GRANDE CHAMBRE
DÉCISION SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 56672/00
présentée par SENATOR LINES GmbH
contre
l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la Finlande, la France, l’Allemagne,
la Grèce, L’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal,
l’Espagne, la Suède et le Royaume-Uni
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant le 10 mars 2004 en une Grande Chambre composée de :
MM.L. Wildhaber, président,
C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
G. Ress,
SirNicolas Bratza,
MM.G. Bonello,
L. Caflisch,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
B. Zupančič,
MmeN. Vajić,
M.J. Hedigan,
MmeM. Tsatsa-Nikolovakaya,
MmeH.S. Greve,
MM.E. Levits,
K. Traja,
S. Pavlovschi, juges,
et de M. P.J. Mahoney, greffier,
Vu la requête précitée, introduite le 30 mars 2000,
Vu la décision prise le 20 avril 2000 par le président faisant fonction de la troisième section, à laquelle l’affaire avait initialement été attribuée, de ne pas recommander l’adoption d’une mesure provisoire aux gouvernements défendeurs,
Vu la décision du 12 décembre 2002 par laquelle la chambre de la troisième section s’est dessaisie en faveur de la Grande Chambre (article 30 de la Convention),
Vu les décisions prises en vertu de l’article 36 § 2 de la Convention d’autoriser l’intervention de la Commission européenne, du Conseil des barreaux de l’Union européenne (« CCBE »), de l’Association européenne des juristes d’entreprise (« AEJE »), de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (« FIDH ») et de la Commission internationale de juristes (« CIJ »),
Vu les observations soumises par les gouvernements défendeurs, par la société requérante et par les parties intervenantes, notamment la Commission européenne, ainsi que les observations complémentaires présentées par les gouvernements défendeurs, par la société requérante et par la Commission européenne,
Après en avoir délibéré, rend la décision que voici :
EN FAIT
La requérante est une société à responsabilité limitée de droit allemand qui a son siège à Brême. Elle est représentée devant la Cour par Mes U. Zinsmeister et D. Waelbroek, du cabinet d’avocats Ashurst, établi à Bruxelles. Une liste des représentants des gouvernements défendeurs figure en annexe à la présente décision. La Commission européenne a été représentée par MM. A. Rosas, R. Lyal et C. Ladenburger ; le CCBE a été représenté par son président, Me R. Wolff, avocat à Salzbourg ; l’AEJE a été représentée par Mes Cleary, Gottlieb, Steen et Hamilton, avocats à Bruxelles, la FIDH a été représentée par son président, Me S. Kaba, avocat à Paris, et la CIJ a été représentée par son secrétaire général, Mme L. Doswald-Beck.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de l’espèce, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le 16 septembre 1998, la Commission européenne adopta une décision infligeant à seize compagnies de navigation maritime, dont la requérante, une amende pour violation des règles de concurrence établies par le traité instituant la Communauté européenne (« le traité CE »). La société requérante fut pour sa part condamnée à une amende de 13 750 000 euros, payable dans un délai de trois mois à compter de la notification de la décision. Par une lettre du 25 septembre 1998, la Commission européenne l’informa que si elle introduisait un recours contre la décision, l’amende ne serait pas recouvrée immédiatement si une garantie bancaire était fournie à la Commission.
Le 7 décembre 1998, la société requérante attaqua la décision devant le Tribunal de première instance des Communautés européennes (« le TPI »). Le 16 décembre, elle sollicita une dispense de l’obligation de constituer une garantie bancaire. Sa requête fut rejetée le 10 décembre 1999, aux motifs notamment que Hanjin, son actionnaire dominant (qui faisait elle aussi partie des sociétés destinataires de la décision du 16 septembre 1998), devait avoir eu conscience des infractions en cause et que l’amende ne représentait qu’un faible pourcentage du chiffre d’affaires de la société requérante. Pour la Commission européenne, une garantie bancaire pouvait être fournie par l’actionnaire dominant.
Le 26 février 1999, la société requérante invita le TPI à prononcer le sursis à l’exécution de la décision du 16 septembre 1998 au titre de l’article 242 (anciennement article 185) du traité CE. Le 9 avril 1999, sa requête fut appuyée par le gouvernement allemand, qui s’exprima comme suit : « (…) une mesure conçue (…) comme une simple sûreté créerait ainsi, avant même que le tribunal ne statue au principal, un fait accompli qu’il ne serait plus possible de réparer en cas de décision ultérieure favorable à la requérante. Le dommage subi par celle-ci serait grave et irréparable (…) ».
Le 21 juillet 1999, le président du TPI rejeta la demande. Après avoir admis que la société requérante n’était pas en mesure de constituer elle-même une garantie bancaire, il précisa que pour apprécier sa capacité à fournir pareille garantie il y avait lieu de tenir compte également du groupe de sociétés dont elle dépendait, directement ou indirectement. Le simple fait que l’actionnaire majoritaire eût adopté une résolution prévoyant qu’il ne viendrait pas au soutien de la société requérante ne prouvait pas que ledit actionnaire fût empêché de fournir l’aide nécessaire. Compte tenu de la bonne situation financière apparente de son actionnaire majoritaire, la société requérante n’avait pas établi l’impossibilité de fournir la garantie demandée.
Le 30 septembre 1999, la société requérante forma devant la Cour de justice des Communautés européennes (« la CJCE ») un recours dans lequel elle soutenait que la prise en compte des ressources d’une tierce partie sur laquelle elle n’exerçait aucune forme de contrôle pour juger de l’opportunité d’un sursis à l’exécution de la décision du 16 septembre 1998 était illégitime, omettait de ménager un juste équilibre des intérêts en cause, négligeait d’explorer d’autres solutions possibles et n’était pas suffisamment motivée. Elle ajoutait que le refus d’un sursis au recouvrement de l’amende avant l’examen au fond par le Tribunal serait contraire à la présomption d’innocence garantie par la Convention européenne des Droits de l’Homme. Elle invoquait également le droit à un recours effectif devant un tribunal indépendant et le droit à un procès équitable.
Le recours fut rejeté par le président de la CJCE le 14 décembre 1999. Le haut magistrat rappela qu’une dérogation à la règle prévoyant la fourniture d’une garantie bancaire ne pouvait être autorisée qu’en présence de circonstances exceptionnelles et que pour apprécier la capacité d’une entreprise à constituer une garantie bancaire il était légitime de tenir compte des ressources du groupe d’entreprises dont elle faisait partie. Sur ce point précis, il s’exprima comme suit :
« Cette approche repose sur l’idée que les intérêts objectifs de l’entreprise concernée ne présentent pas un caractère autonome par rapport à ceux des personnes, physiques ou morales, qui la contrôlent et que le caractère grave et irréparable du dommage allégué doit donc être apprécié au niveau du groupe que ces personnes composent. Cette confusion des intérêts justifie en particulier que l’intérêt de l’entreprise concernée à survivre ne soit pas apprécié indépendamment de l’intérêt que ceux qui la contrôlent portent à sa pérennité (…) il apparaît en effet normal que ce soit la situation financière objective du groupe qui serve de référence pour évaluer si un risque de dommage grave et irréparable est imminent. »
En mars 2001, la Commission européenne obtint en Allemagne une décision d’exequatur (Vollstreckungsklausel) lui permettant d’engager dans ce pays une procédure de recouvrement de l’amende. En avril 2002, dans le cadre de la procédure devant la Cour européenne des Droits de l’Homme, elle déclara qu’elle ne procéderait à aucune mesure de recouvrement tant que l’affaire serait pendante devant cette juridiction.
Par un jugement du 30 septembre 2003, le TPI annula les amendes infligées à la société requérante et aux autres destinataires de la décision du 16 septembre 1998. Les parties n’ayant formé dans le délai de deux mois ouvert à cet effet aucun recours contre ledit jugement, celui-ci est devenu définitif.
B. Le droit et la pratique communautaires pertinents
En vertu de l’article 281 du traité CE, la Communauté européenne a la personnalité juridique.
La Commission européenne dispose du pouvoir d’enquêter sur les accords ou pratiques paraissant contraires aux articles 81 et 82 du traité CE et d’infliger des amendes aux entreprises qui enfreignent ces dispositions (règlements 1017/68 et 4056/86 du Conseil).
Les actes de la Commission européenne (y compris les décisions prises au titre des règlements précités) relèvent du contrôle de la CJCE (article 230 du traité CE). Les recours formés devant celle-ci n’ont pas d’effet suspensif, même si la haute juridiction peut, si elle estime que les circonstances l’exigent, ordonner le sursis à l’exécution de l’acte attaqué (article 242 du traité CE).
L’article 256 du traité CE précise que l’exécution forcée des décisions du Conseil et de la Commission est régie par les règles de la procédure civile en vigueur dans l’Etat sur le territoire duquel elle a lieu. La formule exécutoire est apposée sur la décision « sans autre contrôle que celui de la vérification de l’authenticité du titre » par les autorités nationales.
GRIEFS
Renvoyant à l’arrêt Matthews c. Royaume-Uni ([GC] no 24833/94, CEDH 1999‑I, 18 février 1999), la société requérante soutient que la Cour est compétente pour statuer sur la compatibilité des décisions des institutions de la CE avec la Convention, que les Etats défendeurs sont individuellement et collectivement responsables des actes de ces institutions et qu’en refusant d’accorder le sursis à l’exécution de la décision litigieuse, les juridictions de la CE permettaient à un simple organe administratif de provoquer la liquidation de la société requérante, au mépris des droits à un procès équitable, à un accès effectif à un recours juridictionnel et à la présomption d’innocence consacrés par l’article 6 de la Convention.
EN DROIT
La société requérante soutient que les faits de l’espèce révèlent une violation de son droit d’accès à un tribunal, au sens de l’article 6 de la Convention. Invoquant les droits à un procès équitable et à la présomption d’innocence, elle estime qu’il y a infraction à l’article 6 dès lors que l’on ne confère pas un effet suspensif à un recours dirigé contre une décision de la Commission européenne infligeant une amende et en conséquence de laquelle le destinataire risque d’être écarté du marché avant que sa cause ne soit examinée par un juge.
Les parties pertinentes en l’espèce de l’article 6 de la Convention sont ainsi libellées :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…)
2. Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
A. Les observations des Etats défendeurs
Le principal argument des Etats défendeurs consiste à dire que les griefs énoncés ne se rapportent pas à des actes souverains adoptés personnellement par les Etats défendeurs, de sorte que les actes incriminés ne s’analysent pas en un exercice par eux de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention. Ils invoquent la jurisprudence de la Commission européenne des Droits de l’Homme selon laquelle une requête ne peut être introduite contre les Communautés européennes en tant que telles ni contre leurs Etats membres, qu’ils soient considérés conjointement ou séparément (CFDT c. les Communautés européennes et leurs Etats membres, requête no 8030/77, décision de la Commission du 10 juillet 1978, Décisions et rapports (DR) 13, p. 231). Ils n’aperçoivent aucune contradiction entre cette thèse et la jurisprudence de la Cour en vertu de laquelle des Etats peuvent être jugés responsables d’actes accomplis par eux en exécution d’obligations internationales ou dans le contexte de pareilles obligations (voir l’arrêt Matthews c. Royaume-Uni précité), et ils font observer que la Communauté européenne a la personnalité juridique et que ni elle ni ses organes ne représentent en aucune manière les Etats membres.
A titre subsidiaire, les Etats défendeurs soutiennent que l’ordre juridique communautaire assure en tout état de cause le respect des droits de l’homme. En conséquence, le principe de subsidiarité devrait exclure tout contrôle par la Cour des actes incriminés. Ils se réfèrent sur ce point à l’affaire M. & Co. c. Allemagne (requête no 13258/87, décision de la Commission du 9 février 1990, DR 67, p.138), dans laquelle la Commission avait admis que les Etats pouvaient transférer des pouvoirs à des organisations internationales à condition que, au sein des organisations concernées, les droits fondamentaux jouissent d’une protection équivalente. La Commission avait estimé que les Communautés européennes, à travers certaines déclarations comme à travers la jurisprudence existante de la CJCE, reconnaissaient les droits fondamentaux et assuraient le contrôle de leur respect. Les Etats défendeurs font observer que depuis cette décision les garanties en matière de protection des droits de l’homme présentes dans l’ordre juridique communautaire ont encore été renforcées par l’insertion dans le traité sur l’Union européenne (« le traité UE ») des articles 6 et 46 d), qui se réfèrent expressément aux droits fondamentaux, et spécialement à la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Les Etats défendeurs soulignent que la question de l’exigence d’une garantie bancaire en l’espèce a été examinée par les présidents du TPI et de la CJCE, et que ni l’une ni l’autre de cesinstances, qui toutes deux présentaient un certain nombre de caractéristiques garantes d’un procès équitable, n’ont admis les arguments de la société requérante.
Les Etats défendeurs soutiennent par ailleurs que la requête est essentiellement la même, au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention, que celle examinée par la CJCE et qu’elle doit être déclarée irrecevable pour ce motif. Ils considèrent en outre que l’affaire est irrecevable comme étant manifestement mal fondée, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention, dès lors qu’à l’époque pertinente la procédure au fond était de toute manière pendante devant une juridiction respectant l’article 6, nonobstant le refus de renoncer à l’exigence d’une garantie bancaire. Les Etats défendeurs soutiennent enfin qu’une décision de tenir compte de la situation financière non seulement de la société poursuivie mais également de son actionnaire majoritaire se concilie avec l’article 6 dans des circonstances telles celles de la présente espèce, où il y a communauté d’intérêts entre la société mère et ses filiales.
D’autres arguments plaidant en faveur d’une déclaration d’irrecevabilité ont été avancés par un ou plusieurs Etats défendeurs. Ainsi, la société requérante n’aurait eu, à l’époque du dépôt des observations, aucune légitimité à se dire victime de la violation alléguée par elle, puisque la procédure au fond était alors toujours pendante et que, en tout état de cause, la société requérante aurait pu dégager ou se procurer les fonds nécessaires pour payer l’amende ; la manière dont la CJCE traite les sociétés faisant partie d’un groupe serait analogue à la manière dont la Commission européenne des Droits de l’Homme considérait les actionnaires ; la société requérante n’aurait pas soutenu devant le TPI que sa société mère était empêchée de venir à son soutien : en conséquence, l’affaire serait irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes ; examiner la présente espèce sans offrir aux Etats défendeurs l’occasion de connaître des griefs dans le cadre de leurs propres systèmes judiciaires constituerait un autre motif d’irrecevabilité (tenant là aussi au non-épuisement des voies de recours internes) et montrerait l’impossibilité pour la Cour de traiter de l’affaire.
Se référant à l’annulation par le TPI de l’amende infligée à la société requérante, les Etats défendeurs soutiennent que, loin d’avoir simplement pris fin, la procédure devant le TPI a connu un aboutissement entièrement satisfaisant pour la requérante : en conséquence du jugement du 30 septembre 2003, maintenant devenu définitif, celle-ci aurait pu faire statuer sur tous les aspects de son action, sans être victime de quelque limitation que ce soit de son droit d’accès à la justice. De surcroît, l’amende – qui constituait un élément essentiel du grief tiré d’une privation de l’accès à la justice – aurait finalement été annulée. Il n’y aurait donc eu aucun acte ni omission dont la société requérante aurait subi personnellement les effets et, à supposer qu’elle eût jamais eu la qualité de « victime » d’une violation de la Convention, elle ne l’aurait plus. L’article 34 de la Convention ne prévoirait pas la possibilité pour des victimes « hypothétiques » d’introduire des requêtes.
B. Les arguments de la société requérante
La société requérante admet que les actes de la CE ne peuvent être attaqués en tant que tels devant la Cour, mais elle soutient que les Etats membres de la CE ne sauraient acquérir, en déléguant des pouvoirs aux institutions de la CE, la possibilité d’échapper au système de contrôle juridictionnel de la Convention. Pareilles délégation et érosion du système de la Convention seraient contraires aux obligations pesant sur les Etats en vertu du droit international. Lorsqu’un Etat transfère le pouvoir d’exercer ses droits de souveraineté, il ne transfère pas sa souveraineté, car un Etat ne peut se délester de sa responsabilité devant le peuple.
La société requérante distingue la présente espèce de l’ancienne affaire CFDT c. France (précitée) au motif que cette dernière concernait la sphère interne de la Communauté et ne mettait pas en cause un Etat membre qui aurait délégué des compétences pour l’administration d’une matière particulière à une autorité, qui aurait alors exercé ces compétences dans son ordre juridique interne.
La société requérante n’admet pas que la décision M. & Co. c. Allemagne précitée puisse s’interpréter comme ayant consacré simplement un contrôle global du système juridique de la Communauté : pareil contrôle serait à son sens entièrement arbitraire. Il appartient selon elle à la Cour de déterminer dans chaque espèce s’il y a eu violation de la Convention, et une exigence d’établissement de l’existence d’« indications claires » de l’absence d’une « protection équivalente » nécessiterait des appréciations subjectives difficiles en dehors du système contradictoire adéquat dans lequel s’opère l’examen des cas individuels. Dans l’affaire Matthews c. Royaume-Uni précitée (§§ 33 et 34), la Cour serait peut-être revenue sur la doctrine de la « protection équivalente » en déclarant que les normes de droit communautaire doivent être conformes à la Convention et qu’il appartient à la Cour de contrôler la bonne application de la Convention par la Communauté. La société requérante considère en outre que ladite affaire n’étend pas ses effets uniquement au droit primaire, qui ne peut être contesté devant les organes de la Communauté, dès lors que pareille division impliquerait différents niveaux de protection des droits de l’homme en fonction d’un critère formel : celui de savoir si la règle ou l’acte contesté ressortit ou non au droit primaire de la Communauté. Pareille démarche créerait une faille importante dans la protection des droits de l’homme.
La société requérante conteste que l’affaire examinée à Strasbourg soit en substance la même que celle plaidée à Luxembourg et, à l’époque du dépôt de ses observations, elle affirmait, à propos de la question de la qualité de « victime », que le recouvrement de l’amende était imminent. En ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes, elle souligne que la question relativement à son actionnaire dominant, Hanjin, n’était pas de savoir si ce dernier était à même de l’aider mais s’il était disposé à le faire.
Quant au fond, la société requérante souligne que le droit d’accès à la justice ne saurait se limiter à la simple faculté d’intenter une action : dans le contexte de la présente espèce, ce droit devrait impliquer l’achèvement de la procédure avant l’imposition de la sanction. Elle juge inéquitable que l’on tienne compte des ressources de sociétés apparentées pour apprécier s’il convient de renoncer à l’exigence d’une garantie bancaire, pareille prise en compte ne lui paraissant servir aucun intérêt public. Par exemple, si la société requérante avait dû cesser ses activités par suite de l’amende, la Communauté, en sa qualité de créancier chirographaire, n’aurait de toute manière pas perçu l’argent en question, et plus de 500 salariés, répartis un peu partout dans le monde, auraient perdu leur emploi, dont 285 à Brême. La requérante souligne également que Hanjin et elle-même constituent des entités juridiques distinctes et que la société Hanjin s’était, elle aussi, vu infliger une amende.
La société requérante n’aperçoit aucun motif de ne pas surseoir au recouvrement d’amendes lorsqu’un recours est pendant ; elle relève que dans les systèmes juridiques européens où le sursis n’est pas automatique (les systèmes suédois, espagnol et français), il existe une séparation stricte entre l’autorité compétente pour enquêter et celle habilitée à infliger une amende.
En ce qui concerne l’annulation par le TPI de l’amende lui ayant été infligée, la société requérante relève qu’une mesure n’a pas besoin d’être exécutée pour constituer une violation de la Convention et que, là où une mesure qui est présentée comme enfreignant la Convention (même si elle n’est pas mise à exécution) est annulée, la qualité de « victime » du requérant ne disparaît que si les autorités nationales ont reconnu l’existence d’une violation et réparé les dommages éventuellement causés. La société requérante renvoie pour chacune des branches de son argument à la jurisprudence de la Cour : dans son arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, la Cour aurait reconnu que le requérant pouvait se dire victime d’une violation de la Convention avant même que la décision d’extradition incriminée eût été exécutée (série A no 161, §§ 87, 90 et 92). Dans son arrêt Dalban c. Roumanie du 27 juin 2000, la Cour aurait par ailleurs jugé qu’une décision ou mesure favorable à un requérant ne prive l’intéressé de sa qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu puis réparé la violation de la Convention (Recueil des arrêts et décisions 1999‑VI, p. 236, § 44). La société requérante souligne qu’en l’espèce, loin de reconnaître puis de réparer la violation de la Convention, les autorités communautaires et les Etats défendeurs auraient non seulement nié son existence mais aussi rejeté la compétence même de la Cour pour connaître de l’affaire. Elle affirme qu’aucune compensation ne lui était accessible pour sa situation précaire, marquée par le risque permanent d’une procédure de faillite et la considérable publicité négative s’y trouvant associée. Elle note enfin la situation en matière de frais : si la procédure devant la Cour devait se terminer maintenant, elle ne pourrait rien recouvrer des frais étant résultés pour elle de l’introduction de sa requête devant la Cour.
C. Observations des parties intervenantes
1. La Commission européenne
La Commission européenne, souscrivant au point de vue des Etats défendeurs, a soumis à la Cour des observations complémentaires sur la façon dont les droits fondamentaux sont observés et appliqués par les institutions communautaires. Elle soutient, elle aussi, que la démarche suivie par la Commission européenne des Droits de l’Homme dans l’affaire M. & Co. c. Allemagne est correcte, les Etats membres de l’Union européenne étant responsables de la procédure devant le TPI et la CJCE, en ce sens qu’ils doivent veiller à ce que ceux-ci offrent une protection équivalente des droits fondamentaux dans l’instruction des affaires portées devant eux. Elle ajoute que dès lors que pareille protection existe en général, les Etats membres ne sont pas responsables de la manière dont lesdites juridictions apprécient et tranchent les questions touchant aux droits fondamentaux dans des affaires individuelles. A la lumière de ses observations sur la manière dont la protection des droits fondamentaux est assurée au sein de la Communauté, elle soutient que la requête est incompatible avec les dispositions de la Convention.
La Commission européenne considère par ailleus que, même si la Cour peut connaître du grief formulé, elle doit conclure à la compatibilité avec l’article 6 § 1 de la Convention de la procédure litigieuse. Elle souligne que le droit communautaire prévoit un mécanisme administratif, qui permet à la Commission de surseoir au recouvrement d’amendes si on lui fournit une garantie bancaire, ainsi qu’un mécanisme juridictionnel, qui permet d’attaquer un refus de sursis et dans le cadre duquel le TPI ou la CJCE peuvent lever l’obligation de fournir une garantie bancaire si la société démontre qu’elle se trouve dans l’impossibilité de s’y conformer. La Commission européenne soutient également que la prise en compte des ressoures de la société mère de la requérante ménage un juste équilibre entre l’intérêt de l’entreprise à éviter un paiement immédiat de l’amende et l’intérêt public à faire en sorte que si l’amende n’est pas payée immédiatement il y ait au moins une garantie qu’elle le sera en définitive si les juridictions la confirment. La règle voulant que la situation financière de la société mère soit prise en considération reconnaîtrait également la réalité économique d’une société contrôlée par une holding mère.
Se référant à la décision du TPI ayant définitivement mis fin à la procédure devant les instances communautaires, la Commission européenne considère que dès lors que l’amende a été annulée, sans que la société requérante ait jamais eu à la payer, à l’issue d’une procédure pleinement juridictionnelle, il ne subsiste aucune violation dont la société requérante puisse se dire victime. Il y aurait lieu à cet égard de distinguer entre les affaires où des événements se produisent qui peuvent passer pour réparer le préjudice résultant d’une violation consommée et celles où une violation ne se matérialise jamais. Dans le premier cas, la jurisprudence de la Cour exigerait tant la reconnaissance de la violation qu’un redressement adéquat. Dans le second, il n’y aurait aucune violation appelant un redressement.
2. Le CCBE
Le CCBE soutient que les droits fondamentaux de l’homme ne sont pas adéquatement protégés au sein de l’Union européenne. Il considère que, combinée avec le fait que d’une manière générale les particuliers n’ont pas qualité pour attaquer les actes de l’Union européenne, l’impossibilité de saisir la Cour européenne des Droits de l’Homme révèle de graves lacunes dans la protection juridique au sein de l’Union. Ces lacunes s’aggraveraient à chaque expansion des traités CE et UE.
3. L’AEJE
L’AEJE soutient qu’un transfert de pouvoirs d’un Etat membre au profit de la CE ne saurait exclure la responsabilité de l’Etat en question au regard de la Convention pour ce qui est de l’exercice des pouvoirs transférés, et qu’eu égard au caractère limité, par rapport à ce qu’ils sont dans les procédures nationales, des droits de la défense dans le cadre de la procédure applicable aux affaires de concurrence au sein de la CE, les procédures communautaires ne peuvent passer pour offrir une « protection équivalente ». L’AEJE estime que la procédure incriminée en l’espèce revêtait une nature pénale. Elle souhaite voir confirmer que les nouvelles règles procédurales envisagées par la Commission européenne devront satisfaire entièrement aux prescriptions de l’article 6 de la Convention.
4. La FIDH
La FIDH considère qu’il est à la fois nécessaire et justifié d’affirmer que les Etats parties à la Convention demeurent tenus de répondre de l’ensemble des conséquences qui peuvent résulter de l’adoption de certains actes par des organisations internationales qu’ils ont instituées et auxquelles ils ont attribué certaines compétences. En vertu des règles générales du droit international public, un Etat ne pourrait échapper à sa responsabilité internationale en concluant, avec des Etats différents, des traités successifs portant sur la même matière. L’affirmation d’une responsabilité des Etats membres d’une organisation internationale pour le traité constitutif de celle-ci entraînerait l’affirmation d’une responsabilité des mêmes Etats pour les décisions adoptées par l’organisation dans l’exercice des compétences que le traité lui attribue.
La CIJ
La CIJ estime que la Cour doit admettre la possibilité d’une responsabilité des Etats membres pour les actes des organes des organisations internationales dont ils sont membres. Il serait inacceptable que des violations des droits fondamentaux puissent demeurer sans redressement au simple motif que leur auteur serait un organe international établi par un Etat, et non l’Etat lui-même. Il conviendrait d’éviter que les Etats puissent se soustraire à leurs obligations en transférant des pouvoirs à des organisations internationales. La doctrine de la « protection équivalente » appliquée à l’époque par la Commission devrait être abandonnée, compte tenu du manque de clarté concernant la manière dont elle doit s’appliquer dans un certain nombre de circonstances.
L’appréciation de la Cour
La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 34 de la Convention elle peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers « qui se prétend victime d’une violation » par l’une des Hautes Parties Contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles.
A cet égard, elle réaffirme que l’article 34 exige qu’un individu requérant puisse se prétendre effectivement lésé par la violation qu’il allègue (Klass et autres c. Allemagne, arrêt du 6 septembre 1978, série A no 28, pp. 17-18, § 33). Dans un certain nombre d’affaires, elle a cependant admis qu’un requérant peut être victime potentielle. Il en va ainsi par exemple lorsque l’intéressé n’est pas en mesure d’établir que la législation qu’il incrimine lui a réellement été appliquée, en raison de la nature secrète des mesures qu’elle autorise, lorsqu’une loi interdisant les actes homosexuels peut être appliquée à une certaine catégorie de la population incluant le requérant, et lorsque l’expulsion d’un étranger a été ordonnée mais non exécutée et que l’exécution de la mesure exposerait l’intéressé au risque de subir dans le pays de destination des traitements contraires à l’article 3 ou une atteinte à ses droits découlant de l’article 8 de la Convention. Toutefois, pour qu’un requérant puisse se dire victime dans une telle situation, il doit produire des preuves plausibles et convaincantes de la probabilité de survenance d’une violation dont il subirait personnellement les effets ; de simples soupçons ou conjectures ne suffisent pas à cet égard (voir d’une manière générale dans ce contexte Segi et Gestoras Pro-Amnistia et autres c. Autriche, Belgique, Danemark, Finlande, France, Allemagne, Grèce, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal, Espagne, Suède, et Royaume-Uni (déc.), nos 6422/02 et 9916/02, CEDH 2002-V, avec les références que cette décision comporte, notamment aux arrêts Klass et autres c. Allemagne, précité, et Soering c. Royaume-Uni, également précité, ainsi qu’à la décision Tauira et autres c. France, no 28204/95, adoptée par la Commission le 4 décembre 1995, DR 83-B, p. 130).
La Cour rappelle en outre que jamais dans les affaires examinées par elle à ce jour elle n’a eu à se pencher sur des événements intervenus après ceux à l’origine des griefs. Dans de telles circonstances, la question peut se poser de savoir si le requérant a ou non perdu la qualité de « victime ». Ainsi, dans l’affaire Dalban c. Roumanie, la condamnation incriminée avait été annulée en conséquence d’un pourvoi dans l’intérêt de la loi formé par le procureur général de la Cour suprême. La Cour réaffirma qu’« une décision ou une mesure favorable au requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention ». Eu égard aux faits de l’espèce, la Cour conclut que la violation avait été reconnue mais non adéquatement réparée (arrêt du 28 septembre 1999, Recueil des arrêts et décisions 1999-VI, p. 236, § 44, avec le renvoi qu’il comporte). Dans l’affaire Constantinescu c. Roumanie, la Cour a jugé que l’acquittement du requérant – là encore à l’issue d’une procédure qui avait été rouverte après qu’une première condamnation fut devenue définitive – ne constituait ni une reconnaissance de la violation commise ni une réparation adéquate (arrêt du 27 juin 2000, Recueil des arrêts et décisions2000-VIII, p. 38, §§ 42-43).
La Cour note que les exemples jurisprudentiels mentionnés dans les deux paragraphes qui précèdent sont indépendants l’un de l’autre. Le premier concerne la nature et la portée des conditions qu’un requérant doit remplir pour pouvoir se dire victime d’une violation de la Convention et le contrôle de la réunion de ces conditions. Le second a trait à la question de savoir si dans un cas où la violation alléguée a déjà eu lieu des événements subséquents peuvent faire perdre au requérant la qualité de « victime » et, si oui, dans quelles conditions.
La Cour observe que la présente affaire se rapporte à une procédure qui n’était pas terminée au moment de l’introduction de la requête. Le grief principal était tiré d’une privation de l’accès à la justice. La société requérante soutenait que si l’amende qui lui avait été infligée était recouvrée avant que la procédure ne connût son aboutissement judiciaire elle devrait passer pour avoir été privée de l’accès à la justice. Elle invoquait à cet égard, en substance, la jurisprudence Segi et Gestoras Pro-Amnistia et autres précitée, soutenant qu’elle avait produit des preuves plausibles et convaincantes de la probabilité de survenance d’une violation dont elle subirait personnellement les effets.
Ainsi qu’il ressort des événements ultérieurs, la société requérante n’acquitta son amende ni volontairement ni à la suite d’une exécution forcée, et non seulement le recours formé par elle contre la décision de la Commission fut examiné, mais il déboucha (de même d’ailleurs que ceux introduits par les autres sociétés) sur l’annulation définitive de l’amende.
Ainsi, les faits de la présente espèce n’ont jamais été de nature à permettre à la société requérante de se dire victime d’une violation de ses droits découlant de la Convention. Lorsqu’intervint la « décision définitive » en l’espèce, à savoir le jugement rendu par le TPI le 30 septembre 2003, il était clair que la société requérante ne pouvait produire des preuves « plausibles et convaincantes » de la probabilité de survenance d’une violation dont elle subirait personnellement les effets, puisque aussi bien à cette date sa crainte d’être confrontée au recouvrement de l’amende avant l’examen au fond de l’affaire par le TPI était, de façon certaine, devenue sans objet.
Il en résulte, indépendamment du bien-fondé des autres arguments énoncés en l’espèce, que la société requérante ne peut se prétendre victime d’une violation de la Convention au sens de l’article 34 de la Convention et que la requête doit être rejetée, conformément à l’article 34 et à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Luzius Wildhaber
Président
Paul Mahoney
Greffier
Annexe
LISTE DES REPRESENTANTS DES GOUVERNEMENTS
AutricheM. H. Winkler, agent du Gouvernement,
Ministère fédéral des Affaires étrangères
BelgiqueM. C. Debrulle, agent du Gouvernement,
Service public fédéral – Justice
DanemarkM. H. Klingenberg, agent du Gouvernement,
Ministère des Affaires étrangères
FinlandeM. A. Kosonen, agent du Gouvernement,
Ministère des Affaires étrangères
FranceM. R. Abraham, agent du Gouvernement
Ministère des Affaires étrangères
AllemagneM. K. Stoltenberg, agent du Gouvernement
Ministère fédéral de la Justice
GrèceM. E. Volanis, agent du Gouvernement
Conseil juridique de l’Etat
IrlandeMme D. McQuade, coagent du Gouvernement
Ministère des Affaires étrangères
ItalieM. F. Crisafulli, coagent du Gouvernement
Ministère des Affaires étrangères
LuxembourgM. L. Delvaux, agent du Gouvernement
Ministère des Affaires étrangères
Pays-BasMme J. Schukking, agent du Gouvernement
Ministère des Affaires étrangères
PortugalM. J. M. da Silva Miguel, agent du Gouvernement
Ministère de la Justice
EspagneM. I. Blasco Lozano, agent du Gouvernement
Ministère de la Justice
SuèdeMme E. Jagander, agent du Gouvernement
Ministère des Affaires étrangères
Royaume-UniM. J. Grainger, agent du Gouvernement
Ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth