Affaire Pellegrin c. France
(Requête n° 28541/95)
Strasbourg, le 8 décembre 1999
En l’affaire Pellegrin c. France, La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), telle qu’amendée par le Protocole n° 111, et aux clauses pertinentes de son règlement2, en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
Mme E. PALM, présidente,
MM. A. PASTOR RIDRUEJO,
L. FERRARI BRAVO,
L. CAFLISCH,
J.-P. COSTA,
Mme F. TULKENS,
MM. W. FUHRMANN,
K. JUNGWIERT,
M. FISCHBACH,
V. BUTKEVYCH,
J. CASADEVALL,
B. ZUPANCIC,
Mme N. VAJIC,
M. J. HEDIGAN,
Mme W. THOMASSEN,
MM. T. PANTIRU,
K. TRAJA,
ainsi que de Mme M. DE BOER-BUQUICCHIO, greffière adjointe,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 10 juin 1999 et 17 novembre 1999, rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 9 décembre 1998 dans le délai de trois mois qu’ouvraient les anciens articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 28541/95) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Gilles Pellegrin, avait saisi la Commission le 8 juillet 1995 en vertu de l’ancien article 25.
La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 ainsi qu’à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (ancien article 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. Le 6 janvier 1999, le requérant a désigné son conseil (article 36 § 3 du règlement).
3. Conformément à l’article 5 § 4 du Protocole n° 11, lu en combinaison avec les articles 100 § 1 et 24 § 6 du règlement, un collège de la Grande Chambre a décidé, le 14 janvier 1999, que l’affaire serait examinée par la Grande Chambre de la Cour. Cette Grande Chambre comprenait de plein droit M. J.-P. Costa, juge élu au titre de la France (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. L. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, ainsi que M. M. Fischbach, viceprésident de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. L. Ferrari Bravo, M. L. Caflisch, M. W. Fuhrmann, M. K. Jungwiert, M. J. Casadevall, M. B. Zupančič, Mme N. Vajić, M. J. Hedigan, Mme W. Thomassen, Mme M. Tsatsa-Nikolovska, M. T. Panţîru, M. E. Levits et M. K. Traja (article 24 § 3 du règlement).
4. A l’invitation de la Cour (article 99 du règlement), la Commission a délégué l’un de ses membres, M. J.-C. Geus, pour participer à la procédure devant la Grande Chambre.
5. Le greffier a reçu le mémoire du requérant le 7 avril 1999 et le mémoire du gouvernement français (« le Gouvernement ») le 16 avril 1999.
6. Ainsi qu’en avait décidé le président, une audience s’est déroulée en public le 10 juin 1999, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg.
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM. J.-F. DOBELLE, directeur adjoint des affaires juridiques, ministère des Affaires étrangères, agent,
P. BOUSSAROQUE, sous-direction des droits de l’homme, direction des affaires juridiques, ministère des Affaires étrangères, conseil ;
– pour le requérant
Me C. PETTITI, avocat au barreau de Paris, conseil ;
– pour la Commission
M. J.-C. GEUS, délégué,
Mme M.-T. SCHOEPFER, secrétaire de la Commission.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Geus, Me Pettiti et M. Dobelle.
7. Mme Palm a remplacé, à la présidence de la Grande Chambre, M. Wildhaber, qui ne pouvait assister à l’audience, et Mme F. Tulkens, juge suppléante, l’a remplacé comme membre de celle-ci (articles 10 et 24 § 5 b) du règlement). M. Levits, lui aussi empêché, a été remplacé par M. V. Butkevych, juge suppléant (article 24 § 5 b) précité). Mme TsatsaNikolovska n’ayant pu prendre part aux délibérations du 17 novembre 1999, elle a été remplacée par M. A. Pastor Ridruejo, juge suppléant (article 24 § 5 b) précité).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Les faits litigieux
8. Le requérant était, jusqu’en 1989, salarié dans le secteur privé en qualité notamment d’auditeur en gestion et comptabilité. Sur la base de l’expérience professionnelle ainsi acquise, il postula à une mission de coopération à l’étranger pour le compte de l’Etat français.
9. Le ministère français de la Coopération et du Développement le recruta – par un contrat signé le 13 mars 1989 – en qualité de coopérantconseiller technique du ministre de l’Economie, de la Planification et du Commerce de la Guinée équatoriale. En tant que chef de projet, il devait établir le budget des investissements de l’Etat pour 1990 et participer à l’élaboration du plan triennal et du programme triennal d’investissements publics en liaison avec les fonctionnaires guinéens et les organisations internationales.
10. Le contrat stipulait que le requérant était mis à la disposition du gouvernement de la République de la Guinée équatoriale pour une durée de deux fois dix mois, entrecoupée d’un congé administratif calculé sur la base de cinq jours par mois de travail effectif. Le contrat fixait également les conditions de rémunération et renvoyait, pour le reste, aux dispositions réglementaires prises en application de la loi du 13 juillet 1972 (paragraphe 36 ci-dessous).
11. Le 9 janvier 1990, à la suite de différends locaux, les autorités guinéennes remirent le requérant à la disposition des autorités françaises. Cela mit un terme au contrat à l’échéance du congé administratif (paragraphe 31 ci-dessous).
