Conseil d’État
N° 401679
ECLI:FR:CECHR:2017:401679.20170929
Mentionné dans les tables du recueil Lebon
4ème – 5ème chambres réunies
M. Pierre-François Mourier, rapporteur
M. Frédéric Dieu, rapporteur public
SCP GASCHIGNARD ; SCP PIWNICA, MOLINIE, avocats
lecture du vendredi 29 septembre 2017
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Texte intégral
Vu la procédure suivante :
Par une requête, enregistrée le 20 juillet 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, M. B…A…demande au Conseil d’Etat :
1°) de condamner solidairement l’Etat et l’Institut national des sciences appliquées (INSA) de Lyon à lui verser la somme de 87 968 euros au titre de divers préjudices qu’il estime avoir subis, augmentée des intérêts, à compter du 9 juin 2015 pour l’INSA de Lyon et du 22 avril 2016 pour l’Etat, et de leur capitalisation ;
2°) de condamner l’INSA de Lyon à lui verser la somme de 46 274 euros, augmentée des intérêts à compter du 9 juin 2015 et de leur capitalisation ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat et de l’INSA de Lyon une somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– le code de l’éducation ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Pierre-François Mourier, conseiller d’Etat,
– les conclusions de M. Frédéric Dieu, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Gaschignard, avocat de M. A…et à la SCP Piwnica, Molinié, avocat de l’Institut national des sciences appliquées de Lyon ;
1. Considérant qu’il résulte de l’instruction que M.A…, professeur des universités affecté à l’Institut national des sciences appliquées (INSA) de Lyon, a fait l’objet, le 21 juin 2012, d’une décision de suspension, prise par le directeur de cet établissement dans l’attente de l’issue de la procédure disciplinaire engagée contre lui ; que, le 7 mars 2013, la section disciplinaire du conseil d’administration de l’INSA de Lyon a prononcé à son encontre la sanction d’interdiction d’exercer toutes fonctions d’enseignement et de recherche à l’INSA de Lyon pendant cinq ans, avec privation de la moitié de son traitement ; que, toutefois, saisi en appel de cette décision juridictionnelle par M.A…, le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche (CNESER), statuant en formation disciplinaire, en a suspendu l’exécution le 15 octobre 2013 ; qu’ayant pris connaissance de cette décision de sursis, le directeur de l’INSA de Lyon a pris, le 17 octobre suivant, une nouvelle décision de suspension de M. A…; qu’il a retiré cette décision de suspension le 4 décembre 2013 au motif que, le sursis à exécution de la sanction disciplinaire n’ayant pas été notifié à l’INSA de Lyon par le CNESER, l’exécution de cette sanction continuait, à ses yeux, de s’imposer à lui et rendait inutile la mesure de suspension ; que, la décision de sursis à exécution ayant été notifiée par le CNESER à l’INSA de Lyon le 20 janvier 2014, son directeur a prononcé la réintégration de M. A… à compter de cette date, par une décision du 23 janvier 2014 ; qu’enfin, par une décision du 14 octobre 2014, le CNESER, statuant en formation disciplinaire, a jugé qu’aucune faute ne pouvait être reprochée à M. A…et a annulé la décision de la section disciplinaire du conseil d’administration de l’INSA de Lyon du 7 mars 2013 ;
2. Considérant que, par la présente requête indemnitaire, M. A…demande au Conseil d’Etat de condamner l’Etat et l’INSA de Lyon à lui verser une somme globale de 134 242 euros au titre des différents préjudices qu’il estime avoir subis, en premier lieu, du fait de la décision de suspension du 21 juin 2012 du directeur de l’INSA, qu’il estime illégale et qui l’a écarté de son service jusqu’à l’intervention de la décision disciplinaire prononcée le 7 mars 2013 par la section disciplinaire du conseil d’administration de l’INSA de Lyon ; en deuxième lieu, du fait de cette décision juridictionnelle disciplinaire du 7 mars 2013, dont l’annulation en appel établit à ses yeux l’existence d’une faute lourde du service public de la justice ; en troisième lieu, du fait de la nouvelle décision de suspension du 17 octobre 2013 par laquelle le directeur de l’INSA de Lyon, ayant pris connaissance du sursis à exécution de la sanction disciplinaire, a pris à son encontre une nouvelle mesure de suspension afin de le maintenir à l’écart du service, qu’il estime également illégale et qui a produit des effets matériels jusqu’à la date de son retrait, le 4 décembre 2013 ; en quatrième lieu, enfin, du fait de l’absence de réintégration par l’INSA de Lyon avant le 20 janvier 2014 et des conditions de sa réintégration au-delà de cette date ;
Sur les conclusions de M. A…tendant à l’indemnisation des préjudices nés des décisions le suspendant de ses fonctions :
3. Considérant, d’une part, qu’aux termes de l’article L. 951-4 du code de l’éducation : » Le ministre chargé de l’enseignement supérieur peut prononcer la suspension d’un membre du personnel de l’enseignement supérieur pour un temps qui n’excède pas un an, sans suspension de traitement » ; que la suspension d’un professeur des universités sur la base de ces dispositions est une mesure à caractère conservatoire, prise dans le souci de préserver l’intérêt du service public universitaire ; qu’elle peut être prononcée lorsque les faits imputés à l’intéressé présentent un caractère suffisant de vraisemblance et de gravité ; qu’en l’absence de poursuites pénales, son maintien en vigueur ou sa prorogation sont subordonnés à l’engagement de poursuites disciplinaires dans un délai raisonnable après son édiction ;
4. Considérant, d’autre part, que l’article L. 951-3 du code de l’éducation autorise le ministre chargé de l’enseignement supérieur à déléguer aux présidents des établissements publics d’enseignement supérieur tout ou partie de ses pouvoirs en matière de recrutement et de gestion des personnels relevant de son autorité ; qu’il résulte des dispositions de l’article D. 711-2 du code de l’éducation et de l’arrêté du 10 février 2012 portant délégation de pouvoirs en matière de recrutement et de gestion de certains personnels enseignants des établissements publics d’enseignement supérieur et de recherche que les décisions de suspension des enseignants-chercheurs affectés à l’INSA de Lyon sont prises par le directeur de cet établissement ; que, dans l’exercice de cette compétence déléguée, le directeur de l’INSA agit au nom de l’Etat et engage par suite, le cas échéant, la responsabilité de l’Etat ;
En ce qui concerne la décision de suspension du 21 juin 2012 :
5. Considérant qu’il résulte de l’instruction qu’à la date à laquelle le directeur de l’INSA de Lyon a décidé de suspendre de ses fonctions M.A…, les faits de harcèlement et les propos agressifs ou menaçants à l’égard de ses collègues de travail qui étaient reprochés à l’intéressé présentaient, alors même que leur réalité a été ultérieurement écartée par le CNESER, statuant en formation disciplinaire, dans sa décision du 14 octobre 2014, un caractère suffisant de vraisemblance et de gravité pour justifier l’éloignement de M. A…du service public universitaire à titre conservatoire ; que le directeur de l’INSA de Lyon n’a, dès lors, pas fait une inexacte application des dispositions de l’article L. 951-4 du code de l’éducation en prononçant, le 21 juin 2012, la suspension de M. A…; que ce dernier n’est ainsi pas fondé à soutenir que cette décision serait illégale et, par suite, de nature à engager la responsabilité de l’Etat à son égard ;
En ce qui concerne la décision de suspension du 17 octobre 2013 :
6. Considérant qu’il résulte de l’instruction, notamment des termes mêmes de la décision du 17 octobre 2013 suspendant à nouveau M. A…de ses fonctions, que celle-ci a été prise par le directeur de l’INSA de Lyon en raison de ce qu’il avait eu communication de la décision de sursis du 15 octobre 2013 du CNESER statuant en formation disciplinaire, dans des conditions qui lui permettaient d’en assurer l’exécution, mais que, ainsi qu’il a déjà été dit, il entendait néanmoins maintenir M. A…à l’écart du service ; que la décision juridictionnelle de sursis était notamment motivée par le caractère sérieux du moyen de M. A…tiré de ce qu’il n’avait commis aucun acte fautif ; que, par suite, le directeur de l’INSA ne pouvait, sans méconnaître le caractère exécutoire de cette décision, regarder les faits imputés à M. A…comme présentant un caractère suffisant de vraisemblance et de gravité pour justifier sa suspension ; que M. A…est, par suite, fondé à demander la condamnation de l’Etat à l’indemniser des conséquences de la décision de suspension prise à son égard entre le 17 octobre 2013 et le 4 décembre 2013, date de son retrait ;
7. Considérant que les préjudices matériels dont fait état M. A…sont, s’agissant, d’une part, de l’impossibilité de se porter candidat, en septembre 2013, à l’attribution de la prime d’excellence scientifique et, d’autre part, des coûts entraînés par sa mutation à l’école des Mines à l’automne 2014, sans lien direct avec la décision litigieuse ; qu’il sera fait, par suite, une juste appréciation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence dont M. A… est fondé à demander réparation en les fixant à une somme globale de 5 000 euros, tous intérêts compris au jour de la présente décision ;
Sur les autres conclusions de M. A…:
En ce qui concerne le juge compétent pour statuer sur les préjudices nés de la décision de la section disciplinaire du conseil d’administration de l’INSA de Lyon :
8. Considérant que les articles L. 211-1 et L. 311-1 du code de justice administrative disposent que les tribunaux administratifs sont, en premier ressort, juges de droit commun du contentieux administratif ; que les tribunaux administratifs sont, par suite, compétents pour connaître en premier ressort de toute action en responsabilité dirigée contre l’Etat à raison d’une faute lourde qui aurait été commise dans l’exercice de sa fonction juridictionnelle par une juridiction administrative ;
9. Considérant qu’il en va notamment ainsi des actions en responsabilité qui mettent en cause l’exercice de sa fonction juridictionnelle par une juridiction disciplinaire qui a sanctionné un agent nommé par décret du Président de la République, nonobstant les dispositions de l’article R. 311-1 du code de justice administrative aux termes desquelles : » Le Conseil d’Etat est compétent pour connaître en premier et dernier ressort : / (…) 3° Des litiges concernant le recrutement et la discipline des agents publics nommés par décret du Président de la République (…) » ;
10. Considérant, par suite, qu’en vertu des dispositions du 3° de l’article R. 312-14 du code de justice administrative, le jugement des conclusions de M. A…tendant à l’indemnisation des préjudices qu’il estime avoir subis du fait de la décision de la section disciplinaire du conseil d’administration de l’INSA de Lyon ressortit, en principe, à la compétence du tribunal administratif de Melun ;
En ce qui concerne le juge compétent pour statuer sur les préjudices nés des agissements de l’INSA de Lyon :
11. Considérant qu’aucune disposition ne confère au Conseil d’Etat compétence pour connaître, en premier et dernier ressort, d’un litige relatif aux préjudices nés de décisions individuelles prises par un établissement public d’enseignement supérieur à l’égard d’un agent public ;
12. Considérant, par suite, qu’en vertu des dispositions du premier alinéa de l’article R. 312-12 du code de justice administrative, le jugement des conclusions de M. A…tendant à l’indemnisation des préjudices qu’il estime avoir subis du fait de l’absence de réintégration par l’INSA de Lyon avant le 20 janvier 2014 et des conditions de sa réintégration au-delà de cette date ressortit, en principe, à la compétence du tribunal administratif de Lyon ;
13. Considérant que, pour des motifs de bonne administration de la justice, il y a lieu pour le Conseil d’Etat, dans les circonstances de l’espèce, de statuer sur l’ensemble des conclusions de la requête de M. A… ;
