COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE C.R. c. ROYAUME-UNI
(Requête no 20190/92)
ARRÊT
STRASBOURG
22 novembre 1995
En l’affaire C.R. c. Royaume-Uni [1],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A2 [2], en une chambre composée des juges dont le nom suit:
- R. Ryssdal, président,
- Gölcüklü,
- Russo,
- De Meyer,
S.K. Martens,
- Bigi,
Sir John Freeland,
- P. Jambrek,
- Lohmus,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 juin et 27 octobre 1995,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
- L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 9 septembre 1994, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 20190/92) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet Etat, M. C.R., avait saisi la Commission le 31 mars 1992 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 7 (art. 7) de la Convention.
- En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à l’instance et désigné son conseil (article 30).
- Le 24 septembre 1994, le président de la Cour a estimé qu’il y avait lieu de confier à une chambre unique, en vertu de l’article 21 par. 6 du règlement A et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, l’examen de la présente cause et de l’affaire S.W. c. Royaume-Uni [3].
- La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 24 septembre 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, R. Macdonald, C. Russo, J. De Meyer, S.K. Martens, F. Bigi et M. Lohmus, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). Par la suite, M. P. Jambrek, suppléant, a remplacé M. Macdonald, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1).
- En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement britannique (« le Gouvernement »), le conseil du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 5 avril 1995 et celui du Gouvernement le 6 avril. Le 17 mai 1995, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué ne souhaitait pas y répondre par écrit.
- Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 20 juin 1995, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
Mme S. Dickson, ministère des Affaires
étrangères et du Commonwealth,agent,
- A. Moses, QC,conseil,
- Heaton, ministère de l’Intérieur,
- Toon, ministère de l’Intérieur,conseillers;
– pour la Commission
- J. Mucha,délégué;
– pour le requérant
- R. Hill, Barrister-at-law,conseil,
A.C. Guthrie,conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Mucha, M. Hill et M. Moses ainsi que des réponses aux questions de quelques juges.
EN FAIT
- LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
- Le requérant, ressortissant britannique, est né en 1952 et habite Leicester.
- Il se maria le 11 août 1984. De cette union naquit un fils, en 1985. Le 11 novembre 1987, les époux se séparèrent mais se réconcilièrent environ deux semaines plus tard.
- Le 21 octobre 1989, en raison de nouveaux problèmes du couple, l’épouse quitta le foyer conjugal avec l’enfant et revint vivre chez ses parents. Elle avait déjà, à cette époque, consulté des avocats au sujet de ses déboires conjugaux et avait laissé au requérant une lettre lui indiquant qu’elle projetait de demander le divorce. Elle n’avait toutefois engagé aucune procédure avant que ne se produisît l’événement qui donna lieu à des poursuites pénales. Le 23 octobre 1989, le requérant avait eu une conversation téléphonique avec son épouse, lui annonçant qu’il était également dans ses intentions de « faire des démarches en vue d’un divorce ».
- Peu avant 21 heures, le 12 novembre 1989, vingt-deux jours après que l’épouse fut retournée vivre chez ses parents, et alors que ceux-ci étaient absents, le requérant s’introduisit de force à leur domicile et tenta d’abuser de sa femme. Durant cette tentative, il la brutalisa, notamment en lui serrant le cou des deux mains.
- L’intéressé fut inculpé de tentative de viol ainsi que de coups et blessures. Lors de son procès devant la Crown Court de Leicester, le 30 juillet 1990, il allégua que le chef d’inculpation de viol était inconnu en droit, du fait qu’il était l’époux de la prétendue victime. Il se fondait sur la thèse exposée par Sir Matthew Hale, Chief Justice, dans son ouvrage History of the Pleas of the Crown, publié en 1736:
« Mais l’époux ne peut être coupable d’un viol commis par lui-même sur sa femme légitime, car de par leur consentement et leur contrat de mariage, l’épouse s’est livrée à son époux, et elle ne peut se rétracter. »
- Dans son jugement (All England Law Reports 1991, vol. 1, p. 747), le juge Owen releva qu’il s’agissait là d’une affirmation faite en termes généraux à une époque où le mariage était indissoluble. Le juge Hale avait exposé la common law telle qu’elle lui apparaissait à ce moment-là, et ce dans un ouvrage et non en se référant à un ensemble particulier de circonstances dont il aurait eu à connaître dans le cadre d’une procédure. Cette déclaration sans ambages se trouvait reproduite dans la première édition de Archbold on Criminal Pleadings, Evidence and Practice (1822, p. 259), dans les termes suivants: « Un mari ne peut pas davantage se rendre coupable du viol de sa femme. »
Le juge Owen examina en outre plusieurs décisions judiciaires (R. v. Clarence, Queen’s Bench Division 1888, vol. 22, p. 23, et All England Law Reports 1886-1890, p. 113; R. v. Clarke, All England Law Reports 1949, vol. 2, p. 448; R. v. Miller, All England Law Reports 1954, vol. 2, p. 529; R. v. Reid, All England Law Reports 1972, vol. 2, p. 1350; R. v. O’Brien, All England Law Reports 1974, vol. 3, p. 663; R. v. Steele, Criminal Appeal Reports 1976, vol. 65, p. 22; R. v. Roberts, Criminal Law Reports 1986, p. 188; paragraphes 19-22 ci-dessous), reconnaissant qu’en se mariant une femme consent tacitement à avoir des rapports sexuels avec son mari et que ledit consentement peut être révoqué sous certaines conditions. Il ajouta:
« On m’invite à admettre que le consentement tacite de l’épouse à des relations sexuelles avec son mari doit se présumer; je n’ai pas de mal à en convenir. Je trouve en revanche difficile de (…) croire que la common law ait jamais voulu qu’un mari puisse avoir le droit de battre sa femme pour l’obliger à avoir des relations sexuelles. (…) S’il en était ainsi, ce serait une bien triste observation sur la loi et sur les juges censés en être les gardiens. Je dois néanmoins admettre qu’il existe bien quant aux relations sexuelles un consentement tacite qui me commande de rechercher si l’accusé en l’espèce peut être reconnu coupable de viol. »
Quant aux circonstances qui suffiraient en droit pour révoquer ce consentement, le juge Owen nota qu’il peut être mis fin à celui-ci, d’abord par une décision judiciaire ou un équivalent. En second lieu, releva-t-il, il ressortait de l’arrêt de la Court of Appeal dans l’affaire R. v. Steele (Criminal Appeal Reports 1976, vol. 65, p. 22) que le consentement tacite pouvait être retiré par accord entre les parties. Cet accord pouvait assurément être implicite; rien dans la jurisprudence ne donnait à penser le contraire. Enfin, selon lui, la common law reconnaissait que la rupture de la vie commune par l’une ou l’autre partie, assortie d’un signe clair qu’il n’y avait plus consentement aux relations sexuelles, reviendrait à révoquer tacitement ledit consentement. Il concluait que les deuxième et troisième exceptions à la dérogation, dans le mariage, aux poursuites pour viol s’appliquaient en l’occurrence.
A la suite de cette décision du juge, le requérant plaida coupable de tentative de viol et d’atteinte à l’intégrité physique. Il fut condamné à trois ans d’emprisonnement.
- Il interjeta appel devant la Court of Appeal, (chambre criminelle), au motif que le juge Owen avait fait une erreur de droit en estimant qu’un homme peut violer sa femme alors que le consentement aux rapports sexuels donné par l’épouse en se mariant n’a été révoqué ni par une ordonnance judiciaire ni par un accord entre les parties.
- Le 14 mars 1991, la Court of Appeal (chambre criminelle) (Lord Lane, président, et Sir Stephen Brown P., Watkins, Neill et Russell, juges) écarta le recours à l’unanimité (All England Law Reports 1991, vol. 2, p. 257). Lord Lane nota que le principe énoncé par Sir Matthew Hale dans son History of the Pleas of the Crown (1736) (paragraphe 11 ci-dessus) – un homme ne peut violer sa femme – passait en général pour bien refléter la common law à l’époque. Par ailleurs, Lord Lane procéda à une analyse des décisions judiciaires antérieures; il en ressort que dans l’affaire R. v. Clarence (1888), la première de ce genre publiée, certains magistrats de la Court for Crown Cases Reserved s’étaient élevés contre le principe. Dans l’affaire publiée suivante, R. v. Clarke (1949), le juge du fond s’était écarté du principe: il avait estimé que le mari ne pouvait exciper de son immunité dans le cas où une décision de justice avait dégagé l’épouse de l’obligation de vie commune. Presque toutes les décisions ultérieures ménagèrent d’importantes exceptions à l’immunité conjugale (paragraphe 22 ci-dessous). Dans R. v. Steele (1976), la Court of Appeal avait admis qu’un accord pouvait mettre fin au consentement tacite aux rapports sexuels. Ce qu’elle confirma dans R. v. Roberts (1986) où elle dit que l’absence d’une clause de non-molestation dans un acte de séparation conclu à l’expiration d’une ordonnance de non-molestation, ne ressuscitait pas le consentement auxdits rapports.
Lord Lane ajouta:
« Depuis la décision du juge Byrne dans R. v. Clarke en 1949, les tribunaux paraissent souscrire en apparence à la thèse du juge Hale, mais dans le même temps multiplient les exceptions, les situations dans lesquelles elle ne s’applique pas. C’est là faire un usage légitime de la souplesse de la common law, qui peut et doit s’adapter à l’évolution de la société. Vient un moment où les changements sont si grands qu’il ne suffit plus d’énoncer de nouvelles exceptions restreignant l’effet de cette thèse, un moment où celle-ci commande elle-même d’examiner si ses termes concordent avec ce que l’on tient aujourd’hui généralement pour une conduite acceptable.
