La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
SirNicolas Bratza, président,
MM.J.-P. Costa,
L. Loucaides,
MmeF. Tulkens,
MM.W. Fuhrmann,
K. Jungwiert,
K. Traja, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 12 octobre 1999 et 18 janvier 2000,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (n° 34406/97) dirigée contre la République française et dont un ressortissant, M. Claude Mazurek (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 13 décembre 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le 20 octobre 1997, la Commission a décidé de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »), en l’invitant à présenter par écrit des observations sur sa recevabilité et son bien-fondé. Le Gouvernement a présenté ses observations le 9 mars 1998, après prorogation du délai imparti, et le requérant y a répondu le 22 avril 1998.
3. A la suite de l’entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention le 1er novembre 1998, et conformément à l’article 5 § 2 dudit Protocole, l’affaire a été examinée par la Cour.
4. Conformément à l’article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »), le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l’affaire à la troisième section. La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement), et Sir Nicolas Bratza, président de la section (article 26 § 1 a) du règlement). Les autres membres désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient M. L. Loucaides, Mme F. Tulkens, M. W. Fuhrmann, M. K. Jungwiert et M. K. Traja (article 26 § 1 b) du règlement).
5. Le 4 mai 1999, la chambre a déclaré la requête recevable[1] et a décidé d’inviter les parties à lui présenter, au cours d’une audience, leurs observations sur le fond.
6. L’audience s’est déroulée en public le 12 octobre 1999, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
–pour le Gouvernement
MmesM. Dubrocard, sous-directrice
des droits de l’homme
à la direction des affaires juridiques
du ministère des Affaires étrangères,agent,
L. Delahaye, magistrat détaché
à la sous-direction des droits de l’homme
de la direction des affaires juridiques
du ministère des Affaires étrangères,
M. Faucheux-Bureau, magistrat au bureau
du droit civil général, à la direction des affaires
civiles et du sceau du ministère de la Justice,conseils ;
–pour le requérant
MeA. Ottan, avocat au barreau de Montpellier,conseil.
Le requérant était également présent à l’audience.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me Ottan et Mme Dubrocard.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPèCE
7. Le requérant, Claude Mazurek, est un ressortissant français né en 1942 à Avignon et domicilié à La Grande-Motte.
8. La mère du requérant décéda le 1er août 1990 d’une encéphalopathie au virus de l’immunodéficience humaine, le mode de contamination retenu étant post-transfusionnel. Elle laissait deux enfants : un fils naturel, Alain, né en 1936 et légitimé par le mariage de sa mère en 1937, et le requérant, né en 1942, déclaré sous le seul nom de sa mère, celle-ci étant alors encore mariée bien que séparée de fait. Le divorce fut prononcé au mois de juillet 1944.
9. Par un acte du 30 avril 1991, Alain fit assigner le requérant devant le tribunal de grande instance de Nîmes en demandant que soit ordonné le partage de la succession par notaire, qu’il soit jugé que le requérant, enfant adultérin, ne pouvait prétendre qu’à un quart de la succession, que soit ordonnée la consignation entre les mains du notaire d’une somme irrégulièrement retirée par le requérant sur le compte de sa mère et transférée sur un compte personnel alors que celle-ci était dans le coma.
10. Dans ses conclusions, le requérant acceptait la désignation du notaire pour liquider la succession, mais soutenait que l’article 760 du code civil qui limite les droits successoraux de l’enfant adultérin était discriminatoire et incompatible avec les articles 8 et 14 de la Convention, les dispositions de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant et l’article 334 du code civil posant le principe de l’égalité des filiations. Il demandait que lui soient reconnus des droits successoraux identiques à ceux d’un enfant légitime. Il soutenait par ailleurs que la somme dont la consignation était requise avait été virée à titre de libéralité non rapportable ainsi que le prouvaient un courrier de la défunte du 20 janvier 1988, un pouvoir général bancaire du 2 février 1988 et des témoignages.
11. Par un jugement du 21 janvier 1993, le tribunal ordonna le partage de la succession. Quant aux droits du requérant, il se référa à l’article 760 du code civil (paragraphe 17 ci-dessous).
En admettant que cette disposition était dérogatoire au principe d’égalité des filiations posé par l’article 334, alinéa 1er, du code civil, le tribunal estima qu’elle ne visait pas à opérer une discrimination entre enfants en fonction de leur naissance, mais à assurer le respect minimal des engagements contractés par le fait du mariage par le parent marié qui donne naissance à un enfant naturel. Il en conclut que cette disposition était rendue nécessaire pour protéger les droits d’autrui et était un principe d’ordre public non contraire à la Convention.
Quant à la somme qui avait été retirée par le requérant et virée sur son propre compte, le tribunal estima que celui-ci n’avait fait qu’exécuter la volonté de sa mère de le gratifier par préciput et que, si cette libéralité devait être fictivement rapportée à la masse partageable pour le calcul de la quotité disponible, il n’y avait pas lieu en l’état d’ordonner la consignation de la somme entre les mains du notaire liquidateur.
12. Devant la cour d’appel, le requérant invoqua notamment l’incompatibilité de l’article 760 du code civil avec les articles 8 et 14 de la Convention et l’article 1 du Protocole n° 1.
13. Par un arrêt du 24 mars 1994, la cour d’appel de Nîmes confirma le jugement entrepris quant à l’ouverture de la succession et la détermination des droits successoraux du requérant. Elle estima toutefois que la somme virée sur le compte du requérant devait être rapportée à la succession car il n’avait pas apporté la preuve d’une libéralité voulue par sa mère.
14. Quant au grief tiré de l’incompatibilité de la discrimination entre enfant légitime et enfant adultérin avec les dispositions de la Convention, la cour d’appel considéra :
« Attendu en l’espèce que les dispositions de l’article 760 du code civil, qui limitent les droits successoraux de l’enfant adultérin, sont directement liées au principe d’ordre public de notre droit selon lequel le mariage a un caractère monogamique et selon lequel il est nécessaire de protéger le conjoint et les enfants victimes de l’adultère ;
Attendu que les dispositions de cet article n’ont pas été édictées pour porter préjudice à l’enfant adultérin mais pour protéger le conjoint et les enfants victimes de l’adultère, qu’il ne s’agit donc pas d’une mesure volontairement discriminatoire à l’égard de l’enfant adultérin, qu’en l’espèce cet article assure la protection des enfants nés du mariage qui pourraient être défavorisés lorsque s’ouvre la succession de leurs parents par la présence d’un enfant adultérin qui, du fait du pré-décès du conjoint non adultère, et du régime matrimonial choisi par les conjoints, pourrait recueillir dans la succession de son auteur à la fois les biens provenant de celui-ci et les biens provenant du conjoint dont il n’est pas l’enfant ;
Attendu que c’est donc à bon droit que le tribunal a estimé que la volonté du législateur n’est pas de pratiquer une discrimination entre enfants en fonction de leur naissance, mais d’assurer le respect minimal des engagements contractés par le fait du mariage par le parent marié à l’égard de ses enfants légitimes, que le tribunal a estimé donc à bon droit également que l’article 760 du code civil est une disposition rendue nécessaire pour la protection des droits d’autrui, qu’il est un principe d’ordre public de notre droit et qu’il n’est pas contraire à la Convention européenne des Droits de l’Homme ; »
15. Sur pourvoi du requérant, la Cour de cassation rendit son arrêt le 25 juin 1996.
Sur le moyen du requérant tiré d’une discrimination injustifiée entre les enfants naturels et légitimes fondée sur la naissance, et ce en violation des articles 8 et 14 de la Convention, elle considéra que la vocation successorale est étrangère au respect de la vie privée et familiale reconnu par l’article 8 de la Convention.
Quant au grief tiré du fait que la cour d’appel avait ordonné le rapport à la succession de la somme virée sur le compte du requérant, la Cour de cassation considéra que la cour d’appel avait souverainement estimé que les circonstances de la cause ne démontraient pas de la part de la défunte la volonté de faire bénéficier son fils d’une donation préciputaire.
16. Par ailleurs, le 14 janvier 1994, la commission du fonds d’indemnisation des transfusés et hémophiles attribua au requérant à titre personnel une indemnisation de 40 000 francs français (FRF) et évalua le préjudice de la défunte à 500 000 FRF devant être versés à sa succession. Cette somme fut donc versée entre les mains du notaire chargé de la succession et le requérant en perçut ultérieurement un quart.
II. LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
A. Le code civil
17. Les dispositions pertinentes du code civil, issues de la loi n° 72-3 du 3 janvier 1972, se lisent comme suit :
Article 745
« Les enfants ou leurs descendants succèdent à leurs père et mère, aïeuls, aïeules, ou autres ascendants, sans distinction de sexe ni de primogéniture, et encore qu’ils soient issus de différents mariages.
Ils succèdent par égales portions et par tête, quand ils sont tous au premier degré et appelés de leur chef ; ils succèdent par souche, lorsqu’ils viennent tous ou en partie par représentation. »
Article 757
« L’enfant naturel a, en général, dans la succession de ses père et mère et autres ascendants, ainsi que de ses frères et sœurs et autres collatéraux, les mêmes droits qu’un enfant légitime. »
Article 760
« Les enfants naturels dont le père ou la mère était, au temps de leur conception, engagé dans les liens d’un mariage d’où sont issus des enfants légitimes, sont appelés à la succession de leur auteur en concours avec ces enfants ; mais chacun d’eux ne recevra que la moitié de la part à laquelle il aurait eu droit si tous les enfants du défunt, y compris lui-même, eussent été légitimes.
La fraction dont sa part héréditaire est ainsi diminuée accroîtra aux seuls enfants issus du mariage auquel l’adultère a porté atteinte ; elle se divisera entre eux à proportion de leurs parts héréditaires. »
B. La Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant
18. Les dispositions pertinentes de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, entrée en vigueur le 2 septembre 1990, se lisent comme suit :
Article 2
« 1. Les Etats parties s’engagent à respecter les droits qui sont énoncés dans la présente Convention et à les garantir à tout enfant relevant de leur juridiction, sans distinction aucune, indépendamment de toute considération de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou autre de l’enfant ou de ses parents ou représentants légaux, de leur origine nationale, ethnique ou sociale, de leur situation de fortune, de leur incapacité, de leur naissance ou de toute autre situation.
2. Les Etats parties prennent toutes les mesures appropriées pour que l’enfant soit effectivement protégé contre toutes les formes de discrimination ou de sanction motivées par la situation juridique, les activités, les opinions déclarées ou les convictions de ses parents, de ses représentants légaux ou des membres de sa famille. »
C. Les propositions et projets de réforme
19. Dans un rapport intitulé « Statut et protection de l’enfant », adopté en mai 1990, le Conseil d’Etat évoque la question de l’égalité dans les effets de la filiation dans les termes suivants :
« La réduction de la vocation successorale des enfants adultérins est très critiquée. Elle apparaît directement contraire à l’égalité des filiations et constitue une atteinte aux principes posés par le Code civil selon lesquels l’enfant naturel a en général les mêmes droits que l’enfant légitime. Cette discrimination fondée sur la filiation semble également contraire à la Convention européenne des droits de l’Homme et à la Convention relative aux droits de l’enfant. Elle devrait donc être supprimée. »
Le rapport du Conseil d’Etat livre également des données socio-démographiques. Il en ressort qu’au 1er janvier 1990 un enfant sur dix était né hors mariage, la proportion dépassant un sur quatre pour les naissances de 1988. En outre, des modifications substantielles dans les comportements familiaux sont apparues pendant la seconde moitié de la décennie 1970, « avec une baisse du nombre annuel de mariages de 30 % entre 1975 et 1985, une multiplication par 2,5 du nombre des naissances illégitimes sur la même période, et un développement de la cohabitation hors mariage si rapide que c’est maintenant le type de première union pour deux Français sur trois (…) quant aux divorces, leur nombre annuel avait déjà presque doublé entre 1960 et 1975, et il a encore doublé au cours des dix années suivantes ».
20. Un projet de loi, enregistré le 23 décembre 1991 (n° 2530), proposa d’aligner la situation successorale des enfants adultérins sur celle des autres enfants. Ce projet n’eut pas de suite.
21. Le 3 février 1998, le garde des Sceaux chargea Mme Irène Théry, sociologue, de prendre en compte les évolutions de la famille. Le rapport intitulé « Couple, filiation et parenté aujourd’hui » fut déposé le 14 mai 1998. Il releva l’absence de fracture sociologique entre les couples mariés ou non, et critiqua le statut inégalitaire des enfants adultérins.
22. En août 1998, un groupe de travail sur le droit de la famille fut mis en place par la ministre de la Justice afin, notamment, « de tenir juridiquement compte de l’évolution des faits », pour éviter « que ne se creuse un fossé entre les aspirations [des citoyens] et le droit ». Présidée par le professeur Françoise Dekeuwer-Defossez, la commission rendit son rapport le 14 septembre 1999. Celui-ci contient un ensemble de propositions afin de « rénover le droit de la famille ». En particulier, la commission préconise de « parfaire l’égalité des filiations » dans les termes suivants :
« L’égalité des filiations a été l’un des deux principes directeurs de la loi du 3 janvier 1972. A l’époque, un compromis était cependant nécessaire et l’égalité parfaite n’a pas été atteinte. Aujourd’hui, il semble indispensable d’achever l’évolution et d’atteindre l’égalité des filiations. Pour réaliser cet objectif, il convient d’une part d’achever l’égalité des statuts et d’autre part d’unifier le droit à la filiation pour que l’établissement ou la contestation d’une filiation ne dépende plus du statut juridique des parents.
SS1. Achever l’égalité des statuts
Unanimement et sans hésitation, le groupe de travail a jugé le moment venu d’abroger les restrictions légales aux droits successoraux des enfants adultérins. En effet, ceux-ci se trouvent diminués de moitié lorsque l’enfant adultérin vient en concours avec des demi-frères et sœurs ou avec le conjoint victime de l’adultère.
Plusieurs arguments militent fortement dans le sens d’une abrogation. Le premier est tout simplement chronologique. Les solutions adoptées par la loi du 3 janvier 1972 constituaient, selon les auteurs les plus autorisés « une transaction sans gloire », fruit d’une « loi de compromis ». Cette transaction, et ce compromis, étaient imposés par la nécessité de respecter une transition, permettant l’insertion progressive dans notre droit du principe d’égalité que la loi entendait promouvoir. Vingt-sept ans après, le temps des transitions est terminé. Un second argument tient à la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme. Il est prévisible que la règle française sera prochainement condamnée, et l’on peut préférer une modification de notre droit qui ne paraîtrait pas imposée de l’extérieur. Enfin, et surtout, le parti choisi par le groupe d’unifier le droit de la filiation en abrogeant les classifications qui le divisent rend de plus en plus difficile le maintien d’inégalités fondées sur les conditions de la naissance, sans encourir inévitablement le double grief d’injustice et de contradiction.
Faut-il craindre d’ébranler ainsi le sens du mariage, en portant atteinte à la foi que les époux se sont promis ? Le groupe ne le pense pas. L’adultère est évidemment une blessure grave infligée au conjoint qui en est victime, et par-delà les époux, aux enfants nés de leur union. En termes plus juridiques, l’adultère est toujours une faute et il peut être une faute grave, car le devoir de fidélité est inhérent à l’engagement conjugal. Mais cette faute, si elle doit être sanctionnée, ne peut l’être que dans la personne de ceux qui l’ont commise, et certainement pas à notre sens dans la personne de l’enfant qui en est issu. Il est contradictoire d’affirmer l’égale responsabilité des parents envers leurs enfants quelle que soit la manière dont ils choisissent de vivre leur vie de couple, et de faire supporter par un enfant, parce qu’il est adultérin, les conséquences de l’infidélité de son auteur.
Plus concrètement, situer sur le terrain successoral la sanction des devoirs acceptés dans le mariage ne paraît ni juste ni opportun. D’une part, les relations entre époux auront souvent été rompues bien avant la naissance de cet enfant, et il y a alors quelque hypocrisie à lui opposer les liens d’un engagement dont ceux qui l’avaient contracté se sont affranchis depuis longtemps. D’autre part, si même le lien conjugal a conservé jusqu’au bout sa réalité, n’est-il pas vain d’espérer qu’un avantage successoral pourra réparer une déchirure qui se situe par nature dans un tout autre plan ? Au demeurant, dans l’état actuel du droit, il est presque toujours possible à l’auteur de l’enfant de « gommer » cette réduction de droits au moyen d’une légitimation – après divorce et remariage, voire sans divorce par autorité de justice – ou même d’une adoption. Loin de rendre la règle plus aisément supportable, cette faculté a pour effet de laisser à la discrétion du parent adultère le sort final de l’enfant. Ainsi les dispositions actuelles aboutissent-elles à multiplier les inégalités, sans parvenir à affirmer de manière forte le sens de l’engagement conjugal.
Ajoutons que nous paraît devoir être écartée une solution intermédiaire par laquelle on abrogerait la protection que la loi actuelle assure aux enfants issus du mariage (notamment les articles 760 et 915) tout en maintenant celle dont bénéficie l’époux trompé, victime directe de l’adultère, à travers les articles 759 et 767 alinéa 2. On se conformerait ainsi « a minima » aux conventions internationales dont la seule préoccupation est celle de l’égalité entre enfants, tandis que les protections propres au conjoint ne trouvent, par hypothèse, à s’appliquer qu’en l’absence d’autres descendants du défunt. Cette solution hybride ne serait qu’une manière de ne pas trancher le débat. Ce qui est en cause, en effet, n’est pas seulement l’égalité concrète entre enfants issus de lits différents dans le partage de la succession de leur auteur commun, mais, de manière à la fois plus abstraite et plus forte, l’identité des droits attachés au lien de filiation.
Proposition :
– Abroger les limites aux droits successoraux de l’enfant adultérin. »
EN DROIT
23. Le requérant allègue être victime d’une violation des articles 8 et 14 de la Convention, ainsi que de l’article 1 du Protocole n° 1 en raison du fait que les dispositions applicables en droit civil français ont limité ses droits successoraux sur les biens de sa mère par rapport à ceux de son demi-frère.
24. La Cour estime que, la succession étant déjà ouverte lors de l’introduction de la requête, il convient d’examiner au premier chef la requête sous l’angle de l’atteinte alléguée au droit au respect des biens du requérant combiné avec le principe de non-discrimination (voir, mutatis mutandis, arrêt Inze c. Autriche du 28 octobre 1987, série A n° 126, p. 17, § 38).
I. SUR LA VIOLATION ALLéGUéE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1 COMBINé AVEC L’article 14 de la CONVENTION
25. Le requérant se plaint que, du fait de l’application par les juridictions françaises de l’article 760 du code civil, il lui a été alloué une part de la succession de sa mère inférieure à celle qu’a obtenue son demi-frère et ce, parce qu’il était un enfant adultérin.
26. Les articles 1 du Protocole n° 1 et 14 de la Convention se lisent respectivement comme suit :
Article 1 du Protocole n° 1
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
Article 14 de la Convention
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
27. Le requérant rappelle que son demi-frère était un enfant naturel qui a été légitimé par le mariage de ses parents. Il estime que la différenciation, quant aux droits successoraux, entre enfant naturel légitimé par le mariage et enfant adultérin venant en concours ne répond pas à un but légitime. Il ajoute que, même en se plaçant sur le terrain de la défense de l’institution du mariage et de la famille traditionnelle, la différence de traitement réservée à l’enfant adultérin par rapport à l’enfant naturel légitimé est inacceptable puisque, dans les deux cas, l’enfant est conçu hors des liens du mariage. Ainsi, l’égalité de droit ne contreviendrait en rien au règlement d’une situation qui ne s’est pas édifiée sur la foi du mariage, mais en marge du mariage. En outre, il ne s’agissait pas en l’occurrence de protéger le conjoint victime de l’adultère, puisque le divorce avait été prononcé le 4 juillet 1944.
28. Le requérant fait encore observer que la méconnaissance par les juridictions internes de l’intention libérale de la défunte à son égard rend encore plus illégitime la différenciation de ses droits successoraux vis-à-vis de son demi-frère.
29. Le requérant considère que les moyens employés pour protéger la famille légitime étaient disproportionnés au but recherché.
30. Il rappelle que la Convention, qui a un caractère dynamique et entraîne des obligations positives de la part des Etats, est un instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions actuelles, et que les Etats membres du Conseil de l’Europe attachent de nos jours de l’importance à l’égalité, en matière de droits de caractère civil, entre enfants issus du mariage et enfants nés hors mariage. Ainsi, seules de très fortes raisons pourraient amener à estimer compatible avec la Convention une distinction fondée sur la naissance hors mariage.
31. En se fondant sur le droit comparé européen, le requérant relève, quant aux arguments avancés par le Gouvernement, que la France se singularise au sein du Conseil de l’Europe en maintenant une position excessivement restrictive et discriminatoire sur cette question.
32. Pour ce qui est de la marge d’appréciation de l’Etat, le requérant considère que l’on n’aperçoit ni la motivation ni la démonstration d’une spécificité française sur le terrain de la morale, spécificité qui rendrait impossible la mise en œuvre du principe d’égalité constamment affirmé.
33. Le Gouvernement expose que les dispositions de l’article 760 du code civil reposent sur de très solides raisons qui répondent à un but légitime et respectent le rapport de proportionnalité exigé par la Cour. Il ajoute que, selon la jurisprudence, une distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable.
34. Pour ce qui est de la justification, le Gouvernement souligne que dans l’esprit de la loi du 3 janvier 1972 qui reconnaît l’égalité des filiations, l’article 760 du code civil est une exception introduite dans le but de protéger la famille légitime qui repose sur le mariage d’où découlent des droits et obligations, tel le devoir de fidélité.
35. Il ajoute qu’accorder à l’enfant adultérin une stricte égalité de droits avec l’enfant légitime reviendrait à ne tenir aucun compte de la situation qui est édifiée sur la foi du mariage et que la protection de la famille légitime est ainsi assurée par une protection particulière des membres de celle-ci qui sont particulièrement touchés par l’adultère, à savoir le conjoint et les enfants légitimes.
36. Le Gouvernement conclut qu’un tel but est légitime.
37. Il expose encore que les moyens employés sont proportionnés au but visé et souligne que l’Etat dispose en la matière d’une marge d’appréciation.
38. Il ajoute qu’il n’existe pas d’approche commune des Etats membres du Conseil de l’Europe concernant les droits des enfants adultérins et que la Cour a pris ce fait en considération dans son arrêt Rasmussen c. Danemark (arrêt du 28 novembre 1984, série A n° 87).
39. Le Gouvernement estime mutatis mutandis que l’absence d’unité d’approche au sein du Conseil de l’Europe devrait conduire à reconnaître aux Etats une marge d’appréciation suffisante pour leur permettre de déterminer les mesures destinées à protéger les membres de la famille légitime, lorsqu’ils sont en concours avec des enfants adultérins pour la succession de leur auteur. Il souligne par ailleurs l’existence d’intérêts moraux qui entrent en jeu dans ce genre de situation.
40. En tout état de cause, le Gouvernement estime que les mesures prises ne sont pas disproportionnées au but poursuivi.
En effet, la restriction des droits de l’enfant adultérin n’est prévue que de manière exceptionnelle, lorsqu’il est en concours avec un enfant légitime ou avec un enfant naturel simple. Il ajoute que le conjoint adultère dispose de plusieurs moyens pour faire disparaître cette inégalité par la légitimation par mariage ou par autorité de justice.
41. La Cour rappelle tout d’abord que l’article 1 du Protocole n° 1 garantit en substance le droit de propriété (arrêt Inze précité, p. 17, § 38).
42. Dans la mesure où la mère du requérant était décédée au moment des faits, la Cour constate que le requérant avait automatiquement acquis, en vertu des articles 745, 757 et 760 du code civil français, des droits héréditaires sur la succession. Le patrimoine était donc la propriété conjointe du requérant et de son demi-frère.
43. Dès lors les faits de la cause relèvent de l’article 1 du Protocole n° 1, et l’article 14 de la Convention peut s’appliquer en combinaison avec lui.
A. Sur l’existence d’une différence de traitement
44. La Cour relève d’emblée que le Gouvernement ne conteste pas le fait que, en application des articles pertinents du code civil, les deux demi-frères ne se trouvaient pas dans la même situation vis-à-vis de la succession de leur mère.
45. Elle constate que c’est en raison de sa condition d’enfant adultérin que le requérant a vu réduire de moitié, au profit de son demi-frère, la part de la succession à laquelle il aurait eu droit s’il avait été un enfant naturel ou légitime et que cette différence de traitement est expressément prévue par l’article 760 du code civil.
46. La Cour rappelle, sur ce point, que dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables (arrêt Hoffmann c. Autriche du 23 juin 1993, série A n° 255-C, p. 58, § 31).
47. Il convient dès lors de déterminer si la différence de traitement alléguée était justifiée.
B. Sur la justification de la différence de traitement
48. Au regard de l’article 14 de la Convention, une distinction est discriminatoire si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir notamment les arrêts Inze précité, p. 18, § 41, et Karlheinz Schmidt c. Allemagne du 18 juillet 1994, série A n° 291-B, pp. 32-33, § 24).
49. La Cour rappelle à ce propos que la Convention est un instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions actuelles (voir notamment l’arrêt Johnston et autres c. Irlande du 18 décembre 1986, série A n° 112, pp. 24-25, § 53). Or les Etats membres du Conseil de l’Europe attachent de nos jours de l’importance à l’égalité, en matière de droits de caractère civil, entre enfants issus du mariage et enfants nés hors mariage. En témoigne la Convention européenne de 1975 sur le statut juridique des enfants nés hors mariage, qui n’a pas été ratifiée par la France. Seules donc de très fortes raisons pourraient amener à estimer compatible avec la Convention une distinction fondée sur la naissance hors mariage (voir, mutatis mutandis, les arrêts Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A n° 94, pp. 37-38, § 78, et Inze précité, p. 18, § 41).
50. La Cour estime qu’il ne peut être exclu que le but invoqué par le Gouvernement, à savoir la protection de la famille traditionnelle, puisse être considéré comme légitime.
51. Reste la question de savoir, pour ce qui est des moyens employés, si l’instauration d’une différence de traitement entre enfants adultérins et enfants légitimes ou naturels, quant à la succession de leur auteur, apparaît proportionnée et adéquate par rapport au but poursuivi.
52. La Cour note d’emblée que l’institution de la famille n’est pas figée, que ce soit sur le plan historique, sociologique ou encore juridique. Ainsi, la loi du 3 janvier 1972 a notamment constitué une avancée importante dans l’évolution du droit de la famille et de la situation des enfants non légitimes, réglant la question de l’établissement de la filiation pour tous les enfants. Le 20 novembre 1989, la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant, consacrant l’interdiction des discriminations fondées sur la naissance, a été adoptée (paragraphe 18 ci-dessus). A sa suite, en mai 1990, le Conseil d’Etat a publié un rapport préconisant, données sociodémographiques à l’appui, la suppression de la discrimination successorale affectant les enfants adultérins (paragraphe 19 ci-dessus). En décembre 1991, un projet de loi a proposé d’aligner la situation successorale des enfants adultérins sur celle des autres enfants (paragraphe 20 ci-dessus). En 1998, deux missions furent successivement lancées à l’initiative du garde des Sceaux pour, d’une part, prendre en compte les évolutions de la famille sur le plan sociologique et, d’autre part, tenir juridiquement compte de l’évolution des faits. Le premier rapport, déposé le 14 mai 1998, critiqua le statut inégalitaire des enfants adultérins (paragraphe 21 ci-dessus) tandis que le second rapport, déposé le 14 septembre 1999, préconisa d’abroger les limites aux droits successoraux de l’enfant adultérin (paragraphe 22 ci-dessus). Pour ce qui est de la situation dans les autres Etats membres du Conseil de l’Europe, la Cour note, contrairement aux affirmations du Gouvernement (paragraphe 38 ci-dessus), une nette tendance à la disparition des discriminations à l’égard des enfants adultérins. Elle ne saurait négliger une telle évolution dans son interprétation nécessairement dynamique des dispositions litigieuses de la Convention. A cet égard, la référence faite par le Gouvernement à l’arrêt Rasmussen (paragraphe 38 ci-dessus) n’est pas convaincante, les circonstances de fait et de temps n’étant pas les mêmes.
Quant à l’argument tiré de la dimension des intérêts moraux (paragraphe 39 ci-dessus), la Cour ne peut que relever la teneur des données sociodémographiques à l’époque des faits, de même que, notamment, le projet de loi tendant, en 1991, à supprimer toute discrimination.
53. La Cour n’est pas appelée à se prononcer sur le point de savoir si la mère du requérant avait ou non contrevenu aux engagements découlant de son mariage, vis-à-vis de la cellule familiale légitime. Elle note simplement que la mère du requérant et son mari étaient séparés de fait lors de la naissance du premier, naissance qui fut rapidement suivie d’un divorce (paragraphe 8 ci-dessus).
54. Le seul problème soumis à la Cour concerne la question de la succession d’une mère par ses deux enfants, l’un naturel, l’autre adultérin. Or la Cour ne trouve, en l’espèce, aucun motif de nature à justifier une discrimination fondée sur la naissance hors mariage. En tout état de cause, l’enfant adultérin ne saurait se voir reprocher des faits qui ne lui sont pas imputables : il faut cependant constater que le requérant, de par son statut d’enfant adultérin, s’est trouvé pénalisé dans le partage de la masse successorale.
55. Eu égard à tous ces éléments, la Cour conclut qu’il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 combiné avec l’article 14 de la Convention.
II. Sur la violation des articles 8 et 14 combinés DE LA CONVENTion
56. Eu égard à la conclusion figurant au paragraphe précédent et compte tenu du fait que les arguments avancés par les parties sont les mêmes que ceux examinés dans le contexte de l’article 1 du Protocole n° 1 combiné avec l’article 14 de la Convention, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner ce grief.
III. SUR L’application de l’article 41 DE LA Convention
57. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommages
58. Le requérant demande au titre du préjudice matériel la différence entre la somme qui lui a été allouée et celle qui lui serait revenue si un partage par moitié avait été effectué. Le Gouvernement ne s’y oppose pas. Dans ces conditions, la Cour dit qu’il y a lieu d’allouer au requérant la somme de 376 034,61 francs français (FRF) au titre du préjudice matériel.
59. Le requérant demande également une indemnisation de son préjudice moral qu’il chiffre à 100 000 FRF. Le Gouvernement s’oppose à cette demande. Statuant en équité, la Cour décide d’allouer au requérant 20 000 FRF au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
60. Le requérant demande le remboursement de la totalité des frais qu’il a engagés, tant devant les juridictions internes que devant les organes de la Convention, soit respectivement 55 322,69 FRF et 72 360 FRF.
61. Le Gouvernement estime que seuls les frais engagés dans la procédure européenne, et dûment justifiés, pourront être pris en compte.
62. La Cour est d’avis que les frais engagés, tant devant les juridictions internes que devant les organes de la Convention, visaient à voir redresser la violation alléguée de la Convention. En équité, elle alloue la somme globale de 100 000 FRF à ce titre.
C. Intérêts moratoires
63. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d’intérêt légal applicable en France à la date d’adoption du présent arrêt est de 3,47 % l’an.
Par ces motifs, la Cour
1. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 combiné avec l’article 14 de la Convention ;
2. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le grief tiré des articles 8 et 14 combinés de la Convention ;
3. Dit, à l’unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt est devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 376 034,61 FRF (trois cent soixante-seize mille trente-quatre francs français soixante et un centimes) pour dommage matériel ;
ii. 20 000 FRF (vingt mille francs français) pour dommage moral ;
iii. 100 000 FRF (cent mille francs français) pour frais et dépens ;
b) que ces montants seront à majorer d’un intérêt simple de 3,47 % l’an à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement ;
4.Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 1er février 2000, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. DolléN. Bratza
GreffièrePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion en partie dissidente commune à M. Loucaides et Mme Tulkens.
N.B.
S.D.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE
COMMUNE à M. LOUCAIDES ET Mme TULKENS,
JUGES
Si nous avons voté pour la violation de l’article 1 du Protocole n° 1, combiné avec l’article 14 de la Convention, en revanche nous ne partageons pas la décision de la majorité selon laquelle « il n’est pas nécessaire d’examiner le grief tiré des articles 8 et 14 combinés de la Convention ». Cette décision nous surprend dans la mesure où l’instruction de cette affaire, ainsi que la question posée aux parties en vue de l’audience, portait principalement sur le grief du requérant tiré de l’article 8 de la Convention, combiné avec l’article 14. Contrairement à l’avis de la Cour tel qu’il est exprimé au paragraphe 56 de l’arrêt, nous pensons qu’il était nécessaire de statuer, en premier lieu, sur la question du droit au respect de la vie familiale, quitte à conclure qu’aucun problème distinct ne se posait sous l’angle de l’article 1 du Protocole n° 1.
Nous nous limiterons à évoquer deux raisons qui, en l’espèce, se conjuguent et se prêtent un appui mutuel.
1. La première raison concerne le respect dû au requérant. Tout au long de cette affaire, aussi bien devant les juridictions internes que devant la Cour, le requérant n’a pas voulu réduire le litige à une seule question d’argent, mais il l’a soutenu comme une question de discrimination liée au statut des « enfants naturels dont le père ou la mère était, au temps de leur conception, engagé dans les liens du mariage avec une autre personne » et encore malheureusement qualifiés d’enfants naturels « adultérins ». Telle est d’ailleurs la raison pour laquelle il a décliné une proposition de règlement amiable qui se limitait au seul aspect patrimonial du litige.
Le seul fait que la succession était déjà ouverte lors de l’introduction de la requête, ce qui justifie aux yeux de la Cour l’examen de celle-ci sous l’angle de l’atteinte alléguée au droit au respect des biens (paragraphes 24, 42 et 43 de l’arrêt), comme le demandait le Gouvernement, ne nous paraît pas décisif. La commission pour le droit de la famille instituée en 1998, notamment pour éviter « que ne se creuse un fossé entre les aspirations [des citoyens] et le droit », estime à juste titre, dans son rapport du 14 septembre 1999, que situer le problème sur le seul terrain successoral « ne paraît ni juste ni opportun », car « n’est-il pas vain d’espérer qu’un avantage successoral pourra réparer une déchirure qui se situe par nature dans un tout autre plan ? » (paragraphe 22 de l’arrêt).
2. La seconde raison concerne la limitation des droits successoraux telle qu’elle est prévue par l’article 760 du code civil. Cette limitation, jugée à juste titre par la Cour comme contraire à l’article 1 du Protocole n° 1 combiné avec l’article 14 de la Convention, trouve sa cause dans le statut d’infériorité de l’enfant « adultérin », lequel subsiste encore dans d’autres dispositions du code civil (articles 334-7, 759, 761, 762, 767, alinéa 3, 908, 915-2, 1097-1) à la suite de la réforme inachevée de la loi du 3 janvier 1972. C’est donc bien là, au niveau de la vie familiale, que le problème se pose : une discrimination fondée sur la filiation. Le même rapport de la commission sur le droit de la famille du 14 septembre 1999, que nous avons évoqué au point précédent, l’a bien perçu lorsqu’il préconise de « parfaire l’égalité des filiations » et, à cette fin, estime qu’il est nécessaire « d’achever l’égalité des statuts » (paragraphe 22 de l’arrêt). En se limitant à l’une des conséquences de ce statut, en l’espèce les restrictions aux droits successoraux des enfants « adultérins », sur l’abrogation desquelles il existe d’ailleurs un large consensus, la Cour ne pose peut-être pas le problème dans les termes où il est susceptible de trouver son sens, à savoir le maintien d’inégalités, dans le droit de la filiation, fondées sur les conditions de naissance. En l’espèce, le choix de la lex specialis risque de s’apparenter à une forme de « minimalisme » judiciaire ou, pour reprendre les termes du rapport de la commission présidée par le professeur Dekeuwer-Defossez, à une « solution hybride », car « ce qui est en cause, en effet, n’est pas seulement l’égalité concrète entre enfants issus de lits différents dans le partage de la succession de leur auteur commun, mais, de manière à la fois plus abstraite et plus forte, l’identité des droits attachés au lien de filiation » (paragraphe 22 in fine de l’arrêt). En outre, l’arrêt de la Cour laisse dans l’incertain la question de savoir si elle considère, comme le suggère le Gouvernement, que la vocation successorale est étrangère au respect de la vie privée et familiale reconnu par l’article 8 de la Convention, ce qui pourrait paraître comme une régression par rapport à des arrêts antérieurs.
A la lumière de l’importance que les Etats membres du Conseil de l’Europe attachent à l’égalité, en matière de droits civils, entre les enfants issus du mariage et les enfants nés hors mariage, la clarté de notre jurisprudence, essentielle pour l’exécution et la mise en œuvre des arrêts de la Cour ainsi que leur contribution à la garantie collective des droits de l’homme, nous paraît une exigence à rappeler. Nous espérons toutefois que le présent arrêt permettra d’achever une évolution qui est souhaitée depuis longtemps et d’atteindre ainsi l’égalité des filiations.
[1]1. Note du greffe : la décision de la Cour est disponible au greffe.