expliquons d’abord l’usage qui a été fait des juridictions spéciales dont la création était autorisée par l’article 93 de la Constitution pour les contestations ayant pour objet des droits politiques. Cette réserve n’a été appliquée qu’aux matières suivantes : inscriptions sur les listes électorales; élections des conseils municipaux et provinciaux, des tribunaux de commerce et des conseils de prud’hommes ; contributions directes ; recrutement des milices ; comptabilité des deniers publics de l’État, des provinces et des communes.
Le contentieux de la comptabilité publique entre l’administration et les comptables appartient à la Cour des comptes, qui peut [89] être considérée comme une institution d’ordre constitutionnel. En effet, les règles essentielles de son organisation et de ses attributions sont posées dans l’article 116 de la Constitution de 1831 (1. Cet article 116 est ainsi conçu : « Les membres de la Cour des comptes sont nommés par la Chambre des représentants et pour le terme fixé par la loi ; cette Cour est chargée de l’examen et de la liquidation des comptes de l’administration générale et de tous les comptables envers le Trésor public. Elle veille à ce qu’aucun article des dépenses du budget ne soit dépassé et qu’aucun transfert (virement) n’ait lieu. Elle arrête les comptes des différentes administrations de l’État et est chargée de recueillir à cet effet tout renseignement et toute pièce comptable nécessaire. Le compte général de l’État est soumis aux Chambres avec les observations de la Cour des comptes. Cette Cour est organisée par une loi. » — La loi organique en vigueur est celle du 29 octobre 1846.). Elle rend des arrêts exécutoires sur les comptes des comptables ou des personnes étrangères à l’administration qui se seraient ingérées dans le maniement des deniers publics.
Les autres matières ci-dessus mentionnées (contentieux des listes électorales, des élections, des impôts directs et du recrutement des milices) furent déférées, en 1831, aux députations permanentes des conseils provinciaux. Ces contestations étaient considérées comme ayant pour objet l’exercice de droits politiques, et comme rentrant ainsi dans l’exception prévue par l’article 93 de la Constitution ; le contentieux des contributions directes se rattachait au même ordre d’idées à raison de l’influence que les questions d’impôt pouvaient exercer sur la capacité électorale et sur l’éligibilité, sous le régime censitaire qui était en vigueur en Belgique avant la révision constitutionnelle de 1894.
L’exercice de cette juridiction contentieuse semble avoir d’abord été très restreint : jusqu’en 1860, les contestations électorales étaient si rares qu’une séance par an suffisait à les expédier, et que toutes les décisions à rendre étaient réunies dans un seul et même arrêté des députations provinciales (2. Voy. Annuaire de législation étrangère, 1882, p. 427, et la notice de M. Louiche Desfontaines, avocat à la Cour d’appel de Paris, qui sert d’introduction à la loi du 30 juillet 1881.). Mais après 1860, les modifications apportées à la législation électorale mirent en éveil les intérêts des partis ; les députations provinciales furent saisies de difficultés plus nombreuses, et furent souvent accusées de ne pas les résoudre avec une impartialité suffisante : de là une première réforme qui fut accomplie par la loi du 5 mai 1869, et qui eut [90] pour effet de transférer aux cours d’appel le contentieux des listes électorales. La loi du 30 juillet 1881 a achevé de dessaisir les députations provinciales et elle a réparti ainsi qu’il suit leurs autres attributions contentieuses :
Les réclamations en matière de contributions directes et de redevances de mines sont portées devant les directeurs provinciaux des contributions qui statuent par décisions motivées (1. Loi du 30 juillet 1881, art. 23.) ; le recours est porté devant la cour d’appel du ressort. Ce recours a-t-il le caractère d’un véritable appel ? N’est-ce pas plutôt une réclamation contentieuse unique formée contre la décision purement administrative des directeurs provinciaux, et dont la cour d’appel connaît comme juge de premier et dernier ressort ? C’est dans ce dernier sens que les auteurs de la loi de 1881 ont paru comprendre le rôle respectif de l’administration des contributions et de la cour d’appel.
Il en est de même pour les réclamations en matière d’inscription ou d’omission sur les listes électorales, qui font d’abord l’objet d’une décision administrative rendue par le collège des bourgmestres et des échevins.
En matière d’élections aux tribunaux de commerce et aux conseils de prud’hommes, la cour d’appel statue directement sur les réclamations à fin d’annulation « pour irrégularité grave ». Quant aux élections municipales et provinciales, elles ne font plus l’objet de réclamations contentieuses proprement dites ; elles sont vérifiées, qu’elles soient ou non l’objet de protestations, par les assemblées provinciales dont les décisions sont définitives.
Enfin, les réclamations en matière de recrutement des milices, notamment celles qui sont relatives aux cas d’exemption et d’exclusion, aboutissent également aux cours d’appel après avoir été préalablement soumises à un conseil de révision qui siège dans chaque province et est composé de sept membres, trois militaires, trois membres de la députation permanente et le gouverneur de la province président (2. Loi du 30 juillet 1881, section III, et lois sur la milice des 3 juin 1870 et 18 septembre 1873.).
Les arrêts des cours d’appel dans toutes les matières ci-dessus [91] énoncées peuvent être déférées à la Cour de cassation pour violation des formes ou de la loi.
Compétence judiciaire. Ses limites à l’égard des actes d’administration. — Ainsi qu’on vient de le voir, la réforme législative de 1881 n’a laissé subsister aucune des attributions contentieuses antérieurement confiées aux députations provinciales ; elle a généralisé la compétence judiciaire, même dans les matières les plus étrangères au droit commun. A plus forte raison, cette compétence est-elle hors de doute pour toutes les contestations qui ont pour objet des « droits civils » dans le sens de l’article 92 de la Constitution. Cette expression de « droits civils » est prise ici dans son acception la plus large ; elle s’applique à tous les contrats, à tous les engagements pécuniaires de l’État, à tous les actes de gestion qu’il fait dans l’intérêt des services publics. Dans l’accomplissement de ces actes, l’État est considéré comme personne civile, par opposition à la personne politique qu’il représente lorsqu’il exerce la puissance publique. Cette distinction, faite par tous les auteurs, se rapproche beaucoup, on le voit, de celle que font les jurisconsultes allemands entre le fisc et l’autorité publique.
La jurisprudence de la Cour de cassation et des cours d’appel a toujours maintenu cette interprétation des textes constitutionnels que l’administration avait quelquefois contestée au début. Elle a déclaré nulles et non avenues comme contraires à l’ordre des juridictions les clauses de cahiers des charges qui soumettaient à l’administration les contestations des entrepreneurs de travaux publics (1. Cass. 21 février 1832 ; — Liège, 9 décembre 1833.) ; elle a également écarté toutes les tentatives faites par l’administration pour ressaisir la compétence en matière de dommages causés à la propriété par les travaux publics (2. Liège, 11 novembre 1835.), et en matière de contraventions de grande voirie (3. Cass. 11 janvier 1833.).
A l’égard de l’État considéré comme puissance publique, la nécessité de concilier la compétence judiciaire en matière contentieuse avec les droits et la responsabilité de l’administration dans [92] l’exercice de ses pouvoirs propres, a fait consacrer quelques règles fondamentales qui peuvent se résumer ainsi :
En premier lieu, les tribunaux ne sont pas liés par les dispositions réglementaires émanées des autorités centrales ou locales qu’ils jugeraient contraires à la loi. Le droit qu’ils ont de passer outre et de leur refuser toute sanction pénale est expressément consacré par l’article 107 de la Constitution: « Les cours et tribunaux n’appliqueront les arrêtés et règlements généraux, provinciaux et locaux, qu’autant qu’ils seront conformes aux lois. » Il n’y a pas lieu d’insister sur cette règle qui tient à l’essence même du pouvoir judiciaire et qui est consacrée, en France, par une jurisprudence constante et par l’article 471, § 15, du Code pénal, lequel permet au juge de refuser toute sanction aux règlements illégaux. Mais les tribunaux belges n’ont pas plus que les tribunaux français le droit de prononcer l’annulation de dispositions réglementaires illégales ; ils ne peuvent que refuser de les appliquer. Le droit qui appartient en France aux parties lésées, de former un recours pour excès de pouvoir contre une disposition réglementaire illégale et de la faire annuler par le Conseil d’État, n’existe, en Belgique, devant aucune juridiction. Aussi la Cour de cassation a-t-elle décidé que les tribunaux excèdent leurs pouvoirs s’ils annulent un règlement administratif argué d’illégalité (Cass. 16 avril 1849).
La règle de compétence est la même et elle comporte la même restriction, quand il s’agit des actes de la puissance publique qui n’ont pas le caractère réglementaire, de ceux que l’article 107 de la Constitution désigne sous le nom d’arrêtés et qui sont, à proprement parler, les actes d’administration dont les lois françaises de 1790 et de l’an III interdisent la connaissance aux tribunaux. Lorsque ces actes sont invoqués devant les tribunaux belges, il n’y a jamais lieu de renvoyer à l’administration une question préjudicielle relative à leur interprétation ou à leur validité ; les parties peuvent discuter et les tribunaux apprécier le sens et la légalité de ces actes, mais seulement dans la mesure où ils sont invoqués au débat. La jurisprudence et la doctrine sont nettement fixées en ce sens. « Lorsque l’autorité judiciaire, dit la Cour de cassation belge dans un arrêt du 25 décembre 1845, est appelée, soit par un [93] particulier, soit par le ministère public, à prendre pour règle de la décision qu’on lui demande, un acte de l’autorité administrative, soit centrale, soit provinciale, soit communale, si elle estime que cet acte est entaché d’illégalité, elle doit s’abstenir de lui prêter son concours, mais elle ne peut ni en prononcer l’annulation, ni même y apporter aucune modification. » La Cour de cassation a consacré la même doctrine dans un arrêt du 23 janvier 1879, rejetant le pourvoi formé contre un arrêt de la Cour de Liège du 4 avril 1877, qui avait rejeté une demande en dommages-intérêts formée par l’évêque de Liège contre le bourgmestre, à la suite d’un arrêté interdisant les processions (1. On lit dans l’arrêt de la Cour de Liège du 4 avril 1877 : « Attendu… que si le pouvoir judiciaire n’a pas qualité pour contrôler l’opportunité de l’arrêté pris par le bourgmestre, et s’il ne lui est pas permis de statuer sur une demande qui tendrait directement à faire déclarer l’illégalité de l’arrêté, il peut cependant examiner la validité d’un acte émané de l’autorité administrative lorsque, comme dans l’espèce, les défendeurs au procès, qui ont agi comme fonctionnaires de l’administration, se fondent pour repousser l’action sur la légalité de l’acte qu’ils ont été chargés d’appliquer. » L’arrêt examine ensuite et reconnaît la légalité de l’arrêté du bourgmestre.).
La Cour de Bruxelles décide également que les tribunaux ne peuvent connaître de la légalité des actes administratifs qu’autant qu’ils sont appelés à concourir à leur exécution, c’est-à-dire autant qu’on leur en demande l’application pour obtenir une condamnation, soit civile, soit pénale, ou pour s’y soustraire (Arrêt du 21 mai 1853). Ainsi, dit M. de Footz, « le juge ne peut jamais prononcer la nullité d’un acte émané de l’administration agissant dans sa personnalité souveraine; mais incidemment à une question principale dont il est saisi, il peut ne pas tenir compte d’un acte de ce genre (2. De Footz, op. cit., t. I, p. 313.) ».
Par application de ces principes, plusieurs arrêts ont décidé que les tribunaux ne peuvent annuler les décisions des députations permanentes relatives à la police des cours d’eau non navigables, ni ordonner la suppression des établissements autorisés par elles sur ces cours d’eau, mais qu’ils peuvent allouer des indemnités aux propriétaires qui ont subi des dommages (3. Cass. 9 juillet 1846.).— Les tribunaux n’ont pas non plus le droit d’annuler ou de restreindre des concessions de mines accordées par le Gouvernement, mais ils peuvent interpréter les actes de concession et en apprécier la régularité à l’occasion [94] d’un litige entre le concessionnaire et le propriétaire de la surface, et refuser d’en tenir compte pour la solution de ce litige (1. Cass. 18 juin 1868.).
En matière de pensions, les attributions respectives de l’administration et des tribunaux ont donné lieu à de longues controverses et à des hésitations de la jurisprudence. Celle-ci semble cependant fixée en ce sens que, s’il appartient au pouvoir exécutif de liquider la pension, les réclamations formées contre la liquidation doivent être considérées comme se rattachant à un « droit civil » et comme rentrant, à ce titre, dans la compétence judiciaire (2. Cass. 12 juin 1883 ; — Cf. Romieu, op. cit., p. 370.).
En résumé, les tribunaux ne peuvent pas adresser des injonctions à l’administration, ni lui prescrire l’accomplissement d’aucun acte. Encore moins peuvent-ils, sur la demande d’un particulier agissant par action principale et directe, examiner la légalité d’un acte administratif en vue d’en arrêter l’exécution poursuivie par l’administration. Le recours en annulation pour excès de pouvoir n’existe pas : c’est un point qu’il ne faut pas perdre de vue lorsqu’on compare le système belge au nôtre.
Actions en responsabilité contre l’État et les fonctionnaires. — La compétence judiciaire s’applique sans restriction aux demandes d’indemnité formées contre l’État agissant comme personne civile, soit qu’il s’agisse de réclamations fondées sur l’inexécution de contrats, soit qu’il s’agisse de fautes commises dans la gestion des services soumis aux règles du droit commun, tels que les travaux publics, les usines nationales, les chemins de fer, les messageries et autres services gérés par l’État.
Mais il en est autrement des réclamations fondées sur le dommage que causerait un acte de puissance publique. Si cet acte est légal, il est de principe que les gênes et les dommages qu’il cause ne peuvent donner lieu à aucune action en indemnité (3. Cass. 7 novembre 1851, et de Footz, op. cit., t. I, p. 313.). La doctrine est la même si l’acte n’est entaché que de vice de forme et d’irrégularités d’ordre administratif. Mais si son illégalité résulte d’une atteinte aux droits individuels, d’un empiétement de l’administration [95] sur les droits propres du citoyen, l’action en indemnité est recevable.
L’administration peut-elle être rendue responsable devant les tribunaux des dommages causés par les fautes ou les négligences personnelles de ses agents ? Cette question a été discutée, mais la doctrine et la jurisprudence semblent fixées dans le sens de l’irresponsabilité de l’État et des administrations locales. « On s’est demandé, dit M. de Footz, si la responsabilité de l’agent en faute réagit contre l’État, la province, la commune. On a invoqué l’article 1384 du Code civil (qui rend le commettant responsable des fautes de son préposé) ; mais le Code civil ne réglant que des intérêts d’ordre privé, des intérêts d’homme à homme, il s’ensuit que les qualifications de commettants et de préposés que cet article renferme doivent être restreintes au cas où des commissions ont été conférées dans un intérêt privé, et sont inapplicables aux charges et fonctions publiques nées des lois qui intéressent l’ordre public et l’administration de l’État. En d’autres termes, l’article 1384 ne s’étend pas à l’administration publique, en tant que celle-ci se produit comme application de la souveraineté et dans sa personnalité politique. »
Telle est aussi la jurisprudence de la Cour de cassation et celle des cours d’appel. Elles ont souvent jugé que l’État, la province, la commune, ne sont pas civilement responsables des fautes de leurs agents (1. Cass. 28 décembre 1855.), notamment d’actes illégaux et vexatoires commis par des agents des douanes, de déprédations commises par des troupes, d’accidents survenus à des navires dans des ports ou sur des canaux, par suite de fausses manœuvres d’agents de la navigation (2. Cass. 28 décembre 1855 et 9 décembre 1880.).
Cependant, les communes sont responsables, en vertu de la loi du 10 vendémiaire an IV, demeurée en vigueur en Belgique, des dommages causés par les troubles et émeutes survenus sur leur territoire.
En ce qui concerne les fonctionnaires, aucune fin, de non-recevoir n’est opposable aux poursuites dirigées contre eux personnellement. L’article 75 de la Constitution de l’an VIII a cessé d’être [96] en vigueur en Belgique depuis 1815, et l’article 24 de la Constitution de 1831 a interdit le rétablissement de l’autorisation préalable (1. L’article 24 porte : « Nulle autorisation préalable n’est nécessaire pour exercer des poursuites contre les fonctionnaires publics pour faits de leur administration, sauf ce qui est statué à l’égard des ministres. »). Mais la jurisprudence assimile la responsabilité des fonctionnaires administratifs à celle des magistrats et fonctionnaires judiciaires ; elle ne l’admet que dans le cas de dol, de fraude, de négligence grave ayant causé un dommage. « Les fonctionnaires, dit l’auteur déjà cité, ne peuvent être rendus responsables des dommages qu’ils causent par une interprétation même erronée de la loi, quand elle est rationnelle et consciencieuse. S’il en était autrement, l’administration deviendrait impossible et la société courrait le risque de n’être plus gouvernée faute d’administrateurs. Une erreur de ce genre doit être assimilée aux erreurs judiciaires commises par les tribunaux dans l’application des lois (2. De Footz, op. cit., t. I, p. 342.). »
On voit que les doctrines en vigueur en Belgique sont, dans leur ensemble, prudentes et modérées. Bien que le rôle de l’administration dans cet État soit loin d’avoir la même importance que dans les grands États de l’Europe, les tribunaux se sont préoccupés de ne point lui créer d’entraves et d’opposer des jurisprudences très fermes aux réclamations téméraires que l’esprit de parti, ou un sentiment exagéré de l’intérêt personnel pourrait quelquefois inspirer. Aussi, l’administration, bien qu’elle ait la faculté d’élever le conflit dans les affaires où ses prérogatives sembleraient menacées, n’a-t-elle presque jamais eu recours à ce moyen; on ne cite, depuis 1831, que deux ou trois cas de conflits, tous fort anciens.
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