En ce qui concerne les préjudices nés de la décision de la section disciplinaire du conseil d’administration de l’INSA de Lyon :
14. Considérant, d’une part, que le fait que la sanction infligée le 7 mars 2013 à M. A…par la section disciplinaire du conseil d’administration de l’INSA de Lyon l’ait été à tort, ainsi qu’il résulte de la décision du 14 octobre 2014 du Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche statuant en formation disciplinaire, n’est pas, par lui-même, constitutif d’une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’Etat ;
15. Considérant, d’autre part, que ni la circonstance que l’autorité compétente n’a pas usé de la faculté que lui confère l’article R. 232-1 du code de l’éducation de demander, au-delà d’un délai de six mois, le transfert de l’affaire au CNESER, ni celle que, parmi les membres de la juridiction, auraient siégé des enseignants-chercheurs qui avaient été élus sur la même liste qu’une personne hostile à M.A…, ne revêtent un caractère fautif ;
16. Considérant qu’il résulte de ce qui a été dit aux deux points précédents que M. A…n’est pas fondé à soutenir que la décision de la section disciplinaire du conseil d’administration de l’INSA de Lyon est entachée de fautes lourdes de nature à engager la responsabilité de l’Etat au titre de l’exercice de la fonction juridictionnelle du service public de la justice ; que ses conclusions, sur ce point doivent, par suite, être rejetées ;
En ce qui concerne les préjudices nés de l’absence de réintégration de M. A…par l’INSA de Lyon avant le 20 janvier 2014 et des conditions de sa réintégration au-delà de cette date :
17. Considérant qu’ainsi qu’il a été dit au point 6 ci-dessus, le directeur de l’INSA de Lyon avait, à la date du 4 décembre 2013 à laquelle il a procédé au retrait de sa décision de suspension du 17 octobre 2013, une connaissance de la décision de sursis à exécution prononcée par le CNESER qui lui permettait d’en assurer l’exécution ; que, par suite, en ne procédant à la réintégration de M. A…qu’à compter du 20 janvier suivant, il a commis une faute de nature à engager la responsabilité de l’INSA de Lyon ; qu’en revanche, et contrairement à ce que soutient M.A…, il résulte de l’instruction que, compte tenu notamment de ce que cette réintégration intervenait en cours d’année universitaire, le rattachement provisoire de M. A…au directeur de la recherche de l’INSA et le maintien de l’encadrement des doctorants par les directeurs de thèse qui avaient été désignés en son absence, n’ont pas revêtu de caractère fautif ;
18. Considérant que les préjudices matériels dont fait état M. A…sont, s’agissant, d’une part, de l’attribution de la prime d’excellence scientifique et, d’autre part, des coûts entraînés par sa mutation à l’école des Mines, sans lien direct avec la faute mentionnée au point précédent ; qu’il sera fait, par suite, une juste appréciation du préjudice moral et des troubles dans les conditions d’existence dont M. A…est fondé à demander réparation en les fixant à une somme globale de 5 000 euros, tous intérêts compris au jour de la présente décision ;
19. Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat et de l’INSA de Lyon la somme de 1 500 euros chacun à verser à M. A…au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
D E C I D E :
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Article 1er : L’Etat est condamné à verser à M. A…la somme de 5 000 euros, tous intérêts compris au jour de la présente décision.
Article 2 : L’INSA de Lyon est condamné à verser à M. A…la somme de 5 000 euros, tous intérêts compris au jour de la présente décision.
Article 3 : L’Etat et l’INSA de Lyon verseront à M. A…une somme de 1 500 euros chacun au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de M. A…est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. B…A…, à l’Institut national des sciences appliquées de Lyon et à la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.