COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE KRUSLIN c. FRANCE
(Requête no11801/85)
ARRÊT
STRASBOURG
24 avril 1990
En l’affaire Kruslin[*],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
M. R. Ryssdal, président,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. F. Gölcüklü,
F. Matscher,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir Vincent Evans,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 octobre 1989 et 27 mars 1990,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 16 mars 1989, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 11801/85) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Jean Kruslin, avait saisi la Commission le 16 octobre 1985 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences de l’article 8 (art. 8).
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 § 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l’instance et a désigné son conseil (article 30).
3. Le 30 mars 1989, le président de la Cour a estimé qu’il y avait lieu de confier à une chambre unique, en vertu de l’article 21 § 6 du règlement et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, l’examen de la présente cause et de l’affaire Huvig[*].
La chambre à constituer de la sorte comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Toujours le 30 mars 1989, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir Mme D. Bindschedler-Robert, M. F. Gölcüklü, M. F. Matscher, M. B. Walsh et Sir Vincent Evans, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement français (« le Gouvernement »), le délégué de la Commission et l’avocat du requérant au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffier a reçu, le 10 juillet 1989, les prétentions de M. Kruslin au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention puis, le 17 août, le mémoire du Gouvernement. Le 19 octobre, le secrétariat de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait lors des audiences.
Les 10 et 16 octobre 1989, la Commission a fourni au greffier divers documents qu’il avait sollicités auprès d’elle sur les instructions du président.
5. Le 21 juin, le président avait fixé au 24 octobre 1989 la date d’ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l’opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
Le 29 septembre, il a octroyé au requérant le bénéfice de l’assistance judiciaire (article 4 de l’addendum au règlement).
6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
M. J.-P. Puissochet, directeur des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères, agent,
Mme I. Chaussade, magistrat détaché
à la direction des affaires juridiques du ministère des
Affaires étrangères,
Mlle M. Picard, magistrat détaché
à la direction des affaires juridiques du ministère des
Affaires étrangères,
M. M. Dobkine, magistrat
à la direction des affaires criminelles et des grâces du
ministère de la Justice,
M. F. Le Gunehec, magistrat
à la direction des affaires criminelles et des grâces du
ministère de la Justice, conseils;
– pour la Commission
M. S. Trechsel, délégué;
– pour le requérant
Me C. Waquet, avocat
au Conseil d’État et à la Cour de cassation, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, M. Puissochet pour le Gouvernement, M. Trechsel pour la Commission et Me Waquet pour le requérant.
7. À des dates diverses s’échelonnant du 24 octobre au 7 décembre 1989, le Gouvernement et la représentante de M. Kruslin ont produit plusieurs pièces, tantôt spontanément tantôt parce que la Cour les avait sollicitées à l’occasion des audiences. Me Waquet a joint à l’une d’elles une brève note d’observations, au dépôt de laquelle le président a consenti; en outre, elle a complété les demandes de satisfaction équitable de son client par un mémoire arrivé au greffe le 24 novembre.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Sans profession ni domicile fixe, M. Jean Kruslin se trouve actuellement détenu à Fresnes (Val-de-Marne).
9. Les 8 et 14 juin 1982, un juge d’instruction de Saint-Gaudens (Haute-Garonne), saisi de l’affaire de l’assassinat d’un banquier, M. Jean Baron, dans la nuit du 7 au 8 juin à Montréjeau (« affaire Baron »), délivra deux commissions rogatoires au chef d’escadron commandant la section de recherches de la gendarmerie de Toulouse. Par la seconde, il le chargeait de placer sous écoute le téléphone d’un suspect, M. Dominique Terrieux, qui résidait dans cette ville.
Du 15 au 17 juin, la gendarmerie intercepta ainsi dix-sept communications en tout. Le requérant, hébergé à l’époque par M. Terrieux dont il utilisait parfois l’appareil, avait participé à plusieurs d’entre elles et spécialement, le 17 juin entre 21 et 23 h, à une conversation avec un individu qui l’appelait d’une cabine publique à Perpignan (Pyrénées-Orientales).
Au cours de leur bref entretien, les deux hommes avaient parlé à mots couverts d’une affaire distincte de l’affaire Baron et relative notamment au meurtre, le 29 mai 1982, de M. Henri Père, employé de la bijouterie « La Gerbe d’Or », à Toulouse (« affaire de la Gerbe d’Or »). Les gendarmes le signalèrent le lendemain à des collègues de la police judiciaire. Commis rogatoirement, le 11 juin 1982, par un juge d’instruction de Toulouse pour enquêter sur cette affaire, ceux-ci entendirent aussitôt l’enregistrement de ladite conversation, le firent transcrire et en annexèrent le texte à un procès-verbal dressé le 18 juin à 0 h; la bande originale demeura entre les mains de la gendarmerie, sous scellé.
10. Le 18 à l’aube, la gendarmerie appréhenda M. Kruslin chez M. Terrieux et le mit en garde à vue au titre de l’affaire Baron.
Dans le cadre, cette fois, de l’affaire de « La Gerbe d’Or », il fut interrogé en début d’après-midi par la police judiciaire – qui l’avait déjà interpellé le 15 juin, puis relâché après quatre heures environ – et inculpé le lendemain, semble-t-il, avec M. Terrieux et le nommé Patrick Antoine, d’homicide volontaire, vols qualifiés et tentative de vol qualifié. Le juge d’instruction de Toulouse procéda, le 25 octobre 1982, à une confrontation des trois intéressés, marquée en particulier – après rupture du scellé en leur présence – par l’audition intégrale de la bande magnétique susmentionnée, y compris la conversation de la soirée du 17 juin.
M. Kruslin adopta la même attitude que devant la police le 18 juin: il protesta de son innocence et nia – pour cette communication, mais non pour d’autres – qu’il s’agît de sa propre voix. De son côté, M. Terrieux affirma ne plus la reconnaître, alors qu’il l’avait identifiée à un stade antérieur.
La fermeture du scellé eut lieu, elle aussi, devant les inculpés. Le requérant refusa de signer tant le procès-verbal que la fiche de scellé.
Par la suite, il réclama une expertise. Le magistrat instructeur la lui accorda par une ordonnance du 10 février 1983, mais dans leur rapport du 8 juin 1983 les trois experts désignés estimèrent pouvoir conclure, « avec une probabilité de 80 % », que la voix analysée par eux était bien celle de M. Kruslin.
