COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE HUVIG c. FRANCE
(Requête no11105/84)
ARRÊT
STRASBOURG
24 avril 1990
En l’affaire Huvig[*],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
M. R. Ryssdal, président,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir Vincent Evans,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 octobre 1989 et 27 mars 1990,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 16 mars 1989, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 11105/84) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet État, M. Jacques Huvig et Mme Janine Huvig-Sylvestre, son épouse, avaient saisi la Commission le 9 août 1984 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences de l’article 8 (art. 8).
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement, les requérants ont manifesté le désir de participer à l’instance et ont désigné leur conseil (article 30).
3. Le 30 mars 1989, le président de la Cour a estimé qu’il y avait lieu de confier à une chambre unique, en vertu de l’article 21 § 6 du règlement et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, l’examen de la présente cause et de l’affaire Kruslin[*].
La chambre à constituer de la sorte comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Toujours le 30 mars 1989, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir Mme D. Bindschedler-Robert, M. F. Gölcüklü, M. F. Matscher, M. B. Walsh et Sir Vincent Evans, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement français (« le Gouvernement »), le délégué de la Commission et l’avocat des requérants au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 18 août 1989; quant à eux, le représentant des requérants puis le délégué de la Commission l’ont informé, les 11 juillet et 19 octobre, qu’ils n’entendaient pas en produire un.
Les 13 septembre et 10 octobre 1989, la Commission a fourni au greffier divers documents qu’il lui avait demandés sur les instructions du président.
5. Le 21 juin, le président avait fixé au 24 octobre 1989 la date d’ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l’opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
M. J.-P. Puissochet, directeur des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères, agent,
Mme I. Chaussade, magistrat détaché
à la direction des affaires juridiques du ministère des
Affaires étrangères,
Mlle M. Picard, magistrat détaché
à la direction des affaires juridiques du ministère des
Affaires étrangères,
M. M. Dobkine, magistrat
à la direction des affaires criminelles et des grâces du
ministère de la Justice,
M. F. Le Gunehec, magistrat
à la direction des affaires criminelles et des grâces du
ministère de la Justice, conseils;
– pour la Commission
M. S. Trechsel, délégué.
Par une lettre du 11 juillet 1989, le conseil du requérant avait avisé le greffier qu’il n’assisterait pas aux audiences.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à une question posée par elle, M. Puissochet pour le Gouvernement et M. Trechsel pour la Commission.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. M. Jacques Huvig et son épouse Janine, née Sylvestre, vivent à l’heure actuelle au Grau-du-Roi (Gard). Avant son départ à la retraite, le premier dirigeait à Varennes-sur-Amance et Montigny-le-Roi (Haute-Marne), avec l’assistance de la seconde, une société de commerce en gros de fruits et légumes.
8. Le 20 décembre 1973, le directeur des services fiscaux de la Haute-Marne porta plainte contre le requérant et deux autres personnes pour fraude fiscale, non-passation d’écritures et passation d’écritures inexactes.
Là-dessus, une information s’ouvrit le 26 devant un juge d’instruction de Chaumont, désigné par le président du tribunal de grande instance de la même ville.
Des perquisitions eurent lieu au domicile de M. et Mme Huvig, ainsi que dans les locaux de leur entreprise, sur commission rogatoire décernée le 14 mars 1974 par ledit juge. En outre, celui-ci délivra le 4 avril à la gendarmerie de Langres (Haute-Marne) une autre commission rogatoire la chargeant de procéder, le jour même et le lendemain, « à l’écoute et à la transcription de toutes les communications téléphoniques » commerciales et privées des intéressés.
Les écoutes se déroulèrent du 4 avril 1974 vers 20 h jusqu’au 5 à 24 h; le 6, l’adjoint au commandant de la compagnie de gendarmerie de Langres établit à leur sujet un « procès-verbal de synthèse » qui fut, par la suite porté à la connaissance des requérants.
9. Inculpé de fraude fiscale, faux en écritures privées et de commerce, défaut de tenue régulière de livres de commerce, complicité d’abus de biens sociaux et recel de fonds provenant d’abus de biens sociaux, M. Huvig comparut le 9 avril devant le juge d’instruction qui le plaça en détention provisoire; il recouvra la liberté le 11 juin 1974.
De son côté, son épouse, interrogée plusieurs fois en qualité de témoin à partir du 20 mars 1974, se vit inculper le 13 mai 1976 de complicité de fraude fiscale et de faux en écritures de commerce.
10. Le 23 décembre 1976, le juge d’instruction les renvoya en jugement – avec les deux autres personnes susmentionnées – devant le tribunal de grande instance de Chaumont, M. Huvigsous les préventions de faux, usage de faux, complicité d’abus de biens sociaux, complicité de fraude fiscale, complicité d’escroqueries, recel de fonds provenant d’abus de biens sociaux et tenue inexacte ou incomplète de livres de commerce, Mme Huvig sous celles de complicité de faux en écritures, complicité de fraude fiscale et complicité de tenue irrégulière de livres de commerce.
Ils soulevèrent in limine litis plusieurs exceptions de nullité, dont l’une avait trait aux écoutes téléphoniques opérées les 4 et 5 avril 1974. Après les avoir jointes au fond le 26 janvier 1982, le tribunal les rejeta le 30 mars 1982. A propos desdites écoutes, il s’exprima ainsi:
« [Attendu] que cette mesure d’investigation, même si elle doit rester exceptionnelle, rentre dans les pouvoirs du juge d’instruction dans le cadre de ses recherches au cours d’une information;
Qu’il n’est justifié d’aucune atteinte aux droits de la défense, d’autant plus qu’en l’espèce le résultat a été inexploitable et n’a nullement servi de base à la poursuite (…). »
Le même jugement déclara établies les diverses infractions dont les requérants avaient à répondre, sauf celle de complicité d’escroqueries dans le cas de M. Huvig; en conséquence, il condamna le premier d’entre eux à huit mois d’emprisonnement, dont six avec sursis, et la seconde à deux mois avec sursis.
11. Les prévenus, la partie civile et le ministère public interjetèrent appel devant la cour de Dijon.
La défense renouvela les exceptions de nullité qu’elle avait présentées sans succès en première instance. La cour d’appel les écarta toutes le 17 mars 1983. En ce qui concerne les écoutes téléphoniques litigieuses, elle motiva sa décision de la sorte:
« Attendu que [selon M. Huvig, le magistrat instructeur] a violé les droits de la défense et les garanties accordées par la loi à tout inculpé, dès lors que, même s’il n’avait pas encore été procédé à son interrogatoire de première comparution (intervenu le 9 avril 1974 (…)), il devait néanmoins être déjà considéré comme inculpé puisque le réquisitoire introductif du parquet en date du 20 décembre 1973 était dirigé notamment contre lui;
Mais attendu que, comme le fait justement observer le tribunal, cette mesure d’investigation, si elle doit demeurer exceptionnelle, entre dans les prérogatives du juge d’instruction, effectuant des recherches dans le cadre d’une information dont il est saisi;
que la Cour a pu vérifier et s’assurer que cette opération, dont l’efficacité commande qu’elle soit réalisée à l’insu de la personne soupçonnée – ou même inculpée – a été accomplie par délégation des pouvoirs du juge d’instruction et sous le contrôle de ce magistrat sans mise en oeuvre d’aucun artifice ni stratagème;
qu’elle n’a d’ailleurs duré que 28 heures (…), qu’elle s’est révélée inexploitable et n’a pas servi de fondement aux poursuites;
qu’aucun élément ne permet d’établir que ce procédé ainsi employé ait eu pour résultat de compromettre les conditions d’exercice des droits de la défense, étant rappelé que M. Huvig n’était pas encore officiellement inculpé par le juge d’instruction et que l’article 81 du code de procédure pénale habilite ce dernier à procéder à tous actes d’information jugés par lui utiles à la manifestation de la vérité (…);
(…) »
En même temps, la cour d’appel de Dijon confirma le jugement attaqué quant à la déclaration de culpabilité des prévenus, mais aggrava les peines prononcées en première instance: elle infligea au requérant deux ans d’emprisonnement, dont vingt-deux mois avec sursis, ainsi qu’une amende de 10.000 francs, et à sa femme six mois avec sursis.
12. Les requérants se pourvurent en cassation. Le premier de leurs moyens reprochait à l’arrêt attaqué d’avoir refusé d’annuler la commission rogatoire du 4 avril 1974:
« alors, d’une part, que le juge d’instruction ne tient pas de l’article 81 du code de procédure pénale le pouvoir de procéder à l’encontre de quiconque: inculpé, tiers ou témoin, à des écoutes téléphoniques lesquelles ne sont pas conformes à la loi puisque le code de procédure pénale a réglementé les perquisitions, saisies et auditions de témoins et n’a pas confié au magistrat instructeur le pouvoir de mettre sur écoutes téléphoniques des personnes contre lesquelles il existe des indices graves et concordants de culpabilité, opération prohibée tant par les articles 6 et 8 (art. 6, art. 8) de la Convention (…) que par les articles 9 du code civil, L. 41 et L. 42 du code des postes et télécommunications et par l’article 368 du code pénal;
alors, d’autre part, qu’un individu qui a été mis personnellement en cause par la partie civile et contre lequel le ministère public a requis nommément l’ouverture d’une information est partie à l’instance et doit en conséquence être considéré comme inculpé au sens de l’article 114 du code de procédure pénale; qu’une telle personne doit donc, avant toute déclaration recueillie par le juge d’instruction, être informée des faits qui lui sont reprochés, de son droit de ne faire aucune déclaration, de son droit à l’assistance d’un conseil; que dès lors le magistrat instructeur ne saurait sans violer les droits de la défense recueillir à l’insu d’une telle personne les propos qu’elle tient au téléphone;
et alors enfin que s’agissant d’une nullité d’ordre public – l’écoute illégale constituant un délit – il importe peu que les propos recueillis n’aient pas été le fondement de la poursuite. »
Les pages 6 et 7 du mémoire ampliatif se référaient à l’arrêt Klass et autres de la Cour européenne des Droits de l’Homme (6 septembre 1978, série A no 28).
La chambre criminelle de la Cour de cassation rejeta le recours le 24 avril 1984. Elle écarta le moyen précité en ces termes:
« Attendu que pour rejeter l’exception prise de la nullité de la procédure d’information tenant à celle de la commission rogatoire du juge d’instruction, du 4 avril 1974, ordonnant l’écoute des conversations téléphoniques d’Huvig, l’arrêt [de la cour d’appel de Dijon] énonce que cette mesure entrait dans les prévisions de l’article 81 du code de procédure pénale et n’ayant d’ailleurs pas servi de fondement aux poursuites, elle n’avait pas eu pour résultat de compromettre les conditions d’exercice des droits de la défense;
Attendu qu’en l’état de ces motifs et alors d’ailleurs qu’il n’a pas été constaté ni même allégué par les demandeurs que la mesure d’investigation en cause, exécutée sous le contrôle du magistrat instructeur, ait comporté des artifices ou stratagèmes, la cour d’appel a, sans encourir les griefs allégués au moyen, donné une base légale à sa décision;
(…) » (Recueil Dalloz Sirey (D.S.) 1986, jurisprudence, pp. 125-128).
II. LA LÉGISLATION ET LA JURISPRUDENCE PERTINENTES
13. Le droit pénal français consacre le principe de la liberté de la preuve: « hormis les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve (…) » (article 427 du code de procédure pénale).
Aucun texte de valeur législative n’habilite en termes exprès les juges d’instruction à opérer ou ordonner des écoutes téléphoniques, non plus du reste qu’à pratiquer ou prescrire diverses mesures d’usage pourtant fréquent, par exemple des prises de photographies ou d’empreintes, des filatures, des surveillances, des réquisitions, des confrontations de témoins et des reconstitutions. En revanche, le code de procédure pénale leur attribue explicitement compétence pour en adopter plusieurs autres qu’il réglemente en détail, telles les mises en détention provisoire, les saisies et les perquisitions.
14. Sous l’empire de l’ancien code d’instruction criminelle, la Cour de cassation avait censuré le recours aux écoutes judiciaires sinon en général, du moins dans des circonstances révélant d’après elle, de la part d’un magistrat instructeur ou de la police, un manque de « loyauté » incompatible avec « les règles de la procédure pénale » et « les garanties essentielles aux droits de la défense » (Chambres réunies, 31 janvier 1888, ministère public c. Vigneau, Dalloz 1888, jurisprudence, pp. 73-74; chambre criminelle, 12 juin 1952, Imbert, Bulletin (Bull.) no 153, pp. 258-260; chambre civile, 2e section, 18 mars 1955, époux Jolivot c. époux Lubrano et autres, D.S. 1955, jurisprudence, pp. 573-574, et Gazette du Palais (G.P.) 1955, jurisprudence, p. 249). Quant à elles, certaines juridictions du fond, appelées à se prononcer sur la question, semblaient plutôt enclines à reconnaître la licéité de pareille écoute s’il n’y avait eu ni « guet-apens » ni « provocation »; elles se fondaient sur l’article 90 dudit code (tribunal correctionnel de la Seine, 10e chambre, 13 février 1957, ministère public contre X, G.P. 1957, jurisprudence, pp. 309-310).
15. Depuis l’entrée en vigueur du code de procédure pénale de 1958, la jurisprudence prend en compte à cet égard, entre autres, les articles 81, 151 et 152, ainsi libellés:
Article 81
(premier, quatrième et cinquième alinéas)
« Le juge d’instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité.
(…)
Si le juge d’instruction est dans l’impossibilité de procéder lui-même à tous les actes d’instruction, il peut donner commission rogatoire aux officiers de police judiciaire afin de leur faire exécuter tous les actes d’information nécessaires dans les conditions et sous les réserves prévues aux articles 151 et 152.
Le juge d’instruction doit vérifier les éléments d’information ainsi recueillis.
(…) »
Article 151
(tel qu’il se présentait à l’époque des faits de la cause)
« Le juge d’instruction peut requérir par commission rogatoire tout juge de son tribunal, tout juge d’instance du ressort de ce tribunal, tout officier de police judiciaire compétent dans ce ressort ou tout juge d’instruction, de procéder aux actes d’information qu’il estime nécessaires dans les lieux soumis à la juridiction de chacun d’eux.
La commission rogatoire indique la nature de l’infraction, objet des poursuites. Elle est datée et signée par le magistrat qui la délivre et revêtue de son sceau.
Elle ne peut prescrire que des actes d’instruction se rattachant directement à la répression de l’infraction visée aux poursuites.
(…) »
Article 152
« Les magistrats ou officiers de police judiciaire commis pour l’exécution exercent, dans les limites de la commission rogatoire, tous les pouvoirs du juge d’instruction.
(…) »
16. Une loi du 17 juillet 1970 a introduit dans le code civil un article 9 qui garantit à chacun le « droit au respect de sa vie privée ». Elle a, de plus, inséré dans le code pénal un article 368 punissant
« d’un emprisonnement de deux mois à un an et d’une amende (…), ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque aura volontairement porté atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui:
1. En écoutant, en enregistrant ou transmettant au moyen d’un appareil quelconque des paroles prononcées dans un lieu privé par une personne, sans le consentement de celle-ci;
2. (…). »
Pendant les travaux préparatoires, l’un des vice-présidents de la commission des lois de l’Assemblée nationale, M. Zimmermann, demanda « certains apaisements » destinés à préciser que ce texte « n’empêchera[it] pas le juge d’instruction de donner très régulièrement, bien sûr sans utiliser aucune provocation et en observant toutes les formes de la loi, commission rogatoire à l’effet de procéder à certaines écoutes » (Journal officiel, Assemblée nationale, débats de 1970, p. 2074). Le Garde des Sceaux, M. René Pleven, lui répondit: « (…) il n’est pas du tout question de toucher aux pouvoirs des juges d’instruction qui peuvent en effet, dans les conditions prescrites par la loi, ordonner certaines écoutes »; il ajouta un peu plus tard: « Quand un fonctionnaire procède à une écoute, il ne peut le faire légalement que s’il est couvert par une commission rogatoire de l’autorité judiciaire ou par une instruction ministérielle » (ibidem, p. 2075). Là-dessus, les deux chambres du Parlement votèrent le projet sans l’avoir amendé sur ce point.
17. L’article 41 du code des postes et télécommunications rend passible « des peines portées à l’article 187 du code pénal » – amende, emprisonnement et interdiction temporaire de toute fonction ou emploi public – « tout fonctionnaire public », ou « toute personne admise à participer à l’exécution du service », « qui viole le secret de la correspondance confiée au service des télécommunications ». De son côté, l’article 42 menace « des peines prévues à l’article 378 du code pénal », relatif au secret professionnel – emprisonnement et amende -, « toute personne qui, sans l’autorisation de l’expéditeur ou du destinataire, divulgue, publie ou utilise le contenu des correspondances transmises par la voie radioélectrique (…) ».
Destinée aux fonctionnaires des P.T.T., l’instruction générale no 500-78 sur le service téléphonique contient cependant les dispositions suivantes, reproduites ici dans leur version modifiée en 1964 (article 24 du fascicule III):
« Les chefs de centre et les receveurs ou gérants sont tenus de déférer à toute réquisition ayant pour objet (…) l’écoute, par l’autorité intéressée, des communications originaires ou à destination d’un poste téléphonique déterminé, et émanant:
1. D’un juge d’instruction (art. 81, 92 et 94 du code de procédure pénale), ou de tout magistrat ou officier de police judiciaire ayant reçu commission rogatoire (art. 152);
(…). »
Publiée au bulletin officiel du ministère des Postes et Télécommunications, ladite instruction générale constitue, selon le Gouvernement, un « texte réglementaire d’application ».
18. Le développement frappant de diverses formes graves de délinquance – grand banditisme, terrorisme, trafic de stupéfiants, etc. – semble avoir entraîné en France une nette accélération de la fréquence du recours aux écoutes téléphoniques judiciaires. Aussi la jurisprudence les concernant apparaît-elle beaucoup plus abondante que jadis; elle ne les condamne pas en soi, bien qu’elle témoigne à l’occasion d’une certaine répugnance envers elles (cour d’appel de Paris, 9e chambre correctionnelle, 28 mars 1960, Cany et Rozenbaum, G.P. 1960, jurisprudence, pp. 253-254).
Postérieures dans leur immense majorité aux faits de la cause (avril 1974), les décisions que Gouvernement et Commission ont signalées à la Cour, ou dont elle a eu connaissance par ses propres moyens, ont peu à peu apporté une série de précisions. Celles-ci ne se dégagent pas encore toutes d’arrêts de la Cour de cassation et ne constituent pas pour l’instant un corpus jurisprudentiel homogène, en raison même du caractère isolé de certaines décisions ou motivations. Elles peuvent se résumer ainsi.
a) Les articles 81 et 151 du code de procédure pénale (paragraphe 15 ci-dessus) habilitent les juges d’instruction, et eux seuls dans le cadre d’une information judiciaire, à opérer pareille écoute ou, solution bien plus courante en pratique, à en charger un officier de police judiciaire, au sens de l’article 16, au moyen d’une commission rogatoire (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, 9 octobre 1980, Tournet, Bull. no 255, pp. 662-664; 24 avril 1984, paragraphe 12 ci-dessus; 23 juillet 1985, Kruslin, Bull. no 275, pp. 713-715; 4 novembre 1987, Croce, Antoine et Kruslin, D.S. 1988, sommaires, p. 195; 15 février 1988, Schroeder, et 15 mars 1988, Arfi, Bull. no 128, pp. 327-335). Il s’agit là d’un « acte d’information » parfois « utile à la manifestation de la vérité ». Comparable à la saisie de lettres ou de télégrammes (voir notamment cour d’appel de Poitiers, chambre correctionnelle, 7 janvier 1960, Manchet, Juris-Classeurpériodique (J.C.P.) 1960, jurisprudence, no 11599, et cour d’appel de Paris, chambre d’accusation, 27 juin 1984, F. et autre, D.S. 1985, jurisprudence, pp. 93-96), la mise sur écoutes ne se heurte pas plus qu’elle aux dispositions de l’article 368 du code pénal, eu égard aux travaux préparatoires et au principe de la liberté des preuves (paragraphes 13 et 16 ci-dessus – tribunal de grande instance de Strasbourg, 15 février 1983, S. et autres, inédit; cour d’appel de Colmar, 9 mars 1984, Chalvignac et autre, inédit; cour d’appel de Paris, chambre d’accusation, arrêt précité du 27 juin 1984 et arrêt du 31 octobre 1984, Li Siu Lung et autres, G.P. 1985, sommaires, pp. 94-95).
b) Le magistrat instructeur ne saurait délivrer une telle commission rogatoire « que sur présomption d’une infraction déterminée ayant entraîné l’ouverture de l’information » dont la conduite lui incombe, et non pour « toute une catégorie d’infractions » visées « de façon éventuelle »; cela ressort non seulement des articles 81 et 151 (deuxième et troisième alinéas) du code de procédure pénale, mais également « des principes généraux de la procédure pénale » (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 23 juillet 1985, 4 novembre 1987 et 15 mars 1988).
Jusqu’ici, la jurisprudence française paraît n’avoir jamais subordonné la validité des écoutes à une certaine gravité des faits à élucider, ni à la fixation d’une durée maximale par le juge d’instruction.
c) « Dans les limites de la commission rogatoire » dont il se trouve saisi – au besoin par télécopie (cour d’appel de Limoges, chambre correctionnelle, 18 novembre 1988, Lecesne et autres, D.S. 1989, sommaires, p. 394) -, l’officier de police judiciaire exerce « tous les pouvoirs du juge d’instruction » (article 152 du code de procédure pénale). Il en use sous le contrôle de celui-ci, que le cinquième alinéa de l’article 81 oblige à « vérifier les éléments d’information (…) recueillis » (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 9 octobre 1980, 24 avril 1984, 23 juillet 1985, 4 novembre 1987 et 15 mars 1988).
Il arrive apparemment que la commission rogatoire se présente comme une délégation générale englobant, sans la mentionner en termes exprès, la possibilité d’écoutes téléphoniques (Cour de cassation, chambre civile, 2e section, arrêt précité du 18 mars 1955, et cour d’appel de Paris, arrêt précité du 28 mars 1960).
d) Un officier de police judiciaire ne saurait en aucun cas se livrer à des écoutes en l’absence de commission rogatoire et de sa propre initiative, par exemple pendant l’enquête préliminaire antérieure à l’ouverture de l’information judiciaire (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, 13 juin 1989, Derrien, et 19 juin 1989, Grayo, Bull. no 254, pp. 635-637, et no 261, pp. 648-651; Assemblée plénière, 24 novembre 1989, Derrien, D.S. 1990, p. 34, et J.C.P. 1990, jurisprudence, no 21418, avec les conclusions de M. l’avocat général Émile Robert).
e) Les écoutes ne doivent s’accompagner d’ »aucun artifice ou stratagème » (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 9 octobre 1980, 24 avril 1984, 23 juillet 1985, 4 novembre 1987, 15 février 1988 et 15 mars 1988), sans quoi il échet d’éliminer du dossier pénal, par voie de retrait ou de cancellation, les données qu’elles ont servi à rassembler (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 13 et 19 juin 1989).
f) Elles ne doivent pas davantage « avoir pour résultat de compromettre les conditions d’exercice des droits de la défense » (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 9 octobre 1980, 24 avril 1984, 23 juillet 1985, 4 novembre 1987, 15 février 1988, 15 mars 1988 et 19 juin 1989), et notamment de méconnaître le caractère confidentiel des relations du suspect ou de l’inculpé avec son conseil, ni plus généralement le secret professionnel de l’avocat, du moins lorsque celui-ci n’agit pas en une autre qualité (cour d’appel d’Aix-en-Provence, chambre d’accusation, 16 juin 1982 et 2 février 1983, Sadji Hamou et autres, G.P. 1982, jurisprudence, pp. 645-649, et 1983, jurisprudence, pp. 313-315; cour d’appel de Paris, chambre d’accusation, arrêt précité du 27 juin 1984).
g) Sous cette réserve, les écoutes peuvent porter sur les communications téléphoniques en provenance ou à destination d’un inculpé (Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 9 octobre 1980 et 24 avril 1984) aussi bien que d’un simple suspect (jugements et arrêts précités rendus par le tribunal de grande instance de Strasbourg le 15 février 1983, la cour d’appel de Colmar le 9 mars 1984 et la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris le 27 juin 1984) ou encore d’un tiers, par exemple un témoin, que l’on a des raisons de croire en possession de renseignements sur les auteurs ou les circonstances de l’infraction (voir notamment cour d’appel d’Aix-en-Provence, arrêt précité du 16 juin 1982).
h) Elles peuvent concerner une cabine publique (tribunal correctionnel de la Seine, 10e chambre, 30 octobre 1964, Trésor public et Société de courses c. L. et autres, D.S. 1965, jurisprudence, pp. 423-424) tout comme une ligne privée, qu’il y ait ou non dérivation sur une table d’écoutes (Cour de cassation, chambre criminelle, 13 juin 1989, et Assemblée plénière, 24 novembre 1989, précités).
i) L’officier de police judiciaire contrôle l’enregistrement des conversations sur bande magnétique – ou sur cassette -, puis leur transcription, s’il ne les réalise pas lui-même; « dans le choix » des extraits « soumis à l’examen de la juridiction », il lui appartient de déterminer « les propos pouvant tomber sous le coup de poursuites pénales ». Il s’acquitte de ces diverses tâches « sous sa responsabilité et sous le contrôle du juge d’instruction » (tribunal de grande instance de Strasbourg, jugement précité du 15 février 1983, confirmé par la cour d’appel de Colmar le 9 mars 1984; cour d’appel de Paris, arrêt précité du 27 juin 1984).
j) Les bandes magnétiques originales « constituent des pièces à conviction », et non « des actes de l’information », mais « n’ont que la valeur d’indices de preuve »; la « transcription de leur contenu dans des procès-verbaux » sert à le « matérialiser afin d’en permettre la consultation » (Cour de cassation, chambre criminelle, 28 avril 1987, Allieis, Bull. no 173, pp. 462-467).
k) Si ladite transcription soulève un problème de traduction vers le français, les articles 156 et suivants du code de procédure pénale, relatifs aux expertises, ne s’appliquent pas pour autant à la désignation et au travail du traducteur (Cour de cassation, chambre criminelle, 6 septembre 1988, Fekari, Bull. no 317, pp. 861-862 (extraits), et 18 décembre 1989, M. et autres, encore inédit).
l) « Aucune disposition de la loi n’interdit » de verser au dossier d’une affaire pénale des « éléments d’une autre procédure », par exemple des bandes magnétiques et des procès-verbaux de transcription, s’ils paraissent « de nature à éclairer les juges et à contribuer à la manifestation de la vérité », pourvu « qu’une telle jonction » revête « un caractère contradictoire » (Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 23 juillet 1985 et 6 septembre 1988).
m) La défense doit pouvoir prendre connaissance des procès-verbaux de transcription, entendre les enregistrements originaux, en discuter l’authenticité pendant l’information puis les débats et demander « toute mesure d’instruction utile » – par exemple une expertise – « quant à leur contenu et aux circonstances de leur réalisation » (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, 23 juillet 1985, précité, 16 juillet 1986, Illouz, inédit, et 28 avril 1987, Allieis, précité).
n) Si le juge d’instruction exerce son contrôle sur l’officier de police judiciaire, il subit à son tour celui de la chambre d’accusation, qu’il peut du reste – tout comme le procureur de la République – saisir lui-même en vertu de l’article 171 du code de procédure pénale.
De leur côté, les juridictions du fond et la Cour de cassation peuvent avoir à connaître, selon le cas, d’exceptions ou moyens tirés – en particulier par un accusé mais aussi, à l’occasion, par le ministère public (Cour de cassation, arrêts précités des 19 juin et 24 novembre 1989) – d’un manquement aux exigences résumées plus haut, ou à d’autres règles applicables en la matière d’après les intéressés. Il ne s’agit cependant pas là de nullités d’ordre public, que l’on puisse reprocher à une cour d’appel de n’avoir pas relevées d’office: elles « n’affect[ent] que les droits de la défense » (Cour de cassation, chambre criminelle, 11 décembre 1989, Takrouni, encore inédit).
19. A partir de 1981, semble-t-il, des justiciables ont invoqué avec une fréquence croissante l’article 8 (art. 8) de la Convention – et, beaucoup plus rarement, l’article 6 (art. 6) (Cour de cassation, chambre criminelle, 23 avril 1981, Pellegrin et autres, Bull. no 117, pp. 328-335, et 21 novembre 1988, S. et autres, inédit) -, à l’appui de leurs griefs contre des écoutes téléphoniques; ils ont parfois cité – comme en l’espèce (paragraphe 12 ci-dessus) – la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme.
Jusqu’ici, les juridictions françaises n’ont estimé contraires à l’article 8 § 2 (art. 8-2) (« prévue par la loi »), ou au droit interne stricto sensu, que des écoutes réalisées sans commission rogatoire, au stade de l’enquête préliminaire (voir notamment Cour de cassation, arrêts précités des 13 juin et 24 novembre 1989), ou dans des conditions demeurées obscures (voir notamment Cour de cassation, arrêt précité du 19 juin 1989), ou encore au mépris des droits de la défense (cour d’appel de Paris, chambre d’accusation, arrêt précité du 31 octobre 1984).Dans tous les autres cas, elles ont tantôt constaté l’absence de violation (Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 24 avril 1984, 23 juillet 1985, 16 juillet 1986, 28 avril 1987, 4 novembre 1987, 15 février 1988, 15 mars 1988, 6 septembre 1988 et 18 décembre 1989, ainsi que 16 novembre 1988, S. et autre, inédit, et les jugement et arrêts précités des 15 février 1983 (Strasbourg), 9 mars 1984 (Colmar) et 27 juin 1984 (Paris)), tantôt déclaré le moyen irrecevable pour des raisons diverses (Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 23 avril 1981, 21 novembre 1988 et 11 décembre 1989, ainsi que les arrêts inédits des 24 mai 1983, S. et autres, 23 mai 1985, Y.H.W., 17 février 1986, H., 4 novembre 1986, J., et 5 février 1990, B. et autres).
20. Assez divisée sur la compatibilité des écoutes téléphoniques – judiciaires et autres -, telles qu’elles se pratiquent en France, avec les normes juridiques nationales et internationales en vigueur dans le pays, la doctrine paraît en revanche unanime à estimer souhaitable, voire nécessaire que le Parlement s’efforce de résoudre le problème en s’inspirant de l’exemple donné par nombre d’États étrangers (voir notamment Gaëtan di Marino, observations relatives à l’arrêt Tournet du 9 octobre 1980 (Cour de cassation), J.C.P. 1981, jurisprudence, no 19578; Albert Chavanne, « Les résultats de l’audio-surveillance comme preuve pénale », Revue internationale de droit comparé, 1986, pp. 752-753 et 755; Gérard Cohen-Jonathan, « Les écoutes téléphoniques », Mélanges en l’honneur de Gérard J. Wiarda, 1988, p. 104; Jean Pradel, « Écoutes téléphoniques et Convention européenne des Droits de l’Homme », D.S. 1990, chronique, pp. 17-20). En juillet 1981, le gouvernement créa une commission d’étude qui rassemblait autour de M. Robert Schmelck, alors premier président de la Cour de cassation, des sénateurs et députés de différentes tendances politiques, des magistrats, des professeurs, des hauts fonctionnaires et un avocat. Elle présenta un rapport le 25 juin 1982, mais il est demeuré secret et n’a pas débouché, jusqu’ici, sur le dépôt d’un projet de loi.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
21. Les requérants ont saisi la Commission le 9 août 1984 (requête no 11105/84). Invoquant l’article 6 § 1 (art. 6-1) de la Convention, M. Huvig dénonçait le rejet, par le juge d’instruction, d’une demande d’expertise technique et comptable formulée par lui; il l’attribuait à la déposition irrégulière d’un témoin. Son épouse et lui-même se plaignaient aussi, sur le terrain de l’article 6 § 3 a) (art. 6-3-a), de la tardiveté de leurs inculpations respectives. Enfin, tous deux alléguaient que les écoutes téléphoniques pratiquées les 4 et 5 avril 1974 avaient méconnu l’article 8 (art. 8).
22. Le 15 octobre 1987, la Commission a déclaré le premier grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement (article 27 § 2) (art. 27-2) et le deuxième pour non-épuisement des voies de recours internes (articles 26 et 27 § 3) (art. 26, art. 27-3). En revanche, elle a retenu le troisième et dernier le 6 juillet 1988.
Dans son rapport du 14 décembre 1988 (article 31) (art. 31), elle conclut par dix voix contre deux à l’existence d’une infraction à l’article 8 (art. 8). Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt[*].
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
23. A l’audience, l’agent du Gouvernement et le délégué de la Commission ont invité la Cour
– le premier, à « bien vouloir juger qu’il n’y a pas eu dans l’espèce de comportement révélant une violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention »;
– le second, à « constater [pareille] violation ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 8 (art. 8)
24. Selon M. et Mme Huvig, il y a eu en l’espèce manquement aux exigences de l’article 8 (art. 8), ainsi libellé:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Le Gouvernement combat cette thèse, tandis que la Commission y souscrit en substance.
25. Les écoutes litigieuses s’analysaient sans nul doute en une « ingérence de l’autorité publique » dans l’exercice du droit des intéressés au respect de leur « correspondance » et de leur « vie privée » (arrêts Klass et autres du 8 septembre 1978, série A no 28, p. 21, § 41, et Malone du 2 août 1984, série A no 82, p. 30, § 64). Le Gouvernement ne le conteste pas.
Pareille ingérence méconnaît l’article 8 (art. 8) sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 (art. 8-2) et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
A. « Prévue par la loi »
26. Les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 (art. 8-2), veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause: ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit.
1. Existence d’une base légale en droit français
27. La question de savoir si la première condition se trouve remplie en l’occurrence a prêté à controverse devant la Commission et la Cour.
Les requérants y répondent par la négative. D’après eux, « il n’existe en France aucune loi régissant » la matière. S’agissant d’un pays de « droit écrit », la jurisprudence n’y constituerait qu’ »une source de droit », et non « de loi ». Du reste, elle abandonnerait « à l’arbitraire du juge » d’instruction « le placement d’un citoyen sur écoutes téléphoniques ».
D’après le Gouvernement, il n’y a aucune contradiction entre les articles 368 du code pénal et 81 du code de procédure pénale, du moins si l’on a égard aux travaux préparatoires du premier (paragraphe 16 ci-dessus). Le code de procédure pénale ne dresserait nullement une liste limitative des moyens d’investigation dont dispose le juge d’instruction; par exemple, il ne mentionnerait pas non plus des actes aussi courants que les prises de photographies ou d’empreintes, les filatures, les surveillances, les réquisitions, les confrontations entre témoins et les reconstitutions (paragraphe 13 ci-dessus). Aux précisions apportées à l’article 81 par les articles 151 et 152 s’ajouteraient celles qui ressortent de la jurisprudence française (paragraphes 15 et 18-19 ci-dessus). Par « loi » au sens de l’article 8 § 2 (art. 8-2) de la Convention, il y aurait lieu d’entendre « droit en vigueur dans un système juridique donné », en l’occurrence « l’ensemble constitué par le droit écrit » – les articles 81, 151 et 152 du code de procédure pénale, pour l’essentiel – et « par la jurisprudence qui l’interprète ».
Quant à lui, le délégué de la Commission estime que dans le cas des « pays continentaux », dont la France, seul « un texte normatif de portée générale » – voté ou non par le Parlement – peut s’analyser en une « loi » aux fins de l’article 8 § 2 (art. 8-2) de la Convention. Sans doute la Cour a-t-elle jugé que « dans ‘prévue par la loi’ le mot ‘loi’ englobe à la fois le droit écrit et le droit non écrit » (arrêts Sunday Times du 26 avril 1979, série A no 30, p. 30, § 47, Dudgeon du 22 octobre 1981, série A no 45, p. 19, § 44, et Chappell du 30 mars 1989, série A no 152, p. 22, § 52), mais elle n’aurait songé là qu’au système de la common law. Or il présenterait des « différences fondamentales » avec, notamment, le « système français ». Dans celui-ci, la jurisprudence représenterait « une source de droit » certes « très importante », mais « secondaire », tandis que par « loi » la Convention désignerait « une source primaire ».
28. La Cour rappelle d’abord, avec le Gouvernement et le délégué, qu’ »il incombe au premier chef aux autorités nationales », et singulièrement « aux cours et tribunaux, d’interpréter et appliquer » le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Malone précité, série A no 82, p. 36, § 79, et Eriksson du 22 juin 1989, série A no 156, p. 25, § 62). Il ne lui appartient donc pas d’exprimer une opinion contraire à la leur sur la compatibilité des écoutes judiciaires avec l’article 368 du code pénal. Or depuis de longues années déjà, une série de jugements et d’arrêts, en particulier de la Cour de cassation, voient dans les articles 81, 151 et 152 du code de procédure pénale la base légale des écoutes pratiquées par un officier de police judiciaire sur commission rogatoire d’un juge d’instruction.
On ne saurait faire abstraction d’une jurisprudence ainsi établie. Dans le domaine du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2) de la Convention et d’autres clauses analogues, la Cour a toujours entendu le terme « loi » dans son acception « matérielle » et non « formelle »; elle y a inclus à la fois des textes de rang infralégislatif (voir notamment l’arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, p. 45, § 93) et le « droit non écrit ». Les arrêts Sunday Times, Dudgeon et Chappell concernaient certes le Royaume-Uni, mais on aurait tort de forcer la distinction entre pays de common law et pays « continentaux »; le Gouvernement le souligne avec raison. La loi écrite (statute law) revêt aussi, bien entendu, de l’importance dans les premiers. Vice versa, la jurisprudence joue traditionnellement un rôle considérable dans les seconds, à telle enseigne que des branches entières du droit positif y résultent, dans une large mesure, des décisions des cours et tribunaux. La Cour l’a du reste prise en considération en plus d’une occasion pour de tels pays (voir notamment les arrêts Müller et autres du 24 mai 1988, série A no 133, p. 20, § 29, Salabiaku du 7 octobre 1988, série A no 141, pp. 16-17, § 29, et Markt Intern Verlag GmbH et Klaus Beermann, du 20 novembre 1989, série A no 165, pp. 18-19, § 30). A la négliger, elle ne minerait guère moins le système juridique des États « continentaux » que son arrêt Sunday Times du 26 avril 1979 n’eût « frappé à la base » celui du Royaume-Uni s’il avait écarté la common lawde la notion de « loi » (série A no 30, p. 30, § 47). Dans un domaine couvert par le droit écrit, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété en ayant égard, au besoin, à des données techniques nouvelles.
En résumé, l’ingérence litigieuse avait une base légale en droit français.
2. « Qualité de la loi »
29. La deuxième exigence qui se dégage du membre de phrase « prévue par la loi », l’accessibilité de cette dernière, ne soulève aucun problème en l’occurrence.
Il n’en va pas de même de la troisième, la « prévisibilité » de la loi quant au sens et à la nature des mesures applicables. Ainsi que la Cour l’a relevé dans son arrêt Malone du 2 août 1984, l’article 8 § 2 (art. 8-2) de la Convention « ne se borne pas à renvoyer au droit interne, mais concerne aussi la qualité de la loi »; « il la veut compatible avec la prééminence du droit »:
« Il implique ainsi (…) que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par le paragraphe 1 (…). Or le danger d’arbitraire apparaît avec une netteté singulière là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret (…). A la vérité (…), les impératifs de la Convention, notamment quant à la prévisibilité, ne peuvent être tout à fait les mêmes dans le contexte de l’interception de communications pour les besoins d’enquêtes de police »
– ou d’informations judiciaires –
« que quand la loi en cause a pour but d’assortir de restrictions la conduite de l’individu. En particulier, l’exigence de prévisibilité ne saurait signifier qu’il faille permettre à quelqu’un de prévoir si et quand ses communications risquent d’être interceptées par les autorités, afin qu’il puisse régler son comportement en conséquence. Néanmoins, la loi doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à opérer pareille atteinte secrète, et virtuellement dangereuse, au droit au respect de la vie privée et de la correspondance.
(…) [Dans son arrêt Silver et autres du 25 mars 1983, la Cour] a jugé qu’’une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en fixer la portée’, bien que le détail des normes et procédures à observer n’ait pas besoin de figurer dans la législation elle-même (série A no 61, pp. 33-34, §§ 88-89). Le niveau de précision exigé ici de la ‘loi’ dépend du domaine considéré (…). Puisque l’application des mesures de surveillance secrète des communications échappe au contrôle des intéressés comme du public, la ‘loi’ irait à l’encontre de la prééminence du droit si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif »
– ou au juge –
« ne connaissait pas de limites. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (…) pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire. » (série A no82, pp. 32-33, §§ 67-68)
30. Selon le Gouvernement, la Cour doit se garder « de juger dans l’abstrait de la conformité de la législation française à la Convention », tout comme de statuer de lege ferenda. Elle n’aurait donc pas à traiter des questions étrangères au cas de M. et Mme Huvig, par exemple l’absence d’obligation d’informer après coup de la surveillance dont il a fait l’objet un individu que l’on n’a point poursuivi en définitive. De telles questions se rattacheraient en réalité à la condition de « nécessité dans une société démocratique », dont le respect doit se contrôler in concreto, à la lumière des circonstances de chaque cause.
31. Ce raisonnement ne convainc pas la Cour. Amenée à rechercher si l’ingérence incriminée se trouvait « prévue par la loi », il lui faut inévitablement apprécier, au regard des impératifs du principe fondamental de la prééminence du droit, la « loi » française en vigueur à l’époque dans le domaine considéré. Pareil examen implique par la force des choses un certain degré d’abstraction. Il n’en porte pas moins sur la « qualité » des normes juridiques nationales applicables aux requérants en l’espèce.
32. Les écoutes et autres formes d’interception des entretiens téléphoniques représentent une atteinte grave au respect de la vie privée et de la correspondance. Partant, elles doivent se fonder sur une « loi » d’une précision particulière. L’existence de règles claires et détaillées en la matière apparaît indispensable, d’autant que les procédés techniques utilisables ne cessent de se perfectionner.
Devant la Commission (observations complémentaires du 17 octobre 1988, pages 4-7, résumées au paragraphe 31 du rapport) puis, sous une forme un peu différente, devant la Cour, le Gouvernement a dressé une liste de dix-sept garanties que ménagerait le droit français. Elles concernent tantôt la réalisation des écoutes, tantôt l’utilisation de leur résultat, tantôt enfin les moyens d’obtenir le redressement d’éventuelles irrégularités; M. et Mme Huvig n’auraient été privés d’aucune d’elles.
33. La Cour ne minimise nullement la valeur de plusieurs d’entre elles, notamment la nécessité d’une décision d’un juge d’instruction, magistrat indépendant; le contrôle qu’il exerce sur les officiers de police judiciaire et qu’il peut subir à son tour de la part de la chambre d’accusation, des juridictions du fond et, au besoin, de la Cour de cassation; l’exclusion de tout « artifice » ou « stratagème » consistant non pas dans le simple recours aux écoutes, mais en une « ruse active », un « piège », une « provocation »; l’obligation de ne pas méconnaître la confidentialité des relations entre l’avocat et le suspect ou inculpé.
Il échet pourtant de constater que seules certaines de ces garanties ressortent des propres termes des articles 81, 151 et 152 du code de procédure pénale. D’autres se dégagent de jugements et arrêts prononcés au fil des ans, de manière fragmentaire et, à de rares exceptions près, postérieurs à l’interception dont se plaignent les requérants (avril 1974). Il en est aussi que la jurisprudence n’a pas explicitement consacrées jusqu’ici, du moins d’après les renseignements recueillis par la Cour; le Gouvernement paraît les déduire soit de textes ou principes généraux, soit d’une interprétation analogique de dispositions législatives, ou de décisions judiciaires, relatives à des actes d’information distincts des écoutes, en particulier les perquisitions et les saisies. Bien que plausible en soi, une telle « extrapolation » ne fournit pas en l’occurrence une sécurité juridique suffisante.
34. Surtout, le système n’offre pas pour le moment des sauvegardes adéquates contre divers abus à redouter. Par exemple, rien ne définit les catégories de personnes susceptibles d’être mises sous écoute judiciaire, ni la nature des infractions pouvant y donner lieu; rien n’astreint le juge à fixer une limite à la durée de l’exécution de la mesure; rien non plus ne précise les conditions d’établissement des procès-verbaux de synthèse consignant les conversations interceptées, ni les précautions à prendre pour communiquer intacts et complets les enregistrements réalisés, aux fins de contrôle éventuel par le juge – qui ne peut guère se rendre sur place pour vérifier le nombre et la longueur des bandes magnétiques originales – et par la défense, ni les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer l’effacement ou la destruction desdites bandes, notamment après non-lieu ou relaxe. Les renseignements donnés par le Gouvernement sur ces différents points révèlent au mieux l’existence d’une pratique, dépourvue de force contraignante en l’absence de texte ou de jurisprudence.
35. En résumé, le droit français, écrit et non écrit, n’indique pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré. Il en allait encore davantage ainsi à l’époque des faits de la cause, de sorte que M. et Mme Huvig n’ont pas joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique (arrêt Malone précité, série A no 82, p. 36, § 79). Sans doute n’en ont-ils pas ou guère souffert, le résultat des écoutes incriminées n’ayant « pas servi de fondement aux poursuites » (paragraphes 10-12 ci-dessus), mais selon la jurisprudence constante de la Cour l’existence d’une violation se conçoit même en l’absence de préjudice; celle-ci ne joue de rôle que sur le terrain de l’article 50 (art. 50) (voir notamment l’arrêt Johnston et autres du 18 décembre 1986, série A no 112, p. 21, § 42).
Il y a donc eu méconnaissance de l’article 8 (art. 8) de la Convention.
B. Finalité et nécessité de l’ingérence
36. Eu égard à la conclusion qui précède, la Cour, à l’instar de la Commission (paragraphe 67 du rapport), n’estime pas nécessaire de contrôler en l’occurrence le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
37. Aux termes de l’article 50 (art. 50),
« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
Dans leurs observations écrites de février et septembre 1988, les requérants invitaient la Commission à « leur allouer [une] juste indemnité », mais devant la Cour ils n’ont sollicité ni réparation ni remboursement de frais et dépens.
38. Pareille question n’appelant pas un examen d’office (voir en dernier lieu l’arrêt Kostovski du 20 novembre 1989, série A no 166, p. 18, § 46), la Cour constate qu’il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 50 (art. 50) en l’espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8);
2. Dit qu’il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 50 (art. 50) en l’espèce.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 24 avril 1990.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier