COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE « RELATIVE A CERTAINS ASPECTS DU REGIME LINGUISTIQUE DE L’ENSEIGNEMENT EN BELGIQUE »
c. BELGIQUE (AU PRINCIPAL)
(Requête no 1474/62; 1677/62; 1691/62; 1769/63; 1994/63; 2126/64)
ARRÊT
STRASBOURG
23 juillet 1968
En l’affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique »,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 du Règlement, et composée de MM. Les Juges:
R. CASSIN, Président,
A. HOLMBÄCK,
A. VERDROSS,
G. MARIDAKIS,
E. RODENBOURG,
A. ROSS,
T. WOLD,
G. BALLADORE PALLIERI,
H. MOSLER,
M. ZEKIA,
A. FAVRE,
J. CREMONA,
Sir HUMPHREY WALDOCK,
G. WIARDA,
A. MAST, Juge ad hoc, ainsi que de MM.
H. GOLSONG, Greffier et
M.-A. EISSEN, Greffier adjoint,
Rend l’arrêt suivant sur le fond de l’affaire:
PROCEDURE
1. Par une demande datée du 25 juin 1965, la Commission européenne des Droits de l’Homme (ci-après dénommée « la Commission ») a porté devant la Cour une affaire relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique.
A l’origine de cette affaire se trouvent six requêtes introduites devant la Commission, en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertésfondamentales (ci-après dénommée « la Convention »), et dirigées contre le Royaume de Belgique. Lesdites requêtes, dont la plus ancienne remonte au 16 juin 1962 et la plus récente au 28 janvier 1964, émanaient d’habitants d’Alsemberg et de Beersel, de Kraainem, d’Anvers et environs, de Gand et environs, de Louvain et environs ainsi que de Vilvorde.
2. Le Gouvernement belge, Partie, a soulevé une exception préliminaire que la Cour a rejetée par un arrêt du 9 février 1967 qui contient un résumé de la procédure antérieure à son prononcé.
3. Le 9 février 1967, le Président de la Cour a recueilli l’opinion de l’Agent du Gouvernement belge, ainsi que celle des Délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre sur le fond de l’affaire. Par une ordonnance du même jour, il a décidé en vertu des articles 35 par. 1 et 48 par. 3 du Règlement:
– que le Gouvernement belge disposerait, pour présenter un premier mémoire, d’un délai qui expirerait le 1er mai 1967;
– que la Commission aurait la faculté de présenter un mémoire en réponse dans un délai de deux mois à partir de la date de réception du mémoire du Gouvernement;
– que le Gouvernement belge disposerait, pour présenter un deuxième et dernier mémoire, d’un délai qui expirerait le 15 septembre 1967.
Les deux délais ainsi accordés au Gouvernement belge ont été prorogés respectivement jusqu’au 10 mai 1967 (ordonnance du 26 avril) et jusqu’au 2 octobre 1967 (ordonnance du 2 septembre).
4. Le premier mémoire du Gouvernement belge est parvenu au Greffe de la Cour le 9 mai 1967, le mémoire de la Commission le 12 juillet 1967 et le second mémoire du Gouvernement le 2 octobre 1967.
5. Le 6 juin 1967, le Secrétaire de la Commission a informé le Greffier que la Commission avait chargé son Président, M. M. Sørensen, de la représenter dorénavant auprès de la Cour en qualité de Délégué principal, M. S. Petrén ayant été libéré de cette fonction à sa demande.
6. Par une lettre du 22 novembre 1967, le Gouvernement belge a fait savoir au Président de la Cour qu’il avait désigné comme Agent M. A. de Granges de Surgères en remplacement de M. A. Gomrée, décédé.
7. Conformément à une ordonnance rendue par le Président de la Cour le 7 octobre 1967, une audience publique s’est ouverte à Strasbourg, au Palais des Droits de l’Homme, le 25 novembre 1967, elle s’est poursuivie les 27, 29 et 30 novembre.
Ont comparu devant la Cour:
– pour la Commission:
M. M. Sørensen, Délégué principal, assisté de:
Mme G. Janssen-Pevtschin et M. F. Welter, Délégués;
– pour le Gouvernement belge:
M. A. de Granges de Surgères, Directeur général
de l’administration de la Législation au Ministère de la
Justice de Belgique, Agent, assisté de:
Me A. Bayart, Avocat à
la Cour de Cassation de Belgique, et
M. P. Guggenheim, Professeur honoraire
de l’Université de Genève et Professeur à l’Institut
universitaire de Hautes Études Internationales de Genève,
Conseils;
M. A. Vander Stichele, Substitut de l’Auditeur général
au Conseil d’État de Belgique, Expert.
La Cour a entendu en leurs déclarations et conclusions:
– pour la Commission: MM. F. Welter et M. Sørensen;
– pour le Gouvernement belge: Me A. Bayart, M. P. Guggenheim et M. A. de Granges de Surgères.
En outre, la Cour a posé aux comparants certaines questions auxquelles ils ont répondu verbalement les 29 et 30 novembre.
Le 30 novembre, le Président a prononcé la clôture des débats.
8. La Cour a délibéré en chambre du conseil les 30 novembre et 1er décembre 1967. Le 1er décembre, elle a chargé son Greffier – qui s’est acquitté de cette tâche le 5 décembre – de demander au Gouvernement belge et à la Commission des informations complémentaires concernant, d’une part, les examens subis devant le Jury central et, d’autre part, la situation des établissements non subsidiés qui, dans la région de langue néerlandaise, dispensent un enseignement en langue française.
La réponse du Gouvernement belge et celle de la Commission sont parvenues au Greffe le 10 janvier 1968. Le Gouvernement a complété la sienne en mars 1968.
9. Après en avoir délibéré à nouveau, la Cour a rendu le présent arrêt.
EN FAIT
1. La demande de la Commission a pour objet de soumettre l’affaire à la Cour afin que celle-ci puisse décider si certaines dispositions de la législation linguistique belge en matière d’enseignement répondent ou non aux exigences des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention ainsi que de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) du 20 mars 1952 (ci-après dénommé « le Protocole additionnel »).
2. Les requérants, pères et mères de famille de nationalité belge, ont saisi la Commission tant pour leur compte personnel que pour celui de leurs enfants mineurs dont le nombre dépasse huit cents. Soulignant qu’ils sont francophones ou qu’ils s’expriment le plus fréquemment en français, ils désirent que leurs enfants soient instruits dans cette langue.
Alsemberg, Beersel, Anvers, Gand, Louvain et Vilvorde, où habitent les signataires de cinq des six requêtes (no 1474/62, 1691/62, 1769/63, 1994/63 et 2126/64), appartiennent à la région considérée par la loi comme « de langue néerlandaise » tandis que Kraainem (requête no 1677/62) relève, depuis 1963, d’un « arrondissement administratif distinct » doté d’un « statut propre ». La population de ces diverses communes comprend une proportion variable, et parfois considérable, de francophones.
3. Quoique différant les unes des autres sur une série de points, les six requêtes se ressemblent à beaucoup d’égards. Il suffira pour l’instant de constater qu’elles reprochent à l’État belge, en substance:
– de n’organiser aucun enseignement en langue française dans les communes où résident les requérants ou, en ce qui concerne Kraainem, de n’en organiser un que dans une mesure qu’ils jugent insuffisante;
– de priver de subventions les établissements qui, dans les mêmes communes, ne se conformeraient pas aux clauses linguistiques de la législation scolaire;
– de refuser d’homologuer les certificats d’études délivrés par de tels établissements;
– de fermer aux enfants des requérants l’accès aux classes françaises existant en certains endroits;
– d’obliger ainsi les requérants soit à placer leurs enfants dans une école locale, solution qu’ils estiment contraire à leurs aspirations, soit à les envoyer faire leurs études dans l' »arrondissement de Bruxelles-Capitale », où la langue de l’enseignement est le néerlandais ou le français, selon la langue maternelle ou usuelle de l’enfant, ou dans la « région de langue française » (Wallonie). Or, pareille « émigration scolaire » entraînerait de graves risques et inconvénients.
4. Les requêtes, pour autant que la Commission les a déclarées recevables, dénoncent la violation des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention et de l’article 2 du Protocoleadditionnel (P1-2). Cette violation résulterait de l’application aux requérants et à leurs enfants de diverses clauses de la loi du 14 juillet 1932 « concernant le régime linguistique de l’enseignement primaire et de l’enseignement moyen », de la loi du 15 juillet 1932 « sur la collation des grades académiques », de lois des 27 juillet 1955 et 29 mai 1959, de la loi du 30 juillet 1963 « concernant le régime linguistique de l’enseignement », de la loi du 2 août 1963 « sur l’emploi des langues en matière administrative », etc. Les lois des 14 et 15 juillet 1932 ont été abrogées par celle du 30 juillet 1963, mais elles étaient en vigueur à l’époque où les requérants d’Alsemberg, de Beersel, de Kraainem, d’Anvers et de Gand ont saisi la Commission, et ces requérants continuent à les incriminer tout en s’attaquant aussi à la législation actuelle.
5. Résumant, au paragraphe 7 de son mémoire du 17 décembre 1965, l’avis qu’elle avait exprimé dans son rapport du 24 juin 1965 (ci-après dénommé « le rapport »), la Commission a rappelé qu’elle estime:
« – par 9 voix contre 3, que la législation litigieuse n’enfreint pas la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2), considérée isolément;
– à l’unanimité, que ladite législation respecte la seconde phrase de cet article (P1-2), considérée isolément ou en combinaison avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
– par 10 voix contre 2, qu’elle (la législation) ne méconnaît pas davantage l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément ou en combinaison avec l’article 14 (art. 14+8), dans le cas des requérants;
– par 9 voix contre 3, que le régime général de l’enseignement dans les zones légalement unilingues ne viole pas la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
– par 11 voix contre 1, qu’il en va de même du « statut propre » dont l’article 7 de la loi du 2 août 1963 dote six communes bilingues de la périphérie de Bruxelles; y compris Kraainem;
– par 7 voix contre 5, que les lois de 1963 sont incompatibles avec la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, dans la mesure où elles ont pour effet le retrait total des subventions aux écoles provinciales, communales ou privées qui entretiendraient, à titre de classes non subsidiées et à côté de l’enseignement donné dans la langue que prescrivent les lois linguistiques, un enseignement complet ou partiel en une autre langue;
– à l’unanimité, que les conditions auxquelles obéit, pour les enfants dont les parents résident en dehors de l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, l’inscription dans les écoles de cet arrondissement (article 17 de la loi du 30 juillet 1963), n’enfreignent pas, dans le cas des requérants, la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
– que les lois de 1963 ne répondent pas aux exigences de la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, pour autant qu’elles empêchent certains enfants, sur le seul fondement de la résidence de leurs parents, d’accéder aux écoles de langue française existant à Louvain (8 voix contre 4) et dans les six communes susmentionnées de la périphérie de Bruxelles (7 voix contre 5);
– par 8 voix contre 4, que la législation incriminée par les requêtes ne satisfait pas non plus à ces exigences en ce qu’elle entraîne, depuis 1932, le refus d’homologuer les certificats sanctionnant des études secondaires non conformes aux prescriptions linguistiques ».
6. Au cours de la procédure écrite, les conclusions ci-après ont été formulées sur le fond de l’affaire:
– par le Gouvernement belge, dans son mémoire du 9 mai 1967:
« Le Gouvernement belge propose les conclusions suivantes:
(1) La législation belge incriminée dans les requêtes n’est incompatible ni avec l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2), ni avec l’article 8 (art. 8) de la Convention des Droits de l’Homme, quand ces dispositions sont considérées isolément.
(2) Elle ne contredit pas davantage l’article 2, première et seconde phrases, du Protocole additionnel (P1-2) et l’article 8 (art. 8) de la Convention, même si l’on combine ces dispositions avec l’article 14 (art. 14+P1-2, art. 14+8) de la Convention.
(3) Les lois de 1963 pas plus que celles de 1932 ne sont incompatibles avec l’article 2, première phrase, du Protocole additionnel, combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, pour autant qu’elles empêchent la création ou le subventionnement par l’État d’écoles qui ne se conforment pas à la législation linguistique.
(4) Les lois de 1963 ne méconnaissent pas l’article 2, première phrase, du Protocole additionnel combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, pour autant qu’elles ont pour effet le retrait total des subventions à un établissement qui a une section où l’enseignement est donné dans la langue régionale, mais qui a organisé aussi un enseignement parallèle donné complètement ou partiellement en une autre langue.
(5) Le régime instauré par la loi du 2 août 1963 pour les communes de la périphérie bruxelloise, y compris la commune de Kraainem, n’est pas incompatible avec l’article 2, première phrase, du Protocole additionnel combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention.
(6) Les conditions de résidence prévues pour l’accès aux écoles de langue française existant à Louvain et dans les communes de la périphérie bruxelloise, dont Kraainem, telles qu’elles sont établies par les lois de 1963, sont compatibles avec l’article 2, première phrase, du Protocole additionnel combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention.
(7) Les dispositions des lois de 1932 et de celles de 1963 sont compatibles avec l’article 2, première phrase, du Protocole additionnel combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, en tant qu’elles ont pour effet le refus de l’homologation des certificats d’études secondaires pour le seul motif que ces études n’ont pas été faites conformément aux prescriptions de la législation linguistique.
Le Gouvernement belge se réserve de compléter ou de modifier ces conclusions au cours de la procédure. »
– par la Commission dans son mémoire du 12 juillet 1967 et, en termes presque identiques, dans celui du 17 décembre 1965, antérieur à l’arrêt du 9 février 1967:
« Ainsi qu’elle l’a rappelé dans son mémoire du 17 décembre 1965, la Commission agit dans l’intérêt général et non, à proprement parler, en qualité de partie demanderesse à l’égard de la Haute Partie Contractante contre laquelle sont dirigées les requêtes soumises à son appréciation. Elle maintient donc la forme interrogative donnée à ses conclusions et invite la Cour à décider si la législation dont se plaignent les requérants répond ou non aux exigences:
(a) de la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2), considérée isolément;
(b) de la seconde phrase de cet article (P1-2), considérée isolément;
(c) de l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément;
(d) de la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
(e) de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
(f) de l’article 8 de la Convention, combiné avec l’article 14 (art. 14+8).
En particulier, elle prie la Cour de se prononcer sur l’existence ou l’absence d’une violation de ces articles, ou de tel d’entre eux, dans le cas des requérants, et notamment:
(a) pour autant que les lois de 1932 s’opposaient, et que les lois de 1963 s’opposent:
– à la création,
– au subventionnement,
par l’État, d’écoles qui ne se conformeraient pas aux prescriptions générales d’ordre linguistique:
(b) dans la mesure où les lois de 1963 ont pour effet le retrait total des subventions aux écoles provinciales, communales ou privées qui entretiendraient, à titre de classes non subsidiées et à côté de l’enseignement donné dans la langue que prévoient les lois linguistiques, un enseignement complet ou partiel en une autre langue;
(c) quant au statut propre dont l’article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963 dote six communes de la périphérie de Bruxelles, y compris Kraainem;
(d) quant aux conditions auxquelles obéit, pour les enfants dont les parents résident en dehors de l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, l’inscription dans les écoles de cet arrondissement (article 17 de la loi du 30 juillet 1963);
(e) en tant que l’article 7, dernier alinéa, de la loi du 30 juillet 1963 et l’article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963 empêchent certains enfants, sur le seul fondement de la résidence de leurs parents, d’accéder aux écoles de langue française existant à Louvain et dans les six communes mentionnées sub (c);
(f) pour autant que les lois de 1932 entraînaient, et que les lois de 1963 entraînent le refus absolu d’homologuer les certificats sanctionnant des études secondaires non conformes aux prescriptions linguistiques en matière d’enseignement.
Pour les motifs qu’elle a exposés à la fin de son rapport, (…), la Commission persiste pour l’instant à s’abstenir de formuler des conclusions sur les demandes de dommages-intérêts présentées par les requérants d’Alsemberg et Beersel, de Kraainem et de Louvain. »
– par le Gouvernement belge, dans son mémoire du 2 octobre 1967:
« En ordre subsidiaire, pour le cas où la Cour estimerait devoir adopter la manière de voir de la Commission, l’État belge fait valoir des mobiles légitimes à titre de justification de la législation incriminée.
Le Gouvernement belge maintient cependant à titre principal les conclusions qu’il a émises dans son premier mémoire sur le fond et réserve ses conclusions finales.
Il tient:
– à constater dès maintenant que les distinctions dont les requérants se plaignent, ne concernent pas les droits garantis par l’article 8 (art. 8) de la Convention, les droits des parents et des enfants en matière d’enseignement n’étant pas définis par cet article (art. 8), mais par l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2);
– à constater que ces distinctions ne concernent pas le droit négatif et la liberté garantis par l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2), et qu’elles concernent des prestations positives et des faveurs que l’État peut, sans doute, accorder pour faciliter l’exercice de ce droit et de cette liberté, mais concernant lesquelles les Hautes Parties Contractantes ont déclaré expressément n’entendre souscrire aucune obligation;
– à constater que ces distinctions n’atteignent pas les requérants dans leur simple désir de faire instruire leurs enfants, mais dans leur désir de leur faire donner une instruction conforme à leurs préférences linguistiques, et que les préférences linguistiques, qu’il est possible d’avoir en matière d’enseignement, ont été exclues expressément par les Hautes Parties Contractantes, du catalogue des droits et libertés garantis par la Convention européenne des Droits de l’Homme;
– à constater que la règle de non-discrimination, édictée par l’article 14 (art. 14) de la Convention, ne pourrait trouver à s’appliquer aux distinctions dont les requérants se plaignent, cette règle ne s’appliquant que quand il s’agit de droits ou de libertés garantis par la Convention;
– à constater que les plaintes des requérants sont dénuées de fondement. »
7. Au cours de la procédure orale ont été présentées les conclusions suivantes:
– par la Commission, le 25 novembre 1967:
« La Commission maintient les conclusions qu’elle a soumises à la Cour à la fin de son mémoire sur le fond de l’affaire, en se réservant toutefois le droit d’y apporter des modifications ou des compléments selon le développement des débats ultérieurs. »;
– par le Gouvernement belge, le 27 novembre 1967:
« J’ai l’honneur de donner lecture à la Cour des conclusions que prend le Gouvernement belge dans l’état actuel de la procédure, se réservant au cours de celle-ci d’y apporter s’il a lieu les compléments ou modifications nécessaires.
Conclusions principales
Plaise à la Cour,
Constater que les mesures dont les requérants se plaignent ne les atteignent pas dans les droits et libertés tels qu’ils sont reconnus par la Convention européenne des Droits de l’Homme et son Protocole additionnel, qu’il s’agisse des dispositions invoquées par eux à titre isolé ou combinées entre elles, et, répondant plus en détail aux questions soumises par la Commission:
Dire que la législation belge n’est pas incompatible avec:
(a) la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2), considérée isolément;
(b) la seconde phrase de cet article (P1-2), considérée isolément;
(c) l’article 8 (art. 8) de la Convention, considéré isolément;
(d) la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
(e) la seconde phrase de l’article 2 du Protocole additionnel, combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention;
(f) l’article 8 de la Convention, combiné avec l’article 14 (art. 14+8).
En particulier, le Gouvernement belge prie la Cour de se prononcer en faveur de l’absence d’une violation de ces articles ou de tels d’entre eux, dans le cas des requérants, et notamment:
(a) pour autant que les lois de 1932 s’opposaient et que les lois de 1963 s’opposent à la création et à la subvention, par l’État, d’écoles qui ne se conformeraient pas aux prescriptions générales d’ordre linguistique;
(b) dans la mesure où les lois de 1963 ont pour effet le retrait total des subventions aux écoles provinciales, communales ou privées qui entretiendraient, à titre de classes non subsidiées et à côté de l’enseignement donné dans la langue que prévoient les lois linguistiques, un enseignement complet ou partiel en une autre langue;
(c) quant au statut propre dont l’article 7, paragraphes 1 et 3, de la loi du 2 août 1963 dote six communes de la périphérie de Bruxelles, y compris Kraainem;
(d) quant aux conditions auxquelles obéit, pour les enfants dont les parents résident en dehors de l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, l’inscription dans les écoles de cet arrondissement (article 17 de la loi du 30 juillet 1963) ;
(e) en tant que l’article 7, dernier alinéa, de la loi du 30 juillet 1963 et l’article 7, paragraphes 1 et 3, de la loi du 2 août 1963 empêchent certains enfants, sur le seul fondement de la résidence de leurs parents, d’accéder aux écoles de langue française existant à Louvain et dans les six communes mentionnées sous (c);
(f) pour autant que les lois de 1932 entraînaient et que les lois de 1963 entraînent le refus d’homologuer les certificats sanctionnant des études secondaires non conformes aux prescriptions linguistiques en matière d’enseignement.
Conclusion subsidiaire
Si la Cour admettait l’opinion exprimée par la Commission, selon laquelle l’article 2, première phrase, du Protocole additionnel consacrerait, en combinaison avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention, l’obligation de non-distinction:
Plaise à la Cour:
Dire que la législation belge incriminée est conforme à cette exigence, cette législation ne contenant aucune distinction illicite ou arbitraire au détriment des requérants dans le sens où l’entend l’article 14 (art. 14) de la Convention.
Plaise à la Cour:
Dire que les plaintes des requérants sont dénuées de fondement. »;
– par la Commission, le 29 novembre 1967:
« Il ne me reste qu’à confirmer les conclusions que la Commission a formulées dans son mémoire du 11 juillet 1967 »;
– par le Gouvernement belge, le 30 novembre 1967:
« Les conclusions que nous avons eu l’honneur de déposer entre les mains de la Cour (le 27 novembre 1967) peuvent être considérées comme des conclusions finales. »
LE REGIME LINGUISTIQUE DE L’ENSEIGNEMENT EN BELGIQUE
8. Le régime linguistique de l’enseignement a beaucoup évolué en Belgique depuis la fondation du Royaume (1830), dans le cadre plus vaste de l’évolution du « problème linguistique belge », sur lequel la Commission et le Gouvernement belge ont fourni à la Cour des explications détaillées (cf. notamment le paragraphe 344 du rapport et le compte rendu de l’audience, matinée du 27 novembre 1967). Avant d’examiner et de trancher les six questions énumérées dans les conclusions respectives des comparants, la Cour croit utile de donner un bref aperçu des principales lois linguistiques qui se sont succédé en Belgique, de 1914 à nos jours, dans le domaine de l’enseignement.
9. Aux termes de l’article 17 de la Constitution belge du 7 février 1831:
« L’enseignement est libre; toute mesure préventive est interdite; la répression des délits n’est réglée que par la loi. L’instruction publique donnée aux frais de l’État est également réglée par la loi. »
De son côté, l’article 23 prévoit ce qui suit:
« L’emploi des langues usitées en Belgique est facultatif; il ne peut être réglé que par la loi, et seulement pour les actes de l’autorité publique et pour les affaires judiciaires. »
Ces deux articles n’ont jamais été modifiés.
10. Les premières lois linguistiques belges n’avaient pas trait à l’enseignement mais à la procédure pénale (lois de 1870 et de 1908) ainsi qu’au vote et à la promulgation des lois (loi de 1898). Jusqu’en 1932, les parents jouissaient en Belgique d’une assez grande liberté en ce qui concerne la langue de l’enseignement. Une loi du 19 mai 1914 rendit obligatoire l’instruction primaire. D’après son article 15, la langue maternelle ou usuelle des enfants, déterminée par la déclaration du chef de famille, était la langue véhiculaire aux divers degrés de l’enseignement et sur toute l’étendue du territoire; si le chef d’école jugeait que l’enfant n’était pas apte à suivre avec fruit les cours dans la langue désignée par le chef de famille, celui-ci disposait d’un recours auprès de l’inspection. A la faveur d’une application large de ce texte, des parents d’expression flamande faisaient instruire leurs enfants en français. Dans certaines localités de Flandre, il existait donc des écoles primaires françaises, tant publiques que privées, en sus des écoles primaires flamandes; quant à l’enseignement secondaire, il était dispensé tantôt en français tantôt moitié en français et moitié en flamand (paragraphes 138 et 345 du rapport).
11. Ce système fut profondément modifié par la loi du 14 juillet 1932 « concernant le régime linguistique de l’enseignement primaire et de l’enseignement moyen ».
Le projet préparé par le gouvernement de l’époque introduisait le concept de territorialité mais réservait une certaine liberté de choix aux familles minoritaires de chaque région; l’exposé des motifs soulignait que la langue maternelle méritait le même respect que les convictions religieuses et philosophiques.
Au cours des débats parlementaires, beaucoup de députés et de sénateurs, et en particulier d’élus wallons marquèrent toutefois une nette préférence pour une solution plus « territorialiste ».Amendé en ce sens, le projet fut approuvé à la Chambre des Représentants par 81 voix contre 12, avec 63 abstentions, et au Sénat par 82 voix contre 25, avec 13 abstentions.
Le principe de territorialité fut également retenu dans la loi du 28 juin 1932 « sur l’emploi des langues en matière administrative » et dans la loi du 15 juin 1935 « sur l’emploi des langues en matière judiciaire ».
12. La loi du 14 juillet 1932 valait pour « les écoles gardiennes et les écoles primaires communales, adoptées et adoptables », pour « les établissements régis par la loi organique de l’enseignement moyen » (athénées et écoles moyennes) et pour « les classes primaires (sections préparatoires) annexées aux écoles moyennes » (articles 1, 8, 14 et 18).
Ladite loi établissait une distinction entre les régions considérées comme unilingues et les zones reconnues bilingues.
Dans les premières, c’est-à-dire « la région flamande », « la région wallone » et « les communes d’expression allemande », la langue de l’enseignement était en principe celle de la région (articles 1, 8 et 14), l’étude d’une seconde langue (nationale ou non) n’étant obligatoire qu’au niveau secondaire (articles 3, 10, 11 et 16). Cette règle souffrait cependant plusieurs tempéraments. Ainsi, les articles 2, 4, 15 et 17 disposaient que les enfants dont la langue maternelle ou usuelle n’était pas la langue de la région avaient le droit de recevoir l’enseignement primaire dans leur langue maternelle. Les autorités compétentes demeuraient pourtant juges de la « réalité de ce besoin » et de « l’opportunité d’y donner satisfaction » en créant des classes de « transmutation »; les élèves inscrits dans les classes dont il s’agit devaient apprendre la langue de la région à partir du deuxième degré d’études primaires (3ème année), de manière à pouvoir suivre avec fruit dans cette langue les cours du quatrième degré, de l’enseignement technique ou de l’enseignement moyen, selon le cas. En outre, l’article 9 prévoyait que les « sections linguistiques spéciales » des athénées et des écoles moyennes subsisteraient aussi longtemps que leur fréquentation par des élèves appartenant à trois catégories bien délimitées en justifierait le maintien.
Dans l’agglomération bruxelloise et les communes bilingues de la frontière linguistique, la langue véhiculaire de l’enseignement était la langue maternelle ou usuelle de l’enfant; l’enseignement de la seconde langue nationale y était obligatoire (articles 5, 6, 12, 13, 18, 19 et 22). La loi du 28 juin 1932 sur l’emploi des langues en matière administrative à laquelle renvoyait l’article 21 de celle du 14 juillet 1932, définissait l’agglomération bruxelloise en son article 2 par. 5.
Les chefs de famille étaient appelés à indiquer la langue maternelle ou usuelle de leurs enfants dans la mesure où elle déterminait le régime applicable, mais l’exactitude de leur déclaration pouvait donner lieu à un contrôle (articles 7 et 20 de la loi du 14 juillet 1932).
La loi du 14 juillet 1932 (article 28), complétée par l’article 13 d’une loi du 27 juillet 1955 et par l’article 24 d’une loi du 29 mai 1959 (« pacte scolaire »), instituait une sanction du respect de ses clauses: le refus ou le retrait, selon le cas, des subventions scolaires.
Une seconde sanction découlait de la loi du 15 juillet 1932 sur la collation des grades académiques (cf. infra). En effet, l’État refusait d' »homologuer » les certificats d’études délivrés par lesétablissements qui ne se conformaient pas entièrement aux lois linguistiques. Toutefois, les élèves dont le certificat d’études n’était pas homologable avaient la ressource d’obtenir un diplômelégal en passant, dans la langue nationale de leur choix, un examen devant un jury dénommé « jury central ».
13. L’article 22 de la loi du 14 juillet 1932 prévoyait que « dans toute commune où le recensement décennal » établissait « la présence d’une population de plus de 20 %, parlant habituellement une langue autre que la langue régionale, l’enseignement de cette seconde langue » pourrait, « si les Communes ou les directions des écoles adoptées ou adoptables en » décidaient « ainsi, commencer dès le deuxième degré ». De son côté, la loi du 28 juin 1932 sur l’emploi des langues en matière administrative contenait un article 3 par. 1 ainsi libellé:
« Sous réserve de ce qui est stipulé à l’article 2 pour les communes de l’agglomération bruxelloise, les communes dont la majorité des habitants parle le plus fréquemment, d’après le dernier recensement décennal, une langue différente de celle du groupe linguistique auquel l’article 1er les rattache, adopteront pour leurs services intérieurs et pour la correspondance la langue de cette majorité. »
Depuis 1846, en effet, un recensement général de la population avait lieu périodiquement en Belgique (arrêté royal du 30 juin 1846, loi du 2 juin 1856, arrêté royal du 5 juillet 1866, loi du 25 mai 1880); aux termes d’un arrêté ministériel du 18 novembre 1880, il avait pour but de constater non seulement le nombre, le sexe et l’âge des habitants du Royaume, mais aussi leur langue.
Le dernier recensement « linguistique » de la population remonte à 1947. Tout en révélant la présence, dans les provinces flamandes, d’un certain pourcentage de francophones (paragraphe 349 du rapport), il montra que les Belges d’expression flamande progressaient numériquement mais que beaucoup de Belges d’expression française s’étaient installés en région flamande, notamment aux alentours de Bruxelles. Ce double phénomène, qui paraît s’être confirmé depuis lors, provoqua de vives réactions: les Wallons taxèrent les Flamands d' »impérialisme démographique », tandis que les Flamands reprochèrent aux Wallons leur « impérialisme géographique » (compte rendu de l’audience, matinée du 27 novembre 1967).
Les résultats du recensement de 1947 ne furent publiés qu’en 1954; une loi du 2 juillet 1954 atténua les conséquences qu’ils auraient dû entraîner en vertu des lois des 28 juin et 14 juillet 1932.
Un nouveau recensement de la population se déroula à la fin de 1961, mais sans comporter aucune interrogation relative à l’emploi des langues (article 3 de la loi du 24 juillet 1961 et arrêté royal du 3 novembre 1961).
Plus récemment, une loi du 8 novembre 1962 a modifié les limites de provinces, d’arrondissements et de communes, ainsi que plusieurs dispositions des lois des 28 juin et 14 juillet 1932.Elle aboutit à fixer définitivement le tracé de la frontière linguistique: dorénavant, les changements pouvant survenir quant à la langue parlée par la population resteront, quelle qu’en soit l’ampleur, sans influence sur le régime linguistique des différentes communes.
14. Les lois des 14 et 15 juillet 1932 ont été abrogées par la loi du 30 juillet 1963 « concernant le régime linguistique de l’enseignement ». De leur côté, les lois du 28 juin 1932 sur l’emploi des langues en matière administrative et du 15 juin 1935 sur l’emploi des langues en matière judiciaire ont été remplacées, la première par une loi du 2 août 1963, la seconde par une loi du 9 août 1963.
Adoptée à de fortes majorités tant par la Chambre des Représentants (157 voix contre 33) que par le Sénat (120 voix contre 17, avec 7 abstentions), la loi du 30 juillet 1963 consacre les mêmes principes que celle du 14 juillet 1932, dont elle se distingue cependant sur une série de points parfois importants.
Aux termes de son article 1er, la nouvelle loi s’applique aux établissements officiels et aux établissements libres subventionnés ou reconnus par l’État, et ce à tous les niveaux de l’enseignement à l’exception de l’enseignement universitaire, lequel n’est d’ailleurs pas en cause dans la présente affaire. Elle renvoie pourtant, en ce qui concerne six communes de la périphérie de Bruxelles, à l’article 7 de la loi du 2 août 1963 sur l’emploi des langues en matière administrative. Elle se réfère également (article 2) à ladite loi pour la définition des régions linguistiques. Son article 3 complète la liste de ces régions en annonçant que les vingt-cinq communes de la frontière linguistique, les communes de la région de langue allemande, les « communes malmédiennes » et neuf autres communes de l’Est du pays « sont dotées d’un régime spécial en vue de la protection de leurs minorités ». Les limites de ces diverses régions sont fixées définitivement.
L’article 4 de la loi du 30 juillet 1963 a trait aux régions unilingues. Il dispose que la langue de l’enseignement est le néerlandais dans la région de langue néerlandaise, le français dans larégion de langue française et l’allemand dans la région de langue allemande, des atténuations étant toutefois prévues pour cette dernière (article 8). Dans ces régions l’étude de la seconde langue est facultative au niveau de l’enseignement primaire (article 9); la loi du 30 juillet 1963 ne la réglemente pas expressément pour les établissements secondaires (paragraphes 176, 211 et 367 d) du rapport).
Les dix-neuf communes de l’arrondissement de Bruxelles-Capitale (articles 5 et 21) connaissent un régime bilingue fondé sur le critère de la langue maternelle ou usuelle de l’enfant; l’étude de la seconde langue nationale y est obligatoire au niveau primaire et facultative au niveau secondaire (articles 10 et 11).
Six communes de la périphérie de Bruxelles, dont Kraainem, sont « dotées d’un statut propre » (article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963). L’enseignement s’y dispense normalement en néerlandais. Cependant, l’enseignement gardien et primaire – non l’enseignement secondaire – peut y être donné en français à l’enfant dont cette langue est la langue maternelle ou usuelle, à condition que le chef de famille habite dans une de ces communes. La commune doit organiser un tel enseignement si seize chefs de famille résidant sur son territoire le demandent. Dans les écoles néerlandaises des six communes en question, l’étude du français est facultative tandis que celle du néerlandais est obligatoire dans les écoles françaises.
La loi du 30 juillet 1963 institue enfin plusieurs régimes spéciaux. Le seul d’entre eux qu’il y ait lieu d’analyser en l’espèce est celui de Louvain (cf. infra); pour les autres, il suffira de renvoyer aux articles 3, 6, 7, 10 et 20 de la loi et aux passages pertinents du rapport de la Commission (communes « dotées d’un régime spécial en vue de la protection de leurs minorités »; enfants des militaires en garnison à Ostende, Bourg-Léopold et Arlon; enfants quittant la commune de leur domicile pour des raisons de santé ou parce que leurs parents n’ont pas de résidence fixe; écoles européennes).
Le Chapitre V de la loi du 30 juillet 1963 organise un « contrôle linguistique ». En région unilingue, les élèves accèdent sans aucun contrôle aux écoles qui dispensent leur enseignement dans la langue de la région, mais il n’en va pas de même lorsque « la langue maternelle ou usuelle de l’enfant détermine le régime linguistique » applicable (Bruxelles-Capitale, classes françaises de Louvain et des six communes de la périphérie de Bruxelles, etc.). Dans cette dernière hypothèse, le chef d’école ne peut inscrire un enfant dans un régime déterminé que sur production soit « d’un certificat du chef de l’école que l’élève vient de quitter, attestant qu’il a fait ses études antérieures dans la langue de ce régime », soit « d’une déclaration linguistique du chef de famille, visée par l’inspection linguistique dans tous les cas où celle-ci ne met pas en doute l’exactitude de cette déclaration », soit « d’une décision de la commission ou du jury mentionnés à l’article 18 » (article 17, deuxième alinéa; cf. également les troisième, quatrième et cinquième alinéas et l’arrêté royal du 30 novembre 1966 fixant le modèle du certificat et de la déclaration linguistiques).L’inspection linguistique incombe à deux inspecteurs « appartenant à l’un et l’autre rôle linguistique » et dont les désaccords éventuels sont soumis à une commission composée par le Roi; le chef de famille peut en appeler de la décision soit des inspecteurs, soit de la commission, auprès d’un jury constitué lui aussi par le Roi (article 18 et arrêtés royaux du 30 novembre 1966 sur le statut et le fonctionnement de l’inspection linguistique), sans préjudice d’un recours ultérieur au Conseil d’État (paragraphe 210 du rapport). Pour l’arrondissement de Bruxelles-Capitale et les six communes de la périphérie, la loi du 2 août 1963 (articles 6 et 7 paras. 1 et 5) a créé un organe supplémentaire de contrôle: le « commissaire du gouvernement, vice-gouverneur de la province de Brabant ».
Le respect des clauses de la loi du 30 juillet 1963 se trouve assorti de plusieurs sanctions. Aux termes du sixième alinéa de l’article 17, « toute inscription fausse ou inexacte » d’un élève « par le chef d’école peut entraîner des peines disciplinaires » – dans les écoles officielles – ou, pour les écoles provinciales, communales ou privées, « la privation des subventions pour une période qui n’excédera pas six mois par infraction ». Plus généralement, il ressort de l’article 1er que les établissements privés ne peuvent recevoir de subventions de l’État s’ils n’observent pas le régime linguistique de l’enseignement; d’ailleurs, la loi du 30 juillet 1963 n’abroge ni l’article 13 de la loi du 27 juillet 1955, ni l’article 24 de la loi du 29 mai 1959. En outre, la législation de 1963 a pour effet le retrait total des subventions à l’école provinciale, communale ou privée qui entretiendrait, à titre de classes non subsidiées et à côté de l’enseignement donné dans la langue que prévoient les lois linguistiques, un enseignement complet ou partiel en une autre langue (articles 1 et 4 de la loi du 30 juillet 1963, circulaires ministérielles des 9 et 29 août 1963, etc.).
Une autre sanction résulte de l’article 19 de la loi du 30 juillet 1963: « sont seuls homologables les certificats d’études faites conformément à (cette) loi dans les établissements visés à l’article 1er et dans les autres établissements libres ». A ce principe, le deuxième alinéa du même article apporte une exception qui ne paraît cependant pas entrer en ligne de compte dans la présenteaffaire. Les lois de 1963, tout comme celles de 1932, laissent intacte la possibilité de remédier au refus d’homologation par un examen passé devant un jury central.
15. Les articles 17 et 23, précités, de la Constitution belge n’ont pas été révisés et restent en vigueur. Partant, les enfants de la région de langue néerlandaise, y compris ceux d’expression flamande, peuvent recevoir sur place un enseignement dispensé en français – ou dans une langue quelconque – par les parents, par un précepteur ou par une école privée non subsidiée. Le chef de famille qui use de cette faculté n’encourt aucune peine et s’acquitte valablement de son obligation scolaire (cf. p. ex. l’article 1er des lois coordonnées du 20 août 1957 sur l’enseignement primaire), pourvu que pareil enseignement réponde aux conditions scientifiques et techniques fixées par la loi. Il en va de même, mutatis mutandis, sur l’ensemble du territoire du Royaume. A cet égard, les lois de 1932 et de 1963 n’ont pas modifié la situation antérieure.
EN DROIT
Outre les six questions spécifiques énumérées dans les conclusions respectives de la Commission et du Gouvernement belge, la présente affaire soulève des problèmes de caractère plus général, concernant le sens et la portée de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention. La Cour se prononcera sur ces problèmes avant de trancher lesdites questions car la réponse que les secondes appellent de sa part dépend, jusqu’à un certain point, de la solution donnée aux premiers.
I. SUR LE SENS ET LA PORTEE DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE ADDITIONNEL (P1-2) ET DES ARTICLES 8 ET 14 (art. 8, art. 14) DE LA CONVENTION
A. Résumé des arguments présentés par les requérants devant la Commission ou par son intermédiaire et de ceux présentés devant la Cour par le Gouvernement belge et par la Commission
1. Aux termes de la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2), « nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction ».
Devant la Commission, les requérants ont soutenu que l’article 2 du Protocole (P1-2) engendre des « obligations de faire ». Ils ont invoqué à cet égard l’esprit et la lettre de la Convention, ainsi que les réserves et déclarations de plusieurs États signataires. Ils ont aussi tiré argument des articles 17 et 23, précités, de la Constitution belge, et de son article 6 qui proclame l’égalité desBelges devant la loi. Ils ont souligné en outre que l’enseignement est, en Belgique, à la fois obligatoire jusqu’à l’âge de quatorze ans (loi du 19 mai 1914) et gratuit aux niveaux gardien, primaire et secondaire dans les écoles officielles et subventionnées (loi du 29 mai 1959). Dès lors un État moderne comme la Belgique ne saurait prétendre « qu’il n’a pas l’obligation de prendre les mesures qui sont de nature à permettre dans ce domaine le libre exercice des droits » consacrés notamment par sa Constitution et par la Convention. Certes l’article 2 de Protocole (P1-2) n’astreindrait pas les États contractants à créer ou financer un enseignement; il ne leur interdirait pas non plus de réglementer l’accès à l’enseignement qu’ils organisent ou subsidient, pareille réglementation pouvant « se justifier par des raisons parfaitement valables ». Les requérants ont cependant exprimé l’opinion que l’État à partir du moment où il accepte d’organiser ou de subventionner un enseignement, doit « s’abstenir de toute mesure discriminatoire », sous peine de violer l’article 2 (P1-2). A leurs yeux, ce texte doit s’interpréter « de bonne foi, en équité », et son application peut « varier d’un État à l’autre d’après les situations propres à chacun des États ». Spécialement, le droit « culturel » à l’instruction, protégé par la première phrase, s’analyserait en un « droit de prestation », en une « créance » sur l’État. Sans doute l’article 2 (P1-2) l’énonce-t-il en termes négatifs mais l’abandon de la formule positive envisagée à l’origine n’aurait pas la signification que lui prête le Gouvernement défendeur. « Rendre les enseignements existants accessibles à tous », telle serait la prestation exigée des États contractants.
D’après le Gouvernement belge, Convention et Protocole s’inspirent dans l’ensemble de la conception classique des libertés par opposition aux droits, différant en cela de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et de la Charte Sociale européenne. Or, les libertés individuelles impliqueraient pour les pouvoirs publics de simples devoirs d’abstention (statut négatif, status libertatis). Les engagements assumés par les États en vertu de la Convention et du Protocole revêtiraient donc, en règle générale, un caractère négatif. Tel serait le cas, en particulier, de la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2): elle obligerait l’État à ne pas « empêcher de s’instruire » les personnes relevant de sa juridiction, mais non pas à pourvoir lui-même à « l’éducation et à l’enseignement de ses citoyens »; bref, il en découlerait « avant tout » une « interdiction d’interdire ». En effet le droit à l’instruction se trouve énoncé en termes négatifs (« nul ne peut se voir refuser … »), tandis que l’Assemblée Consultative avait préconisé, en août 1950, une formulation positive (« toute personne a droit à … »). Ce changement, introduit en 1951 par les experts gouvernementaux, n’aurait rien de fortuit: il montrerait que les États n’ont pas entendu s’engager à « prendre des mesures positives » en la matière. A cet égard, les travaux préparatoires confirmeraient très nettement les indications tirées du texte; les déclarations émises au sujet de l’article 2 (P1-2), par les Pays-Bas (20 mars 1952) et par la République Fédérale d’Allemagne (13 février 1957), iraient d’ailleurs dans le même sens. Partant, la première phrase de l’article 2 (P1-2) n’astreindrait les États contractants à aucune de ces prestations que sont l’ouverture oule subventionnement d’écoles et la reconnaissance officielle des certificats d’études. Elle ne garantirait pas davantage le droit de chacun à recevoir une instruction conforme à ses préférencesculturelles ou linguistiques: celles-ci ne seraient point protégées par la deuxième phrase de l’article 2 (P1-2), qui se borne à prescrire le respect des « convictions religieuses et philosophiques »; elles seraient, a fortiori, étrangères au domaine régi par la première phrase. Par conséquent, l’article 2 (P1-2) ne condamnerait nullement une « politique d’unilinguisme » dans le domaine de l’enseignement; il laisserait aussi à un « pays bilingue » la faculté de « décider que pour accomplir leur obligation scolaire, les parents devront faire donner à leurs enfants un enseignement complet dans la langue de la région ». Sur ce point comme sur d’autres, il se révélerait beaucoup moins généreux que l’article 17 de la Constitution belge. L’interdiction de refuser à quiconque le droit à l’instruction signifierait par exemple, qu' »en l’absence d’un enseignement primaire, l’État ne pourrait s’opposer à la création d’écoles par des particuliers » et que « des particuliers pourraient », « au moins dans certaines conditions », « organiser un enseignement technique spécialisé que l’État ne pourrait ou ne voudrait assumer ». Quant à l’idée, avancée par la
Commission, d’un droit à l’instruction de contenu « variable d’après les circonstances », le Gouvernement belge en conteste « l’orthodoxie juridique »; il considère que « le contenu de ce droit doit être égal pour toutes les personnes soumises à la juridiction des Hautes Parties Contractantes ».
La Commission a confirmé devant la Cour l’avis exprimé à ce sujet dans son rapport par une majorité de sept membres sur douze. D’après elle, les droits reconnus par la Convention ne sont pas tous « négatifs »: « il faut examiner chaque matière » et « chaque disposition d’une manière indépendante, sans se laisser égarer » par une doctrine « d’un certain âge » – la doctrine classique des libertés individuelles qui « peut conserver une certaine valeur philosophique » mais « n’a aucun caractère normatif ». Qu’en est-il de la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2)? Elle « interdit aux États toute mesure qui aurait pour effet d’empêcher de s’instruire les personnes soumises à leur juridiction ». En revanche, elle n’entraînerait pour eux « aucune obligation positive, dans le sens d’une obligation de prestation ». Cette conclusion se dégagerait du texte, qui « emploie une formule négative ». Elle s’appuierait en outre sur les travauxpréparatoires: en écartant la « formule positive » adoptée par l’Assemblée du Conseil de l’Europe en août 1950, les États signataires auraient entendu éviter que la première phrase de l’article 2 (P1-2) « ne pût être interprétée comme comportant l’obligation, pour les gouvernements, de prendre des mesures effectives pour que chacun puisse recevoir l’instruction qu’il désire ». Au demeurant, « si le Protocole avait eu pour objet d’obliger les États soit à créer eux-mêmes un enseignement, soit à subventionner l’enseignement privé, cette obligation aurait dû donner lieu à une réglementation tout au moins approximative ». Les Parties contractantes ne seraient pas non plus tenues de respecter les « préférences que les parents peuvent avoir pour une langue déterminée ». La Commission souligne pourtant que « l’article 2, première phrase, du Protocole additionnel (P1-2), malgré sa formulation négative, consacre le droit de tous à l’instruction ». Il s’agirait d’un droit « dont l’étendue n’est pas définie, n’est pas précisée dans la Convention » et dont le contenu varierait « dans le temps et dans l’espace », en fonction des « circonstances économiques et sociales ». La Belgique étant « un pays hautement évolué », le droit à l’instruction comprendrait, « aux fins de l’examen de la présente affaire », « l’accès à l’enseignement gardien, primaire, secondaire et supérieur »; il impliquerait aussi « le droit de tirer pleinement profit de l’instruction reçue » car, « dans les circonstances économiques et sociales actuelles de la Belgique comme du reste des autres pays signataires du Protocole (P1) », on ne saurait imaginer que l’article 2 (P1-2) se borne à garantir le « droit à une instruction purement désintéressée » ou « humaniste ». A d’autres égards, « la portée exacte » de la première phrase prêterait à discussion: « On peut se demander, par exemple, si un État qui, à un moment donné, a établi un systèmed’enseignement public peut abandonner tout ce système et s’en décharger sur l’initiative privée. »
La Commission rappelle enfin qu’aux yeux de cinq des douze membres présents lors de l’adoption de son rapport du 24 juin 1965, l’article 2 du Protocole (P1-2) engendre des obligations positives; elle attire l’attention de la Cour sur les opinions individuelles émises à ce sujet.
2. Aux termes de la seconde phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2), « l’État dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »
Les requérants ont fait valoir devant la Commission que le droit « familial » des parents, protégé par ce texte, a « la même force juridique que les autres droits et libertés garantis »; le mot »respectera », substitué au cours des travaux préparatoires à l’expression « tiendra compte » que l’Assemblée Consultative avait jugée trop vague, exigerait « une action positive directe » de l’État.D’après les requérants d’Anvers, Gand et Vilvorde, d’autre part, la seconde phrase de l’article 2 (P1-2) n’a pas trait à l’éducation et à l’enseignement organisés par les parents eux-mêmes, mais bien à ceux « dans le domaine desquels l’État assume des fonctions d’éducateur et d’enseignant »; elle concernerait donc « l’enseignement officiel et l’enseignement libre subsidié, réglé et contrôlé » par les pouvoirs publics. Quant aux « convictions philosophiques », elles incluraient notamment la « doctrine personnaliste » que ces requérants « déclarent professer »; pour les requérants d’Alsemberg, de Beersel, de Kraainem et de Louvain, elles englobent « nécessairement » les préférences culturelles et linguistiques des parents.
Le Gouvernement belge soutient, au contraire, que la seconde phrase de l’article 2 (P1-2) donne naissance, comme la première, à « une pure obligation négative ». Consacrant « le droit des parents d’organiser pour les enfants un enseignement conforme à leurs préférences », elle impliquerait que l’État ne doit pas « entraver » l’exercice de ce droit; en revanche, elle lui laisserait la faculté de « réglementer l’accès à l’enseignement que lui-même organise ou subsidie » et ne l’astreindrait pas davantage à « mettre l’enseignement organisé par les parents exactement sur le même pied que l’enseignement officiel en ce qui concerne l’octroi des subsides et l’homologation des diplômes ». L’étude des travaux préparatoires prouverait en outre que « les organeseuropéens n’ont pas songé à des questions linguistiques », mais « simplement à des conflits sur le plan idéologique et confessionnel ». Par conséquent, les préférences culturelles et linguistiques des parents ne figureraient point parmi les « convictions religieuses et philosophiques », de sorte que la deuxième phrase de l’article 2 (P1-2) ne garantirait pas « le droit des parents de faire instruire leurs enfants dans la langue de leur choix ». Ici encore, l’article 17 de la Constitution belge se révélerait plus généreux car « il proclame la liberté de tout enseignement, sans distinction quant aux mobiles ou aux convictions qui peuvent inspirer cet enseignement ».
Selon la Commission, qui a confirmé devant la Cour l’avis unanime exprimé à ce sujet dans son rapport, la seconde phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2) n’impose pas aux États « le respect des préférences ou des opinions en matière culturelle ou linguistique ». Sans chercher à définir en l’espèce les termes « religieuses et philosophiques », la Commission relève que le projet du Comité d’Experts prévoyait uniquement, « à un moment donné », « la protection des opinions religieuses mais qu’on y ajouta les opinions philosophiques, visant par là les opinions agnostiques ». Elle souligne également que « la délégation danoise avait proposé d’inclure dans le texte le droit des parents d’envoyer leurs enfants dans des écoles reconnues dont la langue d’enseignement est autre que celle du pays en question »; or, « cette proposition, n’ayant pas recueilli de majorité, fut retirée ». En décembre 1951, deux membres de l’Assemblée Consultative demandèrent de leur côté la garantie du « droit à la langue »; leurs « suggestions demeurèrent » cependant « sans écho ». Partant, la seconde phrase de l’article 2 (P1-2) ne consacrerait pas « le droit des parents de faire instruire leurs enfants dans la langue de leur choix en ce sens que l’État, lorsqu’il assume des fonctions dans l’enseignement par la création d’écoles, serait obligé à tenir compte des préférences des parents pour une langue déterminée. »
3. L’article 8 (art. 8) de la Convention est ainsi libellé:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Les requérants, en particulier ceux d’Anvers, Gand et Vilvorde, ont précisé devant la Commission comment ils interprètent la notion de « respect de la vie privée et familiale ». A leurs yeux, elle implique « l’absence de toute mesure de contrainte à l’égard de la famille » et « la protection légale due » à celle-ci. Le chef de famille aurait notamment le droit de choisir à sa guise la langue dans laquelle seront instruits ses enfants et, le cas échéant, la seconde langue qu’ils étudieront; il aurait aussi droit au maintien de l’homogénéité et de l’intégrité du foyer familial, y compris « le droit personnel, absolu et inaliénable à ce que ses enfants soient à sa ressemblance intellectuelle et culturelle ». Quant à l’enfant, l’article 8 (art. 8) lui reconnaîtrait le droit à un enseignement qui « assure au mieux l’épanouissement le plus complet de sa personnalité », moyennant des conditions conformes à ses « aptitudes » et à son « affectivité ».
Selon le Gouvernement belge, l’obligation découlant de l’article 8 (art. 8) revêt un caractère « strictement négatif »: « il s’agit d’une pure obligation de non-ingérence ». L’État ne serait donc pas tenu d' »organiser ses services publics d’enseignement ou autres de telle manière que tous ses citoyens puissent en jouir partout avec un minimum d’inconvénients et d’incommodités pour leur vie privée et familiale ». D’ailleurs, les droits des parents en matière d’éducation et d’enseignement se trouveraient définis exclusivement à l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2). L’article 8 (art. 8) ne consacrerait par conséquent en aucune manière des droits tels que celui, pour le chef de famille, « de choisir librement la langue dans laquelle ses enfants doivent être instruits ». Dès lors, une législation scolaire ne saurait porter atteinte à l’article 8 (art. 8): le Gouvernement belge, modifiant un peu son argumentation antérieure, « conteste absolument » devant la Cour la possibilité d’un « lien » quelconque « entre l’article 8 (art. 8) de la Convention et l’article 2, première phrase, du Protocole (P1-2) ».
D’après la Commission, qui a confirmé devant la Cour l’avis unanime exprimé à ce sujet dans son rapport, les articles 8 et 12 (art. 8, art. 12) de la Convention et l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) régissent chacun « un secteur bien déterminé de la vie privée et familiale ». La Commission en déduit que « même si l’on admet » que ces trois dispositions « puissent donner lieu, dans certaines circonstances, à une application combinée ou conjointe », il faut se garder d’interpréter l’une d’entre elles d’une manière qui aboutirait à étendre les « droits reconnus par les deux autres ». Spécialement, « on ne saurait concevoir que l’article 8 (art. 8) empiète sur le domaine de l’article 2 du Protocole (P1-2), ni surtout qu’il y ajoute quelque chose ». Pareil résultat serait, du reste, « contraire à la volonté des Parties Contractantes, telle qu’elle se dégage clairement des travaux préparatoires ». L’article 8 (art. 8) ne tendrait donc « à garantir ni le droit à l’instruction, considéré comme un corollaire de la liberté de la vie privée, ni les droits des parents en matière d’éducation de leurs enfants, considérés comme une conséquence du droit au respect de la vie privée et familiale ». Il ne serait pourtant « pas exclu que des mesures prises en matière d’enseignement » puissent enfreindre l’article 8 (art. 8). Ainsi, « un régime scolaire qui, sans méconnaître le droit des parents d’assurer l’instruction et l’éducation de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses ou philosophiques », chercherait « à éloigner les enfants de leurs parents, pourrait violer l’article 8 (art. 8) ». « De même, des dispositions relatives à la langue de l’enseignement peuvent », « sous certaines conditions », apparaître « incompatibles avec l’article 8 (art. 8) », si elles entraînent « des troubles graves à la vie privée ou familiale », cette incompatibilité ne découlant pas « du fait que l’État ne respecterait pas la volonté des parents quant à la langue de l’enseignement », mais « des troubles graves et non justifiés apportés à la vie privée ou familiale ». Partant, le Gouvernement belge verserait « dans l’erreur quand il affirme que l’article 8 (art. 8) de la Convention est étranger au différend porté devant la Cour. »
4. L’article 14 (art. 14) de la Convention prévoit ce qui suit:
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
Devant la Commission, les requérants ne semblent pas avoir indiqué très nettement si la violation de l’article 14 (art. 14) présuppose ou non, à leurs yeux, celle de l’un des articles qui définissent les droits et libertés garantis. Ils ont précisé, en revanche, leur interprétation de l’article 14 (art. 14) sur plusieurs points. En premier lieu, ils ont exprimé l’opinion que le mot « assurée » implique l’existence, à la charge des États contractants, d’obligations de faire et non pas de simples devoirs d’abstention. De plus, ils ont reconnu que l’article 14 (art. 14), en dépit des termes catégoriques de sa version française (« sans distinction aucune »), n’interdit que les distinctions de nature « discriminatoire ». Une discrimination consisterait en une action ou omission imputable aux pouvoirs publics et introduisant une inégalité de traitement de caractère arbitraire. Une distinction destinée « à rétablir plutôt qu’à détruire l’égalité », ou fondée sur des motifs « valables », serait donc entièrement « légitime ». Il arriverait, cependant, qu’une distinction légitime se mue à la longue en discrimination « condamnable », pour avoir survécu à sa raison d’être initiale. Certaines discriminations, les plus graves, dériveraient de « la volonté délibérée des gouvernants » (discriminations « actives »); d’autres auraient « leur origine dans des facteurs d’ordre économique, social ou politique » ou dans des « circonstances historiques » (discrimination « statiques »). A ce sujet, les requérants ont cité des extraits d’un rapport de M. Charles Ammoun(Liban), rédigé en 1956 pour la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies. Ils se sont référés aussi, à maintes reprises, à la Convention et à la recommandation « concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’enseignement », que la Conférence Générale de l’UNESCO a adoptées le 14 décembre 1960.
Le Gouvernement belge avait fait valoir, auprès de la Commission, qu' »une violation de l’article 14 (art. 14) sans violation simultanée d’un autre article de la Convention » était « juridiquement impossible »; il tirait argument des mots « droits et libertés reconnus dans la présente Convention » et de la jurisprudence de la Commission. Depuis lors, sa pensée a évolué à cet égard. Durant la première phase de la procédure suivie devant la Cour (exception préliminaire), le Gouvernement belge a souligné que l’article 14 (art. 14) n’appartient pas au catalogue des droits et libertés énumérés dans les articles 2 à 13 de la Convention (art. 2, art. 3, art. 4, art. 5, art. 6, art. 7, art. 8, art. 9, art. 10, art. 11, art. 12, art. 13) et dans les articles 1 à 3 du Protocole additionnel (P1-2, P1-2, P1-3), car il se borne à prohiber toute discrimination dans la jouissance de ces droits et libertés. L’article 14 (art. 14) ne constituerait donc pas – séparément ou en combinaison avec d’autres articles – la source de droits non consacrés par la Convention et le Protocole; il ne transformerait pas non plus les obligations négatives découlant de ceux-ci en devoirs de prestation.En réalité, il aurait pour rôle de déterminer de manière précise le champ d’application ratione personae des droits et libertés garantis. Partant, sa méconnaissance ne se concevrait pas sans la violation simultanée d’un article protégeant un droit ou une liberté, à moins qu’il ne s’agisse d’un article entraînant des obligations positives. Or, les articles invoqués par les requérants conjointement avec l’article 14 – l’article 8 (art. 14+8) de la Convention et l’article 2 du Protocole (art. 14+P1-2) – engendreraient de pures obligations de non-ingérence. Après l’arrêt du 9 février 1967, le Gouvernement belge a complété et légèrement modifié sa thèse sur le point en question. D’après lui, la jurisprudence de la Commission semblait, « à ses débuts », « aboutir à laconclusion » que l’article 14 (art. 14) « n’avait aucun effet juridique utile et que sa présence dans le texte de la Convention n’avait qu’une portée psychologique ». Plus récemment, la Commission aurait essayé « de concilier deux principes à première vue inconciliables, à savoir, d’une part, que l’article 14 (art. 14) devait avoir un effet juridique utile » et, d’autre part, qu’il visait uniquement « les droits et libertés garantis ». Le gouvernement belge ne conteste pas « les mérites » de pareil « effort d’analyse juridique »; toutefois, la solution retenue par la Commission ne lui paraît pas « respecter assez le second de ces principes ». A ses yeux, en effet, l’article 14 (art. 14) « ne trouve à s’appliquer utilement » que dans deux hypothèses: là où les « dispositions de la Convention et du Protocole additionnel créent à la charge des Hautes Parties Contractantes des obligations positives dont l’exécution nécessite une action de la part des autorités publiques » (ex.: article 6 de la Convention et article 3 du Protocole) (art. 6, P1-3) et là où elles donnent naissance à « des obligations négatives ou self-executing » mais « permettent exceptionnellement » aux États « de déroger » à ces obligations « dans certaines circonstances » (ex.: articles 2 à 5 (art. 2, art. 3, art. 4, art. 5) de la Convention et paragraphe 2 des articles 8 à 11 (art. 8-2, art. 9-2, art. 10-2, art. 11-2)). Il en irait autrement dans une troisième hypothèse, celle d’un article qui « impose à un État » un simple « devoir d’abstention, sans y prévoir d’exception ou de dérogations en général » (ex.: article 2 du Protocole additionnel) (P1-2). L’article 14 (art. 14) ne concernerait pas les « prestations positives » et les « faveurs » qu’un État peut, sans y être tenu par la Convention, « accorder » pour « faciliter l’exercice » d’une liberté protégée par un article de ce genre: admettre le contraire équivaudrait à « transformer, sous certaines conditions, une obligation négative en une obligation positive », ce que la Convention et le Protocole n’autoriseraient nullement.
Au sujet de l’article 14 (art. 14), le Gouvernement belge a développé d’autres arguments de caractère plutôt subsidiaire. Il considère, avec les requérants et avec la Commission, que l’article 14 (art. 14) n’interdit pas toute inégalité de traitement dans la jouissance des droits et libertés garantis. Que faut-il alors entendre par « discrimination », par opposition à « distinction » ou »différenciation » légitime? D’après le Gouvernement belge, la Cour a qualité pour apprécier les « critères de discrimination », mais son pouvoir « se trouve dans une certaines mesure en concurrence avec la fonction étatique ». En effet, « les buts généraux et spécifiques dont un gouvernement cherche la réalisation, et les moyens qu’il utilise » à cette fin, relèvent de « sa propre compétence ». « Dans le doute », il y aurait donc « lieu de présumer » que ces buts et moyens « sont raisonnables »; sauf dans des cas « tout à fait exceptionnels », il suffirait à un État, pour se justifier, d’invoquer « un mobile légitime et avouable ». Les juridictions européennes sortiraient du cadre de leurs attributions si elles contrôlaient la légitimité, l’équité et l’opportunité des actes des États; elles seraient « inéluctablement » amenées « à introduire dans leurs décisions des prises de position politique », résultat non « conforme à la volonté des Hautes Parties Contractantes ». On en arriverait à une véritable « mise sous tutelle » de Parlements démocratiques, seuls juges des exigences du sentiment national. Quant à la distinction, avancée par la Commission, entre »avantages » et « rigueurs », elle manquerait de clarté; « la seule manière correcte de poser le problème » consisterait, en l’espèce, « à se demander si en réservant certains avantages à l’enseignement qui se donne dans la langue de la région », « la législation prive » l’enseignement dispensé dans une autre langue « d’un droit que la Convention ou le Protocole additionnel garantissent ».
Dans son avis du 24 juin 1965, la Commission a exprimé l’opinion que si l’article 14 (art. 14) ne vaut point pour les droits et libertés non garantis par la Convention et le Protocole, son applicabilité « ne se limite pas » pour autant « aux hypothèses où il y aurait violation concomitante d’un autre article ». Aux yeux de la Commission, « une application aussi restreinte » se heurterait au principe de l’effet utile, retenu par la jurisprudence de la Cour Permanente de Justice Internationale et de la Cour Internationale de Justice, car la discrimination se bornerait à « aggraver la violation d’une autre disposition de la Convention ». La Commission estime d’ailleurs que pareille interprétation cadrerait mal « avec le libellé de l’article 14 (art. 14) »: d’après elle, le mot « assurée » implique, à la charge des États contractants, « une obligation qui n’est pas simplement négative ». L’article 14 (art. 14) revêtirait « une importance particulière par rapport aux clauses » qui « ne définissent pas avec précision les droits » qu’elles consacrent, mais « laissent aux États une certaine marge d’appréciation en ce qui concerne l’accomplissement de leurs engagements », « autorisent des restrictions ou exceptions aux droits garantis » ou « abandonnent aux États, jusqu’à un certain point, le choix des moyens propres à réaliser un droit ». Il aurait « trait aux modalités ou à l’étendue de la jouissance de droits et libertés énumérés dans d’autres textes ». « Des mesures différentes prises par un État envers différentes parties de son territoire ou de sa population » pourraient donc, bien que compatibles avec l’article qui protège le droit considéré, entraîner un manquement aux exigences de la Convention « si l’on apprécie la conduite de l’État sous l’angle de l’article 14 (art. 14) »; « il s’agirait alors de la violation non du seul article 14 (art. 14) mais du droit en question, tel qu’il est énoncé par l’article pertinent en combinaison avec l’article 14 (art. 14) ».
Devant la Cour, la Commission a reconnu que « jusque dans un passé assez récent », ses idées « n’étaient pas très nettement fixées » quant au « champ d’application » de l’article 14 (art. 14).Elle a néanmoins confirmé l’opinion consignée dans son rapport du 24 juin 1965; elle a essayé de l’illustrer d’exemples concrets touchant aux articles 2, 3, 4, 5, 6 et 9 (art. 2, art. 3, art. 4, art. 5, art. 6, art. 9) de la Convention et à l’article 1er du Protocole (P1-1). D’après elle, l’article 14 (art. 14) « trouve à s’appliquer utilement » même en dehors des deux situations dans lesquelles le Gouvernement belge n’en conteste pas le « rôle autonome ». Il pourrait, notamment, renforcer « la garantie des droits et libertés » qui appellent, de la part des États, « une certaine action législative ou administrative, mais une action limitée seulement ». Ainsi, l’article 6 (art. 6) obligerait les États « à créer des tribunaux » chargés de trancher les contestations « de caractère civil » et de statuer sur le « bien-fondé de toute accusation en matière pénale »; il ne les astreindrait cependant pas à « instituer un double degré de juridiction ». L’État qui établit des Cours d’Appel irait par conséquent au-delà des obligations positives dérivant de l’article 6 (art. 6); il serait pourtant tenu, en vertu de l’article 14 (art. 14) et non de l’article 6 (art. 6), de ne fermer ces Cours à aucune personne, et le Gouvernement belge l’a du reste admis. L’article 14 (art. 14) s’appliquerait aussi « à la garantie des droits et libertés qui n’imposent aux États qu’un devoir d’abstention », « sans leur conférer un pouvoir d’intervention ». Tel serait le cas de la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2). « Malgré sa formulation négative », elle consacrerait « le droit de tous à l’instruction ». La Commission en déduit que « la jouissance de ce droit doit être assurée dans les États contractants à tous, sans distinction aucune »: « lorsqu’il existe dans un pays uneinstruction organisée par les autorités publiques, celle-ci ne saurait être refusée à personne », sans quoi on « ouvrirait la porte à n’importe quelle discrimination en matière d’enseignement ». Pour que l’article 14 soit violé conjointement avec l’article 2 du Protocole (P1-2), il suffirait que la discrimination litigieuse « porte sur la jouissance d’un droit ou d’une liberté déterminés, déjà compris dans le droit à l’instruction ». Bref, il y aurait lieu de « lire l’article 2 (P1-2) comme si l’article 14 (art. 14) en formait, en quelque sorte, un troisième alinéa ». L’article 14 (art. 14) engendrerait donc des obligations « complémentaires », « indépendantes de la nature » de celles positives ou négatives, qui découlent « des autres textes de la Convention ». La thèse de la Commission n’équivaudrait nullement à transformer des « devoirs d’abstention » en « obligations de prestation »: elle signifierait que quand un État prend, de son plein gré, « des mesures positives relatives aux droits reconnus par la Convention », il doit le faire sans discrimination. Dans le domaine de l’enseignement, l' »obligation de ne pas discriminer » ne serait ni « positive », ni « négative », mais « conditionnelle »: « si l’État assume », librement, « des fonctions » dans ce domaine, « il doit les exercer d’une manière non discriminatoire ».
La Commission, se référant à « la doctrine contemporaine » et à sa propre jurisprudence, estime que la Convention ne prohibe pas l’établissement de « différenciations » légitimes dans la jouissance des droits et libertés garantis: une « interprétation extensive », fondée sur la version française de l’article 14 (art. 14) (« sans distinction aucune »), « conduirait à des résultats absurdes ».L’article 14 (art. 14) condamnerait uniquement les « discriminations », et la Commission s’attache à préciser ce qu’elle entend par là. D’après elle, un État ne commet pas de discrimination s’il se borne à octroyer à tel groupe ou individu un « avantage », un « privilège » ou une « faveur » qu’il refuse à d’autres. La question d’une discrimination éventuelle ne surgirait que si la différence de traitement litigieuse s’analyse en une « rigueur » infligée à certains. Encore faudrait-il que ladite « rigueur » ne se justifie point « par des considérations tenant à l’intérêt général », et notamment par des impératifs « d’ordre administratif » ou « financier ». Les « mobiles » et la « philosophie » qui ont animé les gouvernants entreraient en ligne de compte à cet égard, mais il y aurait également lieu d’examiner si des mobiles et une philosophie reconnus « légitimes » n’ont pas inspiré des mesures incompatibles avec les droits et libertés protégés, y compris « le droit à la non-discrimination ». »L’appréciation » de l' »intérêt général » n’échapperait pas « au contrôle des organes de mise en œuvre de la Convention ». « Plusieurs articles » de celle-ci, par exemple les articles 8 à 11 et l’article 15 (art. 8, art. 9, art. 10, art. 11, art. 15), « comportent des formules qui nécessitent des évaluations que l’on pourrait qualifier de politiques »; or, « la Commission a constamment pris la position, et la Cour l’a suivie dans l’affaire Lawless », selon laquelle les organes chargés de veiller au respect de la Convention ont compétence « pour faire ces évaluations », faute de quoi « la sauvegarde internationale des Droits de l’Homme » perdrait »son efficacité » et « son sens même ». Il n’en irait pas autrement de l’article 14 (art. 14): si l’on admet « que certaines différenciations peuvent se justifier par un motif raisonnable et légitime », l’idée de « contrôle international » exige que la Commission et la Cour « essaient de vérifier les motifs du législateur, ainsi que les buts fixés et leseffets produits par la législation ». Rechercher si ces motifs sont « raisonnables », ces buts « légitimes » et ces effets « justifiés », n’aboutirait point à « mettre sous tutelle » les États contractants,auxquels la Commission réserve d’ailleurs « une certaine marge d’appréciation ».
Deux des membres présents lors de l’adoption du rapport du 24 juin 1965 ne pensent pas que l’article 14 (art. 14) ait un « champ d’application autonome »; deux autres n’acceptent pas ladistinction établie par la majorité entre « faveurs » et « rigueurs », et un cinquième conteste la pertinence des impératifs de caractère « administratif » ou « financier ». La Commission attire l’attention de la Cour sur leurs opinions individuelles.
B. Interprétation retenue par la Cour
1. Pour l’examen des griefs qui lui ont été soumis, la Cour se trouve placée d’emblée devant la question générale de savoir dans quelle mesure tel ou tel article de la Convention ou du Protocole peut contenir des dispositions touchant aux droits ou libertés des enfants en ce qui concerne leur instruction, ou à ceux des parents en ce qui concerne l’instruction de leurs enfants, notamment pour ce qui est de la langue de l’instruction.
La Cour constate que si certains autres articles (articles 9 et 10 de la Convention) (art. 9, art. 10) ont été invoqués par les requérants devant la Commission, seuls sont retenus dans les arguments et conclusions tant de la Commission que du Gouvernement belge l’article 2 du Protocole (P1-2) et les articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention. Bien que les dispositions de la Convention et du Protocole doivent être envisagées comme un tout, la Cour estime que la décision à prendre dépend essentiellement du contenu et de la portée de ces trois articles (art. 8, art. 14, P1-2).
2. La Cour se penchera d’abord sur l’article 2 du Protocole (P1-2), car les États contractants y ont inséré des dispositions expresses relatives au droit à l’instruction.
3. Aux termes de la première phrase de cet article (P1-2), « nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction ».
Malgré sa formulation négative, cette disposition utilise le terme « droit » et parle d’un « droit à l’instruction ». De même, le préambule du Protocole précise que l’objet de celui-ci consiste dans la garantie collective de « droits et libertés ». Qu’un droit soit consacré par l’article 2 (P1-2) ne fait donc aucun doute.
Il reste cependant à déterminer le contenu de ce droit et l’étendue de l’obligation qui en découle pour les États.
La formulation négative signifie, et les travaux préparatoires le confirment (voir notamment les Doc. CM/WP VI (51) 7, page 4, et AS/JA (3) 13, page 4), que les Parties Contractantes ne reconnaissent pas un droit à l’instruction qui les obligerait à organiser à leurs frais, ou à subventionner, un enseignement d’une forme ou à un échelon déterminés. On ne saurait pourtant en déduire que l’État n’ait aucune obligation positive d’assurer le respect de ce droit, tel que le protège l’article 2 du Protocole (P1-2). Puisque « droit » il y a, celui-ci est garanti, en vertu de l’article 1er (art. 1) de la Convention, à toute personne relevant de la juridiction d’un État contractant.
Pour dégager la portée du « droit à l’instruction », au sens de la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2), la Cour doit tenir compte de l’objet de cette disposition. Elle constate à ce sujet que tous les États membres du Conseil de l’Europe avaient à l’époque de l’ouverture du Protocole à leur signature, et ont encore à l’heure actuelle, un système d’enseignement général et officiel. Il ne pouvait et il ne peut donc être question d’obliger chaque État à créer un tel système, mais uniquement de garantir aux personnes placées sous la juridiction des Parties Contractantes le droit de se servir, en principe, des moyens d’instruction existant à un moment donné.
Quant à l’étendue de ces moyens et à la manière de les organiser ou de les subventionner, la Convention n’impose pas d’obligations déterminées. En particulier, la première phrase de l’article 2 (P1-2) ne spécifie pas la langue dans laquelle l’enseignement doit être dispensé pour que le droit à l’instruction soit respecté. Elle ne contient pas de précisions semblables à celles qui figurent aux articles 5 par. 2 et 6 par. 3 (a) et (e) (art. 5-2, art. 6-3-a, art. 6-3-e). Toutefois, le droit à l’instruction serait vide de sens s’il n’impliquait pas, pour ses titulaires, le droit de recevoir un enseignement dans la langue nationale ou dans une des langues nationales, selon le cas.
4. La première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2) garantit par conséquent, en premier lieu, un droit d’accès aux établissements scolaires existant à un moment donné, mais l’accès à ces derniers ne forme qu’une partie du droit à l’instruction. Pour que le « droit à l’instruction » produise des effets utiles, il faut encore, notamment, que l’individu qui en est titulaire ait la possibilité de tirer un bénéfice de l’enseignement suivi, c’est-à-dire le droit d’obtenir, conformément aux règles en vigueur dans chaque État et sous une forme ou une autre, la reconnaissance officielle des études accomplies. La Cour traitera ce point plus en détail lorsqu’elle examinera la dernière des six questions spécifiques énumérées dans les conclusions des comparants.
5. Le droit à l’instruction, garanti par la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2), appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans letemps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. Il va de soi qu’une telle réglementation ne doit jamais entraîner d’atteinte à la substance de ce droit, ni se heurter à d’autres droits consacrés par la Convention.
La Cour retient que le but que les Parties Contractantes se sont proposé d’atteindre, d’une manière générale, au moyen de la Convention européenne des Droits de l’Homme, était une protection efficace des droits fondamentaux de l’Homme, et ce sans doute en raison non seulement des circonstances historiques dans lesquelles la Convention a été conclue, mais aussi du développement social et technique de notre époque qui offre à l’État des possibilités considérables pour réglementer l’exercice de ces droits. Aussi la Convention implique-t-elle un juste équilibre entre la sauvegarde de l’intérêt général de la communauté et le respect des droits fondamentaux de l’homme, tout en attribuant une valeur particulière à ces derniers.
6. La seconde phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2) ne garantit pas un droit à l’instruction; son texte même le montre nettement:
« …
L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »
Cette disposition n’impose pas aux États le respect dans le domaine de l’éducation ou de l’enseignement, des préférences linguistiques des parents, mais uniquement celui de leurs convictions religieuses et philosophiques. Interpréter les termes « religieuses » et « philosophiques » comme couvrant les préférences linguistiques équivaudrait à en détourner le sens ordinaire et habituel et à faire dire à la Convention ce qu’elle ne dit pas. Les travaux préparatoires confirment d’ailleurs que l’objet de la seconde phrase de l’article 2 (P1-2) n’était nullement d’assurer le respect, par l’État, d’un droit des parents de voir l’enseignement dispensé dans une langue autre que celle du pays dont il s’agit. En effet, le Comité d’experts qui avait la tâche de rédiger le projet de Protocole a écarté, en juin 1951, une proposition présentée en ce sens: plusieurs de ses membres ont estimé qu’elle visait un aspect du problème des minorités ethniques et sortait, dès lors, du cadre de la Convention (voir Doc. CM (51) 33 déf., page 3). La seconde phrase de l’article 2 (P1-2) est donc étrangère aux problèmes soulevés en l’espèce.
7. Aux termes de l’article 8 par. 1 (art. 8-1) de la Convention, « toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».
Cette disposition ne garantit point par elle-même un droit à l’instruction, ni un droit propre des parents en matière d’instruction de leurs enfants: elle a essentiellement pour objet de protégerl’individu contre des ingérences arbitraires des pouvoirs publics dans sa vie privée ou familiale.
Toutefois, il n’est pas exclu que des mesures prises dans le domaine de l’enseignement puissent affecter le droit au respect de la vie privée et familiale ou y porter atteinte; il en serait ainsi, par exemple, si elles avaient pour but ou pour effet de troubler la vie privée ou familiale d’une manière injustifiée, notamment en éloignant de façon arbitraire des enfants de leurs parents.
La Convention, et la Cour l’a déjà souligné, forme un tout. Dès lors, une matière spécialement visée par l’une de ses dispositions peut relever aussi, dans certains de ses aspects, d’autres dispositions de la Convention.
La Cour examinera donc les faits de la cause sous l’angle tant de la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2) que de l’article 8 (art. 8) de la Convention.
8. Selon l’article 14 (art. 14) de la Convention, la jouissance des droits et libertés reconnus dans celle-ci doit être assurée sans distinction aucune (« without discrimination ») fondée, notamment, sur la langue. En vertu de l’article 5 du Protocole (P1-5), cette garantie vaut également pour les droits et libertés reconnus dans cet instrument. Partant, l’article 2 du Protocole (P1-2) et l’article 8 (art. 8) de la Convention doivent être interprétés et appliqués l’un et l’autre non seulement de façon isolée, mais aussi eu égard à la garantie prévue à l’article 14 (art. 14).
9. Si cette garantie n’a pas, il est vrai, d’existence indépendante en ce sens qu’elle vise uniquement, aux termes de l’article 14 (art. 14), les « droits et libertés reconnus dans la Convention », une mesure conforme en elle-même aux exigences de l’article consacrant le droit ou la liberté en question peut cependant enfreindre cet article, combiné avec l’article 14 (art. 14), pour le motif qu’elle revêt un caractère discriminatoire.
Ainsi, les personnes soumises à la juridiction d’un État Contractant ne peuvent puiser dans l’article 2 du Protocole (P1-2) le droit d’obtenir des pouvoirs publics la création de tel ou tel établissement d’enseignement; néanmoins, l’État qui aurait créé pareil établissement ne pourrait, en en réglementant l’accès, prendre des mesures discriminatoires au sens de l’article 14 (art. 14).
Pour rappeler un autre exemple cité au cours de la procédure, l’article 6 (art. 6) de la Convention n’astreint pas les États à instituer un double degré de juridiction. L’État qui établit des coursd’appel va par conséquent au-delà des obligations dérivant de l’article 6 (art. 6). Il violerait pourtant l’article 6, combiné avec l’article 14 (art. 14+6), s’il refusait cette voie de recours à certains sans raison légitime, alors qu’il l’ouvrirait à d’autres pour la même catégorie de litiges.
Dans des cas semblables, on se trouverait en présence d’une violation d’un droit ou d’une liberté garantis, tels qu’ils sont énoncés par l’article pertinent combiné avec l’article 14 (art. 14).Tout se passe comme si ce dernier faisait partie intégrante de chacun des articles consacrant des droits ou libertés. Il n’y a pas lieu, à cet égard, de distinguer selon la nature de ces droits et libertés et des obligations qui y correspondent, et par exemple suivant que le respect du droit dont il s’agit implique une action positive ou une simple abstention. Le caractère très général des termes employés à l’article 14 (art. 14) – « la jouissance des droits et libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée » – le prouve d’ailleurs clairement.
10. Malgré le libellé très général de sa version française (« sans distinction aucune »), l’article 14 (art. 14) n’interdit pas toute distinction de traitement dans l’exercice des droits et libertésreconnus. Cette version doit se lire à la lumière du texte, plus restrictif, de la version anglaise (« without discrimination »). En outre et surtout, on aboutirait à des résultats absurdes si l’on donnait à l’article 14 (art. 14) une interprétation aussi large que celle que la version française semble impliquer. On en arriverait, en effet, à juger contraires à la Convention chacune des nombreusesdispositions légales ou réglementaires qui n’assurent pas à tous une complète égalité de traitement dans la jouissance des droits et libertés reconnus. Or, les autorités nationales compétentes se trouvent souvent en face de situations ou de problèmes dont la diversité appelle des solutions juridiques différentes; certaines inégalités de droit ne tendent d’ailleurs qu’à corriger des inégalités de fait. L’interprétation extensive mentionnée ci-dessus ne saurait par conséquent être retenue.
Il importe donc de rechercher les critères qui permettent de déterminer si une distinction de traitement donnée, relative bien entendu à l’exercice de l’un des droits et libertés reconnus,contrevient ou non à l’article 14 (art. 14). A ce sujet, la Cour, suivant en cela les principes qui se dégagent de la pratique judiciaire d’un grand nombre d’États démocratiques, retient que l’égalité de traitement est violée si la distinction manque de justification objective et raisonnable. L’existence d’une pareille justification doit s’apprécier par rapport au but et aux effets de la mesure considérée, eu égard aux principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques. Une distinction de traitement dans l’exercice d’un droit consacré par la Convention ne doit pas seulement poursuivre un but légitime: l’article 14 (art. 14) est également violé lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
En recherchant si, dans un cas d’espèce, il y a eu ou non distinction arbitraire, la Cour ne saurait ignorer les données de droit et de fait caractérisant la vie de la société dans l’État qui, en qualité de Partie Contractante, répond de la mesure contestée. Ce faisant, elle ne saurait se substituer aux autorités nationales compétentes, faute de quoi elle perdrait de vue le caractère subsidiaire du mécanisme international de garantie collective instauré par la Convention. Les autorités nationales demeurent libres de choisir les mesures qu’elles estiment appropriées dans les domaines régis par la Convention. Le contrôle de la Cour ne porte que sur la conformité de ces mesures avec les exigences de la Convention.
11. En l’espèce la Cour relève que l’article 14, même combiné avec l’article 2 du Protocole (art. 14+P1-2), n’a pas pour effet de garantir aux enfants ou à leurs parents le droit à une instruction dispensée dans la langue de leur choix. L’objet de ces deux articles, combinés entre eux (art. 14+P1-2), est plus limité: il consiste à faire assurer par chaque Partie Contractante la jouissance du droit à l’instruction à toute personne relevant de sa juridiction sans discrimination fondée, par exemple, sur la langue. Tel est le sens naturel et ordinaire de l’article 14, envisagé conjointement avec l’article 2 (art. 14+P1-2). Bien plus, interpréter ces deux dispositions comme reconnaissant à toute personne placée sous la juridiction d’un État un droit à être instruite dans la langue de son choix conduirait à des résultats absurdes, car chacun pourrait ainsi revendiquer une instruction donnée dans n’importe quelle langue dans l’un quelconque des territoires des Parties Contractantes.
La Cour constate que là où les Parties Contractantes ont voulu reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction des droits spécifiques dans le domaine de l’emploi d’un langue ou de sa compréhension, comme à l’article 5 par. 2 et à l’article 6 par. 3 (a) et (e) (art. 5-2, art. 6-3-a, art. 6-3-e) de la Convention, elles l’ont clairement précisé dans le texte. Il faut en conclure que sielles avaient entendu créer, à l’intention de toute personne relevant de leur juridiction, un droit spécifique relatif à la langue de l’enseignement, elles l’auraient fait expressément à l’article 2 duProtocole (P1-2). Pour cette raison également, la Cour ne peut attribuer à l’article 14, combiné avec l’article 2 du Protocole (art. 14+P1-2), un sens qui reviendrait à reconnaître à toutepersonne relevant de la juridiction d’une Partie un droit à un enseignement donné dans la langue de son choix.
Il reste qu’en vertu de l’article 14 (art. 14), la jouissance du droit à l’instruction et du droit au respect de la vie familiale, garantis par l’article 2 du Protocole et l’article 8 de la Convention (P1-2, art. 8), sera assurée à toute personne sans distinction fondée, entre autres, sur la langue.
12. Pour statuer sur les questions soumises à son examen, la Cour recherchera donc s’il existe ou non en l’espèce des distinctions non justifiées, c’est-à-dire des discriminations, portant sur l’exercice des droits que les articles 2 du Protocole et 8 de la Convention consacrent conjointement avec l’article 14 (art. 14+P1-2, art. 14+8). Dans cette recherche, la Cour tiendra compte des données de fait et de droit caractérisant la situation de la Belgique, État plurilingue comprenant plusieurs régions linguistiques.
II. SUR LES SIX QUESTIONS SOUMISES A LA COUR
1. S’étant ainsi prononcée sur le sens et la portée de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention, la Cour a examiné les six questions particulières énumérées dans les conclusions des comparants (cf. les pages 9-10 et 11-12 supra). La décision qu’elle a rendue au sujet de chacune de ces questions est précédée d’un résumé des faits pertinents – dans la mesure où ils n’ont pas été relatés ci-dessus – et des arguments respectifs des requérants, du Gouvernement belge et de la Commission.
A. Sur la première question
2. La première question concerne le régime linguistique de l’enseignement dans les régions considérées par la loi comme unilingues, sous réserve des deux aspects auxquels ont trait ladeuxième et la sixième question. Elle porte, plus précisément, sur le point de savoir s’il existe ou non, dans le cas des requérants, une violation de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention, ou de tel d’entre eux: « pour autant que les lois de 1932 s’opposaient et que les lois de 1963 s’opposent à la création et au subventionnement, par l’État, d’écoles qui ne se conformeraient pas aux prescriptions générales d’ordre linguistique ».
3. A cet égard, les faits de la cause se dégagent suffisamment de l’aperçu global des lois litigieuses, que la Cour a donné plus haut (pages 13 à 19).
1. Arguments présentés par les requérants devant la Commission ou par son intermédiaire
4. D’après les requérants, le régime linguistique de l’enseignement dans les régions unilingues enfreint l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et les articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de laConvention.
Les lois de 1932 et de 1963 méconnaîtraient d’abord les deux phrases de l’article 2 du Protocole (P1-2). L’État belge refuserait aux enfants des requérants un enseignement intégral dans leur langue maternelle. Ce refus serait d’autant plus rigoureux que la loi du 30 juillet 1963 a provoqué, malgré l’accroissement de la population francophone, l’abolition progressive des classes de transmutation et des sections linguistiques spéciales qui, aux yeux des requérants, constituaient un « moindre mal ». Les aspirations linguistiques des parents ne seraient pas davantage respectées: l’instruction primaire étant obligatoire, beaucoup de requérants se verraient réduits, en pratique, à confier leurs enfants à des écoles où l’on enseigne en néerlandais. Assurément, la législation incriminée n’interdit pas aux enfants de suivre leurs études en langue française, mais il s’agirait là d’échappatoires utopiques et illusoires. En effet, les requérants n’auraient pas la possibilité de faire instruire leurs enfants à domicile. Quant à les envoyer à Bruxelles, en Wallonie ou à l’étranger, cette solution se heurterait à des obstacles matériels et moraux souvent insurmontables. Enfin, la création d’écoles privées d’expression française en Flandre n’offrirait, elle aussi, qu’un remède assez théorique en raison des frais élevés découlant de l’absence de subventions.
Les griefs formulés sur le terrain de l’article 8 (art. 8) de la Convention s’appuient sensiblement sur les mêmes éléments de fait. La législation linguistique belge menacerait l’épanouissementintellectuel et affectif des enfants, empêcherait le chef de famille de choisir la langue dans laquelle seront instruits ses enfants et porterait atteinte à l’unité de la famille en contraignant lesrequérants à inscrire leurs enfants soit dans des écoles locales d’expression flamande, « instruments de dépersonnalisation forcée », soit dans des écoles éloignées de leur foyer. Les inconvénients de l' »émigration scolaire », sans être dictés par la loi, n’en dériveraient pas moins directement de celle-ci. Les requérants et leurs enfants seraient, par conséquent, les victimes de diverses ingérences dans leur vie privée et familiale.
Les lois litigieuses entraîneraient enfin une série de discriminations contraires à l’article 14 (art. 14) de la Convention et fondées, notamment, sur la langue et la fortune des parents. Ainsi, les enfants francophones ne bénéficient pas en Flandre d’un enseignement public ou subventionné dans leur langue maternelle, tandis que les enfants d’expression flamande y trouvent un tel enseignement. De son côté, l' »émigration scolaire » ne corrigerait certaines inégalités que pour les remplacer par d’autres: surcroît de charges financières, dangers inhérents aux transports en commun, rupture de l’unité de la famille, etc. Il ne s’agirait pas de simples « différenciations légitimes », mais bien de « discriminations » et, qui plus est, de discriminations « actives » et non « statiques ». Le « parallélisme » établi par la loi entre les deux régions principales du pays serait « plus apparent que réel »; il ne saurait du reste compenser les discriminations commises, en Flandre comme en Wallonie, au détriment des « alloglottes », car la Convention proclamerait « l’égalité entre les hommes et non entre des collectivités inorganiques ». Sans doute le « mouvement flamand » luttait-il, à l’origine, « pour la promotion de l’homme flamand », ce qui pouvait, à « la rigueur », expliquer certaines mesures discriminatoires de caractère temporaire; toutefois, ilpoursuivrait aujourd’hui « sur sa lancée » et se muerait en « instrument d’impérialisme autoritaire » tendant à asservir l’individu au sol. En effet, le but actuel du législateur consisterait à « réaliser par la contrainte l’assimilation d’une partie de la population » et spécialement à « liquider les minorités francophones » de Flandre en obligeant leurs membres à « se flamandiser » ou à « déménager ».Les « abus » incontestables du « siècle passé » seraient « depuis longtemps réparés » et ne justifieraient en aucune manière « l’abus opposé », introduit « par la législation de 1932 et singulièrement aggravé par celle de 1963 ». Sous couleur de « sauver l’unité nationale », on aurait « divisé le pays » et abouti, en dépit des intentions officielles, à « une recrudescence des tendances séparatistes et fédéralistes ». Les requérants d’Alsemberg, Beersel, Kraainem et Louvain s’en prennent aussi à la suppression du recensement linguistique de la population (loi du 24 juillet 1961 et arrêté royal du 3 novembre 1961).
2. Arguments présentés devant la Cour par le Gouvernement belge et par la Commission
5. Auprès de la Commission, le Gouvernement belge a soutenu que le régime linguistique de l’enseignement dans les régions unilingues ne viole aucun des trois articles invoqués par les requérants (art. 8, art. 14, P1-2). Tout en concluant, à titre principal, à l’inapplicabilité complète de ces articles (cf. supra), il a présenté plusieurs arguments de caractère subsidiaire.
En ce qui concerne l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et l’article 8 (art. 8) de la Convention, le Gouvernement belge a fait valoir en substance que les inconvénients résultant du régime litigieux n’ont pas la gravité que les requérants leur prêtent. Les intérêts en jeu seraient ceux d’une « petite minorité de Belges ». En outre, l’envoi éventuel d’un élève francophone dans une école d’expression néerlandaise n’aurait « rien de catastrophique »: il donnerait à cet élève la chance de devenir « parfaitement bilingue »; or, la meilleure solution du problème linguistique belge résiderait dans le bilinguisme. D’ailleurs, il existe en Flandre des écoles privées où l’on enseigne en français; certes, elles jouissent de « moindres commodités » et notamment ne perçoivent pas de subventions, mais les frais incombant aux parents ne seraient point ruineux, d’autant que les requérants appartiendraient à des milieux fortunés. Pour la même raison, les dépenses inhérentes à l' »émigration scolaire » ne seraient » pas le moins du monde prohibitives »; les distances à parcourir n’excéderaient pas quelques kilomètres ou dizaines de kilomètres etl’exceptionnelle densité du réseau ferroviaire belge permettrait des déplacements rapides.
Les différences de traitement dont les requérants se plaignent ne constitueraient en aucune manière des discriminations contraires à l’article 14 (art. 14) de la Convention. Les textes législatifs critiques ménageraient un « parallélisme rigoureux entre la réglementation prévue pour la région de langue néerlandaise et celle prévue pour la région de langue française ». De plus, ils émanent de chambres élues au suffrage universel, qui les ont adopté à de très fortes majorités. Malgré des « imperfections inévitables », ils représenteraient un compromis démocratique entre « les valeurs de liberté et les valeurs sociales ». Le Parlement belge ne poursuivrait nullement la « liquidation » des minorités francophones de Flandre. Il aurait, en réalité, cherché et réussi à conjurer les « graves crises nationales » causées par le « séparatisme flamand » (lois de 1932) et par le fédéralisme flamand et wallon (loi du 24 juillet 1961 et lois de 1963), à réhabiliter la langue et la culture flamandes grâce à la formation d’une « intelligentsia connaissant bien le néerlandais » et capable de jouer son rôle éducateur, et plus généralement à doter le pays de structures stables reposant, pour l’essentiel, sur deux grandes régions homogènes et sur une capitale bilingue. Spécialement, la loi du 24 juillet 1961, qui a supprimé les recensements linguistiques de la population – dont la valeur scientifique prêtait d’ailleurs à discussion – aurait eu pour but d’éviter de « lancer périodiquement les deux communautés (…) dans un affrontement dont l’âpreté présentait un danger politique certain ». De telles intentions n’auraient rien d’arbitraire ni de discriminatoire. Bien mieux, la législation linguistique belge s’analyserait en un « refus dediscrimination ».
Le Gouvernement belge a repris certains de ces arguments devant la Cour, mais sans guère y insister; il a constaté que sa thèse coïncidait dans l’ensemble, sur le point considéré, avec l’avis de la Commission auquel il s’est expressément référé.
6. La Commission estime, en effet, que le régime linguistique de l’enseignement dans les régions unilingues ne se heurte pas aux exigences de la Convention et du Protocole additionnel; elle aconfirmé devant la Cour l’opinion que la majorité de ses membres avait exprimée à ce sujet dans le rapport.
L’absence de violation de l’article 2 du Protocole (P1-2) découlerait du fait qu’aux yeux de la Commission (cf. supra), la première phrase de cette disposition n’oblige les États ni à créer, ni à subventionner un enseignement quelconque (sept voix contre cinq) et que la seconde ne garantit pas le respect des préférences culturelles ou linguistiques des parents (unanimité). La Commission rappelle toutefois que d’après cinq de ses membres, la première phrase de l’article 2 (P1-2) donne naissance à des devoirs de prestation. Deux de ces membres arrivent néanmoins à la même conclusion que la majorité; pour les trois autres, en revanche, « le refus (…) d’organiser ou de subventionner, dans les régions flamandes, l’enseignement en français au niveau primaire obligatoire, n’est pas conciliable avec l’article 2 (P1-2) ».
Le régime linguistique de l’enseignement dans les régions unilingues ne méconnaîtrait pas non plus l’article 8 (art. 8) de la Convention. Certes, on pourrait imaginer qu’il apporte « à la vie privée et familiale » des requérants « des troubles graves et non justifiés » (cf. supra). La question ne se poserait cependant que pour l’enseignement primaire, seul obligatoire en Belgique. Parmiles diverses solutions qui s’offrent aux requérants, celles consistant à faire instruire les enfants à domicile, à les envoyer à l’étranger ou à les placer, en Flandre, dans une école privéed’expression française, n’entreraient pas en ligne de compte pour « l’immense majorité des chefs de famille » en raison de leur « coût élevé ». Resteraient donc le recours à l' »émigration scolaire » et l’inscription des enfants dans une école de langue néerlandaise. L’émigration scolaire – « navette » quotidienne ou mise en pension – présenterait des inconvénients « très réels », mais ces inconvénients ne seraient « pas dictés par la loi », « faute de quoi ils violeraient l’article 8 (art. 8) »: ils résulteraient « du désir des parents » qui auraient la ressource de « les éviter en inscrivant leurs enfants dans un établissement local d’expression flamande ». Or, « la nécessité de confier les enfants à une école flamande » ne constituerait pas « une ingérence dans la vie privée ou familiale ».Si l’abolition des classes de transmutation et des sections linguistiques spéciales (loi du 30 juillet 1963) lui paraît « regrettable », la Commission pense que « les parents francophones trouveront généralement la possibilité de réagir dans leurs foyers contre la ‘dépersonnalisation’ ou la ‘flamandisation’ de leurs enfants », que les élèves « réussiront d’ordinaire après une courte période de transition, à suivre avec fruit l’enseignement qu’ils recevront en néerlandais » et que la plupart des parents « seront en mesure de surveiller l’instruction des enfants »: « on conçoit mal que ceux qui habitent dans la région d’une façon durable en ignorent totalement la langue », « l’une des langues nationales de la Belgique ». Sans doute peut-il arriver « que des enfants éprouvent des difficultés sérieuses à apprendre le néerlandais et que leurs parents ne sachent rien de cette langue », mais les requérants n’ont cité « aucun exemple de ce genre ». Deux membres de laCommission estiment toutefois que « la législation litigieuse produit des effets contraires à l’article 8 (art. 8) », mais que « la Commission ne possède pas assez d’éléments pour pouvoir apprécier in concreto si les requérants, ou certains d’entre eux, sont victimes de tels effets »; la Commission attire l’attention de la Cour sur leurs opinions dissidentes.
La Commission s’emploie enfin à déterminer s’il existe, sur le point considéré, une violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 2 du Protocole additionnel (art. 14+P1-2) ou avec l’article 8 (art. 14+8) de la Convention. Après avoir souligné qu' »un régime linguistique de l’enseignement organisé sur une base territorialiste » n’enfreindrait pas forcément la Convention, car il « pourrait se justifier » par des impératifs « d’ordre administratif, financier ou autre », elle examine en détail les textes critiqués par les requérants, en vue d’en dégager la « tendance générale ». Cet examen montrerait que la législation incriminée « n’a ni pour but, ni pour effet de garantir les qualifications jugées nécessaires pour l’exercice de telles ou telles fonctions ou professions, ni d’ailleurs des connaissances linguistiques ». Il prouverait aussi que « les réformes linguistiques » visaient « initialement » à éliminer les « abus » que la « liberté linguistique absolue » régnant au 19e siècle avait entraînés et « dont la population de langue néerlandaise avait supporté tout le poids », mais que les lois de 1932 et de 1963 ont « renversé la situation ». En effet, « le parallélisme ménagé entre les régions flamande et wallone » ne serait « pas intégral, au moins sous l’empire des lois de 1963 »; de plus, il jouerait en pratique « contre les francophones établis en région flamande », tandis qu’il n’affecterait « guère les Flamands de Wallonie ». Du reste, « dans la mesure où il est réel », il aboutirait à « introduire dans chacune des deux régions desdistinctions que leur caractère de réciprocité » ne suffirait pas « à effacer ». « Quant aux échappatoires offertes aux francophones », notamment l’émigration scolaire, elles comporteraient « desinconvénients et des dangers » qui les rendraient « inefficaces ». « Bien plus, certaines dispositions des lois litigieuses » dépasseraient leur but officiel: elles ne pourraient « s’expliquer que par la volonté d’endiguer l’extension de la langue française en zone flamande » voire d’assimiler les « francophones de Flandre », contre leur gré « au milieu linguistique régional ». Or, si « la Commission comprend sans peine l’attachement des Flamands à leur langue et à leur culture, leur souci de les préserver et développer », et si « une politique qui reflète leurs aspirations lui paraît donc, en soi, fort légitime », elle ne saurait, « par voie de conséquence », « estimer illégitime que les francophones » de Flandre essaient de « sauvegarder leur propre langue » qui « s’y trouve implantée depuis des siècles ». Sans contester qu’il soit « loisible au Gouvernement belge de s’abstenir de toute action positive capable d’exaucer les voeux des francophones », la Commission s’interroge « sur le résultat d’une politique qui les contrarie par des mesures de contrainte et des sanctions »: ne risque-t-on pas « de provoquer des abus semblables à ceux » du passé, mais « dont aurait à pâtir, cette fois, la population d’expression française »? « Quoi qu’il en soit », la lecture du dossier révélerait « clairement, aux yeux de la majorité de la Commission, l’intention du Gouvernement et dulégislateur belges de défavoriser, en région flamande, les francophones par rapport aux habitants de langue néerlandaise »; « les lois de 1932 » auraient instauré, « au détriment des premiers et au profit des seconds, de nombreuses inégalités que les lois de 1963 » auraient « sensiblement aggravées ».
De l’avis de la Commission, les inégalités dérivant du régime linguistique de l’enseignement dans les régions unilingues ne constituent cependant pas des discriminations contraires àl’article 14 (art. 14). Tout en relevant que le Gouvernement belge n’a pas démontré la nécessité de « ces inégalités et désavantages », qu’un double réseau d’enseignement, néerlandais et français, suffirait certainement à empêcher les abus d’antan, que l’unilinguisme ne répond point à des impératifs « d’ordre financier, technique ou administratif » et que l’on ne tient nul compte du « nombre » et du « degré de concentration des francophones établis » en Flandre, cinq membres de la Commission « hésitent à considérer » ledit régime « comme discriminatoire ». Ils rappellent que la Convention et le Protocole additionnel n’obligent pas les États à créer ou subventionner un enseignement quelconque; ils en infèrent que l’État belge, « dans la mesure où il favorise l’enseignement en langue néerlandaise » et « défavorise l’enseignement en langue française », octroie « un privilège » aux habitants d’expression flamande sans infliger de « rigueurs » auxfrancophones. Ils ajoutent que les États Contractants « se contentent généralement d’organiser ou de soutenir un enseignement dans leur langue nationale » et de l’ouvrir, en pleine égalité, « à tous leurs habitants »; or, l’État belge ne s’écarterait pas de cette norme « de conduite internationale »: il se bornerait « à l’adapter, d’une façon il est vrai sommaire, à la circonstance qu’il existe en Belgique plusieurs groupes linguistiques ». Dans ces conditions, les cinq membres dont il s’agit « ne croient pas devoir s’arrêter aux critiques que les requérants ont adressées à certaines règles de détail de la législation », par exemple les règles relatives à l’enseignement de la seconde langue nationale: si « le refus de l’État de créer ou de subventionner des écoles » ne s’analyse pas en une discrimination, « il en découle nécessairement que l’État dispose (…) d’une marge d’appréciation » en ce qui concerne « l’organisation des programmes de l’enseignement officiel ou subventionné ». Quatre autres membres arrivent eux aussi, quoique par des raisonnements différents, à la conclusion que le régime linguistique de l’enseignement dans les régions unilingues « n’est pas incompatible avec la Convention ». En revanche, trois membres de la Commission n’approuvent pas cette conclusion. Deux d’entre eux estiment, en substance, que « le refusd’organiser ou de subventionner l’enseignement en français dans des localités où il y a un nombre suffisant de francophones tombe sous le coup » de l’article 14 (art. 14).
3. Décision de la Cour
7. La première question concerne exclusivement celles des dispositions des lois de 1932 et de 1963 qui s’opposaient ou s’opposent, dans les régions considérées par la loi comme unilingues,à la création et au subventionnement, par l’État, d’écoles qui ne se conformeraient pas aux prescriptions générales d’ordre linguistique.
Dans le cas d’espèce, cette question porte essentiellement sur le refus de l’État de créer ou de subventionner, dans la région unilingue néerlandaise, des écoles d’enseignement primaire (enseignement obligatoire en Belgique) qui utilisent le français comme langue d’enseignement.
Un tel refus ne contrevient pas à la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2). En interprétant ce texte, la Cour a déjà constaté qu’il ne consacre pas le droit à la création ou au subventionnement d’écoles où l’enseignement serait donné dans une langue déterminée. La première phrase de l’article 2 (P1-2) ne contient en elle-même aucune exigence d’ordre linguistique. Elle garantit le droit d’accéder aux établissements scolaires existant à un moment donné et le droit d’obtenir, conformément aux règles en vigueur dans chaque État et sous une forme ou une autre, la reconnaissance officielle des études accomplies, ce dernier droit n’entrant pas en ligne de compte sur le point dont il s’agit ici. Or, dans les régions unilingues,francophones et néerlandophones ont également accès à l’instruction publique ou subventionnée, c’est-à-dire à un enseignement donné dans la langue de la région.
Les dispositions légales en cause ne violent pas davantage l’article 8 (art. 8) de la Convention. Certes, les lois de 1932 et de 1963 ont eu pour conséquence la disparition, dans la région unilingue néerlandaise, de la plupart des écoles dispensant un enseignement en français. Dès lors, les enfants francophones habitant cette région ne peuvent y suivre qu’un enseignement en néerlandais, à moins que leurs parents n’aient les moyens de les confier à des établissements privés d’expression française. Il en résulte évidemment des répercussions sur la vie familiale lorsque les parents ne disposent pas des moyens nécessaires pour inscrire leurs enfants dans une école privée, ou qu’ils préfèrent épargner à leurs enfants les inconvénients (voir sixième question ci-après) que comporte l’application de la loi en ce qui concerne les études effectuées dans une école privée qui ne se conforme pas aux prescriptions de la législation linguistique enmatière d’enseignement. Ces enfants feront leurs études sur place en néerlandais, sauf si leurs parents les envoient dans une école à Bruxelles, en Wallonie ou à l’étranger.
Aussi rigoureuses que de telles conséquences puissent être dans des cas individuels, elles n’entraînent pourtant aucune violation de l’article 8 (art. 8). En effet, cette disposition ne garantitnullement le droit d’être instruit dans la langue des parents par les soins ou avec l’aide des pouvoirs publics. En outre, dans la mesure où la législation amène certains parents à se séparer de leurs enfants, pareille séparation n’est pas imposée par cette législation: elle découle du choix de parents qui placent leurs enfants dans un établissement scolaire situé en dehors de la région unilingue néerlandaise, et ce à seule fin de les soustraire à un enseignement donné en néerlandais, c’est-à-dire dans l’une des langues nationales de la Belgique.
Reste à savoir si les dispositions légales critiquées violent la première phrase de l’article 2 du Protocole ou l’article 8 de la Convention, combinés avec l’article 14 (art. 14+P1-2, art. 14+8).
Ici encore, la réponse doit être négative. Il est vrai que le législateur a instauré un régime scolaire qui, dans la région unilingue néerlandaise, favorise le seul enseignement dispensé ennéerlandais tout comme il consacre l’homogénéité linguistique de l’enseignement dans la région unilingue française. Ces distinctions de traitement des deux langues nationales dans les deux régions unilingues sont cependant compatibles avec l’article 2 du Protocole (P1-2), tel que la Cour l’a interprété, et avec l’article 8 (art. 8) de la Convention, même combinés avec l’article 14 (art. 14+P1-2, art. 14+8).
En effet, l’article 14 (art. 14) n’empêche pas une distinction de traitement si elle repose sur une appréciation objective de circonstances de fait essentiellement différentes et si, s’inspirant de l’intérêt public, elle ménage un juste équilibre entre la sauvegarde des intérêts de la communauté et le respect des droits et libertés garantis par la Convention.
En recherchant si les dispositions légales incriminées répondent à ces critères, la Cour relève qu’elles ont pour but de réaliser l’unité linguistique à l’intérieur des deux grandes régions de la Belgique, dans lesquelles une large majorité de la population ne parle que l’une des deux langues nationales. Cette législation rend difficilement viables des établissements scolaires où l’on enseignerait uniquement dans la langue nationale qui n’est pas celle de la plupart des habitants de la région. En d’autres termes, elle tend, dans la région unilingue néerlandaise, à décourager la création ou le maintien d’écoles où l’enseignement se dispenserait exclusivement en français. On ne saurait considérer une telle mesure comme arbitraire. Elle repose, tout d’abord, sur cet élément objectif que constitue la région. Elle s’inspire en outre d’un intérêt public, celui d’assurer que tous les établissements scolaires dépendant de l’État et existant dans une région unilingue, dispensent leur enseignement dans la langue qui est, au premier chef, celle de la région.
Cette partie de la législation ne viole pas les droits de l’individu. La Cour retient à ce sujet que les textes incriminés ne concernent que l’enseignement officiel ou subventionné. Ils n’empêchent point, dans la région unilingue néerlandaise, l’organisation d’un enseignement libre d’expression française, enseignement qui d’ailleurs y subsiste dans une certaine mesure. La Cour ne considère donc pas que les moyens adoptés en la matière par le législateur belge soient disproportionnés aux exigences de l’intérêt public poursuivi, au point de constituer une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention, combiné avec la première phrase de l’article 2 du Protocole (art. 14+P1-2) ou avec l’article 8 (art. 14+8) de la Convention.
B. Sur la deuxième question
8. La deuxième question porte sur le point de savoir s’il existe ou non, dans le cas des requérants, une violation de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention, ou de tel d’entre eux,
« dans la mesure où les lois de 1963 ont pour effet le retrait total des subventions aux écoles provinciales, communales ou privées qui entretiendraient, à titre de classes non subsidiées et à côté de l’enseignement donné dans la langue que prévoient les lois linguistiques, un enseignement total ou partiel en une autre langue. »
1. Faits
9. Par une circulaire du 9 août 1963, le Ministre de l’Éducation Nationale et de la Culture a attiré l’attention des « chefs des établissements d’enseignement » qui avaient « des classes dénommées de transmutation » sur le fait qu’en application de la loi du 30 juillet 1963, il leur faudrait « procéder, à partir du 1er septembre 1963, à la suppression de toutes les classes gardiennes (de régime néerlandais ou français) et de la première année de l’enseignement primaire (de régime néerlandais ou français) », « les autres années » devant « être supprimées progressivement d’année en année » et « plus aucun nouvel élève » ne pouvant être inscrit dans ces classes.
Une circulaire ministérielle du 29 août 1963, complétant la précédente et destinée « aux pouvoirs organisateurs des établissements d’enseignement libre » a précisé ce qui suit:
« (…) Conformément à la déclaration faite lors de la discussion du projet de loi concernant le régime linguistique de l’enseignement, les subsides seront retirés aux écoles qui maintiendraient, comme classes non subsidiées, les classes de transmutation dont la suppression doit avoir lieu de droit. Si un établissement continue à organiser des classes gardiennes ou la première année de l’enseignement primaire, dans une langue qui n’est pas celle de la région, les subsides seront suspendus pour l’établissement entier. »
Lesdites circulaires semblaient se fonder sur l’article 1er de la loi du 30 juillet 1963 combiné avec l’article 4. Aux termes de l’article 1er, « les établissements officiels d’enseignement gardien, primaire, moyen, normal, technique, artistique ou spécial et les mêmes établissements libres subventionnés ou reconnus par l’État sont soumis aux dispositions de la présente loi ». Quant à l’article 4, il prévoit notamment que « la langue de l’enseignement est le néerlandais dans la région de langue néerlandaise » et « le français dans la région de langue française ».
Pris à la lettre, le premier alinéa de la circulaire du 29 août 1963 ne visait que les classes de transmutation, lesquelles ont disparu depuis lors par le jeu de l’article 22 de la loi du 30 juillet 1963. Le second alinéa se prêtait pourtant à une interprétation plus large: il mentionnait aussi les classes gardiennes, alors qu’il n’a jamais existé de classes de transmutation au niveau de l’enseignement gardien qui est purement facultatif en Belgique. En outre, la circulaire du 29 août s’adressait à tous « les pouvoirs organisateurs des établissements d’enseignement libre » et non plus, comme celle du 9 août, « aux chefs des établissements d’enseignement » qui avaient « des classes dénommées de transmutation ».
Au demeurant, la Commission estime que « du moment que le maintien des classes préparatoires signifie la perte des subventions pour l’enseignement entier », « l’existence d’un enseignement complet dans une langue autre que celle de la région » entraîne sans nul doute, à plus forte raison, « la même sanction ».
Le Gouvernement belge ne conteste pas cette affirmation. Bien au contraire, son mémoire du 9 mai 1967 contient le passage que voici:
« Des circulaires – notamment celles des 9 et 29 août 1963 – ont attiré l’attention des chefs d’établissements d’enseignement libre subsidié sur ce qu’en vertu de la loi du 30 juillet 1963, l’octroi de subsides était soumis à la condition que ces établissements s’abstiennent d’organiser, à côté de l’enseignement donné dans la langue de la région, un enseignement parallèle qui serait donné entièrement ou partiellement en une autre langue. Toutefois, au niveau de l’enseignement primaire, un régime transitoire de suppression progressive fut admis ».
La Cour en déduit que le retrait des subsides ne s’applique pas uniquement en cas de maintien d’une classe de transmutation dont la loi du 30 juillet 1963 devait entraîner la fermeture. Elle constate également que la mesure litigieuse revêt un caractère permanent: dans la région de langue néerlandaise, un établissement « néerlandophone » qui viendrait à ouvrir des classes totalement ou partiellement françaises du niveau gardien, primaire ou secondaire, perdrait son droit aux subsides; quant aux établissements « bilingues » qui, dans la même région, entretenaient jadis de telles classes, il leur a fallu les fermer, ou s’en séparer, pour conserver ce droit.
2. Arguments présentés par les requérants devant la Commission ou par son intermédiaire
10. A en croire les requérants, et spécialement ceux d’Anvers, de Gand et de Vilvorde, le retrait des subventions constitue l’un des moyens utilisés par l’État belge pour priver les parents francophones de Flandre, en pratique, de la possibilité de faire donner sur place à leurs enfants un enseignement en langue française. Il s’ajouterait aux obstacles légaux (refus de subventions et refus d’homologation) et à certaines pressions extra-juridiques (cas de l’athénée de Renaix, etc.).
Les requérants relèvent que d’après l’article 5, alinéa premier, de la loi du 30 juillet 1963, applicable dans l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, « les sections dans lesquelles la langue del’enseignement est le français et les sections dans lesquelles la langue de l’enseignement est le néerlandais, ne peuvent être placées sous une même direction (…) ». Ce texte ne concerne pas la région de langue néerlandaise, mais les circulaires des 9 et 29 août 1963 aboutiraient, dans la meilleure des hypothèses, au même résultat: elles obligeraient les établissements visés soit à supprimer leur section française, soit à se scinder en deux. A Anvers, l’Institut St. Joseph des Filles de Marie et le Collège Marie-José (réuni au Lycée) ont opté pour la seconde solution: ils ont érigé un mur entre les deux sections. Aux yeux des requérants, la construction d’un tel mur « froisse les sentiments de l’enfant qui doit se trouver ainsi victime d’un complexe » et d’une « ségrégation humiliante ». Les établissements dont il s’agit seraient d’ailleurs voués à disparaître à plus ou moins brève échéance, par l’effet cumulé des règles légales et des pressions exercées; d’ores et déjà, plusieurs d’entre eux auraient cessé tout enseignement en français depuis l’entrée en vigueur de la législation de 1963.
Les requérants insistent en outre sur la nécessité de distinguer entre le refus des subsides et leur retrait, lequel revêtirait un « caractère punitif ».
3. Arguments présentés devant la Cour par le Gouvernement belge et par la Commission
11. D’après le Gouvernement belge, le retrait des subventions ne viole ni l’article 2 du Protocole (P1-2), ni l’article 8 (art. 8) de la Convention, qui n’obligent pas les États à verser des subventions aux écoles et ne protègent pas les préférences culturelles ou linguistiques des parents; il n’enfreindrait pas non plus l’article 14 (art. 14) de la Convention, lequel ne s’appliquerait « utilement » que là où la Convention « impose » aux États « une certaine action » ou les autorise à « restreindre l’exercice des droits et la jouissance des libertés garantis », ce qui ne serait pas le cas en l’occurrence (cf. supra). « L’abstention d’organiser un enseignement parallèle, qui se donnerait entièrement ou partiellement dans une langue autre que celle de la région », serait une simple « condition mise à l’octroi de ces faveurs que sont les subsides », faveurs dont le retrait « est étranger à la matière régie par la Convention et le Protocole additionnel ».
Les autres arguments du Gouvernement belge ont un caractère subsidiaire: ils valent uniquement pour l’hypothèse où la Cour adopterait l’interprétation large que la majorité de la Commission donne à l’article 14 (art. 14). Le Gouvernement belge « ne voit guère » de différence « entre des avantages pour la population néerlandophone et des désavantages pour la population francophone » ni, partant, entre le refus des subsides et leur retrait. S’attachant à démontrer que cette dernière mesure ne constitue pas une discrimination, il souligne que l’un des « principes directeurs de la législation belge » consiste à placer « l’enseignement privé subsidié » sous le « même régime » que « l’enseignement officiel » et à empêcher les « fraudes à la loi ». Or, les « établissements néerlandophones qui créaient des sections francophones » auraient recouru fréquemment « à des artifices, d’une élégance parfois très discutable, pour faire bénéficier quand même leur section francophone des subsides » alloués « à l’enseignement néerlandophone ». Selon le Gouvernement belge, les chefs de ces établissements n’arrivaient d’ailleurs, « dans la plupart des cas », à « créer une section francophone que parce qu’ils se trouvaient à la tête d’un enseignement néerlandophone subsidié et reconnu ». Dès lors, les sections francophones n’étaient en général « viables que comme annexe d’un établissement néerlandophone », et l’on pouvait « formuler objectivement de sérieuses réserves quant à la valeur de l’enseignement » qu’elles dispensaient. Certains établissements auraient cessé tout enseignement en français depuis 1963-1964. « Quelques sections francophones suffisamment importantes pour être viables par elles-mêmes » auraient cependant « subsisté en se transformant en établissements autonomes ». Au demeurant, la Convention, moins généreuse en cela que la Constitution belge, neconsacrerait pas le droit de mener « une politique linguistique non conforme à celle des autorités nationales », et la politique linguistique de l’État belge poursuivrait un « objectif légitime » dontl’appréciation échapperait à la compétence de la Commission et de la Cour: assurer en Flandre la formation d’élites d’expression néerlandaise en luttant contre le « phénomène de francisation » qui se manifestait jadis.
12. La Commission a confirmé, devant la Cour, l’avis que la majorité de ses membres avait exprimé à ce sujet dans le rapport. A ses yeux, le retrait des subventions – comme leur refus – ne viole ni l’article 8 (art. 8) de la Convention, ni la seconde phrase de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2), que ces dispositions soient envisagées « isolément » ou « en combinaison » avec l’article 14 (art. 14+P1-2, art. 14+8) de la Convention; il n’enfreint pas non plus la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2) aussi longtemps que l’on fait abstraction de l’article 14 (art. 14) (cf. supra).
La Commission estime en revanche, par sept voix contre cinq, que ladite mesure méconnaît le droit à l’instruction, tel que le garantissent conjointement la première phrase de l’article 2 duProtocole (P1-2) et l’article 14 (art. 14) de la Convention. Elle considère en effet, sur la base de son interprétation susmentionnée de l’article 14 (art. 14) (« champ d’application » et « notion dediscrimination »: cf. supra), que le retrait des subsides s’analyse en une « rigueur injustifiée »: bien plus qu’à « favoriser, dans l’une ou l’autre des régions, la langue et la culture régionales », il tendrait « à empêcher l’extension voire le maintien, dans une région, de la langue et de la culture de l’autre région » et à « réaliser l’assimilation des minorités au milieu linguistique ». Dans cet ordre d’idées, la Commission relève que le retrait « est encouru même en cas de maintien de classes gardiennes non conformes à la législation incriminée », s’applique à des écoles qui, « sur le plan technique et scientifique », respectent « pleinement » les « exigences légales » puisqu’elles bénéficiaient de subsides avant l’entrée en vigueur de la loi du 30 juillet 1963, ne concerne en pratique que des établissements situés en Flandre, car il ne paraît pas exister d’établissements semblables en Wallonie, « frappe durement les enfants francophones, sans apporter aucun avantage aux enfants de langue néerlandaise » et « procède par le moyen d’une sanction de caractère répressif dont les victimes ne sont point, d’ailleurs, les établissements scolaires visés, mais les habitants francophones » de la région de langue néerlandaise et plus précisément, en l’espèce, « tous les signataires des six requêtes » déférées à la Cour.
La Commission souligne encore que l’enseignement français dont il s’agit « répondait à un besoin », car elle ne conçoit pas « qu’une école privée organise des classes coûteuses et non subsidiées si le nombre des élèves est insuffisant ». Quant aux « fraudes à la loi », elle pense que l’Inspection scolaire pourrait aisément les « démasquer » et prononcer, si elle en découvrait, « la sanction du retrait ». Or, « ce n’est pas ainsi » que l’on opérerait: « le simple fait, pour un établissement, de donner un enseignement partiel ou complet non subventionné en langue française » entraînerait « automatiquement, par l’effet (…) d’une guillotine » en quelque sorte, « le retrait des subventions entières ».
Cinq membres de la Commission n’aperçoivent cependant aucune violation sur le point en question; la Commission attire l’attention de la Cour sur leurs opinions dissidentes.
4. Décision de la Cour
13. La situation visée par la deuxième question est liée à celle qui fait l’objet de la première. Les dispositions légales mentionnées dans la première rendent impossible, dans la région unilingue néerlandaise, la création ou le subventionnement, par l’État, d’écoles qui dispenseraient un enseignement en français. Les mesures légales et administratives auxquelles se réfère la deuxième question se bornent à compléter lesdites dispositions: elles tendent à empêcher le fonctionnement d’écoles « mixtes » qui, dans une région unilingue – en l’espèce, la région unilingue néerlandaise -, entretiendraient à titre de classes non subsidiées, et à côté d’un enseignement dans la langue de la région, un enseignement total ou partiel dans une autre langue. Il s’agit donc d’un ensemble de textes poursuivant un but commun, la défense de l’homogénéité linguistique de la région.
La réponse de la Cour à la deuxième question est la même que celle déjà donnée à la première.
En effet, ni l’article 2 du Protocole (P1-2), ni l’article 8 (art. 8) de la Convention ne se trouvent violés par les dispositions litigieuses.
Comme la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2), en elle-même, laisse entière la liberté de l’État de subventionner ou non des écoles privées, le retrait des subventions aux écoles qui ne remplissent pas les exigences auxquelles l’État subordonne l’octroi de ces subventions – en l’occurrence la condition de dispenser exclusivement un enseignement conforme aux lois linguistiques – n’entre pas dans le cadre de cet article (P1-2).
Il y a absence de violation également en ce qui concerne l’article 8 (art. 8) de la Convention, pour les raisons ci-dessus développées dans la réponse à la première question.
La Cour ne constate pas non plus de violation de l’article 2 du Protocole et de l’article 8 de la Convention, pris conjointement avec l’article 14 (art. 14+P1-2, art. 14+8).
La Cour a déjà indiqué, au sujet de la première question, le caractère non arbitraire et, dès lors, non discriminatoire, de mesures qui tendent à assurer, dans les régions unilingues, que la langue d’enseignement des écoles officielles ou subventionnées soit exclusivement celle de la région. Ces mesures n’empêchent pas les parents francophones qui le désirent de faire donner à leurs enfants une instruction en français soit dans des écoles privées non subsidiées, soit dans une école de la région unilingue française ou de Bruxelles-Capitale.
La législation visée par la première question n’autorise pas la création ou le fonctionnement, en région unilingue néerlandaise, d’écoles officielles ou subventionnées dispensant un enseignement en français. La législation à laquelle a trait la deuxième question va plus loin: par le retrait total des subventions, elle rend impossible, dans la même région, qu’un enseignement en français soit donné à titre accessoire par une école néerlandophone subventionnée.
La Commission a souligné que pareil retrait « frappe durement les enfants francophones » de Flandre, étant donné notamment que la plupart des établissements dispensant en Flandre un enseignement en français étaient des écoles « mixtes ».
Tout en admettant qu’il s’agit là d’une mesure rigoureuse, la Cour ne peut se ranger à l’avis de la Commission selon lequel une telle rigueur est prohibée par le jeu combiné de la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2) et de l’article 14 (art. 14) de la Convention. Cette opinion ne pourrait être partagée que si la « rigueur » équivalait à une distinction de traitement arbitraire et dès lors discriminatoire. Or, la Cour a constaté que les dispositions légales visées par la première question – quelle qu’en soit la rigueur – reposent sur des critères objectifs. Il en va de mêmede la mesure dont il s’agit ici. Elle a pour but d’éviter la possibilité que l’enseignement que l’État ne veut pas subsidier – pour des raisons qui sont pleinement compatibles avec les articles 2 duProtocole additionnel (P1-2) et 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention – ne profite, de quelque manière que ce soit, des subventions obtenues par l’enseignement conforme aux loislinguistiques. Ce but est plausible en soi et la Cour n’a pas à apprécier s’il est possible de l’atteindre d’une autre manière.
De leur côté, les effets de cette mesure sont uniquement de nature à éviter qu’un enseignement subventionné et un enseignement non subventionné ne soient dispensés dans une même école. Ils ne portent aucunement atteinte à la liberté d’organiser, indépendamment de l’enseignement subventionné, un enseignement libre d’expression française.
Les mesures légales et administratives en question ne font donc pas obstacle à l’exercice des droits individuels consacrés par la Convention, de sorte qu’elles respectent le nécessaireéquilibre entre les intérêts collectifs de la société et les droits individuels garantis. Dès lors, elles ne sont pas incompatibles avec les dispositions de l’article 2 du Protocole et de l’article 8 de la Convention, pris conjointement avec l’article 14 (art. 14+P1-2, (art. 14+8).
C. Sur la troisième question
14. La troisième question porte sur le point de savoir s’il existe ou non, dans le cas des requérants, une violation de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention, ou de tel d’entre eux,
« quant au statut propre dont l’article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963 dote six communes de la périphérie de Bruxelles, y compris Kraainem »,
le tout sous réserve des conditions de résidence auxquelles a trait la cinquième question.
1. Faits
15. Sise à quelques kilomètres à l’Est de Bruxelles, la commune de Kraainem appartenait, sous l’empire des lois de 1932, à la région unilingue flamande. A la suite d' »un mouvement important d’émigration de Bruxellois francophones » vers « la périphérie plus aérée » ainsi que d’un « phénomène spontané de francisation », elle a perdu peu à peu son caractère de localité purement flamande. Le dernier recensement linguistique, qui remonte à 1947, y a révélé la présence de 47 % de francophones. D’après les signataires de la requête no 1677/62, un »recensement linguistique indirect » a eu lieu à Kraainem le 31 décembre 1961 malgré la loi du 24 juillet 1961: l’administration communale, ayant fait distribuer à la population des bulletinsbilingues, aurait constaté l’existence d’une proportion de 61,18 % de francophones, qui atteindrait aujourd’hui 65 %. Pour sa part, le Gouvernement belge estime que « ces prétendues statistiques », « établies dans des circonstances tout autres que celles d’une recherche scientifique objective », doivent être accueillies « avec la plus grande réserve ».
Quoi qu’il en soit, Kraainem ne relève à l’heure actuelle ni de « la région de langue néerlandaise », ni de « la région de langue française », ni de « l’arrondissement de Bruxelles-Capitale », dont les articles 3, 4, et 6 de la loi du 2 août 1963 fixent la composition respective. Aux termes de l’article 7 par. 1 de la même loi, elle forme avec cinq autres communes des environs immédiats de la capitale du Royaume, à savoir Drogenbos, Linkebeek, Rhode-St. Genèse, Wemel et Wezembeek-Oppem, « un arrondissement administratif distinct » doté « d’un statut propre ». Ce statut se trouve défini, pour l’essentiel, aux paragraphes 2 et 3 de l’article 7. Le paragraphe 2 prévoit en substance que les six communes dont il s’agit bénéficient d’un régime bilingue « en matièreadministrative », du moins dans les rapports entre les services locaux et le public. Quant au paragraphe 3, applicable « en matière scolaire », il est ainsi libellé:
« A. La langue de l’enseignement est le néerlandais.
L’enseignement de la seconde langue peut être organisé dans l’enseignement primaire à raison de quatre heures par semaine au 2ème degré et de huit heures par semaine aux 3ème et 4ème degrés.
B. L’enseignement gardien et primaire peut être donné aux enfants en français si cette langue est la langue maternelle ou usuelle de l’enfant et si le chef de famille réside dans une de ces communes.
Cet enseignement ne peut être organisé qu’à la demande de seize chefs de famille résidant dans la commune.
La commune qui est saisie de la demande susvisée doit organiser cet enseignement.
L’enseignement de la seconde langue nationale est obligatoire dans les écoles primaires à raison de quatre heures par semaine au 2ème degré et de huit heures par semaine aux 3ème et 4ème degrés.
C. L’enseignement de la seconde langue peut comprendre des exercices de récapitulation des autres matières du programme. »
Pour les six communes dont il s’agit, le contrôle linguistique organisé par le Chapitre V de la loi du 30 juillet 1963 se double de celui qu’exerce le Commissaire du Gouvernement, vice-gouverneur de la province de Brabant (article 7, paras. 1 et 5, de la loi du 2 août 1963).
2. Arguments présentés par les requérants devant la Commission ou par son intermédiaire
16. Les requérants de Kraainem (requête no 1677/62) considèrent que cette législation viole l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et les articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention.A leurs yeux, « l’agglomération bruxelloise » constitue « une seule entité indivisible ». Or, la loi du 30 juillet 1963 (articles 4 et 5) et la loi du 2 août 1963 (articles 3, 6 et 7) l’ont pourvue d' »au moins trois régimes » différents: celui de Bruxelles-Capitale, celui des six communes susmentionnées, dont Kraainem, et celui des autres communes « périphériques », y compris Alsemberg et Beersel, qui continuent d’appartenir à la région de langue néerlandaise. Pareil système refléterait la volonté de « juguler » les faits: soucieux d’assurer la « reconquête flamande » des « communes limitrophes où le trop-plein de Bruxelles est allé se déverser », les pouvoirs publics auraient « cadenassé » la capitale « dans une espèce de carcan » d’autant plus rigide que la loi du 24 juillet 1961 a supprimé les recensements linguistiques de la population.
« Bien que relativement plus intéressant » que celui d’Alsemberg et de Beersel, le statut de Kraainem représenterait « le comble de l’absurdité », car il tendrait à « protéger » une majorité, et non point une minorité de francophones. Cette protection demeurerait d’ailleurs très insuffisante; elle se ramènerait à de « menues facilités » qualifiées à tort de « larges concessions ». Et d’abord,l’article 7 par. 3-B de la loi du 2 août 1963, ne vise que l’enseignement gardien et primaire; les établissements d’enseignement secondaire et technique de Wemmel, Wezembeek-Oppem et Rhode-St. Genèse obéissent au régime unilingue flamand, tout comme en relèveraient ceux qui viendraient à se créer à Kraainem, Drogenbos et Linkebeek. Même dans le domaine de l’enseignement gardien et primaire, l’article 7 par. 3-B ne donnerait pas satisfaction: il adopte le critère de la langue maternelle ou usuelle, qui ne garantit pas entièrement la liberté de choix des parents et dont un strict contrôle linguistique aggraverait la rigueur. Du reste, les autorités locales montreraient souvent « beaucoup de réticence » à ouvrir des classes françaises dans les sixcommunes. En outre, l’article 7 par. 3-B impose, dans ces classes, l’enseignement du néerlandais à raison de quatre heures par semaine au deuxième degré du niveau primaire et de huit heures aux troisième et quatrième degrés; « l’enseignement de la seconde langue » prendrait donc « beaucoup plus de temps » que celui de la première « puisque l’enseignement du français » ne dépasserait pas « six heures dans les programmes belges d’école primaire ». Cette situation serait d’autant plus « extraordinaire » que l’enseignement du français dans les classes néerlandaises de Kraainem revêt, lui, un caractère facultatif (article 7 par. 3-A de la loi du 2 août 1963). Bref, le Parlement belge chercherait à « plier » les enfants « aux exigences du sol »: contraint dereconnaître « certains droits acquis d’une évidence et d’une importance flagrantes », il ne les tolérerait que « provisoirement » afin « qu’ils se résorbent au plus tôt ». En dernière analyse, les classes françaises de Kraainem ne seraient que des instruments de « dépersonnalisation », des « classes de transmutation renforcées ». Aussi, les requérants refuseraient-ils d’y envoyer leurs enfants; pour bénéficier d’une « instruction convenable en français », ceux-ci effectueraient « de longs et coûteux déplacements journaliers vers une des dix-neuf communes de Bruxelles », au prix de « distorsions dans leur vie privée et familiale » et dans celle de leurs parents.
3. Arguments présentés devant la Cour par le Gouvernement belge et par la Commission
17. Auprès de la Commission, le Gouvernement belge a soutenu que le statut linguistique de l’enseignement à Kraainem n’enfreint aucun des trois articles invoqués. Tout en concluant, à titre principal à l’inapplicabilité complète de ces articles (cf. supra), il a présenté quelques arguments en ordre subsidiaire. Il a fait valoir, en substance, que le contrôle linguistique ne s’exerce pas avec la rigueur arbitraire qui lui prêtent les requérants, que les classes françaises de Kraainem ne constituent point des instruments de dépersonnalisation et que le Parlement belge ne poursuit nullement la « reconquête flamande » des environs de Bruxelles.
Devant la Cour, le Gouvernement belge n’a plus guère traité de la question dont il s’agit; il s’est expressément référé à l’avis de la majorité de la Commission.
18. La Commission considère, en effet, que le « statut propre » défini à l’article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963 ne se heurte pas aux exigences de la Convention et du Protocole additionnel; elle a confirmé devant la Cour l’opinion qu’elle avait exprimée à ce sujet dans son rapport.
Estimant que les requêtes « doivent être déclarées mal fondées » pour autant qu’elles s’appuient sur l’article 2 du Protocole (P1-2) (cf. supra), la Commission ne croit pas nécessaire d’examiner les « circonstances particulières qui peuvent les distinguer entre elles », ni les différences « entre la législation de 1932 et celle de 1963 ». Elle relève néanmoins qu’en vertu de la loi du 2 août 1963, « les requérants de Kraainem peuvent obtenir pour leurs enfants un enseignement en français, tout au moins du niveau primaire ».
En ce qui concerne l’article 8 (art. 8) de la Convention, les requérants n’auraient à « se plaindre d’aucune ingérence de l’État dans leur vie privée et familiale » puisque l’enseignement secondaire n’entre pas en ligne de compte à cet égard (cf. supra) et que Kraainem possède, à l’heure actuelle, des classes primaires d’expression française. Ils ne fourniraient « aucun détail » au sujet des « réticences » qu’ils reprochent aux pouvoirs locaux et, surtout, n’affirmeraient pas « que leurs enfants ne (puissent) bénéficier sur place d’un enseignement en français ». De plus, ils n’auraient « en principe rien à redouter » du contrôle linguistique s’ils sont réellement francophones dans l’hypothèse « où l’un d’entre eux » se prétendrait « victime d’une décision erronée de l’inspection linguistique, des recours internes s’offriraient à lui ». Le grief tiré de l’enseignement intensif du néerlandais dans les classes françaises de Kraainem ne serait pas non plus justifié: la Commission trouve « naturel qu’un État bilingue comme la Belgique prenne des mesures, surtout dans les régions bilingues, pour assurer à ses habitants la connaissance des deux langues du pays »; « tout au plus pourrait-on » s’étonner, d’après elle, « que dans les écoles néerlandaises » de Kraainem « l’enseignement de la langue française soit facultatif ». L’obligation d’étudier « la seconde langue du pays » ne porterait pas atteinte « à la personnalité, à la vie privée de l’élève »: « l’enseignement général est donné en français » et les parents auraient, d’ordinaire, « les moyens de veiller à ce que les enfants acquièrent une bonne connaissance de leur langue maternelle ». « De toute façon », les requérants n’auraient « signalé à la Commission aucun cas où cette possibilité n’existerait pas ».
La Commission recherche enfin s’il y a ou non, sur le point considéré, violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 2 du Protocole additionnel (art. 14+P1-2) ou avec l’article 8 (art. 14+8) de la Convention. Certaines règles du statut litigieux lui paraissent refléter « le souci de l’État belge de veiller au maintien de la langue néerlandaise », voire d’assimiler les « minorités, contre leur gré, au milieu linguistique régional ». Onze membres de la Commission pensent cependant qu’il n’en résulte aucune discrimination contraire à l’article 14 (art. 14). Sept d’entre eux jugent « normal que la loi impose l’enseignement du néerlandais dans des communes où cette langue est celle d’une partie importante et parfois de la majorité des habitants ». Quant à l’absence, à Kraainem, d' »un enseignement en français, officiel ou subventionné, du degré secondaire », elle ne leur semble pas davantage inconciliable avec l’article 14 (art. 14): « s’il est admis que le refus de l’État de créer ou de subventionner un enseignement du degré primaire de langue française » ne revêt pas un caractère discriminatoire, il en va de même, a fortiori, « pour l’enseignement secondaire ». Certes, « l’État introduit » à cet égard « une distinction » au détriment des élèves de langue française; il s’agirait pourtant « d’une faveur que la loi accorde aux habitants de langue flamande » et « non d’une rigueur qui entraverait les francophones dans la jouissance des droits garantis par la Convention ». « D’après les renseignements fournis à la Commission », du reste, il n’existe d’enseignement secondaire néerlandais que dans trois des communes énumérées à l’article 7 par. 1 de la loi du 2 août 1963, à savoir Wemmel, Wezembeek-Oppem et Rhode-St. Genèse. Les parents de langue néerlandaise résidant à Kraainem doivent donc eux aussi, pour que leurs enfants suivent des études secondaires, « les envoyer dans des écoles plus ou moins éloignées »; cette situation ne dépendrait nullement « de la question linguistique ». Quatre autres membres de la Commission arrivent également, par des raisonnements différents, à la conclusion que le régime des six communes de la périphérie de Bruxelles ne méconnaît pas la Convention. En revanche, un membre n’approuve pas cette conclusion : il estime en substance que les requérants de Kraainem demeurent, « quoique à un degré bien moindre qu’avant 1963 », « victimes d’une discrimination incompatible avec l’article 14 (art. 14) de la Convention ». LaCommission attire l’attention de la Cour sur ces diverses opinions individuelles.
4. Décision de la Cour
19. Réserve faite des conditions de résidence auxquelles a trait la cinquième question, le statut propre dont l’article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963 dote six communes de la périphérie de Bruxelles, y compris Kraainem, ne viole, dans le cas des signataires de la requête no 1677/62, aucun des trois articles invoqués par ceux-ci devant la Commission.
Pas plus que les dispositions légales et administratives visées par les première et deuxième questions, le statut des six communes n’entraîne un refus du droit à l’instruction, garanti par la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2), ou une atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale, consacré par l’article 8 (art. 8) de la Convention.
La Cour souligne à ce sujet, tout d’abord, que les écoles gardiennes et primaires d’expression française existant dans les six communes sont accessibles aux enfants des signataires de la requête no 1677/62. Le droit à l’instruction de ces enfants, au sens de la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2), se trouve ainsi respecté.
Une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale, protégé par l’article 8 (art. 8) de la Convention, ne peut pas davantage être constatée en l’espèce. En alléguant devant la Commission la violation de ce texte, les requérants en ont méconnu la portée. Obliger un enfant à étudier, de manière approfondie, la langue nationale qui n’est pas la sienne, ne saurait être qualifié d’entreprise de « dépersonnalisation ». Quant à la décision de certains requérants d’envoyer leurs enfants dans une école de langue française de Bruxelles-Capitale, plutôt que dans une école régie par l’article 7 par. 3-B de la loi du 2 août 1963, elle résulte de leur propre choix et non d’une immixtion des autorités dans leur vie privée et familiale.
Reste à savoir si les mesures dont il s’agit violent la première phrase de l’article 2 du Protocole ou l’article 8 de la Convention, combinés avec l’article 14 (art. 14+P1-2, art. 14+8).
Ici encore, la réponse doit être négative.
Les six communes en question appartiennent à une région traditionnellement néerlandophone. En considération du grand nombre des francophones qui s’y trouvent, le législateur y a instauré un régime dérogeant au principe de la territorialité. Il y subordonne l’organisation d’un enseignement officiel ou subventionné en français au dépôt d’une demande émanant de seize chefs de famille domiciliés dans la commune considérée; de plus, cet enseignement s’accompagne obligatoirement de l’étude approfondie du néerlandais. Ce faisant, la loi ne dépasse pas un cadre tracé selon des critères objectifs et s’inspire d’un intérêt public. En outre, la création et le maintien d’un enseignement dispensé en français sont possibles dans lesdites communes.Enfin, le fait d’assortir cet enseignement de l’étude approfondie du néerlandais, alors que celle du français demeure facultative dans les écoles néerlandaises des mêmes communes, ne constitue pas une discrimination puisque ces dernières appartiennent à un région traditionnellement néerlandophone.
En ce qui concerne l’argument tiré de l’absence, à Kraainem, d’un enseignement secondaire officiel ou subventionné en français, la Cour rappelle que l’article 2 du Protocole (P1-2) n’oblige pas les États contractants à créer des établissements scolaires: il s’agit là d’une question laissée à l’appréciation des autorités nationales compétentes. La Cour constate aussi, une fois de plus, qu’en Belgique la scolarité obligatoire porte essentiellement sur l’instruction primaire. Elle relève, du reste, que Kraainem ne possède pas non plus, à l’heure actuelle, d’enseignement néerlandophone du niveau secondaire.
D. Sur la quatrième question
20. La quatrième question porte sur le point de savoir s’il existe ou non, dans le cas des requérants, une violation de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention, ou de tel d’entre eux,
« quant aux conditions auxquelles obéit, pour les enfants dont les parents résident en dehors de l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, l’inscription dans les écoles de cet arrondissement (article 17 de la loi du 30 juillet 1963). »
1. Faits
21. Aux termes des deuxième, troisième, quatrième et cinquième alinéas de l’article 17 de la loi du 30 juillet 1963,
« Dans tous les cas où la langue maternelle ou usuelle de l’enfant détermine le régime linguistique de son enseignement, le chef d’école ne peut procéder à son inscription dans un régime déterminé que sur production:
(a) soit d’un certificat du chef de l’école que l’élève vient de quitter, attestant qu’il a fait ses études antérieures dans la langue de ce régime;
(b) soit d’une déclaration linguistique du chef de famille, visée par l’inspection linguistique dans tous les cas où celle-ci ne met pas en doute l’exactitude de cette déclaration;
(c) soit d’une décision de la commission ou de jury mentionné à l’article 18.
Toutefois, lorsque l’enfant est inscrit pour la première fois dans une école gardienne, le chef d’école peut inscrire l’enfant sur production de la déclaration linguistique qui sera envoyée dans le mois à l’inspection linguistique pour vérification.
Pour les élèves qui s’inscrivent dans une école de l’arrondissement de Bruxelles-Capitale et dont les parents résident en dehors de cet arrondissement, la langue de l’enseignement sera la langue de la région de la résidence des parents, sauf déclaration contraire du chef de famille et approuvée par l’inspection linguistique.
Le Roi détermine les modèles du certificat et de la déclaration qui devront comprendre tout renseignement de nature à faciliter la vérification de leur exactitude. »
Un arrêté royal a été pris le 30 novembre 1966 en application de ce dernier alinéa; deux autres arrêtés royaux du même jour ont fixé le statut et les règles de fonctionnement de l’inspection linguistique prévue à l’article 18 de la loi du 30 juillet 1963.
2. Arguments présentés par les requérants devant la Commission ou par son intermédiaire
22. D’après les requérants, ces dispositions enfreignent l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et les articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention. Dans l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, « la langue de l’enseignement est », en principe, « le néerlandais ou le français, selon la langue maternelle ou usuelle de l’enfant » (article 5 de la loi du 30 juillet 1963). Or, le système de la langue maternelle ou usuelle n’assure pas aux parents une entière liberté de choix: la déclaration du chef de famille doit être « la constatation d’un fait », non « l’expression d’un voeu », et lesservices de l’inspection linguistique en vérifient l’exactitude (articles 17 et 18 de la loi du 30 juillet 1963). Ce contrôle, que les requérants jugent « odieux » par lui-même, ouvrirait de surcroît laporte à l' »arbitraire », d’autant que la langue maternelle peut différer de la langue usuelle et qu’il existe de nombreux ménages bilingues. Quant aux recours offerts par la loi du 30 juillet 1963 (article 18) et par celle du 23 décembre 1946 (Conseil d’État), ils n’auraient pas d’effet suspensif et, d’ailleurs, ne sauraient corriger le vice fondamental du système critiqué.
Les griefs des requérants se dirigent cependant surtout contre le quatrième alinéa de l’article 17 de la loi du 30 juillet 1963, qui a trait à l’hypothèse particulière où les parents désireux de confier leur enfant à une école de Bruxelles-Capitale résident en dehors de cet arrondissement. Cet alinéa introduirait une entrave supplémentaire à l’exercice de la liberté de choix des requérants: si ces derniers envoient leurs enfants s’instruire dans la capitale, la langue de l’enseignement sera normalement celle de la région où ils habitent, en l’occurrence le néerlandais.Sans doute le chef de famille pourra-t-il faire une déclaration en sens contraire, mais il lui faudra obtenir, dans les conditions décrites plus haut, l’accord de l’inspection linguistique. Pour renverser la « présomption légale » instituée par le quatrième alinéa de l’article 17, il devra fournir la « contre-preuve », procédure « nettement discriminatoire » aux yeux des requérants. « Dans des situations douteuses ou complexes » – et elles ne seraient pas rares en Belgique – ladite présomption l’emportera.
Pour les enfants qui sortent d’une école gardienne située en zone unilingue flamande, l’envoi à Bruxelles constituerait une solution encore plus précaire en raison des deuxième et troisième alinéas.
Bref, l’article 17 tendrait à priver le chef de famille, « même au prix de la dislocation du foyer », « du droit élémentaire d’avoir les fruits de sa chair à sa ressemblance intellectuelle ».
Les signataires de la requête no 2126/64 signalent, néanmoins, que « 1253 enfants vilvordois fréquentent les établissements d’enseignement francophones de Bruxelles ou en Wallonie ».Pour le transport des enfants âgés de trois à neuf ou dix ans, ils ont affrété des autobus; en outre, ils ont instauré un tour de rôle pour surveiller l’embarquement aux divers points de départ et la descente aux lieux d’arrivée. D’autres requérants semblent avoir également adopté cette solution.
3. Arguments présentés devant la Cour par le Gouvernement belge et par la Commission
23. Auprès de la Commission, le Gouvernement belge a soutenu que l’article 17 de la loi du 30 juillet 1963, et notamment son quatrième alinéa, ne viole ni l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2), ni les articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention. Tout en concluant, en ordre principal, à l’inapplicabilité complète de ces articles (cf. supra), il a présenté une série d’arguments à titre subsidiaire. Il a fait valoir, en premier lieu que le critère de la langue maternelle ou usuelle est beaucoup plus simple, souple et libéral que les requérants ne le prétendent. Un enfant de langue française ne courrait nullement le risque de se voir refuser l’accès aux classes françaises de Bruxelles-Capitale, même s’il a commencé ses études en Flandre et en néerlandais. A cet égard, la loi du 30 juillet 1963 ne diffère de la loi du 14 juillet 1932 que sur un point: elle crée « deux présomptions légales » fondées respectivement sur « la langue dans laquelle l’enfant a reçu l’enseignement précédemment » (deuxième alinéa de l’article 17) et sur la langue de la région où les parents habitent (quatrième alinéa). Toutefois, ces présomptions « peuvent être renversées par les déclarations du père de famille ». Quant au contrôle incombant à l’inspection linguistique il ne s’exercerait pas avec la rigueur que les requérants lui prêtent; son objectivité trouverait une garantie supplémentaire dans les recours institués par la législation en vigueur (article 18 de la loi du 30 juillet 1963, arrêté royal du 30 novembre 1966 sur le fonctionnement de l’inspection linguistique et loi du 23 décembre 1946 portant création du Conseil d’État de Belgique). Dès lors, les abus imputables à des « fonctionnaires pointilleux » ne se produiraient que rarement. Du reste, les requérants ne sauraient s’en plaindre à la Commission avant d’en avoir saisi, « dans un but d’assainissement », la « juridiction nationale » compétente.
Devant la Cour, le Gouvernement belge s’est expressément référé à l’avis de la Commission sur le point dont il s’agit. Il a souligné en outre que les enfants dont la langue maternelle ou usuelle est autre que le français ou le néerlandais, par exemple l’allemand, « peuvent s’inscrire à Bruxelles-Capitale aussi bien dans les écoles (françaises) que dans les écoles néerlandaises ».Il a ajouté que « les écoles de l’arrondissement de Bruxelles-Capitale qui dispensent une formation spécifique » donnée dans une seule langue peuvent accueillir des élèves dont cette langue n’est pas la langue maternelle, même si les parents résident ailleurs: il suffit, en pareil cas, que ces élèves soient dans l’impossibilité d’acquérir « une telle formation dans leur région linguistique » (circulaire ministérielle du 10 octobre 1963).
24. La Commission, confirmant devant la Cour l’avis unanime formulé à ce sujet dans son rapport, estime que l’article 17 de la loi du 30 juillet 1963 n’enfreint aucun des trois articles (art. 8, art. 14, P1-2) invoqués par les requérants. En ce qui concerne l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et l’article 8 (art. 8) de la Convention, envisagés isolément, son opinion repose sur des considérations résumées plus haut. La Commission ne pense pas non plus que l’article 17 de la loi du 30 juillet 1963 entraîne, en l’espèce, une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 2 du Protocole (14+P1-2) ou avec l’article 8 (art. 14+8) de la Convention. Sans doute relève-t-elle que les parents néerlandophones de Wallonie ne semblent pas envoyer leurs enfants à Bruxelles-Capitale aussi fréquemment que les parents francophones de Flandre; elle y voit l’une des preuves de la relativité du « parallélisme » ménagé par la loi entre les deux grandes zones unilingues. Le fait que les enfants d’expression néerlandaise « n’ont pas accès aux écoles françaises de Bruxelles » et l’existence du contrôle linguistique lui paraissent refléter « le souci de l’État belge de veiller au maintien de la langue néerlandaise ». La Commission constate cependant que les requérants, y compris ceux de Vilvorde, n’affirment « nulle part (…) que les enfants de l’un ou l’autre d’entre eux n’aient pas été acceptés dans les écoles françaises de Bruxelles »; elle en déduit qu' »ils ne peuvent se prétendre victimes d’une mesure discriminatoire ».
Dans son mémoire du 16 décembre 1965, la Commission « signale à l’attention de la Cour un aspect particulier de la législation dont se plaignent les requérants »: « là même où ils prévoient la possibilité d’un double réseau linguistique d’enseignement officiel ou reconnu », par exemple dans l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, « les textes en vigueur n’accordent pas aux parents la liberté de choisir entre le français et le néerlandais pour l’instruction de leurs enfants » puisqu' »ils instaurent le système de la langue maternelle ou usuelle et placent la déclaration du père de famille sous le contrôle de l’inspection linguistique ». La Commission se demande s’il en résulte une simple « distinction légitime » ou une véritable « discrimination » incompatible avec l’article 14 (art. 14). Toutefois, la Commission constate que la question ne surgit pas « à l’état pur dans les causes dont la Cour se trouve saisie, car les requérants se présentent comme des francophones et désirent pour leurs enfants un enseignement en français ».
4. Décision de la Cour
25. Les conditions auxquelles est subordonnée, pour les enfants dont les parents résident en dehors de l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, l’inscription dans les écoles de cet arrondissement, sont définies à l’article 17 de la loi du 30 juillet 1963. L’application de ce texte ne viole, dans le cas des requérants, aucun des trois articles de la Convention et du Protocole (art. 8, art. 14, P1-2) invoqués par ceux-ci devant la Commission.
La Cour rappelle en effet que la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2) n’implique, en elle-même, aucune exigence d’ordre linguistique et que l’article 8 (art. 8) de la Convention ne consacre pas un droit propre des parents en matière d’instruction de leurs enfants. Elle relève en outre que la disposition légale litigieuse n’a pas troublé d’une manière injustifiée la vie privée et familiale des requérants.
La Cour ne constate pas davantage, sur le point considéré, de discrimination contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec la première phrase de l’article 2 du Protocole (art. 14+P1-2) ou avec l’article 8 (art. 14+8) de la Convention; pareille discrimination n’a d’ailleurs pas été démontrée par les requérants.
Dans son mémoire du 16 décembre 1965, la Commission a signalé à l’attention de la Cour le fait que là où il existe un double réseau d’enseignement officiel ou subsidié, par exemple à Bruxelles, les parents n’ont pas la liberté de choisir entre le français et le néerlandais pour l’instruction de leurs enfants. Dans la présente affaire, cette question revêt un caractère théorique puisque les requérants se déclarent francophones et désirent pour leurs enfants un enseignement en français; la Commission n’a d’ailleurs pas manqué de le souligner. Or, la Cour ne saurait trancher un problème qui ne se pose pas en l’espèce.
E. Sur la cinquième question
26. La cinquième question porte sur le point de savoir s’il y a ou non, dans la cas des requérants, violation de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14)de la Convention, ou de tel d’entre eux, « en tant que l’article 7, dernier alinéa, de la loi du 30 juillet 1963 et l’article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963 empêchent certains enfants, sur le seul fondement de la résidence de leurs parents, d’accéder aux écoles de langue française existant à Louvain et dans les six communes » de la périphérie de Bruxelles dotées d’un « statut propre », y compris Kraainem.
1. Faits
27. Aux termes de l’article 7, deuxième alinéa in fine, de la loi du 30 juillet 1963, un « arrêté royal motivé, délibéré en Conseil des Ministres et publié en entier au Moniteur belge », peut déroger aux dispositions de l’article 4 – lequel a trait aux régions unilingues – « au profit »:
« de sections d’enseignement spécial, de sections d’enseignement technique existant actuellement, et de sections d’enseignement moyen existant actuellement, servant de sections didactiques à une université et qui sont situées dans la même agglomération que cette université. Toutes ces sections sont uniquement accessibles à des enfants dont la langue maternelle ou usuelle n’est pas la langue de l’enseignement de la région linguistique où l’école est située, lorsque le chef de famille réside en dehors de cette région, ou bénéficie du régime particulier prévu à l’article 40 de la loi sur l’emploi des langues en matière administrative, ainsi qu’aux enfants de nationalité étrangère lorsque le chef de famille fait partie d’une organisation de droit des gens, d’une ambasade, d’une légation ou d’un consulat. »
L’article 40 de la loi du 2 août 1963 sur l’emploi des langues en matière administrative, auquel ce texte se réfère, concerne « le personnel, les élèves et les professeurs » de « l’Université bilingue établie dans une commune sans régime spécial », « ainsi que les membres de leur famille vivant sous leur toit ».
En vertu de l’article 7, deuxième alinéa in fine, de la loi du 30 juillet 1963, un arrêté royal du 8 août 1963, publié au Moniteu belge du 22 août 1963, a introduit des « dérogations temporaires auxdispositions de l’article 4 » de la même loi. Il prévoyait notamment ce qui suit:
« BAUDOUIN, Roi des Belges,
(…)
Considérant que le bref délai qui sépare la publication de cette loi de sa mise en application rend impossible un examen approfondi de la situation des différentes sections existantes qui pourraient se prévaloir d’une dérogation aux dispositions de l’article 4 (…);
Considérant qu’il convient de fixer au plus tôt les établissements intéressés au sujet de leur sort pendant l’année scolaire 1963-1964;
(…),
Nous avons arrêté et arrêtons:
Article 1er, Les établissements officiels et les établissements libres subventionnés ou reconnus par l’État qui ont organisé, au cours de l’année scolaire 1962-1963, un enseignement dans une langue autre que celle de la région linguistique où l’école est située, peuvent maintenir cet enseignement au cours de l’année scolaire 1963-1964:
(a) (…);
(b) dans les sections d’enseignement technique ou spécial;
(c) dans la section d’enseignement moyen d’expression française de l’Institut du Sacré-Coeur de Heverlée.
Cet enseignement ne sera accessible qu’aux enfants qui étaient déjà inscrits dans l’établissement au cours de l’année scolaire 1962-1963, ainsi qu’aux enfants visés à l’article 7 de la loi du 30 juillet 1963.
Article 2 (…). »
Le Gouvernement belge a produit à la demande de la Cour, le 30 novembre 1967, le texte d’un arrêté royal du 30 novembre 1966 « portant application de l’article 7, alinéa 2, 2o de la loi du 30 juillet 1963 ». Publié au Moniteur belge du 3 décembre 1966, cet arrêté revêt apparemment un caractère permanent que n’avait pas celui du 8 août 1963. En voici les principales dispositions:
« BAUDOUIN, Roi des Belges,
(…);
Considérant l’existence d’un enseignement organisé dans des sections d’enseignement spécial et celle, au 30 juillet 1963, d’un enseignement organisé dans des sections d’enseignement technique, dans des sectionsd’enseignement moyen servant de sections didactiques à l’Université catholique de Louvain, et situées dans la même agglomération que cette université;
(…);
Vu l’urgence;
(…);
Nous avons arrêté et arrêtons:
Article 1er. L’enseignement organisé en langue française dans des sections d’enseignement spécial ainsi que celui existant au 30 juillet 1963 dans des sections d’enseignement technique et dans des sections d’enseignement moyen servant de sections didactiques à l’Université catholique de Louvain, et qui sont situées dans la même agglomération que cette université, est accessible aux enfants visés à l’article 7, alinéa 2, 2o de la loi du 30 juillet 1963, ainsi qu’à ceux qui étaient déjà inscrits dans de telles sections pendant l’année scolaire 1962-1963.
Article 2. Le présent arrêté entre en vigueur le 1er septembre 1966.
Article 3. (…) »
La ville de Louvain et la commune limitrophe de Heverlée relèvent toutes deux de la « région de langue néerlandaise »; quelques kilomètres les séparent de la frontière linguistique. Une université catholique se trouve implantée à Louvain depuis des siècles; elle comprend une section flamande et une section française. L’Institut du Sacré-Coeur de Heverlée est, lui aussi, un établissement privé; il possédait autrefois des classes moyennes françaises, ouvertes uniquement aux enfants de sexe féminin. Comme ces classes servaient, notamment, aux « exercices didactiques de l’Université », l’arrêté royal du 8 août 1963 en a autorisé le maintien. Quant à l’arrêté du 30 novembre 1966, il ne semble pas avoir modifié leur situation dans un sens défavorablebien qu’il ne les mentionne plus nommément. Les requérants et le Gouvernement belge n’ont pas signalé la présence, dans l’agglomération de Louvain, de classes françaises – officielles, subventionnées ou reconnues – autres que celles de l’Institut du Sacré-Coeur de Heverlée. Il ressort pourtant du rapport de la Commission et des arrêtés royaux des 8 août 1963 et 30 novembre 1966 que des sections françaises d’enseignement spécial, technique et moyen, rattachées à l’Université de Louvain, ont pu également subsister.
Qu’elles soient sises à Louvain ou Heverlée, les classes en question bénéficient d’une aide financière de l’État. N’y ont cependant accès que quatre catégories d’enfants: les enfants qui les fréquentaient pendant l’année scolaire 1962-1963; les enfants du personnel, des élèves et des professeurs de l’Université, ainsi que des membres de leur famille vivant sous leur toit; les enfants de nationalité étrangère, lorsque le chef de famille appartient à une organisation de droit des gens, à une ambassade, à une légation ou à un consulat; enfin, les enfants belges d’expression française si le chef de famille réside en dehors de la région unilingue néerlandaise.
28. L’article 7 par. 3-B de la loi du 2 août 1963 a déjà été cité in extenso à propos de la troisième question (par. 15 supra). Il suffira de rappeler ici qu’à Drogenbos, Kraainem, Linkebeek, Rhode-St. Genèse, Wemmel et Wezembeek-Oppem, l’enseignement gardien et primaire doit être dispensé en français aux enfants dont cette langue est la langue maternelle ou usuelle « si le chef de famille réside dans une de ces communes » et si « seize chefs de famille résidant dans la commune » considérée en font la demande.
La Commission estime que ce texte est « quelque peu ambigu ». Elle lui donne l’interprétation suivante, que le Gouvernement belge n’a pas contestée:
« Il semble (…) que des chefs de famille établis dans des communes différentes d’une même catégorie ne puissent pas se concerter pour demander l’ouverture d’une école française dans l’une d’entre elles, mais que la demande doive émaner de seize chefs de famille habitant dans une même commune. Par contre, il paraît certain que du moment qu’une école française existe dans l’une quelconque des communes en question, les enfants francophones des autres communes de la même catégorie (…) y ont également accès. »
Quoi qu’il en soit, un enfant ne peut fréquenter les classes françaises de Drogenbos, Kraainem, Linkebeek, Rhode-St. Genèse, Wemmel ou Wezembeek-Oppem si le chef de famille réside ailleurs que dans l’une de ces six communes « dotées d’un statut propre » par exemple dans la région unilingue flamande.
2. Arguments présentés par les requérants devant la Commission ou par son intermédiaire
29. D’après les requérants, la législation litigieuse enfreint, sur les deux points considérés, l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et les article 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention.
En ce qui concerne les classes françaises de Louvain et de Heverlée, les signataires de la requête no 1994/63 (Louvain et environs) affirment, pour commencer, que Louvain appartient « au patrimoine belge » et devrait, par conséquent, « bénéficier d’un statut national plutôt que (…) flamand ». Or, il s’en serait « fallu de peu », en 1963, qu’on ne supprimât la section française de l’Université au nom du « principe de l’intégrité absolue du territoire flamand »; on n’y aurait renoncé, à l’époque, que pour des raisons d’ordre pratique et financier et l’action tendant à « expulser » ladite section en Wallonie se poursuivrait à l’heure actuelle. Les requérants soulignent en outre qu’il existait jadis, à Louvain et à Heverlée, une série de classes françaises dont des classes de transmutation. L’entrée en vigueur de la loi du 30 juillet 1963 a provoqué la disparition de la plupart d’entre elles. Quant à celles qui restent, elles survivraient à titre purement précaire et révocable puisque l’article 7, deuxième alinéa, de la loi du 30 juillet 1963 revêt un caractère permissif « il peut être dérogé » et non pas impératif.
Les signataires de la requête no 1994/63 reprochent au législateur belge de les empêcher d’inscrire leurs enfants dans les classes ainsi maintenues. En effet, ils déclarent avoir presque tous leurs domiciles à Louvain, à Heverlée ou dans d’autres communes de la région unilingue flamande, ne point compter parmi les membres du personnel, les élèves et les professeurs de l’Université catholique et posséder la nationalité belge. Ils admettent donc qu’ils ne répondent pas aux diverses conditions définies à l’article 7 in fine de la loi du 30 juillet 1963. L’inspection linguistique vérifierait avec soin le respect de ces conditions; l’un des requérants en aurait fait personnellement l’expérience. Partant, l’article 7 in fine de la loi du 30 juillet 1963 irait à l’encontre des « aspirations des requérants » de Louvain, « qui désirent une éducation française pour leurs enfants ». Il entraînerait une situation « d’autant plus critiquable que les requérants utilisent » exclusivement ou principalement « la langue française », « qu’ils habitent dans une région à forte minorité d’expression française et qu’une école française est maintenue dont on leur refuse l’accès ». Cette dernière circonstance montrerait qu’il importe peu, en l’occurrence, de savoir si l’article 2 du Protocole (P1-2) engendre ou non des obligation positives. Pour donner à leursenfants l’occasion d’accomplir leurs études en français, les requérants se verraient contraints soit à recourir à l' »émigration scolaire », soit à quitter Louvain; il en résulterait une atteinte auxdroits garantis par l’article 8 (art. 8) de la Convention. En ouvrant les classes françaises de Louvain et de Heverlée à certains enfants étrangers et à ceux des membres du personnel, des élèves et des professeurs de l’Université, le législateur aurait créé « des écoles de castes et de privilégiés ». De manière générale, l’article 7 in fine de la loi du 30 juillet 1963 introduirait une série de discriminations fondées non seulement sur la résidence, mais encore sur le sexe (Institut du Sacré-Coeur de Heverlée), la langue, l’appartenance à une minorité nationale ou linguistique, la nationalité et la profession. Les requérants d’Anvers et de Gand (requêtes no 1691/62 et 1769/63) se plaignent également de ne pouvoir confier leurs enfants aux classes françaises de l’agglomération de Louvain.
La condition de résidence à laquelle l’article 7 par. 3-B de la loi du 2 août 1963 subordonne l’accès aux classes françaises des six communes « dotées d’un statut propre » méconnaîtrait, elle aussi, la Convention et le Protocole. A vrai dire, elle ne cause aucun préjudice aux signataires de la requête no 1677/62 puisqu’ils vivent à Kraainem; la Commission et le Gouvernement belge n’ont pas manqué de le relever. De fait, ces requérants s’attaquent surtout aux autres aspects du régime applicable à Drogenbos, Kraainem, Linkebeek, Rhode-St. Genèse, Wemmel et Wezembeek-Oppem (cf. supra); ils jugent cependant anormal qu’une clause « strictement territorialiste » empêche « des enfants habitant de l’autre côté de la rue, mais déjà sur le territoireadministratif (d’une) autre commune », de fréquenter les écoles en question. Les requérants d’Alsemberg, Beersel, Anvers, Gand, Louvain et Vilvorde sont plus directement touchés. Ainsi, le fils de l’un des avocats qui représentent les requérants d’Anvers, Gand et Vilvorde (requêtes no 1691/62, 1769/63 et 2126/64) habiterait à Tervueren, localité appartenant à la région de langue néerlandaise, mais contiguë à Wezembeek-Oppem; l’entrée en vigueur de la loi du 2 août 1963 l’aurait obligé à retirer ses enfants d’une école française de Wezembeek-Oppem, sise à 150 mètres de son domicile, et à les envoyer quotidiennement à Bruxelles, distante d’une douzaine de kilomètres. Les requérants se prétendent victimes, à cet égard, de violations de l’article 2 du Protocole (P1-2) et des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention, et notamment d’une discrimination fondée sur la résidence.
Dans le cas de Louvain comme dans celui des six communes de la périphérie de Bruxelles, les discriminations dénoncées par les requérants ne reposeraient point sur « des raisons financières ou administratives »: elles refléteraient la volonté de consacrer « les droits du sol » au détriment des libertés individuelles et de « liquider les minorités francophones » en les contraignant à « se flamandiser » ou à « déménager ».
3. Arguments présentés devant la Cour par le Gouvernement belge et par la Commission
30. Le Gouvernement belge soutient que la législation litigieuse ne se heurte nullement, sur les deux point considérés, aux exigences des trois articles (P1-2, art. 8, art. 14) invoqués par les requérants. Tout en concluant, en ordre principal, à l’inapplicabilité complète de ces articles (cf. supra), il présente plusieurs arguments à titre subsidiaire. Il souligne, en substance, que l’article 7 in fine de la loi du 30 juillet 1963 et l’article 7 par. 3-B de la loi du 2 août 1963 ne s’écartent du principe de territorialité que pour des raisons de caractère très particulier: répondre aux « besoins didactiques de l’Université », bilingue, de Louvain et offrir, dans les six communes dotées d’un statut propre, certaines facilités à l' »assez forte minorité linguistique francophone » qui s’y trouve implantée. Ces justifications expliqueraient en même temps les limites dans lesquelles jouent les exceptions dont il s’agit. Pourquoi le législateur tolérerait-il que les « concessions » accordées aux francophones à Louvain et dans les communes de la périphérie de Bruxelles servent de « point de départ » à « une francisation de la population flamande de ces communes et des communes avoisinantes », alors que son but – « avouable » et « légitime » – consiste précisément à assurer en Flandre la formation d’élites d’expression néerlandaise? Les problèmes qui se posent en la matière seraient « des problèmes de plus ou de moins » et « la question de savoir dans quelle mesure il est opportun d’étendre ces dérogations » relèverait de la politique et non du droit.L’avis de la Commission aurait ceci d' »illogique » et de « paradoxal » que la violation constatée par la majorité « disparaîtrait si l’État belge supprimait purement et simplement les concessions »susmentionnées.
31. Confirmant devant la Cour l’avis formulé dans son rapport, la Commission commence par relever que l’article 2 du Protocole additionel (P1-2), pris isolément, « n’oblige pas l’État belge àaccueillir les enfants des requérants dans les écoles françaises » – officielles ou privées – « organisées ou maintenues en région flamande à titre exceptionnel ou temporaire »: « libre de créer ou de subventionner des écoles ou de s’en abstenir », l’État « peut régler comme il l’entend l’accès à ces écoles ». Deux membres de la
Commission arrivent à la même conclusion par des raisonnements différents, mais trois autres jugent « incompatible avec la première phrase de l’article 2 (P1-2) (…) que l’État belge ne permette pas à des francophones résidant soit dans la région unilingue flamande, soit dans la région de la frontière linguistique bruxelloise, d’envoyer leurs enfants aux écoles françaises de leur voisinage ». La Commission attire l’attention de la Cour sur ces diverses opinions individuelles.
Bien que « l’exclusion des enfants des requérants » ne lui semble pas se fonder sur des motifs « d’ordre technique ou administratif », la Commission ne croit pas non plus « qu’il en résulte une violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention »: si « l’État n’est pas tenu par la Convention, malgré l’obligation scolaire qu’il a instaurée », d' »offrir un enseignement français aux francophones » de Flandre, « il en découle que rien ne l’astreint (…) à leur ouvrir des écoles françaises existantes ni à subventionner des écoles françaises » qui accepteraient « les enfants des requérants dans des conditions » non prévues « par la législation linguistique ».
La Commission s’attache enfin à déterminer si l’article 7 in fine de la loi du 30 juillet 1963 et l’article 7 par. 3-B de la loi du 2 août 1963 méconnaissent ou non, sur le point considéré, l’article 2du Protocole et l’article 8 de la Convention, envisagés cette fois en combinaison avec l’article 14 (art. 14+P1-2, art. 14+8)). Elle se prononce par la négative en ce qui concerne l’article 8 (art. 8) de la Convention et la seconde phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2), et par l’affirmative quant à la première phrase de l’article 2 (P1-2). Les deux dispositions légales attaquées par les requérants lui paraissent figurer parmi celles qui reflètent la volonté d’assimiler les minorités, contre leur gré, au milieu linguistique régional. Les inégalités de traitement établies par l’article 7 in fine de la loi du 30 juillet 1963 ne constitueraient cependant pas toutes des discriminations. En effet, les deux exceptions dont bénéficient certains enfants étrangers et « les enfants des professeurs, des étudiants et des membres du personnel de l’Université » de Louvain se justifieraient, la première par les règles de la courtoisie internationale, la seconde par le « caractère bilingue » de cette Université. La Commission n’aperçoit pas davantage de discrimination « dans le fait que l’Institut du Sacré-Coeur de Heverlée n’accueille que des jeunes filles, ni d’ailleurs dans la faveur (…) accordée aux enfants qui y étaient inscrits pour l’année scolaire 1962-1963 » (arrêtés royaux des 8 août 1963 et 30 novembre 1966).
En revanche, la Commission estime que l’article 7 in fine de la loi du 30 juillet 1963 porte atteinte au droit à l’instruction, tel que le garantissent conjointement la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et l’article 14 (art. 14) de la Convention, dans la mesure où il ferme les classes françaises de Louvain et de Heverlée aux « enfants des requérants pour le motifqu’ils résident dans la région flamande » (avis exprimé par huit voix contre quatre). Il en irait de même de l’article 7 de la loi du 2 août 1963 pour autant que le paragraphe 3-B écarte des classesfrançaises des six communes dotées d’un statut propre les enfants dont les parents n’habitent pas dans ces communes, alors que les classes néerlandaises desdites communes « sont accessibles », d’après le paragraphe 3-A et jusqu’à concurrence des « places disponibles », « aux enfants néerlandophones » du voisinage et notamment de Wallonie (avis exprimé par sept voix contre cinq).
La Commission ne croit pas qu’il faille distinguer, à cet égard, « entre les écoles officielles et les écoles privées reconnues ». « Ces dernières seraient autorisées » et « disposées » à « accueillir desélèves sans considération aucune de la résidence des parents », n’étaient la législation linguistique et le risque de perdre leur droit aux subsides de l’État. Quant aux écoles officielles, « onpourrait évidemment concevoir qu’elles soient réservées », « pour des raisons d’ordre administratif ou financier », « aux enfants habitant les communes » où elles se trouvent. Les « renseignements fournis tant par les requérants que par le Gouvernement belge » montreraient toutefois l’absence de raisons de cette nature. « Les conditions de résidence » en question ne s’expliqueraient « que par le dessein d’empêcher », en région flamande, « l’extension ou le maintien de la langue et de la culture française », voire de réaliser « l’assimilation des minorités au milieu linguistique régional ».Cette volonté serait « particulièrement manifeste pour ce qui est des écoles françaises de Louvain et de Heverlée » où l’on admet « des enfants venant de Wallonie » tandis que l’on refuse « les enfants des francophones » vivant « sur place ». Partant, il importerait « peu que ni la Convention, ni le Protocole additionnel n’obligent l’État à créer ou à subventionner un enseignement quelconque »: « en l’espèce, cet enseignement existe et, dans la mesure où il est privé, il est subventionné ». « L’exclusion des enfants des requérants » s’analyserait en une « rigueur » et les »enfants néerlandophones » n’en retireraient « aucun avantage ». L’abolition pure et simple des classes françaises de Louvain, Heverlée, Drogenbos, Kraainem, Linkebeek, Rhode-St. Genèse, Wemmel et Wezembeek-Oppem effacerait-elle la discrimination dont il s’agit? La Commission n’estime pas devoir examiner « cette possibilité qui aurait (…) pour conséquence, entre autres, de priver d’école française la localité de Kraainem où (…) les francophones sont en majorité »: « ce qui peut arriver à la suite d’un changement législatif, dans un avenir proche ou reculé », ne l' »intéresse pas ». Il lui paraît d’ailleurs assez « invraisemblable qu’il puisse entrer dans les vues du Gouvernement belge de choisir une solution aussi radicale » qu’il serait sans doute « difficile » d’adopter en pratique.
Cinq membres de la Commission ne discernent aucune violation dans le cas de Kraainem et des cinq autres communes de la périphérie de Bruxelles; quatre d’entre eux n’en constatent pas non plus dans celui de Louvain et de Heverlée. La Commission attire l’attention de la Cour sur leurs opinions dissidentes.
4. Décision de la Cour
32. La Cour examinera successivement les mesures légales et administratives régissant l’accès à l’enseignement francophone à Louvain et à Heverlée d’une part et dans les six communes dites à facilités d’autre part.
Louvain et Heverlée appartiennent à la région unilingue néerlandaise.
Si le législateur y a autorisé le maintien d’un enseignement francophone, il l’a fait avant tout en considération des besoins découlant du caractère bilingue de l’Université de Louvain. Les principes dominants, dans les deux communes, le fonctionnement de l’enseignement en langue française, déterminent aussi les conditions d’accès à cet enseignement. Le bénéfice des textes litigieux (article 7 in fine de la loi du 30 juillet 1963 et arrêtés royaux des 8 août 1963 et 30 novembre 1966) dépend donc de leur objet. Il est accordé, au premier chef, aux professeurs, employés et étudiants francophones de l’Université de Louvain, sans la présence desquels cette dernière ne pouvait demeurer bilingue. De même, si les classes françaises de Louvain et de Heverlée restent ouvertes aux enfants de familles francophones résidant en dehors de la région unilingue néerlandaise, c’est parce qu’elles servent de sections didactiques à l’Université bilingue de Louvain. Quant à la faveur accordée à certains enfants de nationalité étrangère, elle se justifie par les usages de la courtoisie internationale. Dès lors, l’exclusion des enfants de langue française habitant la région unilingue néerlandaise et dont les parents ne comptent point parmi les professeurs, les étudiants et les membres du personnel de l’Université, ne constituepas une mesure discriminatoire eu égard à la légitimité de l’objectif spécifique du législateur.
La situation est tout autre dans le cas des six communes « à facilités », qui appartiennent à l’agglomération entourant Bruxelles, capitale d’un État bilingue et centre international. D’après lesrenseignements fournis à la Cour, lesdites communes comptent un nombre important de familles francophones; elles constituent, jusqu’à un certain point, une zone de caractère « mixte ».
C’est pour répondre à cette donnée de fait que l’article 7 de la loi du 2 août 1963 a dérogé au principe de territorialité, ainsi que la Cour l’a noté en traitant la troisième question. Il ressort, eneffet, de son paragraphe 1er que les six communes ne relèvent plus de la région unilingue néerlandaise, mais forment un « arrondissement administratif distinct » doté d’un « statut propre ». Le paragraphe 2 en tire une première série de conséquences: il prévoit en substance que les six communes dont il s’agit bénéficient d’un régime bilingue « en matière administrative ». Quant au paragraphe 3, dont les requérants contestent la compatibilité avec les articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention et avec l’article 2 du Protocole (P1-2), il s’applique « en matière scolaire ». Il dispose que la langue de l’enseignement est le néerlandais dans les six communes; il prescrit cependant l’organisation, au profit des enfants dont le français est la langue maternelle ou usuelle, d’un enseignement français, officiel ou subsidié, aux niveaux gardien et primaire, à condition que seize chefs de famille la demandent. Toutefois, ce dernier enseignement n’est pas accessible aux enfants dont les parents résident en dehors des communes considérées. Au contraire, les classes néerlandaises des mêmes communes accueillent en principe tout enfant, quels que soient sa langue maternelle ou usuelle et le lieu de résidence de ses parents. La condition de résidence ne jouant donc qu’à l’égard de l’un des deux groupes linguistiques, la Cour se trouve appelée à rechercher s’il en résulte une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention, combiné avec la première phrase de l’article 2 du Protocole (art. 14+P1-2) ou avec l’article 8 (art. 14+8) de la Convention.
Une telle mesure ne se justifie pas eu égard aux exigences de la Convention, en tant qu’elle comporte, au détriment de certains individus, les éléments d’un traitement discriminatoire fondé plus encore sur la langue que sur la résidence.
Tout d’abord, cette mesure ne s’applique pas de façon uniforme aux familles parlant l’une ou l’autre langue nationales. Les enfants néerlandophones qui résident dans la région unilingue française, d’ailleurs toute proche, ont accès aux établissements scolaires de langue néerlandaise existant dans les six communes, tandis que les enfants francophones habitant la région unilingue néerlandaise se voient refuser l’accès aux écoles françaises des mêmes communes. De même, les classes néerlandaises des six communes sont ouvertes aux enfants néerlandophones de la région unilingue néerlandaise, alors que les classes françaises desdites communes sont fermées aux enfants francophones de cette région.
Pareille situation contraste du reste avec celle qui découle des possibilités d’accès aux écoles de langue française de l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, ouvertes aux enfantsfrancophones indépendamment du lieu de résidence de leurs parents (articles 5 et 17 de la loi du 30 juillet 1963).
Il apparaît, dès lors, que la condition de résidence n’est pas imposée dans l’intérêt des établissements scolaires, pour des raisons d’ordre administratif ou financier; elle procède uniquement, dans le cas des requérants, de considérations tenant à la langue. En outre, la mesure litigieuse ne respecte pas entièrement, dans le chef de la plupart des requérants et de leurs enfants, le rapport de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé. La Cour relève à cet égard, en particulier, que l’impossibilité d’accéder aux écoles françaises, officielles ou subsidiées, des six communes « à facilités » affecte d’autant plus les enfants des requérants dans l’exercice de leur droit à l’instruction qu’il n’existe pas de telles écoles dans les communes où ils résident.
La jouissance du droit à l’instruction tel que la Cour le conçoit, et plus précisément celle du droit d’accéder aux établissements scolaires existants, ne se trouve donc pas, sur le point considéré, assuré à tous sans discrimination fondée, notamment, sur la langue. En d’autres termes, la mesure litigieuse se révèle à cet égard incompatible avec la première phrase de l’article 2 du Protocole, combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention. Dans ces conditions, la Cour n’estime pas nécessaire de rechercher si ladite mesure respecte l’article 8 de la Convention, combiné ou non avec l’article 14 (art. 14+8).
F. Sur la sixième question
33. La sixième question porte sur le point de savoir s’il existe ou non, dans le cas des requérants, une violation de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention, ou de tel d’entre eux,
« pour autant que les lois de 1932 entraînaient et que les lois de 1963 entraînent le refus absolu d’homologuer les certificats sanctionnant des études secondaires non conformes aux prescriptions linguistiques en matière d’enseignement. »
1. Faits
34. Au terme de chaque cycle d’études secondaires, les établissements d’enseignement délivrent aux élèves des certificats spécifiant les études accomplies et constatant qu’elles l’ont été avec fruit. En effet, la Belgique n’a pas adopté le système du baccalauréat.
Le certificat de fin d’études secondaires atteste l’aptitude de son titulaire à suivre les cours de l’enseignement supérieur. Toutefois il n’a de valeur légale qu’auprès son « homologation » par un jury constitué à cet effet pour l’ensemble du pays, le jury d’homologation. Celui-ci examine uniquement les certificats; il n’accorde l’homologation que si les études répondent aux prescriptions légales.
Le porteur d’un certificat non homologué peut faire des études supérieures, par exemple à l’Université, et obtenir un grade universitaire appelé « grade scientifique », mais non pas un grade »légal » ou « académique ». Or, seuls les grades légaux ou académiques donnent accès à une série de fonctions et de professions: carrières administratives ou judiciaires, barreau, notariat, médecine, etc. Les détenteurs de certificats non homologués doivent, s’ils se destinent à de telles fonctions ou professions ou s’ils désirent acquérir un grade légal ou académique, passer un examen complet devant un organe communément dénommé « jury central ».
35. L’homologation d’un certificat dépend du respect tant des conditions techniques et scientifiques définies par la loi que de celles qui ont trait au régime linguistique de l’enseignement.
La loi du 12 mai 1910 prévoyait que les titulaires de certificats non homologables pour des raisons d’ordre linguistique devaient, pour pouvoir être admis à l’examen de candidat en philosophie et lettres, de candidat notaire, de candidat en sciences naturelles, de candidat en sciences physiques et mathématiques et de candidat ingénieur, subir devant le jury central une épreuve complémentaire portant uniquement sur celle des deux langues nationales qui n’avait pas été celle de leur instruction au degré moyen. Il en allait de même du projet d’où sortit la loi du 15 juillet 1932; l’exposé des motifs soulignait que ceux qui aspiraient à embrasser « une profession impliquant la possession d’un diplôme légal (devraient) fournir la preuve qu’ils (connaissaient) la langue de la région dans laquelle ils (seraient) appelés à exercer cette profession ». Le Parlement belge modifia cependant ledit projet qui devint la loi du 15 juillet 1932 sur la collation des grades académiques.
36. La loi du 15 juillet 1932 abrogea celle du 12 mai 1910 (article 4). Ses principales dispositions étaient ainsi conçues:
« Article 1er
Nul ne peut être déclaré admissible à l’examen de candidat en philosophie et lettres, de candidat en sciences ou de candidat en sciences naturelles et médicales, si le certificat d’études moyennes, délivré conformément aux articles 5 à 8 de la loi du 10 avril 1890 – 3 juillet 1891 sur la collation des grades académiques, dont il est porteur, n’atteste:
A. Si ledit certificat émane d’un établissement situé dans la région flamande ou dans la région wallonne:
1. Que les cours suivis par l’intéressé ont été faits dans la languen de la région;
2. Que l’intéressé a suivi, pendant au moins quatre heures par semaine, dans chaque année d’études, le cours d’une seconde langue moderne, visé à l’article 10 de la loi relative au régime linguistique de l’enseignement primaire et de l’enseignement moyen.
B. Si le certificat émane d’un établissement situé dans une commune de l’agglomération bruxelloise ou dans une commune bilingue de la frontière linguistique:
1. Que les cours suivis par l’intéressé étaient organisés de manière à assurer à sa langue maternelle ou usuelle – soit le français, soit le flamand – la prédominance comme langue d’enseignement;
2. Que l’intéressé a suivi, pendant au moins quatre heures par semaine, dans chaque année d’études, un cours de langue flamande, s’il a fait ses études en français, et un cours de langue française, s’il a fait ses études en flamand.
Lorsque l’intéressé a fait ses études dans l’une des sections spéciales, visées à l’article 9 de la loi relative au régime linguistique de l’enseignement primaire et de l’enseignement moyen ou dans une section spéciale analogue d’un établissement d’enseignement non soumis à la législation organique de l’enseignement moyen, il faut que le certificat d’études moyennes atteste que le titulaire réunissait les conditions, requises par cet article pour être admis dans cette section, et que les prescriptions de l’article 10 de ladite loi relatives à l’étude d’une seconde langue aient été observées.
Le certificat indique d’une façon précise le régime d’après lequel les études ont été faites.
Article 2
Pour l’application de l’article précédent en ce qui concerne les certificats émanant d’établissements d’enseignement non soumis à la législation organique de l’enseignement moyen, la langue maternelle ou usuelle est déterminée par la déclaration du chef de famille. En cas de doute sur l’exactitude de cette déclaration, il est procédé à l’examen, dès le début de l’année scolaire, par le chef de l’établissement ou son délégué, assisté de deux membres de sonpersonnel enseignant.
Le certificat d’études mentionne expressément que cette procédure a été strictement observée.
Article 3
Lorsque le titulaire du certificat d’études moyennes a fait ses études dans deux ou plusieurs établissements situés dans des régions différentes, le certificat doit attester que les prescriptions de l’article premier ont été observées dans chaque région.
Lorsque le titulaire a commencé ses études moyennes à l’étranger et les a achevées en Belgique, le certificat doit attester que les prescriptions de l’article premier ont été observées, en ce qui concerne la partie des études faites en Belgique.
Article 5
Dans l’application de la présente loi aux communes d’expression allemande, des dérogations justifiées par les circonstances locales peuvent être décidées par arrêté royal motivé, publié au Moniteur. »
Le refus d’homologuer les certificats non conformes à la législation linguistique fut étendu par la suite à diverses catégories d’études non régies par la loi du 15 juillet 1932 (loi du 27 juillet 1947, arrêté royal du 5 mai 1953 et article 23 de la loi du 29 mai 1959).
37. La loi du 30 juillet 1963, dont les articles 4 à 8 déterminent la langue de l’enseignement dans les diverses régions du Royaume, a abrogé (article 24) la loi du 15 juillet 1932. Aux termes de son article 19,
« Sont seuls homologables les certificats d’études faites conformément à la présente loi dans les établissements visés à l’article 1er et dans les autres établissements libres.
Il est fait exception pour les certificats délivrés, par dérogation à l’article 4 de la présente loi, par une université comme sanction des études dans une année préparatoire au grade de candidat ingénieur civil ».
L’article 1er, auquel renvoie l’article 19, précise que la loi du 30 juillet 1963 s’applique aux « établissements officiels d’enseignement gardien, primaire, moyen, normal, technique, artistique ou spécial » et aux « mêmes établissements libres subventionnés ou reconnus par l’État ». Quant à l’article 4, il stipule que « la langue de l’enseignement est le néerlandais dans la région de languenéerlandaise, le français dans la région de langue française et l’allemand dans la région de langue allemande, sauf les cas prévus aux articles 6 à 8 ».
La portée de l’article 19 précité a prêté à controverse entre les requérants et le Gouvernement belge. Les requérants ont soutenu que d’après l’article 19, combiné avec l’article 1er, l’homologation du certificat de fin d’études moyennes ne dépend plus exclusivement, comme sous l’empire de la loi du 15 juillet 1932, de la « régularité linguistique » des études en question, mais aussi de celle des études gardiennes et primaires antérieures. Le Gouvernement belge a contesté l’exactitude de cette interprétation. Après avoir examiné le problème, la Commission a conclu, avec le Gouvernement belge, que l’article 19 ne vise en réalité que l’enseignement du niveau secondaire. Les considérations qu’elle a développées en ce sens paraissent à la Cour entièrement convaincantes.
38. Sous l’empire de la législation de 1963 comme sous celui des lois de 1932, il peut être remédié au refus d’homologation par un examen passé devant le jury central. Ainsi que le Gouvernement belge l’a souligné, « le jury central n’a pas été institué à l’origine comme échappatoire pour la loi linguistique, mais dans un but social et démocratique: il permet à des jeunes gens de famille modeste, à qui leurs parents n’ont pas pu payer d’études régulières, d’acquérir malgré tout un diplôme légal; il sert également à réparer des erreurs d’aiguillage ». Aussi y a-t-il parmi les candidats, à côté d’élèves ayant accompli leurs études dans des conditions non conformes aux lois linguistiques, « beaucoup d’autodidactes, d’étudiants qui ont reçu un enseignement quelconque ou par correspondance ». Il existe des jurys centraux non seulement au niveau de l’enseignement moyen (inférieur et supérieur), mais encore à celui de l’enseignement commercial, normal et universitaire et des branches les plus importantes de l’enseignement technique et artistique.
L’examen porte sur l’ensemble des matières inscrites au programme officiel des études dont il s’agit. En ce qui concerne l’enseignement moyen, les candidats ont la faculté de se présenter en deux stades correspondant à chacun des cycles – inférieur et supérieur – de cet enseignement. Les épreuves se déroulent en néerlandais, en français ou en allemand, au choix de l’intéressé. L’inscription donne lieu au paiement de droits qui s’élèvent actuellement à 100 francs belges, pour l’obtention du diplôme d’aptitude à accéder à l’enseignement supérieur (examen de maturité) et à 200 francs belges pour celle du certificat d’études moyennes supérieures ou du diplôme d’admission à l’examen de candidat ingénieur civil (Moniteur Belge du 4 mai 1968,pages 5103-5104).
Les informations complémentaires fournies à la Cour, en janvier 1968, par le Gouvernement belge et par la Commission, montrent « que le nombre de certificats délivrés par des écoles et admis à l’homologation est plus grand en régime néerlandais qu’en régime français », mais que « la proportion est inverse en ce qui a trait aux certificats délivrés par le jury central ». La Commission attribue « ce phénomène au nombre de candidats francophones qui n’ont pu obtenir l’homologation de leur certificat par suite d’études irrégulières du point de vue linguistique ».
Ni le Gouvernement belge, ni la Commission n’ont été en mesure de répondre au désir de la Cour d’obtenir un tableau classant d’une part les élèves possesseurs d’un certificat de fin d’études moyennes, mais qui ne se sont pas conformés aux exigences de la législation linguistique et, d’autre part, les autres candidats. Le Gouvernement belge signale en effet que « les formulaires d’inscription des candidats ne comportent, à dessein, aucune demande d’indication d’études antérieures », car on entend que le jury central se trouve « dans une situation de parfaite objectivité ».
Il apparaît que le pourcentage des succès enregistrés devant le jury central au niveau supérieur de l’enseignement moyen oscille en général entre 25 et 50 % pour chacune des deux sessions annuelles et qu’il est assez souvent moins fort en régime français qu’en régime néerlandais. D’après le Gouvernement belge, il « correspond sensiblement au pourcentage des étudiants qui, ayant entamé leurs études moyennes, parviennent à les achever avec fruit ». Un candidat qui a essuyé un échec peut se représenter devant le jury central autant de fois qu’il le veut.
2. Arguments présentés par les requérants devant la Commission ou par son intermédiaire
39. Les requérants estiment que si les textes antérieurs à la législation de 1932 (loi du 12 mai 1910) étaient « éminemment équitables » en la matière, la loi du 15 juillet 1932 violait et l’article 19 de la loi du 30 juillet 1963 viole, sur le point considéré, l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et les articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention. A leurs yeux, le refus d’homologation rend « illusoire » et « frustratoire » l’envoi des enfants dans des écoles privées d’expression française sises en Flandre, car ces écoles ne délivrent que de « magnifiques parchemins » sans utilité pratique. Assurément, un employeur se contente parfois, « à la rigueur », d’un tel certificat; il arrive aussi que les élèves de « pensionnats pour jeunes filles » se préoccupent moins de briguer undiplôme légal que de recevoir une « formation complète ». Il ne s’agirait pourtant là que d’hypothèses « particulièrement rares »: « dans les organismes officiels, dans les administrations », seul compterait le diplôme légal, « document essentiel » dans la vie d’un homme en Belgique. Les requérants ne contestent pas que la possession d’un certificat non homologué suffit à l’acquisition d’un grade « scientifique », par opposition aux grades « légaux » ou « académiques ». Cependant, l’existence même de deux titres distincts impliquerait une différence de valeur. Les grades scientifiques n’intéresseraient guère que les étrangers. Du reste, ils se diviseraient en deux catégories comprenant, la première 118 grades qui correspondent à certains des 3469 grades légaux, la seconde les « grades qui sanctionnent les études non prévues par la loi ». Le titulaire d’un certificat non homologué n’aurait, en principe, accès ni à l’enseignement technique, ni à l’enseignement commercial du degré supérieur, ni à l’enseignement commercial supérieur, ni aux « carrières les plus intéressantes »: magistrature, barreau, administration en général, professions médicales et paramédicales, etc. Le Gouvernement belge ayant objecté que la Convention ne garantit pas le droit à l’exercice d’une profession, les requérants ont répliqué qu’ilsn’invoquent nullement ce droit mais bien « la liberté du père de famille, le droit à l’instruction, le droit au respect de la vie familiale » et le principe de non-discrimination. D’après eux, le refus d’homologation s’analyse en une « sanction » déguisée, en une mesure « punitive » qui condamne « à la fermeture » les « écoles dissidentes ». Il ne procéderait point de considérations administratives ou techniques touchant, par exemple, à la « valeur de l’enseignement » dispensé et à « sa conformité aux programmes », mais s’expliquerait par la volonté délibérée d' »extirper » le français deFlandre et de « néerlandiser » Bruxelles et ses environs. Il revêtirait donc un caractère arbitraire et discriminatoire. Il vouerait en effet quiconque a suivi « un enseignement français en Flandre, ou flamand en Wallonie », à demeurer un « citoyen de seconde zone ». La discrimination « la plus flagrante » se situerait « sur le plan international », car la Belgique reconnaît l’équivalence des diplômes de fin d’études secondaires décernés dans une série d’États avec lesquels elle a conclu des accords bilatéraux ou multilatéraux.
Quant à la possibilité d’obtenir un diplôme légal en se présentant devant le jury central, les requérants la qualifient de « palliatif discriminatoire » par essence. Ils soulignent à ce sujet que « lecertificat d’études moyennes » accomplies « en français en région flamande » conformément au « programme officiel » est « frappé de nullité alors qu’il atteste un même degré de préparation et de connaissances que le diplôme flamand, ou que le diplôme français délivré dans la région bruxelloise ou wallone ». En outre, les candidats doivent subir « en une seule fois » un « examen d’ensemble », « d’ailleurs difficile », portant « sur toutes les matières de l’enseignement moyen depuis la sixième jusques et y compris la première scientifique ou la rhétorique »; il leur faudrait par conséquent déployer « un effort infiniment plus grand » que leurs condisciples qui acquièrent leur diplôme « année par année ». De surcroît, et sans parler « des frais d’inscription », ils comparaissent devant « un jury de cinq examinateurs qui leur sont étrangers »; partant, ils se trouveraient « dans une position psychologiquement tout autre que l’enfant qui passe ses épreuves annuellement et fragmentairement devant son propre professeur ». Voilà pourquoi le recours au jury central resterait une « exception ».
Les requérants précisent que leur thèse n’implique en aucune manière, dans leur esprit, que les États soient tenus, en vertu de la Convention et du Protocole, d’accorder aux colonies d’étrangers fixées sur leur territoire les mêmes facilités qu’à leurs nationaux: à la différence de l’italien ou du polonais, « le français est, en Belgique, une langue nationale »; « citoyens à part entière », les Belges d’expression française auraient droit à une complète égalité de traitement par rapport à leurs compatriotes.
3. Arguments présentés devant la Cour par le Gouvernement belge et par la Commission
40. Le Gouvernement belge estime que la législation litigieuse n’enfreint, sur le point dont il s’agit, aucun des trois articles (P1-2, art. 8, art. 14) invoqués par les requérants. Tout enconcluant, en ordre principal, à l’inapplicabilité de ces articles (cf. supra), il avance plusieurs arguments à titre subsidiaire.
Et d’abord, l' »émigration scolaire », assortie ou non d' »un certain panachage », permet d’éviter le refus d’homologation: « les étudiants francophones domiciliés en Flandre ont le droit de fréquenter les établissements d’enseignement secondaire francophones, officiels ou subsidiés et reconnus, de l’agglomération bruxelloise » ou de Wallonie, « où ils pourront obtenir un diplôme d’enseignement secondaire légalement valable »; il leur est aussi loisible, pour atteindre le même résultat, de « commencer leurs études secondaires dans un établissement néerlandophone » de Flandre et de les achever « dans un établissement francophone » de Bruxelles ou de Wallonie. Sans doute la déclaration du chef de famille donne-t-elle lieu à « une vérification » dans l’arrondissement de Bruxelles-Capitale (cf. supra). Il ressortirait cependant des textes en vigueur, et notamment d’un arrêté royal du 30 novembre 1966, qu' »aussi longtemps qu’une décisiondéfinitive » n’aura pas établi la fausseté de cette déclaration, l’enfant pourra continuer à se rendre à l’école « où il a été admis »; les études qu’il y aura faites seront réputés conformes « à la loilinguistique » et n’empêcheront donc « en rien l’homologation de son diplôme ».
Les écoles moyennes d’expression française de Flandre, elles, ne délivrent que des certificats non homologables. Cependant, la plupart de leurs élèves se recruteraient parmi des jeunes filles que leurs parents entendent seulement voir « s’occuper », « de douze à dix-huit ans », « d’une façon honnête et innocente » et qui n’ont donc « pas besoin de diplôme ». D’ailleurs, les certificats non homologués ne seraient pas inutiles: des employeurs s’en contenteraient parfois. Sans doute les titulaires de tels certificats ne peuvent-ils ni suivre les enseignements technique supérieur, artistique supérieur, normal supérieur, commercial secondaire du degré supérieur et commercial supérieur, ni postuler un grade universitaire légal, ni embrasser aucune des carrières exigeant un diplôme, en particulier « les carrières juridiques officielles – avocat, magistrat, notaire -« , « les carrières médicales et paramédicales », « les carrières dans l’enseignement », « les carrières d’ingénieur de l’État » et les carrières administratives « à partir d’un certain niveau ». En revanche, « l’enseignement universitaire qui confère des titres scientifiques », à l’exception de l’enseignement commercial, échappe « à l’application de la loi linguistique ». Les titres scientifiques, « accordés par les universités dans des conditions qu’elles définissent tout à fait librement », offriraient un grand intérêt pour qui se destine à une « carrière dans l’industrie et le commerce » ou à une profession « parajuridique ou technique ». Les uns, par exemple le titre de « docteur en droit, grade scientifique », sont « les frères jumeaux » de ceux que l’on « rencontre dans l’enseignement légal »; d’autres, aussi nombreux que variés, n’ont pas d’équivalent dans ce dernier.
Partant, le refus d’homologation constituerait un simple « inconvénient » et non une « sanction déguisée ». Ne concernant pas « la faculté d’organiser un enseignement et de jouir des résultats naturels de cet enseignement », il ne serait « en rien assimilable à un refus du droit à l’instruction »; il ne frapperait pas les requérants « au niveau de l’enseignement, mais au niveau de ses conséquences ». Or, la Convention contiendrait une « lacune regrettable » qui ne s’expliquerait point par « une inadvertance »: on n’y trouve « pas un seul article sur l’exercice des professions ». Sans vouloir pousser à l’extrême cet argument « un peu exégétique », le Gouvernement belge estime qu’il est nécessaire d’observer « une certaine prudence » en un domaine que la Convention ne régit pas expressément.
Au demeurant, les porteurs de certificats non homologués peuvent acquérir un diplôme légal en passant – dans la langue de leur choix – un examen devant le jury central. Le Gouvernement belge ne nie pas que « le nombre des échecs » est « bien plus considérable » devant ce jury que « dans les établissements officiels ou reconnus, à la fin des études moyennes », mais pareille situation lui semble « inévitable ». En effet, « les étudiants qui se présentent aux examens de la dernière (…) année d’études moyennes forment un groupe très sévèrement sélectionné par les examens subis et les échecs essuyés au cours des cinq années précédentes ». Au contraire, ceux qui comparaissent devant le jury central n’ont pas « fait l’objet d’une sélection aussi sévère » et l’on compte parmi eux un pourcentage « non négligeable d’autodidactes ou de semi-autodidactes ». Le programme de l’examen en question serait conçu de manière à donner aux candidats « des chances raisonnables de succès ». Quant au montant des droits d’inscription à payer, il serait « modique ».
Le Gouvernement belge souligne encore qu’en règle générale, « le diplômé universitaire peut, quelle que soit la langue de son diplôme, s’établir dans tout le pays et exercer la professioncorrespondant à son grade académique ». En Belgique, seul l’accès à quelques professions – « magistrature, administration, enseignement organisé, subsidié ou reconnu par les pouvoirs publics, etc. » – dépend de la connaissance de la langue régionale; on peut « ignorer complètement le néerlandais et être médecin, avocat ou ingénieur en Flandre ». Qu’arriverait-il si l’État belge acceptait d’homologuer les certificats d’études délivrés en Flandre par les écoles privées d’expression française mais introduisait, en même temps, une législation « qui formulerait pour l’exercice de toute profession intellectuelle des exigences en matière de connaissances linguistiques ». Selon le Gouvernement, on créerait « une situation malsaine »: d’un côté, on « encouragerait tous les francophones de Flandre à envoyer leurs enfants » dans de telles écoles; de l’autre, on écarterait ces enfants des « fonctions auxquelles ils se destinent », car lesdites écoles ne leur dispenseraient pas une formation linguistique adéquate. Aux yeux du Gouvernement, une législation de ce genre serait « bien plus sévère, dure et malhonnête » que les textes en vigueur et « constituerait un véritable guet-apens », mais elle ne violerait « ni la lettre ni l’esprit de la Convention ». A fortiori, les lois existantes, « plus libérales et plus prudentes », respecteraient la Convention et le Protocole.
Le Gouvernement belge insiste en outre sur l’une des conséquences qu’entraînerait, à son avis, l’adoption de la thèse des requérants. Il rappelle que la Convention et le Protocole ont pour but de protéger les Droits de l’Homme et non ceux du citoyen, car les droits et libertés garantis valent pour toutes les personnes relevant de la juridiction des États Contractants, « même si elles sont étrangères, même si elles ont la nationalité d’un État non signataire », et ce « sans distinction aucune fondée, notamment, sur l’origine nationale » (articles 1 et 14 de la Convention) (art. 1, art. 14). Le Gouvernement en infère que « les requérants ne sont pas fondés à invoquer devant les juridictions européennes des droits plus amples que ceux auxquels pourraient prétendre des étrangers »: « dira-t-on qu’une minorité étrangère, installée près des charbonnages belges, puisse exiger une intervention financière en vue d’un enseignement donné en langue étrangère et l’homologation automatique des diplômes résultant de pareil enseignement ? »
Enfin, des « mobiles légitimes » justifieraient « la sanction du refus d’homologation ». Loin de vouloir « liquider la classe dirigeante francophone » de Flandre, le législateur aurait cherché et réussi à « conjurer certaines crises menaçantes » et à « former en Flandre une intelligentsia connaissant bien le néerlandais » et donc capable d’accomplir son « devoir social ».
Les autorités belges seraient parties d’une double constatation: la présence, en Belgique, de « deux groupes importants de population parlant des langues distinctes et massés dans des régions différentes »; « l’inexistence presque totale d’une élite néerlandophone », imputable au « phénomène de francisation » qui se manifestait « en pays flamand ». Soucieux d' »apaiser des conflits déjà anciens », le Parlement aurait songé d’abord à « une solution de bilinguisme »; il l’aurait cependant écartée car elle n’aurait pas permis de « faire naître une élite vraiment néerlandophone ». Il aurait ainsi été amené à retenir un système territorialiste, jugeant que « la meilleure manière d’assurer la collaboration » et la « cohabitation harmonieuse » des deux grandes « collectivités linguistiques au sein d’un État national unitaire » consistait à « donner la prédominance dans chaque région du pays à la langue régionale, prédominance et non exclusivité puisque la liberté est garantie ». On aurait estimé, spécialement, « que dans l’intérêt de la communauté flamande » et pour remédier à « une tension sociale et politique des plus graves », il fallait stimuler « la fréquentation de l’enseignement néerlandophone » et « ne pas accorder un assistance et des encouragements aux établissements » qui favorisaient la « francisation des élites ». Comment aurait-on suscité en Flandre une élite néerlandophone sans « enrayer » ou « freiner » ce « phénomène de francisation active »? En « désapprouvant » le second de ces desseins alors qu’elle « approuve » lepremier, la Commission adopterait une position peu cohérente.
Aux yeux du Gouvernement belge, l’enseignement dispensé « dans les instituts francophones unilingues » de Flandre « était de bonne qualité en toutes matières sauf une, à savoir la langue néerlandaise ». Or, dans « l’optique du législateur belge » et contrairement à l’opinion implicite de la Commission, le fait qu’une école de Flandre « ne procure qu’une connaissance insuffisante » du néerlandais n’est pas « sans incidence sur la valeur de l’enseignement » dont il s’agit. La Convention et le Protocole n’obligeraient point l’État à « reconnaître la validité des diplômes d’une institut d’enseignement déterminé, dès que cet enseignement est satisfaisant du point de vue technique »; ils ne lui interdiraient pas de subordonner cette reconnaissance à « certaines conditions linguistiques », ni « de réserver » une série de fonctions ou de professions « à ceux dont les connaissances techniques et linguistiques garantissent l’aptitude ». D’après le Gouvernement belge, quiconque aspire à « jouer un rôle dirigeant dans le pays » doit « vouloir la promotion sociale et culturelle » du peuple et, partant, acquérir « une connaissance suffisante de la langue » de ce dernier.
Le but « légitime » poursuivi aurait été atteint: « si, à partir de 1932 », beaucoup de « parents flamands ont préféré envoyer leurs enfants dans des établissements néerlandophones, la raison en était uniquement » à l’époque, et demeure « principalement » à l’heure actuelle, qu’en Flandre seuls ces établissements délivrent des certificats homologables. « Désormais, les Flamands » auraient « une élite nombreuse » et « le séparatisme flamand » aurait « disparu ».
Bref, « la conception belge » n’entraînerait aucune « discrimination illicite à l’encontre des minorités ». Elle ne serait d’ailleurs pas propre à la Belgique: dans plusieurs autres pays, dont la Suisse, le principe de non-discrimination « cède » également « le pas à l’homogénéité régionale en matière scolaire ».
41. La Commission a confirmé devant la Cour l’avis qu’elle avait formulé à ce sujet dans son rapport.
Le refus d’homologation n’enfreindrait pas l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2), envisagé isolément. Sans doute le « droit à l’instruction » comprendrait-il, au moins « dans les circonstances économiques et sociales actuelles de la Belgique » et « des autres pays signataires du Protocole », « le droit de tirer pleinement profit de l’instruction reçue » (cf. supra). Toutefois, l’article 2 (P1-2) laisserait l’État « libre de créer ou de subventionner des écoles ou de s’en abstenir » (cf. supra). Il en résulterait « que l’État belge n’est pas tenu, par le texte en question, d’homologuer les certificats d’études délivrés par des écoles quelconques, qu’elles observent ou non les exigences de la législation linguistique ». Selon la Commission, « la circonstance que la législation incriminée frappe un enseignement dispensé en une langue communément parlée par une grande partie de la population et considérée comme l’une des langues nationales, peut paraître particulièrement rigoureuse »; elle serait « cependant irrelevante sous l’angle de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) », qui n’autoriserait « aucune distinction entre les nationaux d’un État et les ressortissants étrangers ». Deux membres de la Commission arrivent à la même conclusion par des raisonnements différents, mais trois autres voient dans la mesure litigieuse « unerestriction empêchant de tirer le profit qui est normalement inhérent à l’enseignement reçu » et, partant, « un refus partiel du droit à l’instruction ». La Commission signale à l’attention de la Cour ces diverses opinions individuelles.
Il n’y aurait pas non plus violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention sur le point dont il s’agit: l’hypothèse de « troubles graves et non justifiés apportés à la vie privée ou familiale » desrequérants n’entrerait en ligne de compte « que pour l’enseignement primaire »; or, le problème de l’homologation ne se pose pas à ce niveau (cf. supra).
La Commission recherche enfin si le refus d’homologation méconnaît ou non l’article 2 du Protocole et l’article 8 de la Convention, combinés cette fois avec l’article 14 (art. 14+P1-2, art. 14+8). Elle se prononce par la négative en ce qui concerne l’article 8 (art. 8) de la Convention et la seconde phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2), et par l’affirmative quant à la première phrase de l’article 2 (P1-2).
S’efforçant de dégager « la tendance générale de la législation incriminée », la Commission estime que cette dernière « n’a ni pour but, ni pour effet de garantir les qualifications jugées nécessaires pour l’exercice » de certaines « fonctions ou professions », « ni d’ailleurs des connaissances linguistiques ». Lorsque de telles connaissances « sont requises, le candidat doit établir qu’il les possède »; « il ne lui suffit pas de s’être conformé, pendant ses études, aux lois linguistiques ». Dans cet ordre d’idées, la Commission constate que « la connaissance de la langue régionale n’est demandée » que dans quelques « professions intellectuelles » (« magistrature », « administration », « enseignement officiel ou reconnu par l’État », etc.), que l’étude de la seconde langue nationale est presque partout facultative en Belgique, singulièrement depuis l’entrée en vigueur de la loi du 30 juillet 1963, et que « l’élève qui subit un examen devant le jury central s’exprime dans la langue de son choix ». Elle en déduit que l’on peut, « du moins théoriquement », « accéder aux grades universitaires légaux sans avoir appris la seconde langue nationale ». Elle ajoute que les diplômes décernés par les quatre universités de Belgique – les Universités bilingues du Bruxelles et Louvain, l’Université néerlandophone de Gand et l’Université francophone de Liège – permettent « à leurs titulaires d’exercer sur tout le territoire du Royaume, sans avoir fait la preuve d’une connaissance même rudimentaire de la langue de la région, chacune des fonctionspubliques et des professions pour lesquelles la possession » de cette langue « n’est pas spécialement exigée ». « Inversement, le ressortissant belge qui aurait reçu un enseignement moyen non conforme à la législation linguistique », puis « obtenu dans une université un simple grade scientifique », « ne pourrait exercer nulle part en Belgique » – sauf à « passer un examen complet devant le jury central » – « les fonctions ou professions auxquelles ses études l’auraient préparé », quand bien même il aurait « une connaissance parfaite des deux langues nationales ».
En réalité, la législation litigieuse viserait à « l’assimilation des minorités, contre leur gré, au milieu linguistique régional »; elle ne tendrait pas seulement « à protéger la langue et la culturenéerlandaises en région flamande » et « à enrayer dans cette région l’extension de la langue française ». A cet égard, la Commission rappelle notamment « que le refus d’homologation est encouru pour peu qu’un élève n’ait pas suivi (…) un enseignement secondaire conforme à la loi linguistique », « ne fût-ce que pendant une année ou quelques mois ». Elle souligne en outre « que l’élève qui a reçu en Wallonie un enseignement en français obtient un certificat homologable, à la différence de l’élève qui a suivi un enseignement en français absolument identique, mais en région flamande ». Le premier pourra donc « accéder à un grade légal ou académique » tandis que le second devra, même s’il s’adonne avec fruit aux « mêmes études » universitaires, se contenter d’un simple grade scientifique, à moins de subir « avec succès, dans la langue de son choix, un examen complet devant le jury central ». Assurément, ces règles valent aussi pour « des étudesaccomplies en langue néerlandaise mais dans un établissement de Wallonie ». En pratique, toutefois, elles n’affecteraient guère l’enseignement dispensé en néerlandais: s' »il y avait, avant les lois de 1932, des écoles secondaires françaises en région flamande », « nul n’a affirmé devant la Commission qu’il existât, à l’époque, des écoles néerlandaises en Wallonie ». Ici encore, le « parallélisme » invoqué par le Gouvernement belge défavoriserait donc « uniquement les francophones ».
Partant de là, huit membres de la Commission expriment l’opinion que le refus d’homologation porte atteinte au droit à l’instruction, tel que le définissent conjointement l’article 2 du Protocole (P1-2) et l’article 14 (art. 14) de la Convention.
Certes, « ni la Convention ni le Protocole additionnel ne garantissent l’accès à des fonctions ou professions quelconques ». L’article 2, première phrase, du Protocole (P1-2) n’en consacrerait pas moins, « malgré sa formulation négative », « le droit de toute personne à l’instruction ». Or, de nos jours et « dans l’immense majorité des cas », l’instruction ne serait pas une fin « en soi ». « Ceux qui suivent un enseignement (…) ne le font pas dans un but désintéressé, mais dans l’intention de se préparer aux activités qu’ils se proposent » d’entreprendre à l’issue de leurs études. Pour la Commission, « le droit à l’instruction ne serait qu’une illusion s’il n’englobait pas celui d’en tirer pleinement profit », et l’article 2 (P1-2) « serait vide de sens » si l’on admettait qu’il se limite à protéger le droit « à une instruction purement humaniste ». Supposons « une législation qui, sans interdire à personne le droit à l’instruction, établirait des mesures discriminatoires quant aux avantages que les individus ou groupes d’individus peuvent retirer de l’instruction qu’ils ont reçue », y compris « l’exercice des fonctions et professions auxquelles cette instruction donne normalement accès ». Aux yeux de la Commission, pareille législation ne violerait pas « l’article 2 du Protocole (P1-2), considéré isolément », mais enfreindrait « cette disposition, combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) », car elle « n’assurerait pas à tous et sans distinction la jouissance du droit à l’instruction ».
En Belgique, certains avantages sont réservés aux porteurs de certificats homologués. Pour déterminer s’il en résulte ou non une « discrimination » incompatible avec l’article 14 (art. 14), laCommission juge nécessaire de scruter les « motifs » inspirant le refus d’homologation. D’après elle, il ne s’agit ni de « considérations d’ordre scientifique » (cf. supra), ni de raisons administratives.Sur ce dernier point, la Commission concède que l’État belge n’inspecte pas « les écoles qui ne se soumettent pas à la législation linguistique ». Elle relève, cependant, qu' »il ne servirait à rien àl’école qui n’observe pas » entièrement cette législation « de déclarer qu’elle entend » se prêter « à l’inspection scolaire »: en vertu de l’article 24 de la loi du 29 mai 1959, « l’État refuserait de donnersuite à cette déclaration ». Selon la Commission, ce refus entraîne lui aussi « une discrimination prohibée par l’article 14 (art. 14) »: « il n’y aurait aucune difficulté sérieuse de caractère administratif, ni d’ailleurs de caractère financier, pour faire contrôler en pays de langue néerlandaise des écoles qui donneraient un enseignement en français » ou des « écoles flamandes situées en Wallonie ». En vérité, la mesure litigieuse constituerait « l’un des moyens de la politique de l’État belge », qui veut, certes, « favoriser en Flandre la langue et la culture néerlandaises mais qui, dépassant ce but, s’attache à empêcher dans la même région l’extension, voire le maintien de la langue française ».
Sans doute « les élèves pourvus d’un certificat non homologable » ont-ils la ressource « d’obtenir un diplôme pleinement valable en passant un examen complet devant le jury central ». Cette »échappatoire » n’offrirait pourtant guère d’intérêt: les requérants auraient montré, et le Gouvernement belge n’aurait pas contesté, que l’examen en question « est un écueil très dangereux » et « comporte des désavantages et des risques sérieux ». La Commission ne considère d’ailleurs pas « l’institution du jury central » comme un « remède » digne du nom, puisque le refus d’homologation se fonde exclusivement sur l’irrégularité linguistique des études accomplies. En réalité, « l’obligation » de comparaître devant le jury central représenterait une « rigueur » que ne justifierait « aucun motif d’intérêt général » et qui, « du reste », ne procurerait « aucun avantage aux jeunes gens de langue néerlandaise qui en sont dispensés ». De toute manière, « lescirconstances qui peuvent atténuer, le cas échéant, la portée » du refus d’homologation (jury central, émigration scolaire avec ou sans « panachage », grades « scientifiques » etc.) ne sauraient, de l’avis de la Commission, effacer la violation, si violation il y a, découlant de ce refus.
La Commission n’ignore pas que « d’assez importantes colonies d’étrangers » se trouvent installées en Belgique et que la loi leur permet d’ouvrir des écoles où l’on enseignerait « en italien, enpolonais ou dans une autre langue ».
L’objection soulevée à ce propos par le Gouvernement belge (cf. supra) ne serait cependant « pas concluante ». Elle ne tiendrait pas compte du fait que le refus d’homologation frappe les certificats délivrés non seulement « par des écoles qui n’observent pas la législation linguistique dans son ensemble », mais aussi « par les écoles privées reconnues ou subventionnées par l’État, voire par les écoles officielles, lorsqu’il ne résulte pas de ces certificats » que leurs titulaires « se sont personnellement conformés, tout au long de leurs études secondaires, aux prescriptions des lois linguistiques ». De plus, le refus d’homologation ne produirait pas « les mêmes conséquences » pour les « citoyens belges » et pour les « ressortissants étrangers »: « ces derniers, même s’ils possèdent des diplômes valablement délivrés par les autorités belges, n’ont pas accès aux fonctions publiques, ni à certaines professions réservées » aux nationaux. Au demeurant, l’argumentation du Gouvernement belge manquerait de fondement « sur le plan de l’article 14 (art. 14) ». « Au regard de ce texte », il s’agirait de rechercher « si la jouissance du droit à l’instruction est assurée à tous de façon non discriminatoire ». Or, la Commission pense que l' »on ne saurait faire abstraction », « dans cette recherche », « de ce qu’en Belgique » le français « est une deslangues officielles » et « la langue maternelle ou usuelle de près de la moitié » des habitants. D’après elle, l’État belge pourrait « invoquer des raisons fort plausibles pour ne pas reconnaître les études » accomplies en Belgique « dans des écoles privées italiennes ou polonaises »: il lui faudrait « instituer auparavant un contrôle scolaire », au prix de « difficultés administratives et de chargesfinancières considérables ». L’État belge « pourrait d’ailleurs avoir des motifs sérieux pour considérer comme indésirable l’implantation », sur son sol, « d’une langue totalement étrangère ». La Commission en déduit que « si l’on se place sur le terrain de l’article 14 (art. 14) », « il peut exister des motifs valables, éliminant la notion de discrimination, pour ne pas accorder aux écoles des colonies étrangères le même traitement » qu’aux « écoles créées par des ressortissants belges, à l’intention de ressortissants belges et donnant un enseignement dans une langue nationale ». En l’espèce, seule serait « pertinente » une comparaison entre la situation légale du « groupe d’expression française » et celle du « groupe d’expression néerlandaise ».
Dès lors, le refus d’homologation se révélerait « inconciliable avec l’article 2 du Protocole additionnel, combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention ». Pour autant qu’il s’applique à des certificats sanctionnant des études non conformes, « en tous points », aux « prescriptions légales concernant la langue de l’enseignement », ce refus s’analyserait en une « rigueur fondée uniquement sur la langue et donc contraire à l’article 14 (art. 14) ». L’octroi de l’homologation ne constituerait nullement un « privilège » ou une « faveur », mais « tout simplement la consécration d’études régulièrement poursuivies », « la conséquence normale d’un enseignement reçu dans une école moyenne qui – cela va sans dire – répond par hypothèse aux exigences scientifiqueslégales ». En privant « certains citoyens », « pour des motifs purement linguistiques » et « pour des raisons entièrement étrangères aux impératifs de l’enseignement lui-même », du bénéfice des études accomplies, l’État belge aurait établi une « discrimination » incompatible avec l’article 14 (art. 14).
Quatre membres de la Commission n’aperçoivent cependant aucune violation sur le point considéré; la Commission attire l’attention de la Cour sur leurs opinions dissidentes.
4. Décision de la Cour
42. Les dispositions des lois de 1932 et de 1963 qui prévoyaient et prévoient le refus d’homologuer les certificats sanctionnant des études secondaires non conformes aux prescriptions linguistiques en matière d’enseignement, n’enfreignent ni la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2), ni l’article 8 (art. 8) de la Convention, considérés en eux-mêmes.
En effet, le droit à l’instruction, consacré à la première phrase de l’article 2 du Protocole (P1-2), n’est pas mis en échec par les lois critiquées. En particulier, le droit d’obtenir, conformément aux règles en vigueur dans chaque État et sous une forme ou une autre, la reconnaissance officielle des études accomplies, n’est pas méconnu par lesdites dispositions légales: laissant entier ce droit, elles en subordonnent simplement l’exercice à la condition expresse d’un examen devant un jury central. Cet examen ne constitue pas une épreuve d’une difficulté excessive. Il ressort des pièces produites et des déclarations faites devant la Cour que le candidat peut passer l’épreuve en deux stades et dans la langue nationale de son choix et que tout candidat n’ayant pas réussi peut se représenter devant le jury central autant de fois qu’il le désire. De plus, le pourcentage des échecs enregistrés devant le jury central au niveau supérieur de l’enseignement moyen n’a rien d’anormal. Au demeurant, les frais d’inscription à l’examen sont minimes.
Quant à l’article 8 (art. 8) de la Convention, invoqué par les requérants devant la Commission, on ne voit pas comment le système du jury central pour l’enseignement moyen, entraînerait une violation du droit au respect de la vie privée et familiale. Ici encore, la Cour constate l’absence de violation.
Reste à savoir si les dispositions légales visées par la sixième question sont compatibles avec la première phrase de l’article 2 du Protocole, combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de laConvention.
Cette question doit être examinée en fonction des critères que la Cour a dégagés ci-dessus pour déterminer si une mesure donnée revêt un caractère discriminatoire au sens de l’article 14 (art. 14).
A ce sujet, la Cour relève tout d’abord que le législateur, en adoptant le système litigieux, a poursuivi un but d’intérêt public: favoriser l’unité linguistique à l’intérieur des régions unilingues et, notamment, promouvoir chez les élèves la connaissance approfondie de la langue usuelle de la région. Ce but d’intérêt public ne comporte, en lui-même, aucun élément discriminatoire.
En ce qui concerne le rapport de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, la recherche de la réponse offre de plus grandes difficultés.
L’une d’entre elles réside dans le fait que les enfants qui, étant titulaires d’un certificat non homologable pour des raisons d’ordre purement linguistique, doivent subir un examen devant le jury central, se trouvent dans une situation moins avantageuse que les élèves ayant obtenu un certificat de fin d’études homologable. Toutefois, cette inégalité de traitement résulte en général d’une différence relative au régime administratif de l’établissement fréquenté: dans le premier des deux cas susmentionnés, il s’agit d’ordinaire d’un établissement qui, en vertu de la législation en vigueur, n’est pas soumis à l’inspection scolaire; dans le second, au contraire, le certificat émane nécessairement d’un établissement assujetti à une telle inspection. Ainsi, l’État traite inégalement des situations inégales. Il ne prive pas l’élève du fruit de ses études. En effet, le titulaire d’un certificat non homologable peut obtenir la reconnaissance officielle de ses études en se présentant devant le jury central. L’exercice de son droit à l’instruction n’est donc pas entravé d’une manière discriminatoire au sens de l’article 14 (art. 14).
Il n’est cependant pas impossible que l’application des dispositions légales litigieuses aboutisse, dans des cas individuels, à des résultats qui mettraient en cause l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, au point de constituer des discriminations.
Lors des débats devant la Cour, la Commission a en effet avancé l’hypothèse d’un refus d’homologation opposé à un élève qui aurait suivi, au début de ses études secondaires, un enseignement non conforme aux lois linguistiques, fût-ce pendant quelques mois seulement, et dont les études ultérieures se seraient déroulées dans les conditions définies par ces lois, et ce dans un établissement soumis à l’inspection scolaire. Même dans un cas de ce genre, où l’on ne pourrait guère parler de fraude à la loi, les dispositions légales incriminées feraient obstacle à la délivrance d’un certificat homologable.
Un tel résultat, si tant est qu’il puisse découler de l’application de la loi, devrait inspirer des doutes sérieux quant à sa compatibilité avec le droit à l’instruction dont la Convention et le Protocole assurent à tous la jouissance sans discrimination aucune.
En l’espèce, toutefois, il n’a été ni établi, ni même allégué, que l’on en soit arrivé à pareil résultat dans le cas de l’un des enfants des requérants.
L’examen de l’hypothèse ainsi envisagée n’empêche donc pas la Cour de conclure que les dispositions légales visées par la sixième question ne se trouvent pas, en elles-mêmes, en contradiction avec les exigences de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Dit, par huit voix contre sept, que l’article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963 n’est pas conforme aux exigences de l’article 14 de la Convention combiné avec la première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel (art. 14+P1-2), en tant qu’il empêche certains enfants, sur le seul fondement de la résidence de leurs parents, d’accéder aux écoles de langue française existant dans les six communes de la périphérie de Bruxelles dotées d’un statut propre, y compris Kraainem;
Réserve le droit éventuel, pour les requérants intéressés, de demander une satisfaction équitable quant à ce point particulier;
2. Dit à l’unanimité, en ce qui concerne les autres points litigieux, qu’il n’y a eu et qu’il n’y a violation d’aucun des articles de la Convention et du Protocole invoqués par les requérants.
Fait en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le vingt-trois juillet mil neuf cent soixante-huit.
R. CASSIN
Président
H. GOLSONG
Greffier
MM. les Juges A. Holmbäck, G. Maridakis, E. Rodenbourg, A. Ross, T. Wold, G. Wiarda et A. Mast, estimant que l’article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963 respecte la Convention et le Protocole additionnel (cf. le point I du dispositif), se prévalent du droit que leur confèrent les articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 50 par. 2 du Règlement de la Cour: MM. Holmbäck, Rodenbourg, Ross, Wiarda et Mast joignent à l’arrêt l’exposé de leur opinion dissidente collective; MM. Maridakis et Wold y joignent celui de leurs opinions dissidentes individuelles.
En outre, MM. les Juges G. Maridakis et T. Wold, tout en se ralliant au point 2 du dispositif, qui a trait aux autres questions soumises à la Cour, joignent à l’arrêt l’exposé de leurs opinions individuelles, se fondant sur des raisonnements différents de celui de la majorité.
R.C.
H.G.
OPINION DISSIDENTE COLLECTIVE DE MM. LES JUGES HOLMBÄCK, RODENBOURG, ROSS, WIARDA ET MAST
(Point I du dispositif de l’arrêt)
Les mesures légales et administratives régissant l’accès à l’enseignement donné en français dans les six communes dites « à facilités », ne sont pas incompatibles avec la première phrase del’article 2 du Protocole combinée avec l’article 14 (art. 14+P1-2) de la Convention. Cette opinion procède d’une application logique des principes formulés par la Cour, notamment, dans la partie générale de l’arrêt (Interprétation retenue par la Cour) et dans les motifs de la décision qu’elle a prise au sujet de la première question. Les tenants de la présente opinion estiment que la réponse que la Cour a, à une voix de majorité, donnée à la deuxième branche de la cinquième question est difficilement conciliable avec une interprétation rationnelle de ces principes. La partie générale de l’arrêt expose les principes suivants: « … l’article 14 (art. 14) (de la Convention) n’interdit pas toute distinction de traitement dans l’exercice des droits et libertés reconnus …On en arriverait, en effet, à juger contraires à la Convention chacune des nombreuses dispositions légales ou réglementaires qui n’assurent pas à tous une complète égalité de traitement dans la jouissance des droits et libertés reconnus. Or, les autorités nationales compétentes se trouvent souvent en face de situations ou de problèmes dont la diversité appelle des solutionsjuridiques différentes; certaines inégalités de droit ne tendent d’ailleurs qu’à corriger des inégalités de fait ». L’arrêt constate que l’article 14, combiné avec l’article 2 du Protocole (art. 14+P1-2), n’a pas pour effet de garantir aux enfants ou à leurs parents le droit à une instruction dispensée dans la langue de leur choix parce que, là où les Parties Contractantes ont voulu reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction, des droits spécifiques dans le domaine de l’emploi d’une langue ou de sa compréhension, elles l’ont clairement précisé dans le texte, comme àl’article 5 par. 2 et à l’article 6 par. 3 (a) ((art. 5-2, art. 6-3-a) de la Convention. L’arrêt expose ensuite dans sa partie générale quand la distinction de traitement est contraire à l’article 14 (art. 14).
Il établit les règles suivantes:
(1) La distinction doit poursuivre un but légitime.
(2) La distinction ne peut manquer de « justification objective ».
(3) L’article 14 (art. 14) est violé lorsqu’il « est clairement établi » qu’il n’existe pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
(4) L’existence de ce rapport raisonnable doit s’apprécier en connaissance des « données de droit et de fait caractérisant la vie de la société dans l’État qui, en qualité de Partie Contractante, répond de la mesure contestée ».
(5) La Cour ne saurait, dans l’exercice de ce pouvoir d’appréciation, « se substituer aux autorités nationales compétentes, faute de quoi, elle perdrait de vue le caractère subsidiaire du mécanisme international de garantie collective instauré par la Convention ». Il en résulte que « les autorités nationales demeurent libres de choisir les mesures qu’elles estiment appropriées dans les domaines régis par la Convention », et que « le contrôle de la Cour ne porte que sur la conformité de ces mesures avec les exigences de la Convention ».
Les tenants de l’opinion dissidente ici exposée, ne contestent pas le bien-fondé de ces cinq principes mais ils prétendent qu’il y a discordance entre les prémisses juridiques posées par la Cour et la réponse donnée à la seconde branche de la cinquième question.
Ils estiment:
I. que la distinction de traitement incriminée poursuit un but légitime;
II. que les mesures incriminées reposent sur des données objectives qui les justifient;
III. que l’absence de rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, n’est pas établie et n’est certainement pas clairement établie; qu’en ce qui concerne la réponse donnée à la deuxième branche de la cinquième question, l’arrêt n’a pas suffisamment tenu compte de la règle selon laquelle les autorités nationales, à qui il appartient au premier chef d’apprécier les exigences qu’impliquent les données de fait et de droit en cause, demeurent libres de choisir les mesures qu’elles estiment appropriées dans les domaines régis par la Convention.
I. La distinction de traitement incriminée poursuit un but légitime
En excluant du bénéfice de l’enseignement donné en français, les enfants dont les parents habitent la région unilingue néerlandaise, proche des communes dites « à facilités », le législateur a eu le souci d’assurer l’homogénéité linguistique des deux communautés, laquelle, dans ses vues, serait menacée par une extension au-delà du territoire des six communes, d’un régime d’exception. Dans la conception des lois des 30 juillet et 2 août 1963, qui ont été votées à une très large majorité de parlementaires flamands, wallons et bruxellois, cette homogénéité est la condition même d’un accord durable entre les communautés.
Cette vue des choses peut être discutée et elle l’a été très longuement au sein du Parlement belge, mais il n’est aucune raison de croire que l’objectif poursuivi en l’espèce par les lois incriminées est contraire à la lettre ou à l’esprit de la Convention.
La Cour a d’ailleurs, en réponse à la première question, affirmé que « les dispositions légales incriminées … ont pour but de réaliser l’unité linguistique à l’intérieur des deux grandes régions de la Belgique dans lesquelles une large majorité de la population ne parle que l’une des deux langues nationales » et qu' »en d’autres termes, (la législation) tend, dans la région unilingue néerlandaise, à décourager la création ou le maintien d’écoles où l’enseignement se dispenserait exclusivement en français ».
La Cour constate qu' »on ne saurait considérer une telle mesure comme arbitraire », qu' »elle repose tout d’abord sur cet élément objectif que constitue la région » et qu’elle s’inspire en outre d’un intérêt public, celui d’assurer que tous les établissements scolaires dépendant de l’État et existant dans une région unilingue, dispensent leur enseignement dans la langue qui est, au premier chef, celle de la région ».
II. La distinction de traitement incriminée repose sur des données
OBJECTIVES
Par hypothèse, les francophones aux dépens de qui l’équilibre qu’implique une mesure non-discriminatoire aurait été rompu, habitent des communes situées en territoire unilingue néerlandais limitrophes des communes à « facilités ». Leur régime est celui de tous les francophones habitant dans cette partie de la Belgique.
Le prétendu manque d’objectivité constitutif de discrimination repose sur une équivoque dans l’appréciation de la situation qui leur est faite parce qu’ils habitent la région unilingue flamande proche de la commune dite « à facilités ».
On s’émeut de ce qu’il leur faut, s’ils veulent que leurs enfants aient un enseignement donné en français, les envoyer dans une école de Bruxelles plus éloignée de leur domicile que l’école de langue française de la commune « à facilités » à proximité de laquelle ils habitent.
En conclure que leur imposer cet embarras ou cet inconvénient aboutit à une discrimination, revient à méconnaître la signification de cette donnée objective que constitue la frontière qui sépare les communes à facilités des communes unilingues néerlandaises.
Cette frontière est une donnée objective et nécessaire, inhérente à la nature des rapports entre le régime de droit commun et le régime qui lui fait exception.
Toute dérogation apportée à un régime de droit commun, quel qu’il soit, a de par sa nature, des effets qui peuvent paraître arbitraires, mais qui ne le sont qu’en apparence. Le mineur ne devient pleinement capable que le jour de sa majorité; il ne l’est pas la veille. Il serait inconsidéré pourtant de taxer d’arbitraire, pour ce motif, la loi qui fixe la majorité à 21 ans. Le même raisonnement vaut dans l’espèce soumise à la Cour par la deuxième branche de la cinquième question.
Le législateur belge n’était pas obligé d’accorder aux six communes « à facilités », situées en territoire unilingue, un régime d’exception consacrant certains aménagements au principe de la territorialité. Il l’a fait mais, en le faisant, il a expressément affirmé que dans ces six communes, il n’entendait pas renoncer au principe de la territorialité. L’article 7 par. 3 de la loi du 2 août 1963, qui est formel à ce sujet, porte en effet, en sa disposition liminaire, qu’en matière scolaire dans les six communes, la langue de l’enseignement est le néerlandais.
Dans le même ordre d’idées, le paragraphe 4 de l’article 7 de la loi du 2 août 1963 (paragraphe relatif au régime administratif en général des communes dites « à facilités »), dispose ce qui suit: « Dans leurs rapports avec les services locaux établis dans les six communes visées par le présent article, les services centraux, les services régionaux dont lesdits services locaux relèvent, ainsi que les services locaux et régionaux de la région de langue néerlandaise, font usage du néerlandais ».
La réponse donnée à la seconde branche de la cinquième question ne mentionne pas le texte du paragraphe 4 et n’accorde pas au paragraphe 3 la portée qui est la sienne. Cette portée estconsidérable puisqu’elle concerne, au premier chef, le régime linguistique de l’enseignement. Sans doute, comme le constate l’arrêt, le législateur a-t-il en ce qui concerne les six communes,dérogé au principe de la territorialité; sans doute, les six communes constituent-elles « un arrondissement administratif distinct » et sont-elles dotées d’un « statut propre »; sans doute, aux termes du paragraphe 2 de l’article 7, les services locaux établis dans ces communes rédigent-ils en néerlandais et en français, les communications et les formulaires destinés au public. Mais lesparagraphes 3 et 4 précités impliquent qu’aussi bien en ce qui concerne l’enseignement que l’administration, le régime linguistique de droit commun des localités en question, est le régime néerlandais. Ainsi les prémisses dont procède la réponse donnée à la deuxième branche de la cinquième question, sont-elles d’autant plus discutables, que la portée des paragraphes 3 et 4 est déterminante.
Le législateur qui, il y a lieu de le répéter, peut accorder des dérogations au principe de la territorialité mais qui n’est pas tenu de le faire, a, au regard de la Convention, le droit de déterminerdans quelles exactes limites il entend contenir l’ampleur de la dérogation qu’il concède. En l’espèce, il a décidé que ces limites seraient celles, éminemment objectives, du territoire des sixcommunes.
Un régime dérogatoire au droit commun est par sa nature même, limité dans ses effets. Que ceux qui ne remplissent pas les conditions objectives requises (parce qu’ils habitent en dehors du territoire prévu) soient à certains égards traités autrement que ceux qui les remplissent (parce qu’ils habitent dans ce territoire), n’est donc aucunement constitutif d’une discrimination.
L’article 14 (art. 14) n’est pas davantage violé parce que la condition de résidence ne joue qu’à l’égard de l’un des deux groupes linguistiques.
Certes, « les enfants néerlandophones qui résident dans la région unilingue française, d’ailleurs toute proche, ont accès aux établissements scolaires de langue néerlandaise existant dans les six communes, tandis que les enfants francophones habitant la région unilingue néerlandaise se voient refuser l’accès aux écoles françaises des mêmes communes », mais cette différence de traitement n’est pas arbitraire. Elle est justifiée objectivement. Elle l’est d’abord par le but légitime que le législateur a poursuivi, à savoir assurer l’homogénéité linguistique des communautés.
Elle l’est ensuite et surtout parce que les écoles de langue néerlandaise sont, dans les six communes, les écoles de droit commun et que dans les deux régions, le propre des écoles de droit commun est d’être ouvertes à tous.
Enfin, en créant en pays flamand des écoles françaises qui relèvent d’un régime d’exception, le législateur a laissé inchangé le régime de droit commun des écoles néerlandaises en pays flamand.
Ainsi, la différence de traitement dénoncée à tort comme une discrimination, est l’inéluctable conséquence du fait que le législateur – et c’était son droit – a entendu limiter les effets del’exception qu’il consentait au principe de territorialité aux seuls enfants des familles dont le chef réside dans les communes « à facilités », et les limites consenties au droit commun l’ont été sur la base de cette donnée, objective par excellence, que constitue le domicile du chef de famille.
Dès lors importent seules, évidemment, les conditions d’accès aux écoles françaises admises dans ces communes. Que les enfants néerlandophones de la région unilingue néerlandaise aient accès aux classes néerlandaises des six communes est irrelevant, car la fréquentation par des enfants néerlandophones d’écoles qui disposent d’un enseignement en néerlandais ne met pas en cause l’ampleur de l’exception faite au principe que le néerlandais est, en droit commun, la langue de l’enseignement dans les communes « à facilités ».
On relèvera d’ailleurs le caractère théorique des données sur lesquelles est fondée la prétendue discrimination.
En effet, aucune raison d’ordre linguistique ne peut pousser les parents néerlandophones résidant dans la partie de langue néerlandaise du pays, ou les parents francophones résidant dans la partie française du pays, à envoyer leurs enfants dans des écoles de langue néerlandaise ou française des six communes puisqu’ils trouvent sur place l’école du régime linguistique de leur choix.
Quant aux parents néerlandophones résidant dans les communes de régime français proches de la frontière linguistique, l’accès qu’ont leurs enfants aux écoles néerlandaises des six communes ne pose aucun problème de discrimination puisqu’ils ne prétendent user que du réseau d’enseignement de droit commun et ne réclament pas, comme les parents francophones résidant dans la partie néerlandaise du pays, le bénéfice d’un régime d’exception.
Il faut donc conclure que la distinction de traitement incriminée n’est aucunement discriminatoire.
III. Les requêtes doivent, en ce qui concerne la deuxième branche de la cinquième question, être rejetées par application des principes régissant la théorie de la proportionnalité, l’appréciation des données de fait et de droit et le caractère subsidiaire de la mission de la Cour.
Dans la partie de l’arrêt consacrée à l’interprétation générale retenue par la Cour, il est posé en principe que l’article 14 (art. 14) de la Convention n’est violé que lorsqu’il est clairement établi qu’il n’existe pas de rapport de proportionnalité entre les moyens employés et le but recherché. Il ne suffirait donc pas – à supposer que telle soit l’hypothèse – que l’on se trouve en présenced’un cas marginal, pour conclure à une violation des droits de l’homme dans le cas des requérants. La différenciation de traitement n’est pas discriminatoire et il n’est aucunement établi que le rapport de proportionnalité a été méconnu. Aux francophones résidant dans les communes unilingues néerlandaises limitrophes des six communes s’applique la législation de droit commun qui vaut pour toutes les communes relevant de la région de langue néerlandaise, et dans sa réponse à la première question, la Cour a dit pourquoi cette législation n’est contraire ni à l’article 2 du Protocole (P1-2), ni à l’article 8 (art. 8) de la Convention, envisagés isolément ou en combinaison avec l’article 14 (art. 14+P1-2, art. 14+8). D’autre part, les embarras invoqués par les requérants tiennent à l’éloignement de la résidence des parents des écoles de langue française qui, à la différence des écoles dans les six communes, sont accessibles aux enfants francophones de la région unilingue néerlandaise.
Par hypothèse, ces embarras sont évidemment moindres pour les parents qui, comme les requérants, résident dans les localités de régime unilingue néerlandais limitrophes des communes « à facilités » de l’agglomération bruxelloise, que les embarras causés aux parents francophones qui en territoire unilingue néerlandais, habitent plus loin ou peuvent habiter beaucoup plus loin de la plus proche école de langue française accessible à leurs enfants.
Or, la Cour a jugé, en ce qui concerne ces derniers parents, que « les moyens adoptés en la matière par le législateur belge (ne sont pas) disproportionnés aux exigences de l’intérêt public poursuivi au point de constituer une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention, combiné avec la première phrase de l’article 2 du Protocole (art. 14+P1-2) ou avec l’article 8 (art. 14+8) de la Convention ».
A plus forte raison, le principe de proportionnalité n’a-t-il pas été violé en ce qui concerne les requérants qui habitent les localités limitrophes des communes « à facilités ».
Considérer, pour les motifs qui ont été réfutés sub. II, que les limites objectives apportées par le législateur belge à l’exception qu’il a admise au principe de territorialité sont arbitraires, aboutit à lui contester le droit de déterminer, au regard des données de fait et de droit caractérisant la situation actuelle en Belgique, la portée de la dérogation qu’il a – sans y être tenu – estimé pouvoir concéder à un régime de droit commun plus rigoureux, régime dont la Cour a reconnu qu’il n’est pas contraire à la Convention. En le faisant, la Cour a « perdu de vue le caractère subsidiaire du mécanisme international de garantie collective instauré par la Convention ».
C’est pourquoi, par l’ensemble des motifs ci-dessus exposés, de l’avis des tenants de la présente opinion dissidente, les requêtes auraient dû être rejetées en ce qui concerne la seconde branche de la cinquième question.
OPINION INDIVIDUELLE, EN PARTIE DISSIDENTE (POINT I DU DISPOSITIF DE L’ARRET), DE M. LE JUGE G. MARIDAKIS
1. La Belgique depuis 1830, année où elle parvint à l’indépendance, se divisait en deux zones de fait: la Flandre et la Wallonie. Les Wallons s’exprimaient en français, les Flamands en néerlandais.
L’administration supérieure s’exprimait en français. Sur le plan judiciaire tout se passait en français. Pour l’enseignement, il ne se posait pas de problèmes particuliers en Wallonie. Dans la région flamande, l’enseignement primaire était dispensé en néerlandais. L’enseignement secondaire était bilingue. L’enseignement universitaire se donnait exclusivement en français.
Au cours des années 1900-1930 s’était créé un « mouvement séparatiste flamand ».
C’est alors qu’intervint la législation de 1932. Les lois de 1932 ont mis les deux langues sur un pied d’égalité et ont adopté la solution territorialiste. Les lois de 1932 ne fixaient pas d’une manière immuable la frontière linguistique. Celle-ci pouvait changer en fonction du résultat des recensements linguistiques décennaux. Le dernier recensement linguistique eut lieu en 1947 et les résultats publiés en 1954 prouvent que les Flamands avançaient démographiquement, et les Wallons progressaient géographiquement.
2. Les lois de 1963 divisent le territoire national en quatre régions linguistiques, région flamande, région française, région allemande, région de l’agglomération bruxelloise.
Dans chacune des trois premières régions les lois de 1963 imposent l’emploi exclusif du flamand, du français, de l’allemand.
D’après les lois de 1963, contrairement à celles de 1932, chaque région linguistique a des frontières stables, tracées en sorte qu’une seule langue soit prépondérante dans chaque région.
L’immutabilité de la frontière linguistique et l’unilinguisme territorial constituent les bases sur lesquelles s’appuient les lois de 1963. C’est manifestement dans l’intention d’affermir ces basesqu’aux termes de ces mêmes lois de 1963 le législateur belge:
(1) Supprime les classes de transmutation.
(2) Dans les régions unilingues, l’État belge refuse de créer des écoles officielles ou de subventionner des écoles privées, où l’enseignement serait donné en une langue autre que celle de la région.
(3) L’État belge refuse de subventionner les écoles qui entretiennent, comme classes non subsidiées, un enseignement dispensé en une langue autre que celle de la région.
(4) L’État belge refuse d’homologuer les certificats d’études délivrés par les écoles qui ne se conforment pas aux prescriptions de la législation linguistique.
(5) L’État belge soumet à un régime spécial les communes bilingues de la périphérie bruxelloise.
3. Les requérants sont francophones et résident en régions à prédominance de la langue flamande. Ils reprochent à l’État belge, en substance:
– de n’organiser aucun enseignement en langue française dans les communes où résident les requérants, ou en ce qui concerne Kraainem, de n’en organiser un que dans une mesure qu’ils jugent insuffisante.
– de priver de subventions les établissements qui, dans les mêmes communes, ne se conformeraient pas aux clauses linguistiques de la législation scolaire.
– de refuser d’homologuer les certificats d’études délivrés par de tels établissements.
– de fermer aux enfants des requérants l’accès aux classes françaises existant en certains endroits.
– d’obliger ainsi les requérants soit à placer leurs enfants dans une école locale, solution qu’ils estiment contraire à leurs aspirations, soit à les envoyer faire leurs études dans l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, où la langue de l’enseignement est le néerlandais ou le français, selon la langue maternelle ou usuelle de l’enfant, ou dans la « région de langue française » (Wallonie). Or, pareille « émigration scolaire » entraînerait de graves risques et inconvénients.
Les requérants allèguent la violation des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention, ainsi que de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2).
4. L’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) est ainsi conçu:
« Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction. L’État, dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement, respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques. »
Les requérants soutiennent que l’expression « convictions religieuses et philosophiques » comprend également la langue. Les convictions philosophiques englobent « nécessairement », entre autres, les préférences culturelles et linguistiques des parents et il serait inconcevable qu’un État respectueux de cet article 2 (P1-2) accorde au père de famille la liberté d’élever ses enfants dans telle religion ou telle philosophie, en ne lui accordant pas le choix de le faire dans l’une des langues nationales plutôt que dans l’autre.
5. Par la phrase « Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction », les États contractants ont voulu exprimer une conviction commune à tous les peuples européens, à savoir que l’homme,en tant qu’être doué de Raison (Logos) a un penchant inné pour la connaissance. (« All men naturally desire knowledge » Aristoteles, The Metaphysics I). Or, comme la connaissance s’acquiert par l’instruction, il s’ensuit nécessairement que l’instruction, en tant que concomitante à la Raison, coexiste avec cette dernière et constitue pour tout homme un droit inaliénable et intangible » « (Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction) ». Cette phrase « Nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction » constitue une directive (standard juridique, Richtliniennorm) que l’État doit suivre « dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement ».
Le penchant inné de l’homme pour la connaissance, conséquemment, pour l’instruction qui y mène, ne pouvant être entravé en aucune manière, les États contractants se bornent à ajouter que « L’État dans l’exercice des fonctions qu’il assumera dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement respectera le droit des parents d’assurer cette éducation et cet enseignement conformément à leurs convictions religieuses et philosophiques ».
On entend par « convictions religieuses et philosophiques » les conceptions sur le monde en général et sur la société humaine en particulier que chaque homme considère comme les plus justes, d’après la religion qu’il professe et d’après les théories philosophiques qu’il adopte.
Ces conceptions composent le monde intérieur de chaque homme. A mesure que ce monde en formation se développe, il a nécessairement recours pour réussir à s’exprimer, à un langage déterminé, mais il n’existe pas moins en soi, quel que soit l’idiome dans lequel il tente de s’extérioriser.
L’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) étant ainsi entendu, les lois de 1963 ne se rapportent aucunement au contenu de l’éducation, quelle que soit la langue dans laquelle l’enseignement est donné – français ou néerlandais; il s’ensuit que ces lois ne mettent aucun obstacle à ce que les parents élèvent leurs enfants selon leurs propres convictions religieuses et philosophiques.
6. L’article 8 (art. 8) de la Convention est conçu en ces termes:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Les requérants se plaignent de ce qu’ils soient obligés d’envoyer leurs enfants à une école française soit dans l’arrondissement de Bruxelles-Capitale, soit à une école « dans la région de langue française » et que pareille « émigration scolaire » entraîne de graves risques et inconvénients.
Examinée sous cet angle, la question de savoir si les lois de 1963 sont incompatibles ou non avec l’article 8 (art. 8) de la Convention aboutit à une question de fait: dans chaque cas d’espèce on recherchera l’influence qu’exerce sur la vie privée et familiale le fait que l’école francophone est située à proximité ou loin de la résidence des parents et les dangers que comporte l' »émigration scolaire » quotidienne.
La question revêt pourtant un caractère général et pourrait être formulée en ces termes: les lois belges de 1963 se heurtent-elles, quant à leur contenu, à l’article 8 (art. 8) de la Convention?
Les lois belges de 1963, par l’immutabilité de la frontière linguistique et par l’unilinguisme territorial qu’elles instituent, visent à des fins plus générales, en faveur de l’ensemble de la nationbelge, et ne touchent aucunement la vie privée et familiale fondée sur les liens du sang et sur les traditions de la famille. Il y aurait eu manque de respect de la vie privée et familiale si l’ingérence de l’autorité publique contraignait la personne à façonner sa vie privée et familiale en s’écartant de ses traditions, en s’écartant aussi de l’esprit qui prédomine, en vertu des liens du sang, dans les relations entre les parents et leurs enfants et généralement entre parents.
Mais ni les traditions familiales ni les liens du sang ne sont troublés par le fait qu’en raison de l’immutabilité de la frontière linguistique et en raison de l’unilinguisme territorial, principesintroduits tous les deux dans l’intérêt général de la nation belge, les requérants francophones qui résident dans une région où l’enseignement est dispensé exclusivement en langue néerlandaise, sont obligés d’envoyer leurs enfants dans des écoles francophones situées loin de leur résidence.
A ceux qui vont dans des écoles où l’enseignement n’est pas dispensé dans la langue de la région, les lois de 1963 refusent d’octroyer ce qu’elles octroient à ceux qui vont dans les écoles où l’enseignement est dispensé dans la langue de la région, surtout refus d’homologations, refus des subventions (Supra sub. no 3).
Mais ce refus est institué afin de rendre effectifs aussi bien le principe de l’immutabilité de la frontière linguistique que celui de l’unilinguisme territorial, sur lesquels la législation belge a fondé sa politique linguistique, en considération de l’intérêt général des Belges. En conséquence, si pour des motifs d’intérêt général touchant l’ensemble de la nation belge, les parents francophones se voient obligés d’envoyer leurs enfants dans des écoles francophones, situées loin de leurs habitations, il ne résulte de cette circonstance d’autres dangers que ceux auxquels les écoliers sont exposés, dans leur parcours quotidien entre l’école et la maison paternelle, dangers qu’une vigilance un peu plus intense de la part des parents suffit pour écarter.
En conséquence, le fait que les parents francophones se voient obligés d’envoyer leurs enfants dans des écoles où l’enseignement est dispensé dans la langue française, c’est-à-dire dans la langue de la région linguistique francophone, est un simple embarras et ne constitue pas une ingérence de l’autorité publique dans la vie privée et familiale, dans le sens de l’article 8 (art. 8) de la Convention. Cet embarras est, pour ainsi dire, la rançon d’une mesure législative inspirée par des considérations d’ordre national et social (Loi du 30 juillet 1963 concernant le régime linguistique dans l’enseignement, Art. 5 al. 2: « … en respectant le droit des parents d’envoyer leurs enfants à une distance raisonnable dans une école de leur choix »).
7. L’article 14 (art. 14) de la Convention acquiert son véritable sens s’il s’intègre dans l’article 1er (art. 1) de la Convention. Celui-ci serait alors formulé dans ces termes:
« Les Hautes Parties Contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au Titre I de la présente Convention et la jouissance de ces droits et de ces libertés doit être assurée sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, naissance ou toute autre situation. »
Le législateur belge a estimé qu’une juste réglementation de la violente querelle linguistique entre Flamands et Wallons pourrait intervenir si la frontière linguistique était immuablementtracée une fois pour toutes et si l’unilinguisme territorial était en même temps institué.
Ce même législateur belge a estimé que l’immutabilité de la frontière linguistique et l’unilinguisme territorial ne pourraient jamais être appliqués, si les restrictions précitées sub. 3 n’étaient pas introduites. Par distinction (discrimination dans le texte anglais) interdite d’après l’article 14 (art. 14) de la Convention, on entendra celle qui, formulée ouvertement ou sous déguisement, est introduite, dans l’intention manifeste et dans le seul but d’échapper aux obligations qui incombent en vertu de la Convention à l’État.
Dans l’affaire en cause, les susdites restrictions sub no 3 sont valables tant pour la région linguistique flamande que pour la région linguistique francophone. Elles ont leur justification dans le fait qu’elles tendent à un but déterminé: celui de ne pas laisser dans la sphère de simples mots mais bien de rendre effectifs, aussi bien l’immutabilité de la frontière linguistique que l’unilinguisme territorial, afin de mettre fin à la violente dispute entre Wallons et Flamands et de rétablir un ordre de vie régulier et serein pour l’ensemble de la nation belge.
Ces mêmes restrictions, surtout le refus d’homologations et le refus des subventions, sont de la même nature que les « sanctions » qui sont énumérées au Chapitre VII, article 50 de la Loi (parallèle) du 2 août 1963 « sur l’emploi des langues en matière administrative ».
Ces restrictions (« sanctions ») dans leur ensemble et chacune en elle-même convergent vers le même but, qui est de ne pas laisser en l’air mais de rendre réels et effectifs l’immutabilité régionale et l’unilinguisme territorial sur lesquels le législateur belge a basé sa politique linguistique tant au point de vue administratif qu’au point de vue de l’enseignement.
Mais, si toutes ces restrictions sont de la même nature et si toutes tendent vers le même but, à savoir l’intérêt de la nation belge tout entière, et si elles sont toutes de la même valeur, il s’ensuit que c’est une contradiction de caractériser les unes comme « faveur » les autres comme « rigueur » envers les Wallons ou les Flamands. Elles constituent plutôt un moyen d’adaptation légale à une différenciation préexistante en fait et qui est le résultat des réalités historiques fortement enracinées.
Ces restrictions pourraient être en quelque sorte caractérisées, par analogie avec les dispositions des articles 8, 9, 10, 11 et 18 (art. 8, art. 9, art. 10, art. 11, art. 18) de la Convention, comme des « mesures nécessaires » pour instaurer, à l’avantage de la nation belge tout entière, le déroulement harmonieux et l’évolution prospère de la vie dans l’État belge.
En outre, selon les principes généraux de la technique d’interprétation, l’ensemble des dispositions d’une loi forme un tout. Leur unité provient de ce qu’elles sont toutes l’expression d’unevolonté unique. On ne doit donc pas donner d’une disposition isolée une interprétation qui ne soit pas conforme à l’esprit de l’ensemble des textes. C’est ce qu’exprime le célèbre adage romain: « Incivile est nisi tota lege perspecta una aliqua particula ejus judicare vel respondere ».
En conséquence, une disposition déterminée des lois belges ne se heurte à la Convention que si, après avoir été interprétée selon l’esprit qui régit les lois belges considérées comme un tout, elle se heurte à une disposition déterminée de la Convention, interprétée selon l’esprit qui régit cette Convention, considérée elle aussi comme un tout.
Selon l’esprit de la Convention, manifesté notamment aux articles 8, 9, 10, 11 et 18, (art. 8, art. 9, art. 10, art. 11, art. 18) chacun des États contractants peut, pour des motifs ayant trait à l’intérêt général, prendre « les mesures nécessaires dans une société démocratique » afin de protéger l’intérêt général, tel qu’il se dégage des circonstances en cause; mais cela, dans la mesure où, tout en sauvegardant l’intérêt général, il ne supprime ni ne limite sensiblement les obligations découlant de la Convention pour cet État de respecter les droits de l’homme garantis par la Convention.
Dans le cas d’espèce, les lois belges considérées comme un tout et selon l’esprit qui les régit, tendent à un but déterminé, qui est de rétablir parmi la nation belge le calme et l’ordre profondément perturbés par la question linguistique.
Il s’ensuit que si, pour atteindre ce but qui sert l’intérêt général, le législateur belge a estimé que « les mesures nécessaires dans une société démocratique » consistaient dans le refus d’homologation, la suppression des subsides etc., ces mesures, en tant que conformes à l’esprit qui régit les lois belges considérées comme un tout, ne se heurtent pas à l’esprit qui régit la Convention considérée elle aussi comme un tout et n’impliquent en conséquence aucune « discrimination » interdite par la Convention.
D’après les réflexions qui précèdent, les restriction ci-dessus sub. no 3 ne comportent aucune « discrimination » entre francophones et néerlandophones dans le sens qu’entend et qu’interdit l’article 14 (art. 14) de la Convention.
OPINION INDIVIDUELLE, EN PARTIE DISSIDENTE (POINT I DU DIPOSITIF DE L’ARRET), DE M. LE JUGE TERJE WOLD
(Traduction)
La majorité de la Cour a estimé opportun d’aborder l’examen de « problèmes de caractère plus général » concernant le sens et la portée de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) de la Convention. Me trouvant en désaccord avec l’interprétation de la majorité sur des points importants, j’estime nécessaire de formuler une opinion individuelle.
Article 2 du Protocole (P1-2)
Dans son rapport, la Commission (majorité), se fondant à la fois sur le texte de l’article (P1-2) et sur les travaux préparatoires, est arrivée à la conclusion que l’article 2 (P1-2) « n’oblige pas les États à assurer eux-mêmes un enseignement quelconque » (rapport, paragraphe 375) et que « si le Protocole avait eu pour objet d’obliger les États soit à créer eux-mêmes un enseignement, soit à subventionner l’enseignement privé, cette obligation aurait dû donner lieu à une réglementation tout au moins approximative » (rapport, paragraphe 375). J’accepte cette interprétation de la Commission.
Toutefois, de l’avis de la majorité de la Cour, qui est, me semble-t-il, d’accord avec cette interprétation, l’article 2 (P1-2) contient en outre un élément de caractère positif. S’appuyant sur lefait qu’il renferme l’expression « droit à l’instruction » et que tout les États membres possèdent un système d’enseignement général et officiel, la majorité affirme que cet article garantit « aux personnes placées sous la juridiction des Parties Contractantes le droit de se servir, en principe, des moyens d’instruction existant à un moment donné » (pages 34 et 35 de l’arrêt). Ainsi, contrairement aux termes mêmes de l’article (P1-2), la majorité introduit dans la première phrase de l’article 2 (P1-2), par voie d’interprétation, une obligation positive. Elle va même plus loin en déclarant que l’individu a également droit à la reconnaissance des études qu’il a faites.
A mon avis, cette interprétation de l’article 2 (P1-2) n’est pas valable.
Avant tout, nous ne devons pas oublier que nous avons affaire à une convention internationale et que nous devons opérer une nette distinction entre les droits garantis par la Convention et les droits accordés aux ressortissants d’un pays en vertu de sa législation intérieure. Nul n’ignore parmi nous que tous les pays européens ont élaboré des systèmes d’enseignement dont leurs citoyens peuvent user conformément à la législation nationale. Toutefois, cet accès aux établissements d’enseignement ne repose pas sur la Convention. A mon avis, cette hypothèse n’est corroborée ni par les termes de la Convention ni par les travaux préparatoires. Au contraire, elle se trouve nettement infirmée aussi bien par le texte de la Convention que par les travaux préparatoires.
Plusieurs articles de la Convention emploient le mot « droit » (article 9 (art. 9): droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; article 10 (art. 10): droit à la liberté d’expression, etc.). Il est évident que ces droits n’imposent aux États membres aucune obligation positive de garantir à chaque citoyen le « droit » de faire usage, par exemple, des églises existantes, dont l’État peutêtre le propriétaire, ou de se servir des moyens d’expression appartenant à l’État: imprimeries, journaux ou entreprises de radiodiffusion, de télévision ou de cinéma, etc. Le « droit à l’instruction » a la même portée et la même signification; il n’implique aucune obligation positive de l’État.
Une interprétation logique de l’article 2 (P1-2) conduit à la même conclusion. En premier lieu, d’après l’article 1er (art. 1) de la Convention, toute personne est titulaire du droit à l’instruction.Cela signifie que toutes les personnes relevant de la juridiction de l’un quelconque des États membres ayant ratifié la Convention ont le même droit individuel à l’instruction. Il ne s’agit pas d’un droit de groupe ou de minorité, mais d’un droit subjectif dont jouit tout individu sans distinction de nationalité, de race, de sexe, de langue. Il est donc erroné de formuler la question sur laquelle la Cour doit statuer en l’espèce comme étant celle de savoir « si les francophones de Flandre et les néerlandophones de Wallonie ont le droit de revendiquer une instruction dans leur langue nationale ». Toutes les langues sont sur le même plan en ce qui concerne la liberté de l’instruction. C’est ce que l’article 14 (art. 14) dispose expressément. La question dont est saisie la Cour est donc en réalité la suivante: toute personne, par exemple un Chinois, un Japonais, un Américain, un Portugais, a-t-elle en Belgique le droit de revendiquer une instruction dans sa propre langue nationale? Ou – si nous acceptons l’interprétation de la majorité, selon laquelle le « droit à l’instruction » est un « droit d’accès » – toute personne se trouvant sur le territoire belge a-t-elle le même droit individuel d’accès à tous les établissements belges d’enseignement? Un Chinois, un Japonais, un Américain, un Portugais ont-ils à cet égard les mêmes droits que lesressortissants belges? La réponse est évidemment négative. Or, toutes les langues sont sur le même plan en ce qui concerne l’article 2 (P1-2). Pour déterminer le contenu exact du « droit à l’instruction », au sens de l’article 2 (P1-2), il faut prendre sérieusement en considération le fait que les bénéficiaires du droit à l’instruction garanti par la Convention, sont, pour ainsi dire, toutes les personnes vivantes et le fait que ce droit leur est accordé à toutes sans distinction aucune. Il va presque sans dire que ce droit ne peut aller au-delà de la liberté individuelle de choisir, sans ingérence de l’État, l’instruction que l’on désire. Ce droit appartient à tous et il est le même pour tous, quel que soit le pays; c’est là un principe fondamental dans le domaine des Droits de l’Homme.
Les travaux préparatoires confirment le fait que le droit à l’instruction a été conçu comme une liberté de choix. Dès l’origine, le droit à l’instruction a été énoncé comme l’un des trois droitsfamiliaux (travaux préparatoires de l’article 2 du Protocole (P1-2), p. 5, CDH (67) 2) et défini comme le « droit des parents de choisir par priorité le genre d’éducation à donner à leurs enfants ».Tout au long des travaux préparatoires, le droit à l’instruction est à maintes occasions mentionné par tous les participants comme une faculté de choix appartenant aux parents et qui devrait être garantie comme une liberté fondamentale.
Les travaux préparatoires montrent aussi nettement qu’il n’entrait dans l’intention de personne que l’article 2 (P1-2) consacrât le droit à une prestation à fournir par l’État. Au contraire, l’objectif fondamental était de protéger l’individu contre une ingérence de l’État. Tel est, à mon sens, le fait dont il faut tenir compte en interprétant l’article 2 (P1-2). On ne doit pas oublier qu’au moment où la Convention fut adoptée, les peuples européens venaient de passer par des années de privation de leurs libertés, pendant lesquelles les gouvernements avaient usé de toutes sortes de moyens et de pressions pour gagner la jeunesse au nazisme, en particulier par l’intermédiaire des écoles et des organisations de jeunesse. Un but important de la Convention a été que de tels faits ne se reproduisent plus et que la liberté de l’instruction soit sauvegardée. L’accent est fréquemment mis sur ce point dans les travaux préparatoires.
Le « droit » d’accéder aux établissements d’enseignement existant dans les États membres n’est pas traité dans la Convention et ne constitue pas du tout un Droit de l’Homme au sens de la Convention. Nul ne conteste que toute personne peut avoir le droit d’accéder aux écoles et aux établissements d’enseignement de Belgique et des pays européens conformément à la législation de chaque pays, mais il ne s’agit pas là d’un droit consacré par la Convention. L’opinion de la majorité, selon laquelle le droit à l’instruction serait vide de sens s’il n’impliquait pas le droit d’être instruit dans la langue nationale, ne s’appuie en fait sur rien. Imposant à l’État une obligation négative, l’article 2 (P1-2) n’en est pas moins important et plein de sens.
Tout droit garanti par la Convention doit être le même dans tous les États Contractants. Le droit à l’instruction doit avoir exactement le même contenu en Belgique qu’en Norvège ou en Turquie ou dans tous les autres États ayant ratifié la Convention. Dans son domaine limité, la Convention a précisément pour but d’adopter le même système européen. Or, la majorité va à l’encontre de ce but fondamental de la Convention en exprimant l’opinion que le droit à l’instruction « appelle, de par sa nature même, une réglementation par l’État, réglementation qui peutvarier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus ». Cette phrase montre que l’opinion de la majorité sort du cadre de la Convention. Les Droits de l’Homme garantis sont des droits absolus, qui ne peuvent faire l’objet d’une réglementation de la part d’un État isolé, sauf lorsque la Convention le prévoit expressément et sous les conditions qu’elle fixe elle-même. En ce qui concerne le droit à l’instruction, la Convention ne contient aucune disposition de ce type. Si les articles de la Convention devaient s’interpréter d’une manière qui autoriserait les États membres à réglementer les Droits de l’Homme « en fonction des besoins et des ressources de la communauté », on s’engagerait dans une voie très dangereuse. Une telle interprétation ne saurait être acceptée. Pire encore est l’interprétation, retenue elle aussi par la majorité, selon laquelle la Convention « implique unjuste équilibre entre la sauvegarde de l’intérêt général de la communauté et le respect des droits fondamentaux de l’homme ». Je m’oppose fermement à cette interprétation. A mes yeux, elle entraîne la Cour sur le terrain de la politique intérieure des divers États membres où elle n’a jamais été censée intervenir.
Je me permets enfin d’indiquer rapidement certaines des difficultés d’ordre pratique auxquelles conduit l’interprétation de la majorité.
Doit-on garantir à toute personne le « droit » d’accéder à tous les établissements d’enseignement des États membres, écoles primaires et secondaires, universités, etc.? Qu’adviendra-t-il de ce droit individuel d’accès lorsqu’il n’y aura pas de place pour tout le monde? Dans nombre de pays, les locaux ne suffisent même pas à l’accueil des nationaux. Si donc on avait réellement entendu imposer aux Parties Contractantes une obligation positive, on aurait nécessairement dû adopter certaines règles et certaines restrictions.
De plus, cette réglementation aurait dû être la même pour tous les États parties à la Convention. Or, on n’a pas même discuté d’une telle réglementation. La raison en est simple: le systèmed’enseignement des États membres est une question intérieure et relève de la compétence de chacun d’eux; il est totalement étranger au domaine de la Convention. Au cours des travaux préparatoires, il a aussi été expressément souligné que la Convention ne devait pas affecter l’organisation scolaire intérieure des États. La présente affaire montre également combien il serait vide de sens que la Cour européenne, se fondant uniquement sur la version actuelle de l’article 2 (P1-2), ait compétence pour s’ingérer dans l’organisation du système scolaire de la Belgique, lequel a été adopté par le Parlement belge à une large majorité de tous les groupes du pays. La seule question qu’il soit raisonnable d’examiner en ce qui concerne les lois belges est celle de savoir si elles sont strictes et rigoureuses au point d’entraîner un refus du libre choix de l’instruction. Or, ceci n’a pas même été prétendu.
Pour toutes ces raisons, il me paraît évident que l’interprétation positive adoptée par la majorité ne tient pas. Au contraire, l’interprétation négative à laquelle s’est ralliée la Commission est àla fois logique et compatible avec le texte de l’article 2 (P1-2).
Article 14 (art. 14) de la Convention
L’article 14 (art. 14) ne peut s’appliquer en l’espèce. Ceci découle déjà du fait qu’il n’y a eu de la part de l’État belge, à mon avis, aucun refus du droit à l’instruction. Je ne vois pas d’inconvénient à considérer l’article 14 (art. 14) comme faisant partie intégrante de chacun des articles précédents de la Convention et des articles du Protocole additionnel. Cette idée n’apporte cependant rien de nouveau à la discussion; elle fait seulement ressortir à l’évidence que la jouissance du droit énoncé dans chaque article être assurée sans discrimination fondée, par exemple, sur la langue.
Je reconnais aussi que les articles 2 et 14 (art. 14+P1-2), combinés entre eux, ont pour objet de garantir que le droit à l’instruction sera assuré par chaque État membre sans discrimination fondée sur la langue. Encore faut-il préciser le contenu du droit à l’instruction. Sur ce point, je renvoie aux observations que j’ai formulées au sujet de l’interprétation de l’article 2 (P1-2).
La majorité de la Cour soutient que l’on peut imaginer une mesure qui, bien que conforme en elle-même aux exigences d’un article donné de la Convention, enfreint néanmoins cet article pour le motif qu’elle revêt un caractère discriminatoire. A mon sens, cette façon de voir est illogique et prête à confusion. Si une mesure porte atteinte à un Droit de l’Homme par son caractère discriminatoire, la raison en sera toujours que ladite mesure est incompatible avec l’article pertinent et entraîne en elle-même une violation. Sans vouloir entrer dans les détails, je désire simplement faire observer que la théorie édifiée par la majorité ne jette pas, à mes yeux, la moindre clarté sur le problème dont nous sommes saisis. La seule et unique question sera toujours celle-ci: y a-t-il violation d’un article donné de la Convention? C’est en statuant sur cette question que la Cour peut être amenée à déterminer s’il y a eu discrimination. Le problème des rapports entre l’article 14 (art. 14) et les autres articles de la Convention trouve ainsi une solution simple.
Quant aux exemples cités par la majorité de la Cour, ils ne sont pas non plus particulièrement convaincants. Ainsi, le fait qu’un État prenne des mesures discriminatoires en fixant des conditions d’accès à des établissements d’enseignement ne constitue pas une violation de la Convention si le droit d’accès auxdits établissements n’est pas garanti en tant que droit individuel dans la Convention, (cf. article 1er) (art. 1). Il en va de même de l’exemple cité par la majorité en ce qui concerne l’application de l’article 6 (art. 6).
Pour trancher la question de savoir s’il y a eu ou non discrimination, on doit se fonder sur les faits de chaque cause. Il est presque impossible d’énoncer des principes généraux en la matière. La majorité s’étant efforcée néanmoins de le faire, je me vois dans l’obligation de présenter quelques observations.
Dans tous nos pays, nous nous référons au principe d’égalité; nous affirmons qu’il régit nos législations et même si nos Constitutions ne l’énoncent pas expressément, nous considérons comme établi qu’il existe et peut être appliqué. Il n’est pas rare non plus qu’il soit invoqué.
Mais si le principe de l’égalité devant la loi est appliqué au sein des divers États dans tout le domaine couvert par la législation nationale, il va sans dire qu’il doit être appliqué, et même avec plus de force et de rigueur, dans le domaine limité des Droits de l’Homme garantis par la Convention européenne. Les Droits de l’Homme sont, et doivent être, les mêmes pour tous; si nous autorisons une dérogation dans ce domaine, nous risquons à brève échéance de détruire les garanties que la Convention assure aux particuliers.
Il est vrai que les autorités nationales compétentes se trouvent souvent en face de situations et de problèmes appelant des solutions juridiques différentes. Toutefois, ce fait est sans importance quand il s’agit d’interpréter le contenu des différents Droits de l’Homme tels que les conçoit la Convention. La conception des Droits de l’Homme ne saurait varier d’un État membre à l’autre. Cette observation vaut également pour tous les autres concepts de la Convention. Elle s’applique à la notion de « discrimination » et même, par exemple, à la question de savoir ce qui est juridiquement « raisonnable » au sens de l’article 5 par. 3 (art. 5-3). Il s’ensuit que la notion de « discrimination » doit recevoir la même interprétation dans tous les États européens. Il nous faut dégager une interprétation « européenne ». Il appartient à la Cour, après avoir interprété la notion de discrimination contenue dans la Convention, de décider du point de savoir s’il y a eu discrimination en l’espèce. Cette décision doit se fonder sur une appréciation des faits et circonstances de chaque cause. Il n’est guère utile, en l’occurrence, de se référer aux « principes qui prévalent généralement dans les sociétés démocratiques » ou au « rapport raisonnable de proportionnalité » entre les moyens et le but. C’est le contenu du Droit de l’Homme dont il s’agit qui constituera toujours le facteur décisif. Ce droit, chacun doit en jouir pleinement, « sans distinction aucune ». Il n’est pas possible de définir des règles générales pour trancher la question de savoir s’il y a eu discrimination dans telle affaire. Dans le domaine des Droits de l’Homme reconnus par la Convention, la Cour aurait tort, à mon sens, d’entamer une discussion au sujet des besoins et des ressources des divers États membres.
La seule dérogation à la Convention qui soit autorisée est celle prévue dans la Convention elle-même et nous devrions, à mon avis, demeurer strictement sur le terrain de ces exceptions qui ne sont pas énoncées en termes généraux, mais rattachées à chacun des articles.
Au sujet de l’interprétation de la deuxième phrase de l’article 2 du Protocole additionnel (P1-2) et de l’article 8 par. 1 (art. 8-1) de la Convention, je partage l’opinion de la majorité.
De ce qui précède, je conclus qu’il n’y a eu en l’espèce, de la part de l’État belge, violation d’aucun des Droits de l’Homme garantis par la Convention européenne. La législation belge sur l’enseignement ne contrevient pas aux dispositions de la Convention et il n’est pas nécessaire pour moi d’entreprendre un examen détaillé de l’affaire qui, à mon sens, touche plus ou moins par sa nature à la politique intérieure et relève de la compétence exclusive et souveraine de l’État belge.