11. Devant la chambre d’accusation de la cour d’appel de Toulouse, saisie après la clôture de l’instruction, le requérant réclama l’annulation de l’enregistrement de la communication litigieuse, parce que réalisé dans une procédure qui, selon lui, ne le concernait pas: l’affaire Baron. Le 16 avril 1985, la chambre d’accusation écarta l’exception en ces termes:
« (…) si ces écoutes téléphoniques ont été ordonnées par le juge d’instruction au tribunal de grande instance de Saint-Gaudens dans une autre procédure, il demeure que ni l’article 11 » – qui consacre le principe du caractère secret de l’instruction – « ni les articles R.155 et R.156 du code de procédure pénale n’interdisent aux juges de décider que soient annexés à une procédure pénale les éléments d’une autre procédure dont la production peut être de nature à les éclairer et à contribuer à la manifestation de la vérité, la seule condition exigée étant, ce qui est bien le cas en l’espèce, qu’une telle jonction ait un caractère contradictoire et que les pièces communiquées aient été soumises à la discussion des parties (…). »
Elle s’inspirait apparemment là, en l’étendant par analogie au domaine des écoutes, d’une jurisprudence constante de la chambre criminelle de la Cour de cassation, élaborée à propos d’autres mesures d’instruction (voir par exemple 11 mars 1964, Bulletin (Bull.) no 86; 13 janvier 1970, Bull. no 21; 19 décembre 1973, Bull. no 480; 26 mai et 30 novembre 1976, Bull. no 186 et 345; 16 mars et 2 octobre 1981, Bull. no 91 et 256).
Par le même arrêt, la chambre d’accusation renvoya M. Kruslin – avec quatre autres individus, dont MM. Terrieux et Antoine – devant la cour d’assises de la Haute-Garonne pour y répondre, quant à lui, des crimes de complicité d’homicide volontaire, de vols qualifiés et de tentative de vol qualifié.
12. Le requérant se pourvut en cassation. Le deuxième de ses cinq moyens s’appuyait sur l’article 8 (art. 8) de la Convention: il reprochait à la chambre d’accusation de la cour d’appel de Toulouse d’avoir
« refusé de prononcer la nullité des écoutes téléphoniques provenant d’une autre procédure;
alors que l’ingérence des autorités publiques dans la vie privée et familiale, le domicile et la correspondance d’une personne ne constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la prévention des infractions pénales que si elle est prévue par une loi qui doit remplir la double condition suivante: être d’une qualité telle qu’elle use de termes clairs pour indiquer à tous, de manière suffisante, en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à opérer pareille atteinte, secrète et virtuellement dangereuse, au droit au respect de la vie privée et de la correspondance, et de définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire; qu’aucune disposition de la loi française – et en particulier l’article 81 du code de procédure pénale – ne répond à ces conditions ».
Dans son mémoire ampliatif du 11 juin 1985 (pp. 5-8), le conseil de M. Kruslin invoqua la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, tant en matière d’écoutes téléphoniques (arrêts Klass et autres du 6 septembre 1978 et Malone du 2 août 1984, série A no 28 et 82) qu’à d’autres égards (arrêts Golder du 21 février 1975, Sunday Times du 26 avril 1979, Silver et autres du 25 mars 1983, série A no 18, 30 et 61).
La chambre criminelle de la Cour de cassation rendit un arrêt de rejet le 23 juillet 1985. Sur le point considéré, elle motiva ainsi sa décision:
« (…)
Attendu que l’examen des pièces de la procédure révèle qu’a été annexée à l’information, alors suivie par le juge d’instruction de Toulouse contre X du chef d’homicide volontaire en raison de la mort de Henri Père, la transcription du contenu d’une bande magnétique supportant l’enregistrement de conversations passant par la ligne téléphonique dont le nommé Terrieux est attributaire; que cet enregistrement avait été réalisé en exécution d’une commission rogatoire délivrée par le juge d’instruction de Saint-Gaudens dans le cadre d’une information ouverte aussi contre X, au sujet d’un autre homicide volontaire; que c’est en raison de son intérêt pour l’information relative à la mort de Père que cette transcription a été effectuée par des officiers de police judiciaire, commis rogatoirement par le magistrat instructeur de Toulouse;
Que les termes des propos enregistrés ont été portés à la connaissance des divers intéressés, notamment de Kruslin, lequel a été amené à s’en expliquer, tant au cours de l’enquête sur commission rogatoire qu’à la suite de son inculpation; qu’en outre une expertise portant sur la bande enregistrée, jointe ensuite à la procédure, a été pratiquée sur décision régulière du juge d’instruction;
Attendu qu’en cet état, en refusant de prononcer l’annulation des écoutes téléphoniques provenant d’une autre procédure, la chambre d’accusation n’a pas encouru le grief énoncé au moyen;
Qu’en effet, en premier lieu, aucune disposition de la loi n’interdit d’annexer à une procédure pénale les éléments d’une autre procédure dont la production peut être de nature à éclairer les juges et à contribuer à la manifestation de la vérité; que la seule condition exigée est qu’une telle jonction ait un caractère contradictoire, ce qui est le cas en l’espèce où les documents sont soumis à la discussion des parties;
Qu’en second lieu, il résulte des articles 81 et 151 du code de procédure pénale et des principes généraux de la procédure pénale que notamment, d’une part, des écoutes téléphoniques ne peuvent être ordonnées par un juge d’instruction, par voie de commission rogatoire, que sur présomption d’une infraction déterminée ayant entraîné l’ouverture de l’information dont le magistrat est saisi et que ces mesures ne sauraient viser, de façon éventuelle, toute une catégorie d’infractions; que, d’autre part, les écoutes ordonnées doivent être réalisées sous le contrôle du juge d’instruction, sans que soit mis en oeuvre aucun artifice ou stratagème et sans qu’elles puissent avoir pour résultat de compromettre les conditions d’exercice des droits de la défense;
Que ces dispositions auxquelles est soumis le recours par le juge d’instruction aux écoutes téléphoniques et auxquelles il n’est pas établi qu’il ait été en l’espèce dérogé, répondent aux exigences résultant de l’article 8 (art. 8) de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales;
(…) » (Bull. no 275, pp. 713-715)
13. Il ressort du dossier que l’enregistrement de l’entretien téléphonique du 17 juin 1982 a constitué un élément déterminant dans les poursuites intentées contre l’intéressé. Elles ont débouché, le 28 novembre 1986, sur un arrêt de la cour d’assises de la Haute-Garonne. Acquitté du chef de meurtre, mais condamné à quinze ans de réclusion criminelle pour vol à main armée et tentative de vol à main armée, M. Kruslin a formé un pourvoi que la Cour de cassation a rejeté le 28 octobre 1987; il paraît n’avoir cessé de protester de son innocence.
14. Dans l’affaire Baron, d’autre part, la chambre d’accusation de la cour d’appel de Toulouse a également renvoyé le requérant, le 2 juin 1987, devant la cour d’assises de la Haute-Garonne avec M. Antoine et un certain Charles Croce. Il a dénoncé là aussi la nullité des écoutes opérées du 15 au 17 juin 1982; le 4 novembre 1987, la chambre criminelle de la Cour de cassation a écarté le moyen par des motifs identiques, mutatis mutandis, à ceux de son arrêt précité du 23 juillet 1985 (paragraphe 12 ci-dessus – Recueil Dalloz Sirey (D.S.) 1988, sommaires, p. 195). Le 2 décembre 1988, la cour d’assises a infligé au requérant la peine de la réclusion criminelle à perpétuité pour assassinat; il a introduit un pourvoi que la chambre criminelle de la Cour de cassation a rejeté le 6 novembre 1989.
Toutefois, les griefs dont il a saisi la Commission concernent uniquement les écoutes utilisées dans l’affaire de « La Gerbe d’Or ».
II. LA LÉGISLATION ET LA JURISPRUDENCE PERTINENTES
15. Le droit pénal français consacre le principe de la liberté de la preuve: « hormis les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve (…) » (article 427 du code de procédure pénale).
Aucun texte de valeur législative n’habilite en termes exprès les juges d’instruction à opérer ou ordonner des écoutes téléphoniques, non plus du reste qu’à pratiquer ou prescrire diverses mesures d’usage pourtant fréquent, par exemple des prises de photographies ou d’empreintes, des filatures, des surveillances, des réquisitions, des confrontations de témoins et des reconstitutions. En revanche, le code de procédure pénale leur attribue explicitement compétence pour en adopter plusieurs autres qu’il réglemente en détail, telles les mises en détention provisoire, les saisies et les perquisitions.
16. Sous l’empire de l’ancien code d’instruction criminelle, la Cour de cassation avait censuré le recours aux écoutes judiciaires sinon en général, du moins dans des circonstances révélant d’après elle, de la part d’un magistrat instructeur ou de la police, un manque de « loyauté » incompatible avec « les règles de la procédure pénale » et « les garanties essentielles aux droits de la défense » (Chambres réunies, 31 janvier 1888, ministère public c. Vigneau, Dalloz 1888, jurisprudence, pp. 73-74; chambre criminelle, 12 juin 1952, Imbert, Bull. no 153, pp. 258-260; chambre civile, 2e section, 18 mars 1955, époux Jolivot c. époux Lubrano et autres, D.S. 1955, jurisprudence, pp. 573-574, et Gazette du Palais (G.P.) 1955, jurisprudence, p. 249). Quant à elles, certaines juridictions du fond, appelées à se prononcer sur la question, semblaient plutôt enclines à reconnaître la licéité de pareille écoute s’il n’y avait eu ni « guet-apens » ni « provocation »; elles se fondaient sur l’article 90 dudit code (tribunal correctionnel de la Seine, 10e chambre, 13 février 1957, ministère public contre X, G.P. 1957, jurisprudence, pp. 309-310).
17. Depuis l’entrée en vigueur du code de procédure pénale de 1958, la jurisprudence prend en compte à cet égard, entre autres, les articles 81, 151 et 152, ainsi libellés:
Article 81
(premier, quatrième et cinquième alinéas)
« Le juge d’instruction procède, conformément à la loi, à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité.
(…)
Si le juge d’instruction est dans l’impossibilité de procéder lui-même à tous les actes d’instruction, il peut donner commission rogatoire aux officiers de police judiciaire afin de leur faire exécuter tous les actes d’information nécessaires dans les conditions et sous les réserves prévues aux articles 151 et 152.
Le juge d’instruction doit vérifier les éléments d’information ainsi recueillis.
(…) »
Article 151
(tel qu’il se présentait à l’époque des faits de la cause)
« Le juge d’instruction peut requérir par commission rogatoire tout juge de son tribunal, tout juge d’instance du ressort de ce tribunal, tout officier de police judiciaire compétent dans ce ressort ou tout juge d’instruction, de procéder aux actes d’information qu’il estime nécessaires dans les lieux soumis à la juridiction de chacun d’eux.
La commission rogatoire indique la nature de l’infraction, objet des poursuites. Elle est datée et signée par le magistrat qui la délivre et revêtue de son sceau.
Elle ne peut prescrire que des actes d’instruction se rattachant directement à la répression de l’infraction visée aux poursuites.
(…) »
Article 152
« Les magistrats ou officiers de police judiciaire commis pour l’exécution exercent, dans les limites de la commission rogatoire, tous les pouvoirs du juge d’instruction.
(…) »
18. Une loi du 17 juillet 1970 a introduit dans le code civil un article 9 qui garantit à chacun le « droit au respect de sa vie privée ». Elle a, de plus, inséré dans le code pénal un article 368 punissant
« d’un emprisonnement de deux mois à un an et d’une amende (…), ou de l’une de ces deux peines seulement, quiconque aura volontairement porté atteinte à l’intimité de la vie privée d’autrui:
1. En écoutant, en enregistrant ou transmettant au moyen d’un appareil quelconque des paroles prononcées dans un lieu privé par une personne, sans le consentement de celle-ci;
2. (…). »
Pendant les travaux préparatoires, l’un des vice-présidents de la commission des lois de l’Assemblée nationale, M. Zimmermann, demanda « certains apaisements » destinés à préciser que ce texte « n’empêchera[it] pas le juge d’instruction de donner très régulièrement, bien sûr sans utiliser aucune provocation et en observant toutes les formes de la loi, commission rogatoire à l’effet de procéder à certaines écoutes » (Journal officiel, Assemblée nationale, débats de 1970, p. 2074). Le Garde des Sceaux, M. René Pleven, lui répondit: « (…) il n’est pas du tout question de toucher aux pouvoirs des juges d’instruction qui peuvent en effet, dans les conditions prescrites par la loi, ordonner certaines écoutes »; il ajouta un peu plus tard: « Quand un fonctionnaire procède à une écoute, il ne peut le faire légalement que s’il est couvert par une commission rogatoire de l’autorité judiciaire ou par une instruction ministérielle » (ibidem, p. 2075). Là-dessus, les deux chambres du Parlement votèrent le projet sans l’avoir amendé sur ce point.
19. L’article 41 du code des postes et télécommunications rend passible « des peines portées à l’article 187 du code pénal » – amende, emprisonnement et interdiction temporaire de toute fonction ou emploi public – « tout fonctionnaire public », ou « toute personne admise à participer à l’exécution du service », « qui viole le secret de la correspondance confiée au service des télécommunications ». De son côté, l’article 42 menace « des peines prévues à l’article 378 du code pénal », relatif au secret professionnel – emprisonnement et amende -, « toute personne qui, sans l’autorisation de l’expéditeur ou du destinataire, divulgue, publie ou utilise le contenu des correspondances transmises par la voie radioélectrique (…) ».
Destinée aux fonctionnaires des P.T.T., l’instruction générale no 500-78 sur le service téléphonique contient cependant les dispositions suivantes, reproduites ici dans leur version modifiée en 1964 (article 24 du fascicule III):
« Les chefs de centre et les receveurs ou gérants sont tenus de déférer à toute réquisition ayant pour objet (…) l’écoute, par l’autorité intéressée, des communications originaires ou à destination d’un poste téléphonique déterminé, et émanant:
1. D’un juge d’instruction (art. 81, 92 et 94 du code de procédure pénale), ou de tout magistrat ou officier de police judiciaire ayant reçu commission rogatoire (art. 152);
(…). »
Publiée au bulletin officiel du ministère des Postes et Télécommunications, ladite instruction générale constitue, selon le Gouvernement, un « texte réglementaire d’application ».
20. Le développement frappant de diverses formes graves de délinquance – grand banditisme, terrorisme, trafic de stupéfiants, etc. – semble avoir entraîné en France une nette accélération de la fréquence du recours aux écoutes téléphoniques judiciaires. Aussi la jurisprudence les concernant apparaît-elle beaucoup plus abondante que jadis; elle ne les condamne pas en soi, bien qu’elle témoigne à l’occasion d’une certaine répugnance envers elles (cour d’appel de Paris, 9e chambre correctionnelle, 28 mars 1960, Cany et Rozenbaum, G.P. 1960, jurisprudence, pp. 253-254).
Postérieures pour la plupart aux faits de la cause (juin 1982), les décisions que Gouvernement, Commission et requérant ont signalées à la Cour, ou dont elle a eu connaissance par ses propres moyens, ont peu à peu apporté une série de précisions. Celles-ci ne se dégagent pas encore toutes d’arrêts de la Cour de cassation et ne constituent pas pour l’instant un corpus jurisprudentiel homogène, en raison même du caractère isolé de certaines décisions ou motivations. Elles peuvent se résumer ainsi.
a) Les articles 81 et 151 du code de procédure pénale (paragraphe 17 ci-dessus) habilitent les juges d’instruction, et eux seuls dans le cadre d’une information judiciaire, à opérer pareille écoute ou, solution bien plus courante en pratique, à en charger un officier de police judiciaire, au sens de l’article 16, au moyen d’une commission rogatoire (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, 9 octobre 1980, Tournet, Bull. no 255, pp. 662-664; 24 avril 1984, Peureux, Huvig et autre, D.S. 1986, jurisprudence, pp. 125-128; 23 juillet 1985, paragraphe 12 ci-dessus; 4 novembre 1987, paragraphe 14 ci-dessus; 15 février 1988, Schroeder, et 15 mars 1988, Arfi, Bull. no 128, pp. 327-335). Il s’agit là d’un « acte d’information » parfois « utile à la manifestation de la vérité ». Comparable à la saisie de lettres ou de télégrammes (voir notamment cour d’appel de Poitiers, chambre correctionnelle, 7 janvier 1960, Manchet, Juris-Classeurpériodique (J.C.P.) 1960, jurisprudence, no 11599, et cour d’appel de Paris, chambre d’accusation, 27 juin 1984, F. et autre, D.S. 1985, jurisprudence, pp. 93-96), la mise sur écoutes ne se heurte pas plus qu’elle aux dispositions de l’article 368 du code pénal, eu égard aux travaux préparatoires et au principe de la liberté des preuves (paragraphes 15 et 18 ci-dessus – tribunal de grande instance de Strasbourg, 15 février 1983, S. et autres, inédit; cour d’appel de Colmar, 9 mars 1984, Chalvignac et autre, inédit mais cité par le Gouvernement à l’audience du 6 mai 1988 devant la Commission; cour d’appel de Paris, chambre d’accusation, arrêt précité du 27 juin 1984 et arrêt du 31 octobre 1984, Li Siu Lung et autres, G.P. 1985, sommaires, pp. 94-95).
b) Le magistrat instructeur ne saurait délivrer une telle commission rogatoire « que sur présomption d’une infraction déterminée ayant entraîné l’ouverture de l’information » dont la conduite lui incombe, et non pour « toute une catégorie d’infractions » visées « de façon éventuelle »; cela ressort non seulement des articles 81 et 151 (deuxième et troisième alinéas) du code de procédure pénale, mais également « des principes généraux de la procédure pénale » (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 23 juillet 1985, 4 novembre 1987 et 15 mars 1988).
Jusqu’ici, la jurisprudence française paraît n’avoir jamais subordonné la validité des écoutes à une certaine gravité des faits à élucider, ni à la fixation d’une durée maximale par le juge d’instruction.
c) « Dans les limites de la commission rogatoire » dont il se trouve saisi – au besoin par télécopie (cour d’appel de Limoges, chambre correctionnelle, 18 novembre 1988, Lecesne et autres, D.S. 1989, sommaires, p. 394) -, l’officier de police judiciaire exerce « tous les pouvoirs du juge d’instruction » (article 152 du code de procédure pénale). Il en use sous le contrôle de celui-ci, que le cinquième alinéa de l’article 81 oblige à « vérifier les éléments d’information (…) recueillis » (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 9 octobre 1980, 24 avril 1984, 23 juillet 1985, 4 novembre 1987 et 15 mars 1988).
Il arrive apparemment que la commission rogatoire se présente comme une délégation générale englobant, sans la mentionner en termes exprès, la possibilité d’écoutes téléphoniques (Cour de cassation, chambre civile, 2e section, arrêt précité du 18 mars 1955, et cour d’appel de Paris, arrêt précité du 28 mars 1960).
d) Un officier de police judiciaire ne saurait en aucun cas se livrer à des écoutes en l’absence de commission rogatoire et de sa propre initiative, par exemple pendant l’enquête préliminaire antérieure à l’ouverture de l’information judiciaire (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, 13 juin 1989, Derrien, et 19 juin 1989, Grayo, Bull. no 254, pp. 635-637, et no 261, pp. 648-651; Assemblée plénière, 24 novembre 1989, Derrien, D.S. 1990, p. 34, et J.C.P. 1990, jurisprudence, no 21418, avec les conclusions de M. l’avocat général Émile Robert).
e) Les écoutes ne doivent s’accompagner d’ »aucun artifice ou stratagème » (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 9 octobre 1980, 24 avril 1984, 23 juillet 1985, 4 novembre 1987, 15 février 1988 et 15 mars 1988), sans quoi il échet d’éliminer du dossier pénal, par voie de retrait ou de cancellation, les données qu’elles ont servi à rassembler (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 13 et 19 juin 1989).
f) Elles ne doivent pas davantage « avoir pour résultat de compromettre les conditions d’exercice des droits de la défense » (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 9 octobre 1980, 24 avril 1984, 23 juillet 1985, 4 novembre 1987, 15 février 1988, 15 mars 1988 et 19 juin 1989), et notamment de méconnaître le caractère confidentiel des relations du suspect ou de l’inculpé avec son conseil, ni plus généralement le secret professionnel de l’avocat, du moins lorsque celui-ci n’agit pas en une autre qualité (cour d’appel d’Aix-en-Provence, chambre d’accusation, 16 juin 1982 et 2 février 1983, Sadji Hamou et autres, G.P. 1982, jurisprudence, pp. 645-649, et 1983, jurisprudence, pp. 313-315; cour d’appel de Paris, chambre d’accusation, arrêt précité du 27 juin 1984).
g) Sous cette réserve, les écoutes peuvent porter sur les communications téléphoniques en provenance ou à destination d’un inculpé (Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 9 octobre 1980 et 24 avril 1984) aussi bien que d’un simple suspect, tel M. Terrieux en l’espèce (paragraphe 9 ci-dessus – voir aussi les jugement et arrêts précités rendus par le tribunal de grande instance de Strasbourg le 15 février 1983, la cour d’appel de Colmar le 9 mars 1984 et la chambre d’accusation de la cour d’appel de Paris le 27 juin 1984) ou encore d’un tiers, par exemple un témoin, que l’on a des raisons de croire en possession de renseignements sur les auteurs ou les circonstances de l’infraction (voir notamment cour d’appel d’Aix-en-Provence, arrêt précité du 16 juin 1982).
h) Elles peuvent concerner une cabine publique (tribunal correctionnel de la Seine, 10e chambre, 30 octobre 1964, Trésor public et Société de courses c. L. et autres, D.S. 1965, jurisprudence, pp. 423-424) tout comme une ligne privée, qu’il y ait ou non dérivation sur une table d’écoutes (Cour de cassation, chambre criminelle, 13 juin 1989, et Assemblée plénière, 24 novembre 1989, précités).
i) L’officier de police judiciaire contrôle l’enregistrement des conversations sur bande magnétique – ou sur cassette -, puis leur transcription, s’il ne les réalise pas lui-même; « dans le choix » des extraits « soumis à l’examen de la juridiction », il lui appartient de déterminer « les propos pouvant tomber sous le coup de poursuites pénales ». Il s’acquitte de ces diverses tâches « sous sa responsabilité et sous le contrôle du juge d’instruction » (tribunal de grande instance de Strasbourg, jugement précité du 15 février 1983, confirmé par la cour d’appel de Colmar le 9 mars 1984; cour d’appel de Paris, arrêt précité du 27 juin 1984).
j) Les bandes magnétiques originales – qui en l’espèce furent placées sous scellé (paragraphes 8-9 ci-dessus) – « constituent des pièces à conviction », et non « des actes de l’information », mais « n’ont que la valeur d’indices de preuve »; la « transcription de leur contenu dans des procès-verbaux » sert à le « matérialiser afin d’en permettre la consultation » (Cour de cassation, chambre criminelle, 28 avril 1987, Allieis, Bull. no 173, pp. 462-467).
k) Si ladite transcription soulève un problème de traduction vers le français, les articles 156 et suivants du code de procédure pénale, relatifs aux expertises, ne s’appliquent pas pour autant à la désignation et au travail du traducteur (Cour de cassation, chambre criminelle, 6 septembre 1988, Fekari, Bull. no 317, pp. 861-862 (extraits), et 18 décembre 1989, M. et autres, encore inédit).
l) « Aucune disposition de la loi n’interdit » de verser au dossier d’une affaire pénale des « éléments d’une autre procédure », par exemple des bandes magnétiques et des procès-verbaux de transcription, s’ils paraissent « de nature à éclairer les juges et à contribuer à la manifestation de la vérité », pourvu « qu’une telle jonction » revête « un caractère contradictoire » (cour d’appel de Toulouse, chambre d’accusation, 16 avril 1985, paragraphe 11 ci-dessus; Cour de cassation, chambre criminelle, 23 juillet 1985, paragraphe 12 ci-dessus, et 6 septembre 1988, précité).
m) La défense doit pouvoir prendre connaissance des procès-verbaux de transcription, entendre les enregistrements originaux, en discuter l’authenticité pendant l’information puis les débats et demander « toute mesure d’instruction utile » – par exemple une expertise, comme en l’espèce (paragraphe 10 in fine ci-dessus) – « quant à leur contenu et aux circonstances de leur réalisation » (voir notamment Cour de cassation, chambre criminelle, 23 juillet 1985, paragraphe 12 ci-dessus, 16 juillet 1986, Illouz, inédit, et 28 avril 1987, Allieis, précité).
n) Si le juge d’instruction exerce son contrôle sur l’officier de police judiciaire, il subit à son tour celui de la chambre d’accusation, qu’il peut du reste saisir lui-même – tout comme le procureur de la République – en vertu de l’article 171 du code de procédure pénale.
De leur côté, les juridictions du fond et la Cour de cassation peuvent avoir à connaître, selon le cas, d’exceptions ou moyens tirés – en particulier par un accusé mais aussi, à l’occasion, par le ministère public (Cour de cassation, arrêts précités des 19 juin et 24 novembre 1989) – d’un manquement aux exigences résumées plus haut, ou à d’autres règles applicables en la matière d’après les intéressés. Il ne s’agit cependant pas là de nullités d’ordre public, que l’on puisse reprocher à une cour d’appel de n’avoir pas relevées d’office: elles « n’affect[ent] que les droits de la défense » (Cour de cassation, chambre criminelle, 11 décembre 1989, Takrouni, encore inédit).
21. A partir de 1981, semble-t-il, des justiciables ont invoqué avec une fréquence croissante l’article 8 (art. 8) de la Convention – et, beaucoup plus rarement, l’article 6 (art. 6) (Cour de cassation, chambre criminelle, 23 avril 1981, Pellegrin et autres, Bull. no 117, pp. 328-335, et 21 novembre 1988, S. et autres, inédit) -, à l’appui de leurs griefs contre des écoutes téléphoniques; ils ont parfois cité – comme en l’espèce (paragraphe 12 ci-dessus) – la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme.
Jusqu’ici, les juridictions françaises n’ont estimé contraires à l’article 8 § 2 (art. 8-2) (« prévue par la loi »), ou au droit interne stricto sensu, que des écoutes réalisées sans commission rogatoire, au stade de l’enquête préliminaire (voir notamment Cour de cassation, arrêts précités des 13 juin et 24 novembre 1989), ou dans des conditions demeurées obscures (voir notamment Cour de cassation, arrêt précité du 19 juin 1989), ou encore au mépris des droits de la défense (cour d’appel de Paris, chambre d’accusation, arrêt précité du 31 octobre 1984).Dans tous les autres cas, elles ont tantôt constaté l’absence de violation (Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 24 avril 1984, 23 juillet 1985, 16 juillet 1986, 28 avril 1987, 4 novembre 1987, 15 février 1988, 15 mars 1988, 6 septembre 1988 et 18 décembre 1989, ainsi que 16 novembre 1988, S. et autre, inédit, et les jugement et arrêts précités des 15 février 1983 (Strasbourg), 9 mars 1984 (Colmar) et 27 juin 1984 (Paris)), tantôt déclaré le moyen irrecevable pour des raisons diverses (Cour de cassation, chambre criminelle, arrêts précités des 23 avril 1981, 21 novembre 1988 et 11 décembre 1989, ainsi que les arrêts inédits des 24 mai 1983, S. et autres, 23 mai 1985, Y.H.W., 17 février 1986, H., 4 novembre 1986, J., et 5 février 1990, B. et autres).
22. Assez divisée sur la compatibilité des écoutes téléphoniques – judiciaires et autres -, telles qu’elles se pratiquent en France, avec les normes juridiques nationales et internationales en vigueur dans le pays, la doctrine paraît en revanche unanime à estimer souhaitable, voire nécessaire que le Parlement s’efforce de résoudre le problème en s’inspirant de l’exemple donné par nombre d’États étrangers (voir notamment Gaëtan di Marino, observations relatives à l’arrêt Tournet du 9 octobre 1980 (Cour de cassation), J.C.P. 1981, jurisprudence, no 19578; Albert Chavanne, « Les résultats de l’audio-surveillance comme preuve pénale », Revue internationale de droit comparé, 1986, pp. 752-753 et 755; Gérard Cohen-Jonathan, « Les écoutes téléphoniques », Mélanges en l’honneur de Gérard J. Wiarda, 1988, p. 104; Jean Pradel, « Écoutes téléphoniques et Convention européenne des Droits de l’Homme », D.S. 1990, chronique, pp. 17-20). En juillet 1981, le gouvernement créa une commission d’étude qui rassemblait autour de M. Robert Schmelck, alors premier président de la Cour de cassation, des sénateurs et députés de différentes tendances politiques, des magistrats, des professeurs, des hauts fonctionnaires et un avocat. Elle présenta un rapport le 25 juin 1982, mais il est demeuré secret et n’a pas débouché, jusqu’ici, sur le dépôt d’un projet de loi.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
23. Devant la Commission, qu’il a saisie le 16 octobre 1985 (requête no 11801/85), M. Kruslin a soulevé un seul grief: il a fait valoir que l’écoute et l’enregistrement de sa communication téléphonique du 17 juin 1982 avaient enfreint l’article 8 (art. 8) de la Convention.
La Commission a retenu la requête le 6 mai 1988. Dans son rapport du 14 décembre 1988 (article 31) (art. 31), elle conclut par dix voix contre deux à l’existence de pareil manquement. Le texte intégral de son avis et de l’opinion dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt[*].
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
24. À l’audience, l’agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et le conseil du requérant ont invité la Cour
– le premier, à « bien vouloir dire qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention dans la présente affaire »;
– le deuxième, « à conclure que dans le cas d’espèce il y a eu violation de l’article 8 (art. 8) »;
– le troisième, à « prononcer une condamnation du gouvernement français dans cette affaire ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 8 (art. 8)
25. Selon M. Kruslin, il y a eu en l’espèce manquement aux exigences de l’article 8 (art. 8), ainsi libellé:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Le Gouvernement combat cette thèse, tandis que la Commission y souscrit en substance.
26. Bien qu’opérées sur la ligne de M. Terrieux, les écoutes litigieuses conduisirent la police judiciaire à intercepter et enregistrer plusieurs conversations du requérant; l’une d’elles déclencha l’ouverture de poursuites contre lui (paragraphes 9-10 ci-dessus). Elles constituaient donc une « ingérence de l’autorité publique » dans l’exercice du droit de l’intéressé au respect de sa « correspondance » et de sa « vie privée » (arrêts Klass et autres du 8 septembre 1978, série A no 28, p. 21, § 41, et Malone du 2 août 1984, série A no 82, p. 30, § 64). Le Gouvernement ne le conteste pas.
Pareille ingérence méconnaît l’article 8 (art. 8) sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 (art. 8-2) et, de plus, est « nécessaire, dans une société démocratique », pour les atteindre.
A. « Prévue par la loi »
27. Les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 8 § 2 (art. 8-2), veulent d’abord que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause: ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit.
1. Existence d’une base légale en droit français
28. La question de savoir si la première condition se trouve remplie en l’occurrence a prêté à controverse devant la Commission et la Cour.
Le requérant y répond par la négative. L’article 368 du code pénal interdirait en principe les écoutes (paragraphe 18 ci-dessus). Il prévaudrait sur l’article 81 du code de procédure pénale, lequel ne les autorise pas en termes exprès et oblige le juge d’instruction à se comporter « conformément à la loi » – donc, entre autres, à l’article 368 du code pénal – en ordonnant les diligences « utiles à la manifestation de la vérité » (paragraphe 17 ci-dessus). Les articles 151 et 152 (ibidem) n’y changeraient rien: les magistrats instructeurs ne sauraient déléguer aux officiers de police judiciaire des pouvoirs dont ils ne jouissent pas eux-mêmes. Le délégué de la Commission marque son accord sur ce dernier point.
D’après le Gouvernement, il n’existe aucune contradiction entre les articles 368 du code pénal et 81 du code de procédure pénale, du moins si l’on a égard aux travaux préparatoires du premier (paragraphe 18 ci-dessus). Le code de procédure pénale ne dresserait nullement une liste limitative des moyens d’investigation dont dispose le juge d’instruction; par exemple, il ne mentionnerait pas non plus des actes aussi courants que les prises de photographies ou d’empreintes, les filatures, les surveillances, les réquisitions, les confrontations entre témoins et les reconstitutions (paragraphe 15 ci-dessus). Aux précisions apportées à l’article 81 par les articles 151 et 152 s’ajouteraient celles qui ressortent de la jurisprudence française (paragraphes 17 et 20-21 ci-dessus). Par « loi » au sens de l’article 8 § 2 (art. 8-2) de la Convention, il y aurait lieu d’entendre « droit en vigueur dans un système juridique donné », en l’occurrence « l’ensemble constitué par le droit écrit » – les articles 81, 151 et 152 du code de procédure pénale, pour l’essentiel – et « par la jurisprudence qui l’interprète ».
Quant à lui, le délégué de la Commission estime que dans le cas des « pays continentaux », dont la France, seul « un texte normatif de portée générale » – voté ou non par le Parlement – peut s’analyser en une « loi » aux fins de l’article 8 § 2 (art. 8-2) de la Convention. Sans doute la Cour a-t-elle jugé que « dans ‘prévue par la loi’ le mot ‘loi’ englobe à la fois le droit écrit et le droit non écrit » (arrêts Sunday Times du 26 avril 1979, série A no 30, p. 30, § 47, Dudgeon du 22 octobre 1981, série A no 45, p. 19, § 44, et Chappell du 30 mars 1989, série A no 152, p. 22, § 52), mais elle n’aurait songé là qu’au système de la common law. Or il présenterait des « différences fondamentales » avec, notamment, le « système français ». Dans celui-ci, la jurisprudence représenterait « une source de droit » certes « très importante », mais « secondaire », tandis que par « loi » la Convention désignerait « une source primaire ».
29. La Cour rappelle d’abord, avec le Gouvernement et le délégué, qu’ »il incombe au premier chef aux autorités nationales », et singulièrement « aux cours et tribunaux, d’interpréter et appliquer » le droit interne (voir, parmi beaucoup d’autres, les arrêts Malone précité, série A no 82, p. 36, § 79, et Eriksson du 22 juin 1989, série A no 156, p. 25, § 62). Il ne lui appartient donc pas d’exprimer une opinion contraire à la leur sur la compatibilité des écoutes judiciaires avec l’article 368 du code pénal. Or depuis de longues années déjà, une série de jugements et d’arrêts, en particulier de la Cour de cassation, voient dans les articles 81, 151 et 152 du code de procédure pénale la base légale des écoutes pratiquées par un officier de police judiciaire sur commission rogatoire d’un juge d’instruction.
On ne saurait faire abstraction d’une jurisprudence ainsi établie. Dans le domaine du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2) de la Convention et d’autres clauses analogues, la Cour a toujours entendu le terme « loi » dans son acception « matérielle » et non « formelle »; elle y a inclus à la fois des textes de rang infralégislatif (voir notamment l’arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, p. 45, § 93) et le « droit non écrit ». Les arrêts Sunday Times, Dudgeon et Chappell concernaient certes le Royaume-Uni, mais on aurait tort de forcer la distinction entre pays de common law et pays « continentaux »; le Gouvernement le souligne avec raison. La loi écrite (statute law) revêt aussi, bien entendu, de l’importance dans les premiers. Vice versa, la jurisprudence joue traditionnellement un rôle considérable dans les seconds, à telle enseigne que des branches entières du droit positif y résultent, dans une large mesure, des décisions des cours et tribunaux. La Cour l’a du reste prise en considération en plus d’une occasion pour de tels pays (voir notamment les arrêts Müller et autres du 24 mai 1988, série A no 133, p. 20, § 29, Salabiaku du 7 octobre 1988, série A no 141, pp. 16-17, § 29, et Markt Intern Verlag GmbH et Klaus Beermann, du 20 novembre 1989, série A no 165, pp. 18-19, § 30). A la négliger, elle ne minerait guère moins le système juridique des États « continentaux » que son arrêt Sunday Times du 26 avril 1979 n’eût « frappé à la base » celui du Royaume-Uni s’il avait écarté la common lawde la notion de « loi » (série A no 30, p. 30, § 47). Dans un domaine couvert par le droit écrit, la « loi » est le texte en vigueur tel que les juridictions compétentes l’ont interprété en ayant égard, au besoin, à des données techniques nouvelles.
En résumé, l’ingérence litigieuse avait une base légale en droit français.
2. « Qualité de la loi »
30. La deuxième exigence qui se dégage du membre de phrase « prévue par la loi », l’accessibilité de cette dernière, ne soulève aucun problème en l’occurrence.
Il n’en va pas de même de la troisième, la « prévisibilité » de la loi quant au sens et à la nature des mesures applicables. Ainsi que la Cour l’a relevé dans son arrêt Malone du 2 août 1984, l’article 8 § 2 (art. 8-2) de la Convention « ne se borne pas à renvoyer au droit interne, mais concerne aussi la qualité de la loi »; « il la veut compatible avec la prééminence du droit »:
« Il implique ainsi (…) que le droit interne doit offrir une certaine protection contre des atteintes arbitraires de la puissance publique aux droits garantis par le paragraphe 1 (art. 8-1) (…). Or le danger d’arbitraire apparaît avec une netteté singulière là où un pouvoir de l’exécutif s’exerce en secret (…). A la vérité (…), les impératifs de la Convention, notamment quant à la prévisibilité, ne peuvent être tout à fait les mêmes dans le contexte de l’interception de communications pour les besoins d’enquêtes de police »
– ou d’informations judiciaires –
« que quand la loi en cause a pour but d’assortir de restrictions la conduite de l’individu. En particulier, l’exigence de prévisibilité ne saurait signifier qu’il faille permettre à quelqu’un de prévoir si et quand ses communications risquent d’être interceptées par les autorités, afin qu’il puisse régler son comportement en conséquence. Néanmoins, la loi doit user de termes assez clairs pour indiquer à tous de manière suffisante en quelles circonstances et sous quelles conditions elle habilite la puissance publique à opérer pareille atteinte secrète, et virtuellement dangereuse, au droit au respect de la vie privée et de la correspondance.
(…) [Dans son arrêt Silver et autres du 25 mars 1983, la Cour] a jugé qu’’une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en fixer la portée’, bien que le détail des normes et procédures à observer n’ait pas besoin de figurer dans la législation elle-même (série A no 61, pp. 33-34, §§ 88-89). Le niveau de précision exigé ici de la ‘loi’ dépend du domaine considéré (…). Puisque l’application des mesures de surveillance secrète des communications échappe au contrôle des intéressés comme du public, la ‘loi’ irait à l’encontre de la prééminence du droit si le pouvoir d’appréciation accordé à l’exécutif »
– ou au juge –
« ne connaissait pas de limites. En conséquence, elle doit définir l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir avec une netteté suffisante (…) pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire. » (série A no82, pp. 32-33, §§ 67-68)
31. Selon le Gouvernement, la Cour doit se garder « de juger dans l’abstrait de la conformité de la législation française à la Convention », tout comme de statuer de lege ferenda. Elle n’aurait donc pas à traiter des questions étrangères au cas de M. Kruslin, par exemple la possibilité d’écoutes relatives à des infractions de peu de gravité ou l’absence d’obligation d’informer après coup de la surveillance dont il a fait l’objet un individu que l’on n’a point poursuivi en définitive. De telles questions se rattacheraient en réalité à la condition de « nécessité dans une société démocratique », dont le respect doit se contrôler in concreto, à la lumière des circonstances de chaque cause.
32. Ce raisonnement ne convainc pas la Cour. Amenée à rechercher si l’ingérence incriminée se trouvait « prévue par la loi », il lui faut inévitablement apprécier, au regard des impératifs du principe fondamental de la prééminence du droit, la « loi » française en vigueur à l’époque dans le domaine considéré. Pareil examen implique par la force des choses un certain degré d’abstraction. Il n’en porte pas moins sur la « qualité » des normes juridiques nationales applicables à M. Kruslin en l’espèce.
33. Les écoutes et autres formes d’interception des entretiens téléphoniques représentent une atteinte grave au respect de la vie privée et de la correspondance. Partant, elles doivent se fonder sur une « loi » d’une précision particulière. L’existence de règles claires et détaillées en la matière apparaît indispensable, d’autant que les procédés techniques utilisables ne cessent de se perfectionner.
Devant la Commission (observations complémentaires du 4 juillet 1988, pages 4-7, résumées au paragraphe 37 du rapport) puis, sous une forme un peu différente, devant la Cour, le Gouvernement a dressé une liste de dix-sept garanties que ménagerait le droit français. Elles concernent tantôt la réalisation des écoutes, tantôt l’utilisation de leur résultat, tantôt enfin les moyens d’obtenir le redressement d’éventuelles irrégularités; le requérant n’aurait été privé d’aucune d’elles.
34. La Cour ne minimise nullement la valeur de plusieurs d’entre elles, notamment la nécessité d’une décision d’un juge d’instruction, magistrat indépendant; le contrôle qu’il exerce sur les officiers de police judiciaire et qu’il peut subir à son tour de la part de la chambre d’accusation, des juridictions du fond et, au besoin, de la Cour de cassation; l’exclusion de tout « artifice » ou « stratagème » consistant non pas dans le simple recours aux écoutes, mais en une « ruse active », un « piège », une « provocation »; l’obligation de ne pas méconnaître la confidentialité des relations entre l’avocat et le suspect ou inculpé.
Il échet pourtant de constater que seules certaines de ces garanties ressortent des propres termes des articles 81, 151 et 152 du code de procédure pénale. D’autres se dégagent de jugements et arrêts prononcés au fil des ans, de manière fragmentaire et, dans leur nette majorité, après l’interception dont se plaint M. Kruslin (juin 1982). Il en est aussi que la jurisprudence n’a pas explicitement consacrées jusqu’ici, du moins d’après les renseignements recueillis par la Cour; le Gouvernement paraît les déduire soit de textes ou principes généraux, soit d’une interprétation analogique de dispositions législatives, ou de décisions judiciaires, relatives à des actes d’information distincts des écoutes, en particulier les perquisitions et les saisies. Bien que plausible en soi, une telle « extrapolation » ne fournit pas en l’occurrence une sécurité juridique suffisante.
35. Surtout, le système n’offre pas pour le moment des sauvegardes adéquates contre divers abus à redouter. Par exemple, rien ne définit les catégories de personnes susceptibles d’être mises sous écoute judiciaire, ni la nature des infractions pouvant y donner lieu; rien n’astreint le juge à fixer une limite à la durée de l’exécution de la mesure; rien non plus ne précise les conditions d’établissement des procès-verbaux de synthèse consignant les conversations interceptées, ni les précautions à prendre pour communiquer intacts et complets les enregistrements réalisés, aux fins de contrôle éventuel par le juge – qui ne peut guère se rendre sur place pour vérifier le nombre et la longueur des bandes magnétiques originales – et par la défense, ni les circonstances dans lesquelles peut ou doit s’opérer l’effacement ou la destruction desdites bandes, notamment après non-lieu ou relaxe. Les renseignements donnés par le Gouvernement sur ces différents points révèlent au mieux l’existence d’une pratique, dépourvue de force contraignante en l’absence de texte ou de jurisprudence.
36. En résumé, le droit français, écrit et non écrit, n’indique pas avec assez de clarté l’étendue et les modalités d’exercice du pouvoir d’appréciation des autorités dans le domaine considéré. Il en allait encore davantage ainsi à l’époque des faits de la cause, de sorte que M. Kruslin n’a pas joui du degré minimal de protection voulu par la prééminence du droit dans une société démocratique (arrêt Malone précité, série A no 82, p. 36, § 79). Il y a donc eu violation de l’article 8 (art. 8) de la Convention.
B. Finalité et nécessité de l’ingérence
37. Eu égard à la conclusion qui précède, la Cour, à l’instar de la Commission (paragraphe 77 du rapport), n’estime pas nécessaire de contrôler en l’occurrence le respect des autres exigences du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
38. Aux termes de l’article 50 (art. 50),
« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
Le requérant revendique d’abord une indemnité de 1.000.000 francs français du chef de sa condamnation à quinze ans de réclusion criminelle (paragraphe 13 ci-dessus): celle-ci résulterait directement de la violation de l’article 8 (art. 8), les écoutes litigieuses ayant joué un rôle décisif dans l’ouverture de poursuites contre lui. Il réclame en outre le remboursement de frais et honoraires d’avocat: 20.000 francs pour la préparation de son pourvoi contre l’arrêt du 16 avril 1985 dans l’affaire de « La Gerbe d’Or » (paragraphe 12 ci-dessus), plus 50.000 francs pour sa défense devant la cour d’assises de la Haute-Garonne et la Cour de cassation dans l’affaire Baron (paragraphe 14 ci-dessus). Il ne présente aucune demande relative aux procédures menées à Strasbourg, la Commission et la Cour lui ayant accordé le bénéfice de l’assistance judiciaire gratuite.
Le Gouvernement et le délégué de la Commission ne se prononcent pas.
39. Dans les circonstances de la cause, le constat d’un manquement aux exigences de l’article 8 (art. 8) fournit à M. Kruslin une satisfaction équitable suffisante pour le dommage allégué par lui, de sorte qu’il n’y a pas lieu à l’octroi d’une compensation pécuniaire.
40. Quant aux frais et dépens assumés par l’intéressé dans l’affaire Baron, la Cour ne peut les prendre en considération: sans doute lesdites écoutes, ainsi qu’il le souligne, ont-elles « servi successivement dans les deux dossiers », mais la Commission et la Cour n’ont eu à en examiner la compatibilité avec la Convention que dans le contexte de l’affaire de « La Gerbe d’Or » (paragraphe 14 in fine ci-dessus).
En revanche, le montant de 20.000 francs qu’il sollicite au titre de cette dernière entre en ligne de compte et n’a rien d’excessif; il échet donc de le lui allouer.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8);
2. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante quant au préjudice allégué;
3. Dit que l’État défendeur doit verser au requérant 20.000 (vingt mille) francs français pour frais et dépens;
4. Rejette pour le surplus les demandes présentées en vertu de l’article 50 (art. 50).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 24 avril 1990.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier