DEUXIÈME SECTION
(Requête no 55772/08)
ARRÊT
STRASBOURG
26 juillet 2011
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l‘affaire Paleari c. Italie,
La Cour européenne des droits de l‘homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
David Thór Björgvinsson, président,
Giorgio Malinverni,
Guido Raimondi, juges,
et de Françoise Elens-Passos, greffière adjointe de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juillet 2011,
Rend l‘arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l‘origine de l‘affaire se trouve une requête (no 55772/08) dirigée contre la République italienne et dont un ressortissant de cet Etat, Gianpietro Paleari (« le requérant »), a saisi la Cour le 18 novembre 2008 en vertu de l‘article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l‘homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me G Romano, avocat à Rome. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Spatafora.
3. Le 10 mars 2010, le président de la deuxième section a décidé de communiquer la requête au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L‘ESPÈCE
4. Le requérant est né en 1946 et réside à Busto Arsizio.
5. En 2005, en raison des soupçons qui pesaient sur le requérant, donnant à penser qu‘il était membre d‘une organisation criminelle pratiquant l‘usure et le recel, le parquet de Milan entama une procédure en vue de l‘application des mesures de prévention établies par les lois no 575 de 1965 et 152 de 1975. Le 26 avril 2005, le tribunal de Milan ordonna la saisie de plusieurs biens appartenant au requérant ainsi qu‘à des tiers. Dans la liste des biens confisqués figuraient plusieurs immeubles, polices d‘assurances, plusieurs parts de sociétés, comptes bancaires et sommes d‘argent.
6. Par la suite, la procédure devant le tribunal de Milan se déroula en chambre du conseil. Le requérant était assisté par un avocat de son choix.
7. Par un décret du 17 mars 2006, le tribunal décida de soumettre le requérant à une mesure de liberté sous contrôle de police assortie de l‘obligation de résider dans la commune de BustoArsizio pour une durée de trois ans et six mois. Par le même décret, le tribunal de Milan ordonna la confiscation des biens précédemment saisis à l‘exception d‘une société, de cinq comptes bancaires ainsi que de cinq polices d‘assurance appartenant à la sœur du requérant.
8. Le tribunal affirma que, à la lumière des nombreux indices à la charge du requérant, il y avait lieu de constater sa participation aux activités d‘une association de malfaiteurs et qu‘il représentait un danger pour la société. Il soutint en outre que les activités exercées et les revenus déclarés par le requérant ne pouvaient pas justifier l‘acquisition des biens dont il était propriétaire.
9. Par un décret du 10 novembre 2006, le tribunal ordonna la confiscation d‘un autre immeuble appartenant au requérant et sis à Beausoleil, en France.
10. Le requérant interjeta appel contre les décrets du tribunal, en soutenant, sous différents aspects, l‘illégitimité de la confiscation de ses biens.
11. Par un décret du 4 juin 2007, la cour d‘appel de Milan rejeta l‘appel et confirma la légitimité de la confiscation des biens ordonnée par le tribunal.
12. Le requérant se pourvut en cassation en faisant valoir que la confiscation de ses biens n‘était pas justifiée.
13. Par un arrêt du 29 mai 2008, la Cour de cassation, estimant que la cour d‘appel de Milan avait motivé d‘une façon logique et correcte tous les points controversés, débouta le requérant de son pourvoi.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
14. Le droit interne pertinent est décrit dans l‘affaire Bocellari et Rizza c. Italie, no 399/02, §§ 25 et 26, 13 novembre 2007.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L‘ARTICLE 6 §1 DE LA CONVENTION
15. Les requérant se plaint du manque de publicité de la procédure d‘application des mesures de prévention. Il invoque l‘article 6 § 1 de la Convention qui, dans ses parties pertinentes, se lit comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (…), par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…). Le jugement doit être rendu publiquement, mais l‘accès de la salle d‘audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l‘intérêt de la moralité, de l‘ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l‘exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice ».
16. Le Gouvernement s‘oppose à cette thèse.
A. Sur la recevabilité
17. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, car le requérant n‘aurait pas sollicité les juridictions internes à saisir la Cour constitutionnelle pour vérifier la constitutionnalité de la loi. Le Gouvernement en déduit que le requérant a omis d‘épuiser les voies de recours qui lui étaient ouvertes en droit italien.
18. Aux yeux de la Cour, obliger un requérant à entamer une telle démarche semble aller au-delà de l‘usage « normal » des recours internes requis par l‘article 35 § 1 de la Convention.
19. En tout état de cause, il convient de rappeler que « dans le système juridique italien, un individu ne jouit pas d‘un accès direct à la Cour constitutionnelle : seule a la faculté de la saisir, à la requête d‘un plaideur ou d‘office, une juridiction qui connaît du fond d‘une affaire. Dès lors, pareille demande ne saurait s‘analyser en un recours dont (…) la Convention exige l‘épuisement » (voir, Brozicek c. Italie, 19 décembre 1989, série A no 167, § 34, série A no 167, 19 décembre 1989, et C.I.G.L. et Cofferati c. Italie,
no 46967/07, § 48, 24 février 2009).
20. Dans ces circonstances, il y a lieu de rejeter l‘exception de non-épuisement du Gouvernement.
21. La Cour constate que ce grief n‘est pas manifestement mal fondé au sens de l‘article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu‘il ne se heurte à aucun autre motif d‘irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
22. La Cour observe que la présente espèce est similaire à plusieurs affaires dans lesquelles elle a examiné la compatibilité des procédures d‘application des mesures de prévention avec les exigences du procès équitable prévues par l‘article 6 de la Convention (Bocellari et Rizza c. Italie, no 399/02, 13 novembre 2007 ; Perre et autres c. Italie, no 1905/05, 8 juillet 2008 ; Leone c. Italie, no 30506/07, 2 février 2010 ; Capitani et Campanella c. Italie, no 24920/07, 17 mai 2011).
23. Dans lesdites affaires, la Cour a observé que le déroulement en chambre du conseil des procédures visant l‘application des mesures de prévention, tant en première instance qu‘en appel, est expressément prévu par l‘article 4 de la loi no 1423 de 1956 et que les parties n‘ont pas la possibilité de demander et d‘obtenir une audience publique.
24. Tout en admettant que des intérêts supérieurs et le degré élevé de technicité peuvent parfois entrer en jeu dans ce genre de procédures, la Cour a jugé essentiel, compte tenu notamment de l‘enjeu des procédures d‘application des mesures de prévention et des effets qu‘elles sont susceptibles de produire sur la situation personnelle des personnes impliquées, que les justiciables se voient pour le moins offrir la possibilité de solliciter une audience publique devant les chambres spécialisées des tribunaux et des cours d‘appel.
25. La Cour considère que la présente affaire ne présente pas d‘éléments susceptibles de la distinguer des affaires précitées.
26. Elle conclut, par conséquent, à la violation de l‘article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L‘ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 DE LA CONVENTION
27. Le requérant affirme que la confiscation de ses propriétés a porté atteinte au droit au respect de ses biens. Il invoque l‘article 1 du Protocole no 1 qui, dans ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d‘utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu‘ils jugent nécessaires pour réglementer l‘usage des biens conformément à l‘intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d‘autres contributions ou des amendes. »
28. La Cour rappelle avoir déjà constaté que l‘ingérence litigieuse, à savoir la confiscation de biens basée sur l‘article 2 ter de la loi de 1965, tend à empêcher un usage illicite et dangereux pour la société de biens dont la provenance légitime n‘a pas été démontrée. Elle considère donc que l‘ingérence qui en résulte vise un but qui correspond à l‘intérêt général (Arcuri et trois autres c. Italie (déc.), no 52024/99, CEDH 2001-VII ; Riela et autres c. Italie (déc.), no 52439/99, 4 septembre 2001 ; Capitani et Campanella c. Italie, précité).
29. Quant à la proportionnalité de l‘ingérence, la Cour observe que, pour décider de l‘application des mesures de prévention, les juges nationaux se sont basés sur les nombreux indices à la charge du requérant, donnant à penser qu‘ils étaient membres d‘une organisation criminelle pratiquant l‘usure et le recel. Après avoir analysé la situation financière du requérant, ils ont conclu que l‘acquisition des biens confisqués n‘avait pu avoir lieu que par l‘emploi de profits illicites de celui-ci.
30. Par ailleurs, dans son appel et son pourvoi en cassation, le requérant avait contesté la confiscation de ses biens. Ses arguments ont donc été également examinés par les juridictions internes. Aux yeux de la Cour, la procédure contradictoire qui s‘est déroulée devant les juridictions italiennes offrait au requérant une occasion adéquate d‘exposer sa cause aux autorités compétentes.
31. Dans ces circonstances, compte tenu de la marge d‘appréciation qui revient aux États lorsqu‘ils réglementent « l‘usage des biens conformément à l‘intérêt général », en particulier dans le cadre d‘une politique criminelle visant à combattre le phénomène de la grande criminalité, la Cour conclut que l‘ingérence dans le droit du requérant au respect de ses biens n‘est pas disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi.
32. Il s‘ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l‘article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES
33. Invoquant l‘article 6 §§ 2 et 3 b) et d) de la Convention, le requérant se plaint, sous différents aspects, de l‘iniquité de la procédure ayant conduit à l‘application des mesures de prévention en l‘absence de toute condamnation à son encontre.
34. La Cour rappelle tout d‘abord que l‘article 6 s‘applique aux procédures d‘application des mesures de prévention sous son volet civil, compte tenu notamment de leur objet « patrimonial » (Arcuri c. Italie, précitée ; Riela et autres c. Italie précitée ; Bocellari et Rizza c. Italie (déc.), no 399/02, 28 octobre 2004 et 16 mars 2006).
35. Elle rappelle ensuite qu‘il ne lui appartient pas de connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par une juridiction interne, sauf si et dans la mesure où elles pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention (voir García Ruiz c. Espagne [GC], no 30544/96, § 28, CEDH 1999-I). De plus, la recevabilité des preuves relève au premier chef des règles du droit national, et il revient en principe aux juridictions internes, et notamment aux tribunaux, d‘interpréter cette législation (voir, parmi beaucoup d‘autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, arrêt du 19 décembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, p. 2955, § 31). Le rôle de la Cour se limite à vérifier la compatibilité avec la Convention des effets de pareille interprétation (Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 290, § 33).
36. En l‘espèce, le requérant, représenté par un avocat de son choix, participa à la procédure et eut la possibilité de présenter des mémoires et les moyens de preuve pertinents, à ses yeux, pour sauvegarder ses intérêts. La Cour relève que la procédure concernant l‘application des mesures de prévention s‘est déroulée de manière contradictoire devant trois juridictions successives.
37. La Cour observe en outre que les juridictions italiennes ne pouvaient pas se fonder sur de simples soupçons. Elles devaient établir et évaluer objectivement les faits exposés par les parties et rien dans le dossier ne permet de croire qu‘elles aient apprécié de façon arbitraire les éléments qui leur ont été soumis.
38. Il s‘ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l‘article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
IV. SUR L‘APPLICATION DE L‘ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
39. Aux termes de l‘article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu‘il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d‘effacer qu‘imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s‘il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
40. Le requérant réclame 11 191 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu‘il aurait subi.
41. Il demande également 1 000 000 pour le dommage moral.
42. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
43. La Cour n‘aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande. Quant au préjudice moral subi par le requérant, la Cour estime que, dans les circonstances particulières de l‘espèce, il se trouve suffisamment réparé par le constat de violation de l‘article 6 § 1 de la Convention auquel elle parvient (voir, parmi de nombreux autres, Leone c. Italie, précité, § 42 ; Capitani et Campanella c. Italie, précité§ 43).
B. Frais et dépens
44. Justificatifs à l‘appui, le requérant demande 82 054,42 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour et, se remettant à la sagesse de la Cour, il demande le remboursement des frais engagés devant les juridictions internes.
45. Le Gouvernement s‘y oppose.
46. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour rejette la demande relative aux frais et dépens de la procédure nationale. Quant à la requête relative à la procédure devant la Cour, elle trouve les frais et dépens sollicités excessifs et, au vu des circonstances de l‘espèce, juge raisonnable d‘allouer à ce titre la somme de 3 000 EUR.
C. Intérêts moratoires
47. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d‘intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR À L‘UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l‘article 6 § 1 du fait de l‘absence de publicité de la procédure d‘application des mesures de prévention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu‘il y a eu violation de l‘article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;
4. Dit
a) que l‘Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 3 000 EUR (trois mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû par lui à titre d‘impôt ;
b) qu‘à compter de l‘expiration dudit délai et jusqu‘au versement, ce montant sera à majorer d‘un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 juillet 2011, en application de l‘article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Françoise Elens-PassosDavid Thór Björgvinsson
Greffière adjointe Président