12. Le ministère entendait conclure un nouveau contrat avec le requérant à l’issue de ce congé pour l’affecter au Gabon. Cela supposait la réunion de deux conditions préalables, exigées de tout postulant : l’agrément des autorités étrangères d’affectation et la vérification de l’aptitude médicale du postulant à servir à l’étranger.
13. L’agrément des autorités gabonaises tardant à venir, le ministère de la Coopération et du Développement notifia au requérant – par une lettre du 2 février 1990 – la résiliation de son contrat et l’avertit de sa radiation subséquente des effectifs du ministère à compter du 15 mars 1990.
14. L’agrément des autorités gabonaises fut ultérieurement donné pour un poste d’analyste financier au ministère de la Réforme du secteur public. Par une lettre du 7 février 1990, le ministère de la Coopération et du Développement en prit acte et déclara en conséquence nulle et non avenue la radiation annoncée le 2 février 1990. Le requérant fut alors convoqué à l’examen médical obligatoire d’aptitude.
15. Le 22 février 1990, le médecin responsable du cabinet médical interministériel, spécialiste de médecine tropicale, examina le requérant et ordonna un complément de diagnostic psychiatrique. Au vu des résultats du diagnostic complémentaire, le médecin conclut, le 15 mars 1990, à l’inaptitude définitive de l’intéressé à servir à l’étranger.
16. Le 23 mars 1990, le ministère de la Coopération et du Développement prit acte de cet avis et notifia en conséquence au requérant sa radiation des effectifs à compter du 15 mars 1990.
B. La procédure litigieuse
17. Le 16 mai 1990, le requérant déposa un recours devant le tribunal administratif de Paris aux fins d’annulation pour illégalité de la décision de radiation du 23 mars 1990.
18. Le 9 novembre 1990, le ministre de la Coopération et du Développement déposa des conclusions en défense.
19. Par un jugement avant dire droit du 16 avril 1992, le tribunal administratif de Paris ordonna une expertise médicale aux fins de déterminer si le requérant était, en raison de son état de santé, inapte à l’exercice des fonctions de coopérant technique à l’étranger en mars 1990.
20. Le 21 novembre 1992, l’expert déposa son rapport après avoir procédé, le 3 septembre 1992, à l’audition et à l’examen médicopsychologique et neuropsychiatrique du requérant. Il estima que la réaction administrative du ministère de la Coopération et du Développement avait été excessive et que l’état de santé du requérant ne le rendait pas inapte à la reprise de ses fonctions après un arrêt maladie de trois mois, à l’issue duquel il aurait pu passer une visite médicale.
21. Le 22 décembre 1992, le requérant déposa des conclusions indemnitaires. Il sollicita la condamnation de l’Etat à lui verser deux indemnités, l’une d’un montant de 550 000 francs français (FRF), montant qu’il estimait être égal à la rémunération qu’il aurait perçue s’il était resté en poste, et l’autre d’un montant de 500 000 FRF à titre de réparation du préjudice personnel, moral et financier qu’il estimait avoir subi du fait de sa radiation.
22. Par une ordonnance du 4 janvier 1993, le tribunal administratif de Paris fixa le montant de la somme due au titre des frais d’expertise. Par une ordonnance du 1er mars 1993, le tribunal administratif de Paris corrigea une erreur matérielle contenue dans le dispositif de l’ordonnance.
23. Le 8 mars 1993, le ministre de la Coopération et du Développement présenta ses observations sur le rapport d’expertise.
24. Le 14 avril 1993, le requérant déposa ses conclusions en réponse.
25. Le 3 mai 1993, le ministre de la Coopération et du Développement présenta ses conclusions en réponse aux conclusions indemnitaires du requérant du 22 décembre 1992. Il y contestait le bien-fondé des prétentions du requérant.
26. Les 14 septembre et 4 octobre 1994, le ministre de la Coopération et du Développement déposa de nouvelles conclusions et des pièces.
27. Le 13 décembre 1994, le requérant déposa des conclusions en réponse.
28. L’affaire fut inscrite au rôle de l’audience du 19 janvier 1995. Le 9 janvier 1995, le requérant fut avisé du report de l’affaire à une date à fixer ultérieurement.
29. Les 11 et 18 janvier 1995, le ministre de la Coopération et du Développement présenta des observations complémentaires et des pièces.
30. Le 16 février 1995, le requérant présenta des observations en réponse.
31. Par un jugement du 23 octobre 1997, suivant une audience du 25 septembre 1997, le tribunal administratif de Paris rejeta la requête du requérant, tant en ce qu’elle visait l’annulation de la décision de radiation qu’en ce qu’elle visait le versement d’indemnités. Le tribunal s’exprima notamment comme suit :
« (…) Sur les conclusions aux fins d’annulation de la décision du ministre de la coopération en date du [23] mars 1990
Considérant, en premier lieu, qu’il résulte des pièces du dossier que le contrat liant M. Pellegrin à l’Etat pour servir en Guinée en qualité de coopérant a été résilié à la suite de la remise de l’intéressé à disposition de l’Etat français par les autorités équatoguinéennes ; que si, par lettre du 7 février 1990, le ministre a annulé la décision en date du 2 février 1990 fixant au 15 mars 1990 la radiation des effectifs du ministère, et ce dans la perspective de la conclusion d’un nouveau contrat, il n’a pas entendu remettre en vigueur le contrat affectant M. Pellegrin en Guinée, dès lors que celui-ci se trouvait résilié de plein droit du fait de la remise à disposition de l’intéressé par l’Etat étranger ; que, par suite, M. Pellegrin n’est pas fondé à soutenir que la décision du [23] mars 1990 aurait illégalement retiré la décision en date du 7 [février] 1990 ;
Considérant, en deuxième lieu, qu’en fixant au 15 mars 1990 la radiation de l’intéressé des effectifs du ministère, le ministre n’a fait que tirer les conséquences de l’expiration à cette date du contrat affectant M. Pellegrin en Guinée, et de l’absence de conclusion d’un nouveau contrat ; que, par suite, il n’a entaché sa décision d’aucune rétroactivité illégale ; (…)
Considérant, en troisième lieu, qu’il résulte du rapport d’expertise en date du 21 novembre 1992 que M. Pellegrin ne remplissait pas, à la date du [23] mars 1990, les conditions d’aptitude physique pour exercer des fonctions outre-mer ; que, par suite, M. Pellegrin n’est pas fondé à soutenir que la décision du [23] mars 1990, qui s’est fondée sur l’avis d’inaptitude (…) pour refuser à M. Pellegrin le bénéfice d’un nouveau contrat de coopération au Gabon, est entachée d’erreur d’appréciation ; (…)
Sur les conclusions aux fins indemnitaires
Considérant qu’il résulte du rejet des conclusions aux fins d’annulation de la décision du [23] mars 1990 que M. Pellegrin n’est fondé à se prévaloir d’aucune illégalité fautive de nature à engager la responsabilité de l’Etat ; que, par suite, les conclusions tendant à la condamnation de l’Etat à lui verser une indemnité en réparation du préjudice résultant de la décision du [23] mars 1990 doivent être rejetées ; (…) »
32. Le 16 janvier 1998, le requérant interjeta appel du jugement notifié le 13 janvier 1998 et déposa des conclusions.
33. Le 10 juin 1998, le ministre de la Coopération et du Développement déposa un mémoire.
34. Le 30 juin 1998, le requérant déposa un mémoire complémentaire.
35. L’affaire est pendante devant la cour administrative d’appel de Paris.
II. ELEMENTS PERTINENTS DE DROIT INTERNE
Loi n° 72-659 du 13 juillet 1972 relative à la situation du personnel civil de coopération culturelle, scientifique et technique auprès d’Etats étrangers
36. Les dispositions pertinentes de la loi régissant la situation du personnel civil de coopération culturelle, scientifique et technique auprès d’Etats étrangers (qui a fait l’objet de deux décrets d’application en date du 25 avril 1978) prévoient :
Article 1er
« Les personnels civils auxquels l’Etat fait appel, pour accomplir hors du territoire français des missions de coopération culturelle, scientifique et technique auprès d’Etats étrangers, notamment en vertu d’accords conclus par la France avec ces Etats, sont régis par les dispositions de la présente loi (…) »
Article 3
« Sous réserve des règles propres à l’exercice des fonctions judiciaires, les personnels visés par la présente loi servent, pendant l’accomplissement de leurs missions, sous l’autorité du Gouvernement de l’Etat étranger ou de l’organisme auprès duquel ils sont placés, dans des conditions arrêtées entre le Gouvernement français et les autorités étrangères intéressées.
Ils sont tenus aux obligations de convenance et de réserve résultant de l’exercice de fonctions sur le territoire d’un Etat étranger et inhérentes au caractère de service public des missions qu’ils accomplissent (…). Il leur est interdit de se livrer à tout acte et à toute manifestation susceptible de nuire à l’Etat français, à l’ordre public local ou aux rapports que l’Etat français entretient avec les Etats étrangers.
En cas de manquement aux obligations visées aux deux alinéas précédents, il peut, sans formalités préalables, être mis fin immédiatement à leur mission sans préjudice des procédures administratives susceptibles d’être engagées lors de leur retour en France. »
III. ELEMENTS DE DROIT COMPARE : L’APPROCHE DU DROIT COMMUNAUTAIRE EN MATIERE D’AGENTS PUBLICS
« Libre circulation des travailleurs et accès aux emplois dans l’administration publique des Etats membres – Action de la Commission en matière d’application de l’article 48 paragraphe 4 du traité CEE » (Communication de la Commission européenne publiée au JOCE n° C 72 du 18 mars 1988)
37. Le traité instituant la Communauté économique européenne du 25 mars 1957 (« le traité CEE ») prévoit, en son article 48 § 41, une dérogation au principe de la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté pour les « emplois dans l’administration publique ».
38. La Cour de justice des Communautés européennes a développé une interprétation restrictive de cette dérogation. Dans son arrêt Commission c. Belgique du 17 décembre 1980 (n° 149/79, Recueil p. 3881), elle a décidé que la dérogation ne concernait que les emplois qui comportent une participation, directe ou indirecte, à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions ayant pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques, et qui supposent ainsi, de la part de leurs titulaires, l’existence d’un rapport particulier de solidarité avec l’Etat ainsi que la réciprocité de droits et devoirs qui sont le fondement du lien de nationalité.
39. La Commission européenne, à laquelle le traité CEE a confié la tâche d’assurer l’application correcte des règles communautaires, a relevé qu’un nombre important d’emplois susceptibles de tomber sous le coup de la dérogation sont, en réalité, sans rapport avec l’exercice de la puissance publique et la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat.
40. Dans une communication du 18 mars 1988, elle a entrepris d’énumérer, d’un côté, les activités couvertes par la dérogation et, d’un autre, les activités qui ne le sont pas. Elle a ainsi établi deux catégories d’activités distinctes selon qu’elles sont considérées comme relevant ou non d’« une participation, directe ou indirecte, à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ». Il s’agit des catégories suivantes :
« Activités spécifiques de la fonction publique nationale exclues [du bénéfice de la libre circulation des travailleurs]
En se fondant sur l’état actuel de la jurisprudence de la Cour et en tenant compte des conditions actuelles de la construction du marché unique, la Commission estime que la dérogation établie par l’article 48 paragraphe 4 vise les fonctions spécifiques de l’Etat et des collectivités assimilables telles que les forces armées, la police et les autres forces de l’ordre ; la magistrature ; l’administration fiscale et la diplomatie. En outre, sont considérés aussi couverts par cette exception, les emplois relevant des ministères de l’Etat, des gouvernements régionaux, des collectivités territoriales et autres organismes assimilés, des banques centrales dans la mesure où il s’agit du personnel (fonctionnaires et autres agents) qui exerce les activités ordonnées autour d’un pouvoir juridique public de l’Etat ou d’une autre personne morale de droit public telles que l’élaboration des actes juridiques, la mise en exécution de ces actes, le contrôle de leur application et la tutelle des organismes indépendants (…)
Activités concernées par l’action dans le secteur des services publics
La Commission estime que les tâches et responsabilités caractérisant les emplois relevant de certaines structures nationales apparaissent manifestement comme étant en général suffisamment éloignées des activités spécifiques de l’administration publique telles que définies par la Cour de justice, pour qu’elles ne puissent que très exceptionnellement relever de l’exemption prévue à l’article 48 paragraphe 4 du traité CEE.
Dès lors, la Commission entend porter en priorité son action systématique sur les secteurs suivants :
– les organismes chargés de gérer un service commercial (par exemple : transports publics, distribution d’électricité ou de gaz, compagnies de navigation aérienne ou maritime, postes et télécommunications, organismes de radio-télédiffusion),
– les services opérationnels de santé publique,
– l’enseignement dans les établissements publics,
– la recherche à des fins civiles dans les établissements publics.
En effet, pour chacune de ces activités on constate soit qu’elle existe également dans le secteur privé, auquel cas l’article 48 paragraphe 4 ne s’applique pas, soit qu’elle peut être exercée dans le secteur public en dehors des conditions de nationalité (…) »
Pour cette dernière catégorie, la Commission a réservé aux Etats la possibilité de démontrer que, pour un emploi précis, il existe un rapport avec des activités spécifiques de l’administration publique, ce qui justifie, par exception, l’application de la dérogation.
La jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes
41. La Cour de justice a appliqué et développé ces principes dans plusieurs arrêts. Dans son arrêt Commission européenne c. Grand-Duché de Luxembourg du 2 juillet 1996 (C-473/93, Rec. p. I-3248), elle s’est exprimée comme suit :
« § 27 (…) pour déterminer si des emplois entrent dans le champ d’application de l’article 48, paragraphe 4, du traité, il convient de rechercher s’ils sont ou non caractéristiques des activités spécifiques de l’administration publique en tant qu’elle est investie de l’exercice de la puissance publique et de la responsabilité pour la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques. Pour cette raison, le critère d’applicabilité de l’article 48, paragraphe 4, du traité doit être fonctionnel et tenir compte de la nature des tâches et responsabilités que comporte l’emploi, en vue d’éviter que l’effet utile et la portée des dispositions du traité relatives à la libre circulation des travailleurs et à l’égalité de traitement des ressortissants de tous les Etats membres soient limités par des interprétations de la notion d’administration publique tirées du seul droit national et qui feraient échec à l’application des règles communautaires (arrêt du 3 juin 1986, Commission c/France, 307/84, Rec. p. 1725, point 12)
(…)
§ 31 (…) la généralité des emplois dans les secteurs de la recherche, de la santé, des transports terrestres, des postes et télécommunications, ainsi que dans les services de distribution d’eau, de gaz et d’électricité, sont éloignés des activités spécifiques de l’administration publique, parce qu’ils ne comportent pas une participation directe ou indirecte à l’exercice de la puissance publique ni aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques (voir, notamment, arrêts Commission/France, précité, relatif au secteur de la santé, et du 16 juin 1987, Commission/Italie, 225/85, Rec. p. 2625, relatif au secteur de la recherche effectuée à des fins civiles)
(…)
§ 33 (…) la Cour a déjà indiqué que les conditions très strictes auxquelles doivent satisfaire les emplois pour relever de l’exception prévue à l’article 48, paragraphe 4, du traité ne sont pas remplies dans le cas des enseignants stagiaires (arrêt du 3 juillet 1986, Lawrie-Blum, 66/85, Rec. p. 2121, point 28), des lecteurs de langues étrangères (arrêt du 30 mai 1989, Allué et Coonan, 33/88, Rec. p. 1591, point 9), ainsi que des professeurs de l’enseignement secondaire (arrêt du 27 novembre 1991, Bleis, C-4/91, Rec. p. I-5627, point 7).
§ 34 La même constatation s’impose, pour des motifs identiques, à l’égard des enseignants de l’enseignement primaire (…) »
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
42. M. Pellegrin a saisi la Commission le 8 juillet 1995. Il se plaignait de ce que sa cause n’avait pas été entendue dans un délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Il invoquait également les articles 3 et 13.
43. Le 21 mai 1997, la Commission a retenu en partie la requête (n° 28541/95). Dans son rapport du 17 septembre 1998 (ancien article 31 de la Convention), elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 (par dixhuit voix contre quatorze). Le texte intégral de son avis et des trois opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt ((Note du greffe : pour des raisons d’ordre pratique, il n’y figurera que dans l’édition imprimée (le recueil officiel contenant un choix d’arrêts et de décisions de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.)).
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
44. Dans son mémoire, le Gouvernement demande à titre principal à la Cour de rejeter la requête introduite par M. Pellegrin pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention. A titre subsidiaire, il s’en remet à la sagesse de la Cour pour apprécier le caractère raisonnable de la durée de la procédure.
45. De son côté, le requérant invite la Cour à constater une violation de l’article 6 § 1 de la Convention et à lui allouer une satisfaction équitable.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
46. Le requérant se plaint de la durée de la procédure qui est pendante devant la cour administrative d’appel de Paris. Il invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé : « Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
47. La Cour doit examiner si cet article est applicable au présent litige. Le requérant et la Commission plaident en faveur de l’applicabilité de cet article, à l’inverse du Gouvernement.
A. Thèses des comparants
1. Le requérant
48. Le requérant soutient que son statut d’agent contractuel non titulaire de la fonction publique est plus proche de celui d’un salarié de droit privé que de celui d’un fonctionnaire. Le fait qu’en cas de contentieux les juridictions de l’ordre administratif sont compétentes (de même que pour les fonctionnaires) ne lui confère pas, en soi, un statut assimilable à celui des fonctionnaires. La jurisprudence de la Cour relative aux fonctionnaires ne serait donc pas applicable dans son cas.
49. Dans l’hypothèse où la Cour devrait néanmoins l’assimiler à un fonctionnaire et appliquer sa jurisprudence en la matière, le requérant estime que le présent litige ne concerne pas son recrutement, sa carrière ou sa cessation d’activité au sein de la fonction publique. Il affirme en effet que l’objet du litige n’est pas d’obtenir sa réintégration au sein des cadres dont il a été rayé. Il entend en réalité voir déclarer illégale la décision de radiation à seule fin d’obtenir une indemnisation en réparation du préjudice causé par cette décision.
50. Le litige présente ainsi, selon le requérant, un objet « purement patrimonial » visant au versement d’une indemnisation. Celle-ci devrait correspondre, d’une part, à la rémunération qu’il aurait perçue s’il était resté en poste et, d’autre part, à la réparation du préjudice personnel, moral et financier qu’il estime avoir subi du fait de sa radiation. Se référant à l’arrêt Le Calvez c. France du 29 juillet 1998 (Recueil des arrêts et décisions 1998-V, pp. 1900-1901, § 58), il souligne qu’il a été atteint dans ses « moyens d’existence » puisque la radiation des cadres l’a privé de la rémunération mensuelle qui constituait son unique revenu.
51. Le requérant ajoute que la mission qu’il a effectuée en Guinée équatoriale n’était pas une mission relevant de la puissance publique car elle pouvait être accomplie par un consultant privé. L’engagement d’un coopérant rémunéré par l’administration française avait pour but de fournir une aide financière à l’Etat d’accueil en mettant gracieusement une personne qualifiée à sa disposition.
2. Le Gouvernement
52. Le Gouvernement fait valoir que le statut d’agent contractuel du requérant est assimilable à celui d’un fonctionnaire. D’une part, le contrat ne joue pas un rôle significatif dans la relation entre l’agent contractuel et l’administration qui l’emploie : la signature du contrat n’est pas l’aboutissement d’une négociation entre les parties sur le contenu du statut du coopérant mais la simple manifestation d’un accord de volontés qui entraîne l’application d’un statut législatif et réglementaire préexistant (fixé en l’espèce par la loi du 13 juillet 1972 et ses deux décrets d’application). D’autre part, les conditions d’exercice, de cessation des fonctions et de rémunération de l’agent contractuel sont très proches de celles du fonctionnaire car elles sont, au même titre que ces dernières, conditionnées par les contraintes du service public. Enfin, en cas de contentieux, les juridictions de l’ordre administratif sont compétentes et appliquent des règles qui – dérogatoires à celles appliquées aux autres contrats administratifs – sont similaires à celles régissant les fonctionnaires.
53. Le Gouvernement en déduit qu’il convient d’appliquer la jurisprudence de la Cour relative aux fonctionnaires. Se référant à l’arrêt Fusco c. Italie du 2 septembre 1997 (Recueil 1997-V, p. 1732, § 20), il considère que le litige a manifestement trait à la cessation d’activité du requérant au sein de la fonction publique. En effet, celui-ci s’était initialement borné à introduire un recours en annulation de la décision de radiation. Ce n’est que deux ans et demi plus tard qu’il a assorti son recours d’une demande d’indemnisation.
54. De plus, observe le Gouvernement, l’allocation de cette indemnisation est subordonnée au constat préalable de l’illégalité de la décision de radiation. Ainsi que la Cour l’a décidé dans son arrêt Neigel c. France du 17 mars 1997 (Recueil 1997-II, p. 411, § 44), le litige ne présente pas, dans un tel cas, d’enjeu « purement ou essentiellement patrimonial ».
55. Le Gouvernement ajoute que la décision critiquée est intervenue dans des conditions qui dérogent au droit commun (a contrario, arrêt Francesco Lombardo c. Italie du 26 novembre 1992, série A n° 249-B, pp. 26-27, § 17). L’Etat d’affectation du requérant a usé de son droit de remettre le requérant, à tout moment et pour des raisons d’opportunité, à la disposition des autorités françaises, qui ne pouvaient qu’en prendre acte. Cela entraînait automatiquement la résiliation unilatérale du contrat.
56. Cette situation exorbitante du droit commun s’explique, selon le Gouvernement, par la spécificité de la mission diplomatique confiée au requérant. Cette mission l’amena à participer, dans les deux Etats concernés, à l’exercice de fonctions qui relevaient de la souveraineté nationale et qui ne pouvaient donc être déléguées par l’administration. En qualité de coopérant du ministère de la Coopération et du Développement, le requérant participa à une mission de service public de l’Etat français ; en qualité de conseiller technique auprès du ministre de l’Economie, de la Planification et du Commerce de la Guinée équatoriale, il participa à l’exercice de la souveraineté de cet Etat.
3. La Commission
57. Le délégué de la Commission estime que le litige a un objet principalement patrimonial. D’une part, la décision de radiation a privé le requérant de ses « moyens d’existence » (arrêt Le Calvez précité, pp. 1900- 1901, § 58). D’autre part, le litige porte sur la légalité de la décision de radiation. Un constat d’illégalité fera naître un droit à indemnisation dans le chef du requérant. L’enjeu de la procédure est donc bien l’existence d’un droit à créance en faveur du requérant, droit de « caractère civil » au sens de la jurisprudence (arrêt Cazenave de la Roche c. France du 9 juin 1998, Recueil 1998-III, p. 1327, § 43).
B. Appréciation de la Cour
58. Les faits de la présente affaire posent le problème de l’applicabilité de l’article 6 § 1 aux contestations soulevées par les agents de l’Etat au sujet de leurs conditions de service.
1. Etat de la jurisprudence
59. La Cour rappelle qu’elle a constaté que le droit de nombreux Etats membres du Conseil de l’Europe établissait une distinction fondamentale entre les fonctionnaires et les salariés de droit privé. Cela l’a conduite à juger que « les contestations concernant le recrutement, la carrière et la cessation d’activité des fonctionnaires sortent, en règle générale, du champ d’application de l’article 6 § 1 » (voir, par exemple, l’arrêt Massa c. Italie du 24 août 1993, série A n° 265-B, p. 20, § 26).
Ce principe général d’exclusion a toutefois été limité et explicité dans un certain nombre d’affaires. Ainsi, dans l’affaire Massa (ibidem), le requérant, à la suite du décès de son épouse qui avait exercé la profession de directrice d’école, réclamait le bénéfice d’une pension de réversion. Dans l’affaire Francesco Lombardo (arrêt précité), il s’agissait d’un gendarme réformé pour invalidité qui soutenait que celle-ci résultait de maladies « dues au service » et qui demandait en conséquence le versement d’une « pension privilégiée ordinaire ». La Cour estima que les doléances des intéressés n’avaient trait ni au « recrutement » ni à la « carrière » et ne concernaient qu’indirectement la « cessation d’activité » d’un fonctionnaire, puisqu’elles consistaient en la revendication d’un droit purement patrimonial légalement né après celle-ci. Dans ces circonstances, et eu égard au fait qu’en s’acquittant de l’obligation de payer les pensions litigieuses, l’Etat italien n’usait pas de « prérogatives discrétionnaires » et pouvait se comparer à un employeur partie à un contrat de travail régi par le droit privé, la Cour conclut que les prétentions des intéressés revêtaient un caractère civil au sens de l’article 6 § 1.
Dans l’affaire Neigel, en revanche, la décision contestée par la requérante – refus de la réintégrer à un poste permanent dans la fonction publique – portait, selon la Cour, à la fois sur son « recrutement », sa « carrière » et sa « cessation d’activité ». La Cour ajouta que la demande de la requérante tendant au paiement du traitement qu’elle aurait perçu si elle avait été réintégrée n’appelait pas l’application de l’article 6 § 1 car pareil versement était « directement subordonné au constat préalable de l’illégalité du refus de réintégration » (arrêt Neigel précité, p. 411, § 44). La Cour décida donc que la contestation ne portait pas sur un droit « de caractère civil » au sens de l’article 6 § 1. L’on relève que le refus de réintégration par l’administration ne constituait pas l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de celle-ci puisque, selon le droit interne applicable, soit l’emploi était vacant, auquel cas la requérante disposait d’un droit à réintégration, soit il n’y avait pas de vacance et l’administration ne pouvait pas la réintégrer.
Selon d’autres arrêts, l’article 6 § 1 s’applique lorsque la revendication litigieuse a trait à un droit « purement patrimonial » – tel que le paiement d’un salaire (arrêts De Santa c. Italie, Lapalorcia c. Italie et Abenavoli c. Italie du 2 septembre 1997, Recueil 1997-V, respectivement p. 1663, § 18, p. 1677, § 21, et p. 1690, § 16) – ou « essentiellement patrimonial » (arrêt Nicodemo c. Italie du 2 septembre 1997, Recueil 1997-V, p. 1703, § 18) et ne met pas en cause « principalement des prérogatives discrétionnaires de l’administration » (arrêts Benkessiouer c. France du 24 août 1998, Recueil 1998-V, pp. 2287-2288, §§ 29-30, Couez c. France du 24 août 1998, Recueil 1998-V, p. 2265, § 25, Le Calvez précité, pp. 1900-1901, § 58, et Cazenave de la Roche précité, p. 1327, § 43).
2. Les limites de cette jurisprudence et ses conséquences
60. La Cour estime que, telle qu’elle est, cette jurisprudence comporte une marge d’incertitude pour les Etats contractants quant à l’étendue de leurs obligations au titre de l’article 6 § 1 dans des contestations soulevées par les employés du service public au sujet de leurs conditions de service. Ainsi, dans l’affaire Neigel, le critère de l’absence de prérogatives discrétionnaires n’a pas été jugé décisif pour l’applicabilité de l’article 6 § 1 (paragraphe 59 ci-dessus).
Le critère fondé sur la nature patrimoniale du litige laisse, quant à lui, place à une marge d’arbitraire. En effet, une décision relative au « recrutement », à la « carrière » et à la « cessation d’activité » d’un fonctionnaire a presque toujours des conséquences pécuniaires. Dès lors, la distinction entre les procédures qui présentent un intérêt « purement » ou « essentiellement » patrimonial et les autres s’avère difficile à établir. Ainsi, dans l’affaire Neigel, on aurait pu estimer que la requérante, qui avait demandé le paiement du traitement qu’elle aurait perçu si elle avait été réintégrée dans son administration, présentait une revendication de nature essentiellement patrimoniale. Dans une autre affaire, la Cour a conclu à l’application de l’article 6 § 1 en raison du fait que la question qui se trouvait « au cœur de la procédure » concernait les « moyens d’existence » du requérant (arrêt Le Calvez précité, pp. 1900-1901, § 58). Or la plupart des procédures intentées par les agents publics contre l’administration qui les emploie affectent les « moyens d’existence » de ces derniers, de sorte que, sous cet angle également, le critère patrimonial suscite des doutes. Ainsi la Cour ne peut que confirmer ce qu’elle a dit dans son arrêt PierreBloch c. France au sujet des litiges en matière électorale : « un contentieux n’acquiert pas une nature « civile » du seul fait qu’il soulève aussi une question d’ordre économique » (arrêt du 21 octobre 1997, Recueil 1997-VI, p. 2223, § 51).
61. Dans ces conditions, la Cour souhaite mettre un terme à l’incertitude qui entoure l’application des garanties de l’article 6 § 1 aux litiges entre l’Etat et ses agents.
62. Dans la présente affaire, les parties ont tiré argument de la distinction qui existe en France, comme dans d’autres Etats contractants, entre les deux catégories d’agents au service de l’Etat, à savoir les agents contractuels et les agents titulaires (paragraphes 48 et 52 ci-dessus). Il est vrai que, dans certains Etats, les agents contractuels relèvent du droit privé, à la différence des agents titulaires qui sont régis par le droit public. La Cour constate toutefois que souvent, dans la pratique actuelle des Etats contractants, agents titulaires et agents contractuels exercent des fonctions équivalentes ou similaires. Le point de savoir si les dispositions légales applicables font partie, en droit interne, du droit public ou privé ne peut pas, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, être décisif en lui-même, et cela entraînerait de toute manière un traitement inégal d’un Etat à un autre et entre des personnes au service de l’Etat assumant des fonctions équivalentes.
63. Dès lors, la Cour estime qu’il importe de dégager, aux fins de l’application de l’article 6 § 1, une interprétation autonome de la notion de « fonction publique » permettant d’assurer un traitement égal des agents publics occupant des fonctions équivalentes ou similaires dans les Etats parties à la Convention, indépendamment du système d’emploi pratiqué sur le plan national et quelle que soit en particulier la nature du rapport juridique entre l’agent et l’administration (relation contractuelle ou position statutaire et réglementaire). Cette interprétation doit en outre tenir compte des inconvénients que comporte la jurisprudence actuelle de la Cour (paragraphe 60 ci-dessus).
3. Nouveau critère applicable
64. Dans cette perspective, pour déterminer l’applicabilité de l’article 6 § 1 aux agents publics, qu’ils soient titulaires ou contractuels, la Cour estime qu’il convient d’adopter un critère fonctionnel, fondé sur la nature des fonctions et des responsabilités exercées par l’agent. Ce faisant, il faut retenir, conformément à l’objet et au but de la Convention, une interprétation restrictive des exceptions aux garanties offertes par l’article 6 § 1.
65. La Cour relève qu’au sein des administrations nationales, certains postes comportent une mission d’intérêt général ou une participation à l’exercice de la puissance publique. Leurs titulaires détiennent ainsi une parcelle de la souveraineté de l’Etat. Celui-ci a donc un intérêt légitime à exiger de ces agents un lien spécial de confiance et de loyauté. Par contre, pour les autres postes, qui ne présentent pas cette dimension d’« administration publique », cet intérêt fait défaut.
66. Par conséquent, la Cour décide que sont seuls soustraits au champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention les litiges des agents publics dont l’emploi est caractéristique des activités spécifiques de l’administration publique dans la mesure où celle-ci agit comme détentrice de la puissance publique chargée de la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques. Un exemple manifeste de telles activités est constitué par les forces armées et la police. En pratique, la Cour examinera, dans chaque cas, si l’emploi du requérant implique – compte tenu de la nature des fonctions et des responsabilités qu’il comporte – une participation directe ou indirecte à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’Etat ou des autres collectivités publiques. Ce faisant, la Cour aura égard, à titre indicatif, aux catégories d’activités et aux emplois énumérés par la Commission européenne dans sa communication du 18 mars 1988 et par la Cour de justice des Communautés européennes (paragraphes 37 à 41 ci-dessus).
67. Dès lors, la totalité des litiges opposant à l’administration des agents qui occupent des emplois impliquant une participation à l’exercice de la puissance publique échappent au champ d’application de l’article 6 § 1 puisque la Cour entend faire prévaloir un critère fonctionnel (paragraphe 64 ci-dessus). Les litiges en matière de pensions, quant à eux, relèvent tous du domaine de l’article 6 § 1, parce que, une fois admis à la retraite, l’agent a rompu le lien particulier qui l’unit à l’administration ; il se trouve dès lors, et à plus forte raison ses ayants droit se trouvent, dans une situation qui est tout à fait comparable à celle d’un salarié de droit privé : le lien spécial de confiance et de loyauté avec l’Etat a cessé d’exister, et l’agent ne peut plus détenir de parcelle de la souveraineté de l’Etat (paragraphe 65 ci-dessus).
4. Application en l’espèce du critère susmentionné
68. La Cour note qu’à l’époque des faits litigieux le requérant exerçait son activité au sein du ministère de la Coopération et du Développement. En qualité de membre du personnel civil de la coopération auprès d’Etats étrangers, il était assujetti à des obligations spécifiques « inhérentes au caractère de service public » de sa mission, telles que définies notamment à l’article 3 de loi du 13 juillet 1972 relative à la situation du personnel civil de coopération culturelle, scientifique et technique auprès d’Etats étrangers (paragraphe 36 ci-dessus). Ainsi que ces obligations l’attestent, pareille activité, qui relève d’un ministère d’Etat et de la conduite des relations extérieures, est caractéristique des fonctions spécifiques de l’administration publique telles qu’elles ont été définies (paragraphe 66 ci-dessus).
69. Encore convient-il d’examiner in concreto la nature des fonctions et des responsabilités du requérant dans le cadre de son activité. A cet égard, la Cour ne saurait souscrire à la thèse du requérant (paragraphe 51 ci-dessus), qui se borne à affirmer que, puisque sa mission pouvait être confiée à un consultant privé, elle ne relevait pas de la puissance publique. Elle accueille la thèse du Gouvernement en tant qu’elle se fonde sur la nature des fonctions exercées par le requérant dans les Etats concernés (paragraphe 56 ci-dessus).
70. Il ressort des faits de l’espèce que les tâches assignées au requérant (paragraphe 9 ci-dessus) lui conféraient d’importantes responsabilités dans le domaine des finances publiques de l’Etat, domaine régalien par excellence. Il a ainsi été amené à participer directement à l’exercice de la puissance publique et à l’accomplissement de fonctions ayant pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’Etat.
71. Partant, l’article 6 § 1 ne trouve pas à s’appliquer en l’espèce.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
Dit, par treize voix contre quatre, que l’article 6 § 1 de la Convention ne s’applique pas en l’espèce.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 8 décembre 1999.
Elisabeth PALM, Présidente
Maud DE BOER-BUQUICCHIO, Greffière adjointe
- Devenu l’article 39 du traité d’Amsterdam, signé le 2 octobre 1997, modifiant le traité sur l’Union européenne, les traités instituant les Communautés européennes et certains actes connexes. [↩]