COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE ALBERT ET LE COMPTE c. BELGIQUE
(Requête no 7299/75; 7496/76)
ARRÊT
STRASBOURG
10 février 1983
En l’affaire Albert et Le Compte,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. G. Wiarda, président,
R. Ryssdal,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson,
W. Ganshof van der Meersch,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. D. Evrigenis,
G. Lagergren,
L. Liesch,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
E. García de Enterría,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir Vincent Evans,
MM. R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
J. Gersing,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil du 28 au 30 septembre 1982, puis du 26 au 28 janvier 1983,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire Albert et Le Compte a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission »). A son origine se trouvent deux requêtes (no 7299/75 et 7496/76) dirigées contre la Belgique et que deux ressortissants belges, les docteurs Alfred Albert et Herman Le Compte, avaient introduites en 1975 et 1976, en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), devant la Commission qui en ordonna la jonction le 10 juillet 1979.
2. La demande de la Commission a été déposée au greffe de la Cour le 12 mars 1982, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration du Royaume de Belgique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle vise à obtenir une décision de celle-ci sur le point de savoir si les procédures disciplinaires engagées contre les requérants devant les organes compétents de l’Ordre belge des médecins ont porté atteinte aux droits garantis par la Convention, notamment en ses articles 3 et 6 (art. 3, art. 6).
3. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. W. Ganshof van der Meersch, juge élu de nationalité belge (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 26 mars 1982, celui-ci a désigné par tirage au sort, en présence du greffier, les cinq autres membres, à savoir M. M. Zekia, M. J. Cremona, M. D. Evrigenis, M. R. Macdonald et M. J. Gersing (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Wiarda a recueilli par l’intermédiaire du greffier l’opinion de l’agent du gouvernement belge (« le Gouvernement »), de même que celle des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Le 3 mai 1982 il a constaté, eu égard notamment à leurs déclarations concordantes, qu’il n’y avait pas lieu de prévoir le dépôt de mémoires; il a décidé en outre que la procédure orale s’ouvrirait le 27 septembre.
5. Le 28 mai 1982, la Chambre a résolu, en vertu de l’article 48 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière.
6. Le 27 août, le président a chargé le greffier d’inviter la Commission à produire plusieurs documents et le Gouvernement à communiquer certains renseignements. Les comparants les ont fournis les 8 et 27 septembre.
7. Les débats se sont déroulés en public le 27 septembre, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
M. J. Niset, conseiller juridique
au ministère de la justice, agent,
Me J.-M. Nelissen Grade, conseil,
Me J. Putzeys,
Me S. Gehlen, avocats
de l’Ordre des médecins,
M. F. Verhaegen, conseiller
au ministère de la santé publique,
M. F. Vinckenbosch, secrétaire d’administration
au ministère de la santé publique, conseillers;
– pour la Commission
M. G. Sperduti,
M. M. Melchior, délégués,
Me J. Bultinck, conseil du Dr Le Compte
devant la Commission, assistant les délégués (article 29
par. 1, seconde phrase, du règlement de la Cour).
FAITS
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Docteur Albert
8. Le Dr Alfred Albert exerce la profession de médecin. Né en 1908 et de nationalité belge, il réside à Molenbeek.
9. Par une lettre du 9 avril 1974, le conseil provincial de l’Ordre des médecins du Brabant l’avertit de l’ouverture d’une enquête à sa charge; il le convoquait pour le 8 mai devant le bureau, afin qu’il s’expliquât sur une série de certificats d’incapacité de travail délivrés par lui, et l’invitait à se munir du dossier médical des patients concernés.
Le requérant comparut à la date fixée. Le bureau du conseil provincial l’informa qu’on lui reprochait d’avoir établi des certificats de complaisance.
Le 16 mai, le président du conseil provincial adressa au Dr Albert une lettre recommandée qui se lisait ainsi:
« Cher Confrère,
Le conseil de l’Ordre des médecins du Brabant a l’honneur de vous prier de vous présenter devant lui, le mardi 4 juin 1974 à 20 h 30, 32, place de Jamblinne de Meux, pour y présenter votre défense au sujet du grief suivant:
– avoir délivré différents certificats d’incapacité de travail, notamment:
le 26.12.1973 à B. (…), le 7. 1.1974 à T. (…), le 9. 1.1974 à A. (…),
sans s’être assuré de façon assez stricte, par un examen suffisamment complet, de la justification de l’incapacité et en ne possédant aucune fiche médicale correspondant à ces malades,
faits ayant compromis l’honneur, la probité et la dignité de la profession médicale.
Le dossier qui vous concerne peut être consulté au secrétariat, les jours ouvrables de 9 h à 11 h 30 et de 14 à 17 h, sauf le samedi après-midi, du 18 au 31 mai 1974 inclus.
Vous pouvez vous faire assister par un ou plusieurs conseils.
Veuillez agréer (…). »
Le 4 juin, le conseil provincial entendit le Dr Albert et lui infligea une suspension du droit d’exercer l’art médical, d’une durée de deux ans. Il constatait en effet que le praticien ne s’était « pas livré à des examens médicaux permettant d’affirmer un état d’incapacité de travail », qu’il n’avait pas pu produire « un document médical quelconque susceptible d’établir » ledit état et que « sa mémoire ne lui a(vait) pas [non plus] permis (…) de se justifier ». Il estimait « devoir prononcer une sanction très sévère » en raison des « très lourds antécédents disciplinaires » de l’intéressé (deux suspensions consécutives à des condamnations pénales).
La décision fut notifiée le 11 juin.
10. Le Dr Albert saisit le conseil d’appel d’expression française de l’Ordre des médecins le 18 juin. Le magistrat assesseur du conseil provincial fit de même le 26 juin afin d’obtenir une aggravation de la sanction.
Le 19 novembre, le conseil d’appel confirma la décision adoptée en premier ressort.
11. Par un arrêt du 12 juin 1975, la Cour de cassation rejeta le pourvoi que le requérant avait formé en alléguant la violation des droits de la défense et, pour autant que de besoin, de l’article 97 de la Constitution.
B. Docteur Le Compte
12. Ressortissant belge né en 1929 et résidant à Knokke-Heist, le Dr Herman Le Compte est médecin.
13. Le 22 février 1974, le conseil provincial de l’Ordre des médecins de Flandre occidentale l’avisa qu’une enquête avait été ordonnée contre lui pour « publicité interdite » (ongeoorloofde publiciteit) et « outrage (beledigingen) à l’Ordre »: il avait accordé trois entretiens à des périodiques et adressé une lettre au président du conseil provincial.
Le 26 mars, le requérant écrivit audit président pour l’informer qu’il entendait exercer son droit de récusation contre l’ensemble des membres du conseil provincial, en vertu des articles 40 et 41 de l’arrêté royal du 6 février 1970.
Le 27 mars, le conseil provincial, statuant par défaut, rejeta la demande de récusation et infligea au Dr Le Compte une suspension du droit d’exercer la médecine, d’une durée de deux ans.
14. Le requérant interjeta appel le 5 avril 1974. Il dénonçait, entre autres, une violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention:
« Cette disposition de la Convention garantit au justiciable que son affaire sera traitée en audience publique par un juge indépendant et impartial. En l’espèce, ni l’une ni l’autre de ces garanties ne sont présentes.
a) Les affaires des conseils de l’Ordre des médecins ne sont pas traitées en audience publique bien qu’aucun motif, fondé sur l’intérêt de l’ordre public, n’existe pour traiter les affaires à huis clos ou à tout le moins pour prononcer les décisions à huis clos. Ainsi, le traitement honnête selon les normes de la Convention européenne est rendu impossible.
b) Les conseils de l’Ordre ne sont, du fait de leur seule composition, ni indépendants ni impartiaux puisqu’ils sont composés pour moitié d’autres médecins. » (traduction du néerlandais, fournie par le Gouvernement)
Le magistrat assesseur du conseil provincial n’usa pas de son propre droit de recours.
Le 28 octobre, le conseil d’appel d’expression néerlandaise écarta les moyens de récusation visant ses membres et transforma la suspension en radiation du tableau de l’Ordre.
Le 4 novembre, le Dr Le Compte forma opposition contre cette décision, rendue par défaut.
Compte tenu du fait qu’il était convoqué à l’audience du 16 décembre, il présenta le 6 décembre une nouvelle demande de récusation contre l’ensemble des membres du conseil d’appel.
Le 6 janvier 1975, ce dernier rejeta opposition et récusation.
15. Saisie par le requérant, la Cour de cassation le débouta de son pourvoi par un arrêt du 7 novembre 1975, qui fut signifié le 25 novembre.
16. La radiation du Dr Le Compte du tableau de l’Ordre a pris effet le 26 décembre.
En vertu des articles 7 par. 1 et 31 de l’arrêté royal no 79 du 10 novembre 1967 et de l’article 38 par. 1 de l’arrêté royal no 78 du même jour, elle a pour conséquence d’interdire à l’intéressé d’exercer la médecine.
II. L’ORDRE DES MÉDECINS
17. La législation belge relative à l’Ordre des médecins, notamment aux organes de ce dernier et à la procédure suivie en matière disciplinaire, se trouve décrite dans l’arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere du 23 juin 1981 (série A no 43, pp. 11-17, paras. 20-34), auquel la Cour renvoie sur ce point.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
18. Le Dr Albert a saisi la Commission le 10 décembre 1975, le Dr Le Compte le 6 mai 1976.
Les deux requérants alléguaient la violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention; ils soutenaient en particulier que leur cause n’avait pas été entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi.
En outre, le Dr Albert affirmait qu’il n’avait pas bénéficié des garanties de l’article 6 paras. 2 et 3 a), b) et d) (art. 6-2, art. 6-3-a, art. 6-3-b, art. 6-3-d).
De son côté, le Dr Le Compte prétendait que sa radiation du tableau de l’Ordre des médecins constituait une peine inhumaine ou dégradante contraire à l’article 3 (art. 3) et que l’obligation de s’affilier à l’Ordre et de se soumettre aux organes disciplinaires de ce dernier méconnaissait l’article 11 (art. 11), considéré isolément ou combiné avec l’article 17 (art. 17+11).
19. La Commission a retenu les deux requêtes le 4 décembre 1979 après les avoir jointes le 10 juillet 1979 en vertu de l’article 29 de son règlement intérieur.
Dans son rapport du 14 décembre 1981 (article 31 de la Convention) (art. 31), elle exprime l’avis:
– qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 (art. 3) (unanimité);
– que ni le Dr Albert (huit voix contre quatre, avec une abstention) ni le Dr Le Compte (douze voix, avec une abstention) n’ont fait l’objet d’une « accusation en matière pénale »;
– que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) s’applique aux « contestations », relatives à des « droits et obligations de caractère civil », qui ont abouti aux mesures disciplinaires prises à l’encontre des requérants (douze voix contre une);
– qu’en l’espèce les organes de l’Ordre étaient « établis par la loi » et « indépendants » (dix voix, avec trois abstentions);
– que la cause du Dr Albert (sept voix contre quatre, avec deux abstentions) et celle du Dr Le Compte (huit voix contre une, avec quatre abstentions) ont été entendues par un « tribunal impartial »;
– qu’il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) en ce qu’elles n’ont pas été entendues « publiquement » (onze voix contre une, avec une abstention).
Notant que les allégations du Dr Le Compte au titre de l’article 11 (art. 11) sont semblables à celles qu’il a formulées dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere, la Commission renvoie à son rapport du 14 décembre 1979 (paras. 61-65) et à l’arrêt de la Cour du 23 juin 1981 (série A no 43, p. 17, par. 36, et pp. 26-27, paras. 62-66).
Le rapport renferme quatre opinions séparées.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
20. À l’audience du 27 septembre 1982, le Gouvernement a prié la Cour
« de dire qu’il n’y a pas eu, dans les présentes affaires, violation de l’article 3 (art. 3), ni d’aucune des dispositions de l’article 6 (art. 6) de la Convention. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 3 (art. 3)
21. L’un des deux requérants, le Dr Le Compte, invoque l’article 3 (art. 3) de la Convention, aux termes duquel
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Sa radiation du tableau de l’Ordre des médecins constituerait une peine dégradante, sinon inhumaine, tant par sa nature que par ses effets sur sa vie privée, professionnelle et familiale.
22. La Cour souscrit en substance à l’opinion, contraire, exprimée par la Commission au paragraphe 57 de son rapport. Elle relève que le retrait, à titre disciplinaire, du droit de pratiquer est destiné à frapper un médecin dont les fautes graves révèlent qu’il ne remplit plus les conditions nécessaires pour exercer. Elle n’a pas de raison de mettre en doute dans son principe même la légitimité d’une telle mesure, que connaissent du reste la plupart des États membres du Conseil de l’Europe. Elle ne se trouve pas non plus appelée à se prononcer sur le point de savoir si cette mesure se justifiait en l’occurrence.
Envisagé en soi, le retrait incriminé avait pour but de sanctionner les manquements imputés au Dr Le Compte, et non de le rabaisser dans sa personnalité; considéré dans ses effets, il n’a pas atteint celle-ci d’une manière incompatible avec l’article 3 (art. 3).
Il n’y a donc pas eu infraction à cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 par. 1 (art. 6-1)
23. Les Drs Albert et Le Compte se prétendent victimes de violations de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, ainsi libellé:
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »
24. Le premier problème à résoudre a trait à l’applicabilité de ce paragraphe, affirmée par la Commission et les requérants mais niée par le Gouvernement.
A. Sur l’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1)
25. L’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne vaut que pour l’examen de « contestations sur [des] droits et obligations de caractère civil » et du « bien-fondé de toute accusation en matière pénale ». Dès lors, il est des « causes » qui échappent à son empire faute de se ranger dans l’une de ces catégories; la Cour l’a décidé à plusieurs reprises (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, p. 19, par. 41, avec les références à la jurisprudence antérieure).
Les poursuites disciplinaires ne conduisent pas en général à une contestation sur des « droits et obligations de caractère civil »; il peut cependant en être autrement dans certaines circonstances (ibidem, p. 19, par. 42). De même, pareilles poursuites ne relèvent pas, comme telles, de la « matière pénale », mais il peut en aller différemment dans des cas déterminés (arrêt Engel et autres du 8 juin 1976, série A no 22, pp. 33-36, paras. 80-85).
26. Comme dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere, il convient de rechercher si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) s’appliquait à tout ou partie de la procédure suivie devant les conseils provinciaux et d’appel, organes disciplinaires, puis devant la Cour de cassation.
1. Sur l’existence de « contestations » relatives à des « droits et obligations de caractère civil »
27. Le Dr Le Compte et, à titre subsidiaire, le Dr Albert soutiennent que les procédures disciplinaires ouvertes contre eux ont donné lieu à des « contestations sur [leurs] droits et obligations de caractère civil ».
Le problème ainsi soulevé se confond dans une large mesure avec celui qu’a tranché l’arrêt du 23 juin 1981, rendu par la Cour plénière (article 48 du règlement). La Cour ne voit pas de raisons de s’écarter de cet arrêt, d’autant que le Dr Le Compte, le Gouvernement et la Commission renvoient, chacun en ce qui le concerne, aux arguments développés par eux dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere.
Comme dans cette dernière, les pièces du dossier révèlent l’existence d’une véritable « contestation ». En effet, les requérants se virent reprocher par l’Ordre des médecins des fautes disciplinaires dont ils se défendirent et qui les rendaient passibles de sanctions. Le conseil provincial les en ayant déclarés coupables et ayant prononcé leur suspension – après avoir entendu l’intéressé en ses moyens de fait et de droit dans le cas du Dr Albert (Brabant), par défaut dans celui du Dr Le Compte (Flandre occidentale) -, ils saisirent le conseil d’appel. Leur recours ayant échoué, ils se pourvurent en cassation (paragraphes 11 et 15 ci-dessus).
28. Encore faut-il que la « contestation » ait porté « sur [des] droits et obligations de caractère civil », c’est-à-dire que « l’issue de la procédure » ait été « déterminante » pour un tel droit (arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 39, par. 94).
a) Sur le premier point (relation directe entre la « contestation » et un droit), la Cour rappelle que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne se contente pas d’un lien ténu ni de répercussions lointaines: un droit doit constituer l’objet – ou l’un des objets – de la « contestation » (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, p. 21, par. 47).
Selon le Gouvernement, « le seul objet des procédures disciplinaires » consiste à « rechercher » et « décider si la personne mise en cause a enfreint les règles de la déontologie » ou « porté atteinte à l’honneur ou à la dignité de la profession, et, dans l’affirmative, » à « lui infliger une sanction disciplinaire ».
La Cour ne peut se rallier à cette manière de voir. Les mesures de suspension prononcées par le conseil provincial le 4 juin 1974 contre le Dr Albert et le 27 mars 1974 contre le Dr Le Compte tendaient à leur ôter temporairement le droit de pratiquer l’art médical. Le recours qu’ils formèrent avait pour but principal d’obtenir l’annulation desdites mesures. Le droit susmentionné se trouvait donc directement en cause devant le conseil d’appel, qui du reste pouvait aggraver la sanction et le fit dans le cas du Dr Le Compte. Il le demeura devant la Cour de cassation, qui elle aussi avait pour tâche de connaître – dans les limites de sa compétence – des griefs des intéressés contre la décision les frappant.
b) Sur le second point (caractère civil du droit), la Cour relève qu’il s’agit en l’espèce – comme dans l’affaire König et dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere – du droit de continuer à exercer la profession de médecin. Dans ses arrêts des 28 juin 1978 et 23 juin 1981, elle a constaté qu’il revêtait, dans les circonstances de chacune des deux causes, un caractère privé, donc civil au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1); elle a ainsi conclu à l’applicabilité de ce texte (série A no 27, p. 32, par. 95, et série A no 43, p. 22, par. 48).
Or les sanctions disciplinaires litigieuses aboutissaient à dépouiller, de manière temporaire (Dr Albert) ou définitive (Dr Le Compte), les requérants de ce même droit, régulièrement acquis par eux et qui leur permettait de réaliser les fins de leur vie professionnelle.
La Cour n’a pas à décider si, au-delà des faits soumis à son examen, pareil droit présente un caractère civil, au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), pour l’ensemble du corps médical (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Golder du 21 février 1975, série A no 18, p. 19, par. 39). Il lui suffit de relever que dans le chef de médecins travaillant à titre libéral, tels les requérants, le droit de continuer à pratiquer est mis en oeuvre dans des relations d’ordre privé avec leurs clients et patients; en Belgique, elles prennent de coutume la forme de relations contractuelles et, de toute façon, se nouent directement entre individus sur un plan personnel. Dès lors, le droit susmentionné avait, dans le cas des intéressés, un caractère privé, donc civil au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), nonobstant la nature spécifique et d’intérêt général de la profession de médecin et les devoirs particuliers qui s’y rattachent.
29. Puisque la « contestation » des décisions prises contre eux portait sur un « droit de caractère civil », les requérants avaient droit à l’examen de leur cause par « un tribunal » réunissant les conditions de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (arrêt Golder précité, série A no 18, p. 18, par. 36). De nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe confient à des juridictions ordinales le soin de statuer sur des infractions disciplinaires. Même quand l’article 6 par. 1 (art. 6-1) trouve à s’appliquer, une telle attribution de compétence n’enfreint pas en soi la Convention (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, p. 23, premier alinéa). Toutefois, celle-ci commande alors, pour le moins, l’un des deux systèmes suivants: ou bien lesdites juridictions remplissent elles-mêmes les exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), ou bien elles n’y répondent pas mais subissent le contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article (art. 6-1).
En l’espèce, trois organes traitèrent le cas des requérants: le conseil provincial, le conseil d’appel et la Cour de cassation. Comme dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere, la Cour ne croit pas indispensable de rechercher ce qu’il en était du conseil provincial (ibidem). En revanche, elle doit s’assurer que devant le conseil d’appel ou, à défaut, la Cour de cassation les Drs Albert et Le Compte jouissaient du « droit à un tribunal » (arrêt Golder précité, série A no 18, p. 18, par. 36) et à une solution juridictionnelle du litige (arrêt König précité, série A no 27, p. 34, par. 98 in fine), tant pour les points de fait que pour les questions de droit.
2. Sur l’existence d’ »accusations en matière pénale »
30. La thèse principale du Dr Albert – mais non du Dr Le Compte – consiste à soutenir que les organes de l’Ordre des médecins ont eu à décider du bien-fondé d’une « accusation en matière pénale ». Le Gouvernement la conteste; il affirme notamment que l’article 6 par. 1 (art. 6-1), à le supposer applicable, ne saurait entrer en jeu à la fois au titre des mots « contestations sur [des] droits et obligations de caractère civil » et à celui de l’expression « accusation en matière pénale ».
En se prononçant sur la recevabilité des requêtes, la Commission n’a pas éliminé l’aspect pénal de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Elle a ensuite examiné la nature des manquements reprochés aux intéressés – certains d’entre eux auraient pu donner lieu à des poursuites pénales – ainsi que la sévérité des sanctions infligées; elle a cependant conclu dans son rapport que ni le Dr Albert ni le Dr Le Compte n’avaient fait l’objet d’une « accusation en matière pénale ».
Pour sa part, la Cour estime que les deux aspects, civil et pénal, de l’article 6 (art. 6) ne s’excluent pas nécessairement (arrêt Engel et autres précité, série A no 22, pp. 36-37, par. 87; arrêt König précité, série A no 27, pp. 32-33, par. 96; arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, pp. 23-24, paras. 52-53). Elle ne croit cependant pas devoir trancher la question de savoir si en l’espèce il y avait « accusation en matière pénale ». En effet, le paragraphe 1 de l’article 6 (art. 6-1), dont les deux requérants allèguent la violation, vaut en matière civile aussi bien que dans le domaine pénal (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, pp. 23-24, par. 53). Le Dr Albert, lui, invoque de surcroît les paragraphes 2 et 3, alinéas a), b) et d) (art. 6-2, art. 6-3-a, art. 6-3-b, art. 6-3-d), mais aux yeux de la Cour les principes consacrés par eux se trouvent déjà, en l’occurrence, contenus dans la notion de procès équitable qui se dégage du paragraphe 1 (art. 6-1); la Cour les prendra donc en considération dans le contexte de ce dernier (paragraphes 38-42 ci-dessous).
B. Sur l’observation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1)
31. Dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere, la Cour a recherché si conseil d’appel et Cour de cassation constituaient bien des « tribunaux », « établis par la loi », « indépendants » et « impartiaux », et s’ils avaient entendu « publiquement » la cause des requérants. En l’espèce, elle ne juge pas nécessaire de revenir sur les trois premiers points; elle avait, de même que la Commission, conclu à l’absence de violation.
Restent les garanties d’impartialité et de publicité.
1. Impartialité
32. L’impartialité de la Cour de cassation ne saurait prêter à discussion (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, p. 25, par. 58).
En ce qui concerne le conseil d’appel, la Commission ne soutient plus qu’il faille en regarder les membres médecins comme défavorables aux requérants puisqu’ils ont des intérêts très proches de ceux d’une des parties à la procédure (ibidem); elle constate en outre que le Dr Le Compte – mais non le Dr Albert – a tenté de les récuser en bloc, sans cependant avancer de griefs précis contre l’un ou l’autre d’entre eux (paragraphe 14 ci-dessus). Tout en exprimant des réserves sur l’impartialité de l’institution en tant que telle, la Commission formule l’avis qu’il n’y a pas là violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
La Cour souscrit à cette dernière conclusion. L’impartialité personnelle des membres d’un « tribunal » doit en principe se présumer jusqu’à preuve du contraire (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, ibidem); le Dr Le Compte a bien usé de son droit de récusation, mais d’une manière si indéterminée que sa démarche ne pouvait passer pour fondée (paragraphe 14 ci-dessus). Quant à l’impartialité considérée sous un angle objectif et organique (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Piersack du 1er octobre 1982, série A no 53, pp. 14-15, par. 30), aucun élément du dossier ne permet à la Cour d’en douter. Spécialement, le mode de désignation des médecins siégeant dans les conseils d’appel n’autorise pas à les taxer de partialité: quoique élus par les conseils provinciaux (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, p. 14, par. 26), ils n’agissent pas en qualité de représentants de l’Ordre des médecins mais à titre personnel, tout comme les membres magistrats nommés, eux, par le Roi.
2. Publicité
33. En matière de publicité, la législation belge assujettit la juridiction ordinale et la Cour de cassation à des règles différentes.
a) Devant le conseil d’appel
34. L’arrêté royal du 6 février 1970 exclut toute publicité tant pour les audiences du conseil d’appel que pour le prononcé de la décision. A moins de se voir corriger à un stade ultérieur de la procédure, pareille interdiction peut priver les intéressés de l’une des garanties que prescrit la première phrase de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention. Sous réserve des exceptions que ménage la seconde, le médecin en cause a droit à cette publicité si, dans la poursuite disciplinaire intentée contre lui, surgit une contestation relative à des droits et obligations de caractère civil (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, p. 25, par. 59).
Les conditions auxquelles l’article 6 par. 1 (art. 6-1) subordonne lesdites exceptions ne se trouvaient pas remplies dans le cas du Dr Le Compte. La Cour constate en particulier que, comme dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere (ibidem), la nature même des manquements reprochés au requérant et de ses propres griefs contre l’Ordre (paragraphes 13-14 ci-dessus) ne relevait pas de l’art de guérir. Rien ne donne à penser que l’un des motifs énumérés dans la seconde phrase de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) aurait pu justifier le huis clos.
La question se présente autrement pour le Dr Albert: les fautes imputées à celui-ci (paragraphe 9 ci-dessus) concernaient directement l’exercice de la profession médicale, lequel pourrait poser des problèmes tombant sous le coup des exceptions prévues à l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Les éléments fournis à la Cour ne suffisent cependant pas à montrer qu’il existait en l’occurrence une situation de nature à légitimer l’absence de publicité.
35. Telle que la consacre l’article 6 par. 1 (art. 6-1), la règle de la publicité des audiences peut aussi céder parfois devant la volonté de l’intéressé. Sans doute la nature de certains des droits garantis par la Convention exclut-elle un abandon de la faculté de les exercer (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, p. 36, par. 65), mais il n’en va pas de même de certains autres. Ainsi, ni la lettre ni l’esprit de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’empêchent un médecin de renoncer à la publicité de son plein gré et de manière non équivoque (arrêt Neumeister du 7 mai 1974, série A no 17, p. 16, par. 36); une procédure disciplinaire de ce genre se déroulant dans le secret n’enfreint pas ledit article (art. 6-1) si le droit interne s’y prête et si le défendeur y consent (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, p. 25, par. 59).
Toutefois, loin de donner pareil accord le Dr Le Compte a réclamé un procès public (paragraphe 14 ci-dessus). L’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’autorisait pas à le lui refuser puisque l’on ne se trouvait dans aucun des cas exceptionnels mentionnés dans sa seconde phrase (paragraphe 34 ci-dessus). Le Dr Albert, lui, n’a rien demandé de semblable, mais les pièces du dossier ne montrent pas qu’il ait entendu renoncer à la publicité requise par la Convention.
b) Devant la Cour de cassation
36. Le caractère public de l’instance en cassation ne suffit pas à combler la lacune constatée au stade de la procédure disciplinaire. La haute juridiction ne connaît pas du fond des affaires, si bien que de nombreux aspects des « contestations » relatives à des « droits et obligations de caractère civil » échappent à son contrôle, dont l’examen des faits et l’appréciation de la proportionnalité entre faute et sanction (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, p. 16, par. 33).
37. En résumé, la cause des Drs Albert et Le Compte n’a pas été entendue « publiquement » par un tribunal jouissant de la plénitude de juridiction et statuant en public. Sur ce point, il y a eu méconnaissance de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) dans les circonstances de l’affaire.
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 paras. 2 ET 3 a), b) ET d) (art. 6-2, art. 6-3-a, art. 6-3-b, art. 6-3-d
38. L’un des deux requérants, le Dr Albert, affirme ne pas avoir bénéficié des garanties du paragraphe 2 de l’article 6 (art. 6-2) ni de celles de trois alinéas du paragraphe 3 (art. 6-3-a, art. 6-3-b, art. 6-3-d):
« 2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.
3. Tout accusé a droit notamment à:
a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui;
b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense;
(…)
d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;
(…). »
Ayant conclu que les requérants n’ont pas fait l’objet d’une « accusation en matière pénale » (paragraphe 19 ci-dessus), la Commission n’exprime pas d’avis sur ces allégations; le Gouvernement les avait combattues devant elle.
39. Pour sa part, la Cour a estimé superflu de trancher la question de l’applicabilité du paragraphe 1 de l’article 6 (art. 6-1) au titre pénal, mais a résolu d’examiner sous l’angle du paragraphe 1 (art. 6-1), en interprétant la notion de « procès équitable », la substance des griefs formulés par le requérant en vertu des paragraphes 2 et 3 (art. 6-2, art. 6-3) (paragraphe 30 ci-dessus). A ses yeux, les principes énoncés au paragraphe 2 (art. 6-2) et dans les seules clauses du paragraphe 3 (art. 6-3) invoquées par le Dr Albert, à savoir les alinéas a), b) et d) (art. 6-3-a, art. 6-3-b, art. 6-3-d), valent mutatis mutandis pour celles des procédures disciplinaires que régit le paragraphe 1 (art. 6-1) de la même manière que dans le cas d’une personne accusée d’une infraction pénale.
40. En ce qui concerne le respect de la présomption d’innocence, le Dr Albert adresse trois critiques au conseil provincial de l’Ordre des médecins du Brabant: s’être laissé influencer par des antécédents judiciaires, s’être fondé sur des preuves insuffisantes, avoir refusé une offre de contre-preuves.
Aucun de ces griefs ne résiste à l’examen. Comme l’indique clairement le texte de la décision du 4 juin 1974, le conseil provincial a certes tenu compte d’antécédents du requérant pour adopter la sanction, mais le principe que consacre l’article 6 par. 2 (art. 6-2) n’y met pas obstacle (arrêt Engel et autres précité, série A no 22, pp. 37-38, par. 90). Le conseil a assis sa conviction sur un ensemble d’éléments concordants, dont les propres déclarations du Dr Albert. Enfin, à aucun moment ce dernier n’a offert de contre-preuves.
41. Sur le terrain du paragraphe 3 de l’article 6 (art. 6-3), le requérant se plaint de ne pas avoir été informé d’une manière détaillée des accusations portées contre lui, de ne pas avoir disposé du temps nécessaire à la préparation de sa défense et de ne pas avoir joui du droit d’obtenir la convocation et l’interrogatoire de témoins à décharge. Ces allégations sont dénuées de fondement. La lettre que le président du conseil provincial adressa au Dr Albert pour l’inviter à comparaître devant son bureau précisait la nature et la cause des reproches de l’Ordre (paragraphe 9 ci-dessus). En outre, l’intéressé a eu plus de quinze jours pour préparer sa défense. Pareil délai, prévu par l’article 25 de l’arrêté royal du 6 février 1970, paraît en soi raisonnable, surtout si l’on songe à l’absence de complexité de l’affaire. Enfin, rien dans le dossier ne donne à penser que le Dr Albert ait tenté d’obtenir la convocation et l’interrogatoire de témoins à décharge et qu’il ait essuyé un refus.
42. Dès lors, la Cour estime qu’il n’y a pas eu méconnaissance de l’article 6 (art. 6) à cet égard.
IV. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 11 (art. 11)
43. L’un des deux requérants, le Dr Le Compte, allègue une violation de l’article 11 (art. 11), ainsi libellé:
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article (art. 11) n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. »
L’obligation de s’affilier à l’Ordre des médecins (arrêt Le Compte, Van Leuven et De Meyere précité, série A no 43, p. 12, par. 21) entraverait la liberté d’association – qui impliquerait celle de ne pas s’associer – et excéderait les limites des restrictions autorisées par le paragraphe 2 de l’article 11 (art. 11-2); en outre, la création même de l’Ordre tendrait à supprimer ladite liberté.
Compte tenu de son avis du 14 décembre 1979 sur les requêtes no 6878/75 et 7238/75 des Drs Le Compte, Van Leuven et De Meyere (arrêt du 23 juin 1981 précité, série A no 43, p. 26, par. 63), la Commission a estimé inutile d’entendre à nouveau en l’espèce des plaidoiries relatives au respect de l’article 11 (art. 11). Les parties ont donc renvoyé aux thèses développées devant elle puis devant la Cour à l’époque. Lors des audiences du 27 septembre 1982, les comparants – et notamment le conseil du Dr Le Compte – ne sont pas revenus sur la question.
44. La Cour ne voit pas de raison de s’écarter de la solution qu’elle a donnée au même problème par son arrêt du 23 juin 1981 (ibidem, pp. 26-27, paras. 64-66). Il suffit de rappeler que l’Ordre des médecins ne s’analyse pas en une association au sens de l’article 11 (art. 11); que son existence et l’obligation corrélative, pour les médecins, de s’inscrire à son tableau et de se soumettre à l’autorité de ses organes n’ont manifestement ni pour objet ni pour effet de limiter, et encore moins de supprimer, le droit garanti à l’article 11 par. 1 (art. 11-1); qu’il n’y a donc pas lieu de se placer sur le terrain du paragraphe 2 dudit article (art. 11-2) ni de rechercher si la Convention consacre la liberté de ne pas s’associer.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
45. A l’audience, l’avocat du Dr Le Compte a prié la Cour, si elle constatait une violation, d’accorder au titre de l’article 50 (art. 50) une satisfaction équitable à son client. Il a toutefois estimé que la question ne se trouvait pas en état.
De leur côté, les délégués de la Commission ont demandé à la Cour de surseoir à statuer sur ce point en l’absence de toute indication de la part du Dr Albert ou de son conseil.
Le Gouvernement n’a pas présenté d’observations en la matière.
46. Bien que soulevée en vertu de l’article 47 bis du règlement, la question ne se prête donc pas encore à une décision. En conséquence, la Cour doit la réserver; dans les circonstances de la cause, elle estime qu’il échet de la renvoyer à la Chambre conformément à l’article 50 par. 4 du règlement.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 (art. 3) de la Convention dans le chef du Dr Le Compte;
2. Dit, par seize voix contre quatre, que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) s’appliquait à l’examen de la cause de chacun des deux requérants;
3. Dit, par seize voix contre quatre, qu’il y a eu méconnaissance de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) en tant que leur cause n’a pas été entendue publiquement par le conseil d’appel et que celui-ci n’a pas prononcé sa décision en public;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a eu violation ni du même article (art. 6-1) quant aux autres griefs des requérants, ni de l’article 11 (art. 11) dans le chef du Dr Le Compte;
5. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état;
en conséquence,
a) la réserve en entier;
b) la renvoie à la Chambre en vertu de l’article 50 par. 4 du règlement.
Rendu en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le dix février mil neuf cent quatre-vingt-trois.
Gérard WIARDA
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouvent joints le texte d’une déclaration de M. Thór Vilhjálmsson et, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 50 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes:
– opinion concordante commune à M. Cremona et Mme Bindschedler-Robert;
– opinion dissidente de M. Liesch;
– opinion partiellement dissidente de M. Matscher;
– opinion partiellement dissidente de M. Pinheiro Farinha;
– opinion partiellement dissidente de Sir Vincent Evans.
G. W.
M.-A. E.
DECLARATION DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON
(Traduction)
Mon vote diffère en l’espèce de celui que j’ai émis dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere. La décision de la majorité dans celle-ci en est la cause.
OPINION CONCORDANTE COMMUNE A M. CREMONA ET MME BINDSCHEDLER-ROBERT, JUGES
(Traduction)
Nous approuvons en entier les conclusions figurant dans le dispositif de l’arrêt.
Cela vaut notamment pour l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention: avec la majorité de nos collègues, nous estimons qu’il a été violé en l’espèce dans le chef de chacun des requérants.Toutefois, quant à son applicabilité nous nous fondons sur des motifs différents de ceux que retient la majorité. En effet, comme dans l’affaire, analogue, des Drs Le Compte, Van Leuven et De Meyere, et pour les raisons exposées dans notre opinion séparée commune annexée à l’arrêt de la Cour relatif à cette affaire, nous estimons que dans les circonstances de la cause les procédures dont se plaignent les requérants ne concernaient pas des contestations sur des droits et obligations de caractère civil, mais, comme l’explique ladite opinion, des accusations en matière pénale au sens de l’article 6 (art. 6).
Enfin, pour éviter des répétitions nous croyons qu’il nous suffit en l’occurrence de renvoyer à l’opinion précitée.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE LIESCH
L’arrêt Albert et Le Compte me confirme dans l’opinion dissidente que j’ai exprimée dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere.
L’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention n’est pas applicable en matière disciplinaire.
Le seul objet d’une procédure disciplinaire consiste à rechercher si une règle déontologique a pu être violée. La contestation, le débat, ne porte a priori pas sur le droit de continuer à exercer la médecine, mais uniquement sur la question de savoir si le comportement de l’homme de l’art est susceptible d’entraîner une sanction disciplinaire.
Dans le cadre de cette contestation il n’existe aucun élément de droit privé.
Le malentendu provient du fait que l’arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971 est interprété d’une manière trop large.
Le cas d’espèce est érigé en décision de principe et appliqué à des hypothèses de nature différente.
En effet, la Cour y a affirmé que « les termes français ‘contestations sur (des) droits et obligations de caractère civil’ couvrent toute procédure dont l’issue est déterminante pour des droits et obligations de caractère privé » et que « le texte anglais, qui vise ‘the determination of (…) civil rights and obligations’, confirme cette interprétation ». (série A no 13)
Or, pour connaître la portée de ce principe, il importe de rapprocher le passage précité du dernier alinéa du paragraphe 94 de l’arrêt où la Cour applique son postulat au cas d’espèce:
« La décision de la Commission régionale, bien que faisant application de règles de droit administratif, devait être déterminante pour les rapports de caractère civil entre Ringeisen et les époux Roth. »
Que la décision administrative fût positive ou négative – approbation ou refus du contrat de vente -, elle devait, dans les deux hypothèses, avoir une incidence directe, immédiate sur des droits ou obligations de caractère civil; dans chacune de ces hypothèses le sort d’un droit civil en jeu dépendait directement de la mesure prise par les organes de l’exécutif et de l’administration.
La décision a donc eu pour effet inéluctable de confirmer, modifier ou annuler des droits ou obligations de caractère civil.
Et la Cour pouvait ajouter que « peu importent dès lors la nature de la loi suivant laquelle la contestation doit être tranchée (loi civile, commerciale, administrative, etc.) et celle de l’autorité compétente en la matière (juridiction de droit commun, organe administratif, etc.) ».
Tel n’est cependant pas le cas en l’espèce.
La décision du conseil provincial pouvait être déterminante pour des rapports de caractère privé; elle ne devait pas l’être. La procédure disciplinaire dans la présente affaire, contrairement à la procédure administrative dans le cas Ringeisen, ne portait pas inévitablement sur des droits et obligations de caractère civil.
Dès lors que le conseil provincial n’aurait prononcé par exemple qu’un avertissement à l’égard des requérants, l’issue de la procédure n’aurait pas été déterminante, alors que le droit de pratiquer ne se serait pas trouvé directement en cause.
Selon moi, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention ne s’applique pas en l’espèce.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MATSCHER
Dans mon opinion partiellement dissidente relative à l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere (arrêt du 23 juin 1981, série A no 43, pp. 34-38), j’ai développé largement les raisons qui m’ont, à regret, amené à me dissocier des conclusions de la majorité de mes collègues en ce qui concerne l’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention aux affaires disciplinaires, en tant qu’elles rentreraient dans la notion de matières de droit civil au sens de cet article. La situation étant essentiellement la même dans la présente affaire, je ne peux que confirmer l’opinion que j’avais exposée à l’époque, quitte à en rappeler les traits essentiels. D’ailleurs, la majorité dans la présente affaire s’est elle-même limitée en substance à confirmer le point de vue qu’elle avait adoptée dans l’affaire précédente, sans faire le moindre effort pour discuter et, encore moins, réfuter les arguments contraires qui avaient été avancés à son égard.
Je note en passant que, sur les autres points soulevés par la présente affaire et en conformité avec la position que j’avais prise dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere, je me rallie pleinement aux conclusions adoptées à l’unanimité par la Cour.
Je répète également mon regret de voir que la Cour n’a pas jugé nécessaire d’examiner la présente affaire sous l’angle du droit pénal.
Les traits essentiels de mon opinion dissidente dans l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere étaient les suivants:
1. Le droit des requérants d’exercer la médecine n’était ni l’objet ni l’un des objets des procédures disciplinaires intentées contre eux devant les juridictions ordinales et continuées devant la Cour de cassation. Le seul objet de ces procédures (comme, d’ailleurs, des procédures disciplinaires en général) était de savoir si les requérants avaient enfreint les règles de la déontologie médicale (de la déontologie professionnelle) et, dans l’affirmative, de leur infliger la sanction correspondante. Ce n’était que cette sanction qui, en l’espèce, a atteint leur situation professionnelle et qui, par là, a eu une incidence indirecte sur les relations de droit privé que les requérants auraient pu entretenir avec leurs patients. Mais ces dernières, comme telles, n’étaient nullement en cause dans les procédures disciplinaires en question.
Or l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention ne couvre (dans sa branche « civile ») que les procédures ayant pour objet « des contestations sur [ses] droits et obligations de caractère civil » (« toute procédure dont l’issue est déterminante pour des droits et obligations de caractère privé », pour employer la formule de l’arrêt Ringeisen), tandis que le seul fait que l’issue d’une procédure puisse avoir une incidence indirecte sur un tel droit, ne suffit pas pour faire entrer cette procédure dans le cadre de celles que vise l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
2. En l’espèce, il n’y avait pas non plus « contestation » sur un droit de caractère civil. L’arrêt de la Cour, en laissant de côté la procédure devant le conseil provincial, qui avait infligé aux requérants une sanction déterminée, voit « surgir » la contestation dans le fait que les requérants ont combattu la décision de premier degré en faisant appel contre celle-ci (paragraphe 34, premier alinéa). Une telle argumentation méconnaît entièrement la fonction d’une procédure de recours. En effet, l’objet et la nature d’une affaire (ou « contestation ») ne changent pas suivant les différents degrés de juridiction, indépendamment des moyens, des motifs et des demandes de recours: si la procédure devant le conseil provincial n’avait pas pour objet de décider d’une contestation sur des droits et obligations de caractère civil, il ne peut pas en aller différemment pour la procédure devant le conseil d’appel et devant la Cour de cassation. En d’autres termes, la « contestation » formait l’objet de cette procédure dès le début, ou lui reste étrangère, elle ne peut pas « surgir » (paragraphe 34, premier alinéa) en appel ou en cassation.
3. L’arrêt, tentant de circonscrire sa portée, se borne à constater que le droit de pratiquer l’art médical à titre libéral rentre dans le cadre des droits protégés par l’article 6 par. 1 (art. 6-1).Pour ma part, je ne vois pas la possibilité rationnelle de distinguer, à cet égard, entre le droit de pratiquer la médecine à titre libéral et celui d’exercer en qualité de médecin fonctionnaire ou salarié et entre le droit de pratiquer la médecine en général et le droit d’exercer toute autre profession. Or, si une affirmation est vraie, elle doit être susceptible de généralisation, ou, pour être plus exact, si ma conclusion est correcte, elle ne doit pas valoir seulement pour le cas d’espèce, mais pour toutes les situations répondant aux mêmes prémisses.
La conclusion ne pourrait donc être que celle-ci: le droit d’exercer une profession quelconque figure parmi les droits protégés par l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Les auteurs de la Convention ont-ils vraiment conçu son article 6 (art. 6) de cette manière? Je crois plutôt qu’en affirmant cela, la Cour sort du cadre d’une interprétation « évolutive » de la Convention, qui a bien sa place lorsque celle-ci emploie des termes généraux et indéfinis (par exemple « nécessaire (…) dans une société démocratique »), susceptibles d’une interprétation qui suit l’évolution des conceptions sociales dans les pays membres.
D’autre part, le fait que l’arrêt n’ose pas énoncer clairement cette conclusion – la seule qui me paraisse cohérente en partant de ses prémisses -, mais préfère rester, à cet égard, dans le vague, conduit à l’insécurité juridique, ce qui est particulièrement grave en présence de situations et de problèmes qui se posent continuellement dans tous les États contractants.
4. Enfin, l’arrêt conduit à condamner le manque de publicité dans des affaires, où la fonction de garantie procédurale que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) attribue à la publicité des débats et du prononcé de la décision n’était nullement en jeu (donc, condamnation pour un manquement purement formel aux dispositions de l’article 6 par. 1) (art. 6-1), ce qui pour moi est une raison supplémentaire d’affirmer que l’article 6 (art. 6) de la Convention ne vise pas les affaires en question.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE PINHEIRO FARINHA
Avec un profond regret, je ne peux me rallier à l’opinion de mes collègues de la majorité en ce qui concerne la violation de l’article 6 (art. 6) de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
En effet:
1. Devant les organes disciplinaires de l’Ordre, on n’a pas discuté les relations de droit privé établies par les Drs Albert et Le Compte avec leurs clients;
2. La contestation devant les organes disciplinaires (conseils provinciaux et d’appel) puis la Cour de cassation n’a porté que sur la matière déontologique, qui échappe au droit civil;
3. La cause des requérants se situe seulement dans la violation de règles déontologiques, d’où, à mon avis, l’inapplicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (je l’ai déjà dit dans mon opinion séparée en l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere);
4. En conclusion, j’estime qu’il n’y a violation ni de l’article 3 (art. 3), ni de l’article 6 (art. 6) ni de l’article 11 (art. 11) de la Convention.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE SIR VINCENT EVANS, JUGE
(Traduction)
Je souscris à l’arrêt de la Cour pour autant qu’il constate l’absence de violation des articles 3 et 11 (art. 3, art. 11) de la Convention.
En revanche, je marque avec regret mon désaccord avec la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu méconnaissance de l’article 6 (art. 6). Pour les raisons que j’ai déjà exposées dans mon opinion dissidente en l’affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere, et qu’il est donc inutile de répéter, j’estime l’article 6 (art. 6) inapplicable en l’espèce: la procédure incriminée par les requérants n’avait trait ni à une contestation sur des droits et obligations de caractère civil ni à une accusation en matière pénale, au sens de l’article 6 (art. 6).