(…)
Il nous apparaît que lorsque la règle de la common law ne représente plus en rien la véritable position d’une épouse dans la société d’aujourd’hui, le tribunal a le devoir de prendre des mesures pour modifier la règle s’il peut légitimement le faire, eu égard aux dispositions pertinentes adoptées par le parlement. Ce qui revient pour finir à envisager le terme « illégitime » dans la loi de 1976. »
Lord Lane examina alors d’un oeil critique les différents courants d’interprétation de l’article 1 par. 1 a) de la loi de 1976 dans la jurisprudence, notamment l’argument d’après lequel le terme « illégitime » (paragraphe 17 ci-dessous) excluait du viol les rapports sexuels dans le mariage. Il conclut:
« (…) [N]ous n’estimons pas que la loi de 1976 nous empêche de dire que l’immunité dont jouissait l’époux selon le juge Hale n’a plus cours. Nous estimons que le moment est venu pour la loi de déclarer qu’un violeur demeure un violeur, relevant du droit pénal, quelles que soient ses relations avec sa victime. »
- La Court of Appeal autorisa le condamné à saisir la Chambre des lords. Celle-ci confirma à l’unanimité l’arrêt de la Court of Appeal le 23 octobre 1991 (All England Law Reports 1991, vol. 4, p. 481). Lord Keith of Kinkel, rejoint par Lord Brandon of Oakbrook, Lord Griffiths, Lord Ackner et Lord Lowry, exposa, entre autres, les motifs suivants:
« Durant les 150 et quelques années qui ont suivi la publication de l’ouvrage de Hale, il semble n’y avoir eu aucune affaire publiée dans laquelle sa thèse ait fait l’objet d’un examen judiciaire. La première de ce genre fut la cause R. v. Clarence (Queen’s Bench Division 1888, vol. 22, p. 23, et All England Law Reports 1886-1890, p. 133) (…) L’on pourrait en déduire que cette thèse était généralement considérée comme un exposé fidèle de la common law anglaise. La common law est cependant susceptible d’évoluer, à la lumière des changements sociaux, économiques et culturels. La thèse de Hale reflétait l’air du temps, à l’époque où elle fut énoncée. Depuis, la condition des femmes, et notamment des femmes mariées, a changé du tout au tout, de diverses manières qui nous sont familières et dans le détail desquelles il n’est pas nécessaire d’entrer. Outre les questions patrimoniales et l’existence de recours en matière conjugale, l’un des changements les plus notables est que le mariage est désormais considéré, dans la société contemporaine, comme un partenariat entre pairs et non comme une relation dans laquelle la femme est le bien subalterne du mari. La thèse de Hale impliquait que par le mariage, une femme consentait de manière irrévocable aux relations sexuelles avec son mari, en toutes circonstances et quel que soit son état de santé ou sa disposition d’esprit. De nos jours, toute personne sensée doit considérer cette conception comme totalement inacceptable.
(…)
La réalité est donc que l’on a dérogé dans une série d’affaires judiciaires à la partie de la thèse de Hale d’après laquelle une femme ne peut rétracter le consentement aux rapports sexuels qu’elle donne en se mariant. Sur le plan des principes, il n’existe pas de raison valable de ne pas tenir pour inapplicable de nos jours l’ensemble de cette thèse. La seule question consiste à savoir si l’article 1 par. 1 de la loi de 1976 représente un obstacle infranchissable à cette attitude raisonnable. L’argument est que le terme « illégitime » figurant dans ce paragraphe signifie « hors mariage ».
(…) Le fait est que d’avoir des relations sexuelles avec une femme, quelle qu’elle soit, sans son consentement est totalement illégitime, et que l’emploi du terme dans le paragraphe dont il s’agit n’ajoute rien. A mon sens, il n’existe aucun motif rationnel pour donner à ce terme l’interprétation suggérée et on devrait le traiter comme une simple redondance de la législation (…)
J’estime donc que l’article 1 par. 1 de la loi de 1976 n’empêche nullement la présente chambre de déclarer que de nos jours, la dérogation conjugale prétendue en matière de viol ne fait pas partie intégrante du droit anglais. La Court of Appeal, chambre criminelle, a adopté une position analogue [en l’occurrence]. Vers la fin de l’arrêt, Lord Lane dit ceci (…):
« La question qui demeure, et qui n’est pas moins difficile, est de savoir si, malgré cela, c’est là un domaine où le tribunal doit s’effacer pour laisser place au processus parlementaire. Il ne s’agit pas d’ériger une nouvelle infraction, mais de supprimer une fiction de la common law devenue anachronique et offensante; parvenus à cette conclusion, nous estimons de notre devoir de lui donner les suites qu’elle comporte. »
J’approuve respectueusement. »
- LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
- L’infraction de viol
- En common law, l’infraction de viol se définissait traditionnellement comme des rapports sexuels illégitimes avec une femme sans son consentement et obtenus par la force, la peur ou le dol. Aux termes de l’article 1 de la loi de 1956 sur les délits sexuels, « le viol d’une femme par un homme constitue un crime ».
- Pour autant qu’il s’applique ici, l’article 1 par. 1 de la loi modificative de 1976 sur les délits sexuels (Sexual Offences (Amendment) Act) est ainsi libellé:
« Aux fins de l’article 1 de la loi de 1956 sur les délits sexuels (relatif au viol), commet un viol l’homme qui
– a) a des rapports sexuels illégitimes avec une femme non consentante au moment desdits rapports (…) »
- Le 3 novembre 1994, la loi de 1994 sur la justice pénale et l’ordre public (Criminal Justice and Public Order Act 1994) a remplacé les dispositions ci-dessus en insérant de nouveaux alinéas à l’article 1 de la loi de 1956 sur les délits sexuels, dont l’un a eu pour effet de supprimer le mot « illégitime »:
« 1. 1) Un homme violant une femme ou un autre homme commet une infraction.
2) Un homme commet un viol si – a) il a des rapports sexuels avec une personne (…) non consentante au moment desdits rapports (…) »
- L’immunité conjugale
- Avant la procédure concernant le requérant, les tribunaux anglais, dans les rares occasions où ils avaient eu à examiner le problème, directement ou indirectement, avaient toujours reconnu au moins une certaine forme d’immunité de l’époux contre toute accusation de viol ou de tentative de viol, en raison de la théorie ou de la fiction du consentement aux relations sexuelles, censé avoir été accordé par l’épouse au moment du mariage. La thèse précitée de Sir Matthew Hale (paragraphe 11 ci-dessus) a été retenue jusqu’à récemment, par exemple dans l’affaire R. v. Kowalski (Criminal Appeal Reports 1987, vol. 86, p. 339), laquelle concernait le point de savoir si une épouse avait ou non tacitement consenti à des actes qui, s’ils lui étaient imposés contre son gré, constitueraient des sévices. Rendant le jugement du tribunal, le juge Ian Kennedy déclara, obiter:
« Selon un droit clair, bien établi et ancien, un homme ne peut, en tant qu’auteur, être coupable de viol sur sa femme. »
Et il ajouta que ce principe
« dépendait du consentement tacite aux rapports sexuels, qui découle de l’état de mariage et se poursuit jusqu’à ce que le consentement soit retiré par un jugement provisoire, par une ordonnance de séparation de corps ou, dans certaines circonstances, par un accord de séparation ».
Dans une autre affaire, R. v. Roberts (Criminal Law Reports 1986, p. 188), Lord Justice O’Connor dit:
« L’état de mariage implique que la femme ait consenti à avoir des rapports sexuels avec son mari tant que dure le mariage (…) elle ne peut retirer son consentement unilatéralement. »
- Cependant, le 5 novembre 1990, dans l’affaire R. v. C. (All England Law Reports 1991, vol. 1, p. 755), le juge Simon Brown perçut toute la notion d’immunité conjugale comme une idée fausse:
« N’était la conséquence fort fâcheuse d’en arriver à une autre conclusion sur ce point, je m’abstiendrais, quoiqu’à regret, d’adopter cette position radicale sur la véritable situation en droit. Mais je l’adopte. Du point de vue de la logique, je la considère comme la seule défendable, compte tenu de l’évolution du droit et de son état en cette fin de XXe siècle. D’après moi, la position actuelle du droit est celle déjà établie en Ecosse, à savoir qu’il n’existe aucune immunité conjugale en matière de viol. C’est ainsi que je statue. »
En revanche, le 20 novembre 1990, dans l’affaire R. v. J. (All England Law Reports 1991, vol. 1, p. 759), le juge Rougier défendit la règle générale de la common law, estimant que l’article 1 par. 1 a) de la loi de 1976 avait pour effet de maintenir la dérogation conjugale consacrée par la thèse de Hale, sous réserve des exceptions établies par des affaires tranchées avant l’adoption de ladite loi. Il ajouta ceci:
« (…) il nous faut étudier ici un principe général important, à savoir que le droit, et particulièrement le droit pénal, devrait être assez clair pour qu’un homme sache où il se situe par rapport à lui. Je n’ai pas suffisamment d’imagination pour supposer que le défendeur en l’espèce a soigneusement étudié les précédents et pris le conseil d’un avocat avant de se comporter comme on le prétend, mais le principe de base dépasse de loin les limites de la présente affaire, et devrait opérer de manière qu’un homme ne puisse être reconnu coupable au moyen de décisions judiciaires a posteriori. »
Le 15 janvier 1991, dans l’affaire R. v. S., le juge Swinton Thomas suivit le juge Rougier, tout en considérant que les juges pouvaient définir d’autres exceptions.
Le juge Rougier comme le juge Swinton Thomas regrettèrent que l’article 1 par. 1 a) de la loi de 1976 les empêchât d’adopter la même position que le juge Simon Brown dans R. v. C.
- Dans son document de travail 116, Rape within Marriage (Le viol au sein du mariage), achevé le 17 septembre 1990, la Law Commission déclara:
« 2.8 Il est généralement admis que, sous réserve d’exceptions (considérées ci-dessous (…)), un mari ne peut être reconnu coupable du viol de sa femme (…). Il semble en effet qu’avant 1949, il n’y ait eu aucun cas de poursuites engagées contre un mari pour le viol de sa femme (…)
(…)
2.11 L’immunité a donné naissance à une jurisprudence importante sur les affaires particulières dans lesquelles la dérogation ne s’applique pas. Les limites de cette loi sont difficiles à déterminer avec certitude. Une grande partie repose sur des décisions de première instance qui n’ont jamais été totalement contrôlées en appel (…) »
- La Law Commission a défini les exceptions suivantes à l’immunité d’un époux:
– une décision judiciaire a été rendue, en particulier:
- a) une injonction du tribunal dispose qu’une épouse n’est plus tenue de cohabiter avec son mari (R. v. Clarke, Criminal Appeal Reports 1949, vol. 33, p. 216);
- b) il y a eu jugement de séparation de corps ou un jugement provisoire de divorce au motif qu’ »entre le prononcé du jugement provisoire et l’obtention d’une décision définitive, un mariage subsiste simplement en théorie » (R. v. O’Brien, All England Law Reports 1974, vol. 3, p. 663);
- c) un tribunal a rendu une ordonnance faisant interdiction au mari de molester sa femme, ou le mari s’est engagé auprès du tribunal à ne pas la molester (R. v. Steele, Criminal Appeal Reports 1976, vol. 65, p. 22);
- d) dans l’affaire R. v. Roberts (Criminal Law Reports 1986, p. 188), la Court of Appeal a conclu que lorsqu’une ordonnance de non-molestation de deux mois avait été rendue en faveur de l’épouse, le consentement présumé de celle-ci n’était pas rétabli à échéance de l’ordonnance;
– aucune décision judiciaire n’a été rendue:
- e) le juge Lynskey releva, obiter, dans l’affaire R. v. Miller (Queen’s Bench Division 1954, vol. 2, p. 282), que le consentement d’une épouse serait révoqué par un accord de séparation, en particulier s’il contenait une clause de non-molestation;
- f) Lord Justice Geoffrey Lane déclara, obiter, dans l’affaire R. v. Steele, qu’un accord de séparation contenant une clause de résidence séparée aurait cet effet.
- La Law Commission nota qu’il avait été dit dans l’affaire R. v. Miller, puis confirmé par la Court of Appeal dans l’affaire R. v. Steele, que l’introduction d’une demande en divorce ne suffirait pas.
Elle mentionna également la décision du juge Owen dans la présente affaire, lequel estimait un accord tacite de séparation suffisant pour lever l’immunité, et déclarant que même en l’absence d’un accord, la rupture de la vie commune par l’une ou l’autre partie, accompagnée d’un signe clair qu’il n’y avait plus consentement aux rapports sexuels, exclurait l’immunité. Elle jugea difficile de concilier cette opinion avec la position adoptée dans Steele et d’après laquelle une demande en divorce n’était « manifestement » pas suffisante. La décision rendue en l’occurrence semblait élargir notablement ce qui apparaissait préalablement comme la loi, bien qu’elle soulignât la nécessité d’une séparation de fait – le simple retrait du consentement aux rapports sexuels ne suffisant pas – pour que l’immunité fût levée.
- La Law Commission souligna que son enquête revêtait un caractère inhabituel sur un aspect important. La pratique voulait que lorsqu’on envisage la réforme de règles de common law, on étudiât les motifs des décisions judiciaires ou de la doctrine d’où se dégage l’état actuel du droit, afin d’analyser si lesdits motifs sont bien fondés. Toutefois, cette démarche n’était guère utile ici, en partie parce qu’il y avait peu de jurisprudence en la matière, mais surtout parce qu’il ne prêtait guère à controverse qu’on ne pouvait souscrire à la raison avancée dans les décisions formant le droit actuel (paragraphe 4.1 du document de travail). Le droit reposait sur l’idée que des rapports sexuels contre le gré de l’épouse échappaient au droit du viol par cela que dans son dictum, Sir Matthew Hale adhérait à la fiction du consentement présumé aux rapports sexuels. Cette notion était tout à fait artificielle et, dans la société moderne en tout cas, totalement anormale. En vérité il était difficile de trouver une décision récente ou un commentateur la jugeant tant soit peu digne d’être appuyée. On pouvait percevoir le caractère artificiel et anormal de l’immunité conjugale en la comparant à l’état actuel du droit sur les effets juridiques du mariage (paragraphe 4.2).
La notion de consentement présumé était artificielle parce que les conséquences juridiques du mariage ne résultaient pas de l’accord réciproque des parties. Bien qu’il faille que celles-ci aient la capacité juridique de contracter mariage et en observent les formalités nécessaires, elles ne pouvaient décider des clauses du contrat; le mariage était plutôt une condition qui entraînait certains droits et obligations dont de temps à autre la loi déterminait la teneur. Le juge Hawkins l’avait souligné dans l’affaire R. v. Clarence (1988) en ces termes: « Les rapports sexuels qui ont lieu entre mari et femme après le mariage ne tiennent pas à un consentement particulier de sa part à elle, mais résultent simplement de la soumission à une obligation que la loi lui impose » (paragraphe 4.3).
La Law Commission souligna à cet égard que « les droits et devoirs découlant du mariage ont toutefois évolué au fil des années, de même que le droit s’est adapté aux changements de la société et des valeurs. A l’époque moderne, on considère le mariage comme un partenariat entre pairs » (paragraphe 4.4). Elle donna alors quelques exemples de changements de la loi et ajouta:
« 4.11 Cette reconnaissance progressive de droits et obligations réciproques au sein du mariage, décrite aux paragraphes 4.3-4.10 ci-dessus, montre clairement à notre avis que, quels que puissent être les arguments en faveur de l’immunité, on ne saurait tenir celle-ci pour justifiée en quoi que ce soit par la nature du mariage moderne ou par la loi qui le régit. »
- Ladite commission proposa notamment, à titre provisoire, d’ »abolir l’actuelle immunité conjugale dans tous les cas » (paragraphe 5.2 de son document de travail).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
- Dans sa requête du 31 mars 1992 (no 20190/92) à la Commission, le requérant se plaignait de sa condamnation, au mépris de l’article 7 (art. 7) de la Convention, pour une conduite – la tentative de viol sur sa femme – qui, à l’époque des faits, ne constituait pas, selon lui, une infraction pénale.
- La Commission a retenu la requête le 14 janvier 1994. Dans son rapport du 27 juin 1994 (article 31) (art. 31), elle formule l’avis qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 par. 1 (art. 7-1) de la Convention (quatorze voix contre trois). Le texte intégral de son avis et des trois opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt [4].
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
- A l’audience du 20 juin 1995, comme il l’avait fait dans son mémoire, le Gouvernement a invité la Cour à dire qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 7 (art. 7) de la Convention.
- A la même occasion, le requérant a, comme dans son mémoire, prié la Cour de dire qu’il y avait eu violation de l’article 7 (art. 7) et de lui octroyer une satisfaction équitable au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention.
EN DROIT
- SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 7 (art. 7) DE LA CONVENTION
- Selon le requérant, sa condamnation pour tentative de viol a constitué une peine rétroactive contraire à l’article 7 (art. 7) de la Convention, ainsi libellé:
« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même, il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.
- Le présent article (art. 7) ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »
- Le Gouvernement et la Commission marquent leur désaccord avec cette thèse.
- Principes généraux
- La garantie que consacre l’article 7 (art. 7), élément essentiel de la prééminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 (art. 15) n’y autorise aucune dérogation en temps de guerre ou autre danger public. Ainsi qu’il découle de son objet et de son but, on doit l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et sanctions arbitraires.
- Comme la Cour l’a dit dans son arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993 (série A no 260-A, p. 22, par. 52), l’article 7 (art. 7) ne se borne donc pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé: il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au désavantage de l’accusé, notamment par analogie. Il en résulte qu’une infraction doit être clairement définie par la loi. Dans son arrêt précité, la Cour a ajouté que cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale. La Cour a donc indiqué que la notion de « droit » (« law ») utilisée à l’article 7 (art. 7) correspond à celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention, notion qui englobe le droit écrit et non écrit et implique des conditions qualitatives, entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité (voir, comme exemple récent, l’arrêt Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni du 13 juillet 1995, série A no 316-B, pp. 71-72, par. 37).
- Aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, dans quelque système juridique que ce soit, y compris le droit pénal, il existe immanquablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation. D’ailleurs il est solidement établi dans la tradition juridique du Royaume-Uni comme des autres Etats parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l’article 7 (art. 7) de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible.
- Application de ces principes
- D’après le requérant, sous réserve de certaines limites, le principe général de la common law d’après lequel un mari ne peut se voir déclaré coupable du viol de sa femme, demeurait valable le 12 novembre 1989, date où il a commis les actes ayant débouché sur l’accusation de tentative de viol (paragraphe 10 ci-dessus). Une série de décisions judiciaires avant ainsi qu’après cette date, par exemple celle du 20 novembre 1990 dans l’affaire R. v. J. (paragraphe 20 ci-dessus), auraient énoncé le principe général de l’immunité. Il serait manifestement hors de doute qu’au 12 novembre 1989, la loi n’avait subi aucun changement, même si on l’avait envisagé. La levée de l’immunité par la Court of Appeal le 14 mars 1991 puis par la Chambre des lords le 23 octobre 1991 se serait produite par la voie d’un renversement radical et non d’une élucidation de la loi.
Lors du débat de la Chambre des communes sur le projet qui allait devenir la loi modificative de 1976 sur les délits sexuels (paragraphe 17 ci-dessus), différentes vues furent exprimées sur l’immunité conjugale. Le ministre ayant conseillé d’attendre le rapport du Criminal Law Revision Committee, un amendement qui aurait aboli l’immunité fut retiré et ne fit jamais l’objet d’un vote. Dans son rapport, qu’il présenta seulement en 1984, ledit comité recommanda de maintenir l’immunité et de créer une nouvelle exception.
En 1988, alors qu’il considérait certains amendements à la loi de 1976, le parlement avait la possibilité de supprimer le mot « illégitime » à l’article 1 par. 1 a) (paragraphe 17 ci-dessus) ou d’introduire une nouvelle disposition sur les relations conjugales, mais ne prit aucune décision en la matière.
Le 17 septembre 1990, la Law Commission recommanda à titre provisoire la suppression de la règle sur l’immunité (paragraphes 24 et 25 ci-dessus). Or les arrêts de la Court of Appeal puis de la Chambre des lords dans la cause du requérant (paragraphes 14 et 15 ci-dessus) devancèrent le débat. Selon l’intéressé, ces décisions ont modifié la loi rétroactivement, ce qui n’eût pas été le cas si le parlement avait suivi la proposition de la Law Commission. En conséquence, conclut-il, lorsqu’en 1994 il a supprimé le terme « illégitime » à l’article 1 de la loi de 1976 (paragraphe 18 ci-dessus), le parlement ne se serait pas borné à reformuler la loi comme elle se trouvait libellée en 1976.
- L’intéressé fait valoir de plus qu’en examinant son grief sur le terrain de l’article 7 par. 1(art. 7-1) de la Convention, la Cour ne devrait pas envisager sa conduite par rapport à l’une ou l’autre des exceptions à la règle sur l’immunité. Les tribunaux nationaux n’auraient jamais tranché la question, puisque le verdict de culpabilité du requérant tiendrait à cela seul que la Court of Appeal et la Chambre des lords avaient aboli la fiction de la common law.
- Si un critère de prévisibilité semblable à celui opérant sur le terrain de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) s’applique en l’espèce, le requérant estime qu’il n’a pas été rempli. Certes, la Court of Appeal et la Chambre des lords n’ont pas érigé de nouvelle infraction ni modifié les éléments constitutifs du délit de viol; elles auraient adapté une infraction existante de manière à y englober une conduite que la common law en excluait jusqu’alors. Elles n’auraient pas adapté la loi à un nouveau type de comportement, mais à un changement d’attitudes sociales. Etendre le droit pénal sur cette seule base à une conduite licite auparavant serait précisément ce que l’article 7 (art. 7) de la Convention viserait à empêcher. D’ailleurs, souligne le requérant, il serait impossible de préciser quand le changement dont il s’agit se serait produit. En novembre 1989, la Law Commission n’avait pas prévu de changement par la jurisprudence; elle estimait que le parlement aurait à légiférer.
- Le Gouvernement et la Commission considèrent qu’en novembre 1989, de sérieux doutes planaient sur la validité de la prétendue immunité conjugale en cas de viol. Il s’agirait là d’un domaine où la loi avait fait l’objet d’une évolution progressive et il y avait fort à penser que les tribunaux donneraient une interprétation encore plus large des tempéraments à apporter à la loi. En particulier, l’égalité de la condition des femmes et des hommes dans le mariage et en-dehors ainsi que la liberté de disposer de leur corps ayant été reconnues, le requérant, en s’entourant de conseils juridiques éclairés, pouvait raisonnablement prévoir l’adaptation à son cas des éléments constitutifs de l’infraction de viol. Il ne fut pas jugé coupable d’une conduite qui ne constituait pas une infraction pénale au moment où il l’a commise.
D’ailleurs, souligne le Gouvernement, d’après les faits admis par les parties le juge Owen avait constaté un accord tacite entre l’intéressé et son épouse quant à une séparation et au retrait du consentement à des rapports sexuels. Les circonstances de l’affaire entraient donc dans le champ des exceptions au principe de l’immunité que les tribunaux anglais avaient déjà énoncées.
- La Cour note que la condamnation du requérant pour tentative de viol reposait sur l’infraction de viol définie par la loi, à savoir l’article 1 de la loi de 1956, précisé par l’article 1 par. 1 de la loi de 1976 (paragraphes 16 et 17 ci-dessus). L’intéressé ne conteste pas que la conduite qui lui a valu sa condamnation aurait constitué une tentative de viol au sens de la définition légale du viol applicable à l’époque, si la victime n’avait pas été sa femme. Le grief qu’il tire de l’article 7 (art. 7) de la Convention porte uniquement sur le fait qu’il n’a pu exciper de l’immunité conjugale selon la common law car, d’après lui, elle aurait été abolie rétroactivement.
- Il échet de relever qu’un élément clé de l’arrêt de la Court of Appeal (résumé au paragraphe 14 ci-dessus) concernait la définition du viol à l’article 1 par. 1 a) de la loi de 1976: « rapports sexuels illégitimes avec une femme non consentante au moment desdits rapports ». La question était de savoir si la « suppression » de l’immunité conjugale se heurterait à la définition légale du viol, en particulier si le terme « illégitime » y ferait obstacle. La Court of Appeal examina de près divers courants d’interprétation de la disposition dans la jurisprudence, dont l’argument d’après lequel le terme « illégitime » excluait de la définition du viol les rapports sexuels dans le mariage. La Cour rappelle à ce propos qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, par exemple, l’arrêt Kemmache c. France (no 3) du 24 novembre 1994, série A no 296-C, pp. 86-87, par. 37). Elle n’aperçoit aucune raison de se démarquer de la conclusion de la Court of Appeal, confirmée ultérieurement par la Chambre des lords (paragraphe 15 ci-dessus), et d’après laquelle le mot « illégitime » dans la définition du viol constituait une simple redondance et n’empêchait pas de « supprimer une fiction de la common law devenue anachronique et offensante » et de déclarer qu’ »un violeur demeure un violeur, relevant du droit pénal, quelles que soient ses relations avec sa victime » (paragraphe 14 ci-dessus).
- Les décisions de la Court of Appeal et de la Chambre des lords ne faisaient que poursuivre une tendance perceptible dans l’évolution de la jurisprudence et démantelant l’immunité qui mettait un mari à l’abri de poursuites pour le viol de sa femme (pour une description de cette évolution, voir les paragraphes 14 et 20 à 25 ci-dessus). Nul doute en l’état de la loi au 12 novembre 1989 qu’un mari ayant de force des rapports sexuels avec son épouse pouvait, dans diverses circonstances, être convaincu de viol. De plus, l’interprétation jurisprudentielle opérait une évolution manifeste, cohérente avec la substance même de l’infraction, du droit pénal qui tendait à traiter d’une manière générale pareille conduite comme relevant de l’infraction de viol. Cette évolution était telle que la reconnaissance judiciaire de l’absence d’immunité constituait désormais une étape raisonnablement prévisible de la loi (paragraphe 34 ci-dessus).
- Le caractère par essence avilissant du viol est si manifeste qu’on ne saurait tenir le résultat des décisions de la Court of Appeal et de la Chambre des lords – d’après lesquelles le requérant pouvait être reconnu coupable de tentative de viol quelles que fussent ses relations avec la victime – pour contraires à l’objet et au but de l’article 7 (art. 7) de la Convention, qui veut que nul ne soit soumis à des poursuites, des condamnations ou des sanctions arbitraires (paragraphe 32 ci-dessus). De surcroît, l’abandon de l’idée inacceptable qu’un mari ne pourrait être poursuivi pour le viol de sa femme était conforme non seulement à une notion civilisée du mariage mais encore et surtout aux objectifs fondamentaux de la Convention dont l’essence même est le respect de la dignité et de la liberté humaines.
- Parvenue à cette conclusion, la Cour ne juge pas devoir examiner si les faits de la cause entraient dans le champ des exceptions au principe d’immunité déjà énoncées par les tribunaux anglais avant le 12 novembre 1989.
- En résumé, la Cour, comme le Gouvernement et la Commission, estime que les décisions des juridictions nationales d’après lesquelles le requérant ne pouvait exciper de l’immunité pour échapper à une condamnation pour tentative de viol sur sa femme, n’ont pas enfreint les droits de l’intéressé au titre de l’article 7 par. 1 (art. 7-1) de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 par. 1 (art. 7-1) de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 22 novembre 1995.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier
[1] L’affaire porte le n° 48/1994/495/577. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
[2]
[3] Affaire n° 47/1994/494/576.
[4] Note du greffier: pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (volume 335-C de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.