Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 9 avril 1998, par MM François Bayrou, Jean-Louis Debré, Mme Nicole Ameline, MM François d’Aubert, Pierre-Christophe Baguet, Jean-Louis Bernard, Roland Blum, Mmes Marie-Thérèse Boisseau, Christine Boutin, MM Yves Bur, Dominique Bussereau, Pierre Cardo, Antoine Carré, Richard Cazenave, Hervé de Charette, Pascal Clément, Georges Colombier, René Couanau, Charles de Courson, Henri Cuq, Marc-Philippe Daubresse, Jean-Claude Decagny, Francis Delattre, Léonce Deprez, Laurent Dominati, Renaud Donnedieu de Vabres, Philippe Douste-Blazy, Renaud Dutreil, Charles Ehrmann, Nicolas Forissier, Claude Gaillard, Claude Gatignol, Germain Gengenwin, Claude Goasguen, François Goulard, Michel Herbillon, Philippe Houillon, Mme Anne-Marie Idrac, MM Denis Jacquat, Jean-Jacques Jegou, Aimé Kerguéris, Christian Kert, Marc Laffineur, Edouard Landrain, Jacques Le Nay, Jean-Claude Lenoir, Jean Leonetti, François Léotard, Pierre Lequiller, Maurice Leroy, Maurice Ligot, Alain Madelin, Thierry Mariani, Michel Meylan, Pierre Micaux, Mme Louise Moreau, MM Alain Moyne-Bressand, Yves Nicolin, Arthur Paecht, Dominique Paillé, Henri Plagnol, Bernard Perrut, Ladislas Poniatowski, Jean Proriol, Jean-Luc Préel, Jean Rigaud, Gilles de Robien, José Rossi, Rudy Salles, André Santini, François Sauvadet, Philippe Vasseur, Michel Voisin, Pierre-André Wiltzer, députés, dans les conditions prévues à l’article 61, alinéa 2, de la Constitution, de la conformité à celle-ci de la loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile ;
Le Conseil constitutionnel,
Vu la Constitution ;
Vu l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ;
Vu l’ordonnance n° 45-2658 du 2 novembre 1945 modifiée relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France ;
Vu la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et le protocole signé à New York le 31 janvier 1967 ;
Vu la loi n° 52-893 du 25 juillet 1952 modifiée portant création d’un Office français de protection des réfugiés et apatrides ;
Vu le code pénal ;
Vu les observations du Gouvernement enregistrées le 23 avril 1998 ;
Le rapporteur ayant été entendu,
1. Considérant que les députés auteurs de la saisine défèrent au Conseil constitutionnel la loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile en contestant en particulier la conformité à la Constitution des articles 1er, 13 et 29 ;
– SUR L’ARTICLE 1ER :
2. Considérant que l’article premier de la loi déférée modifie le 1° de l’article 5 de l’ordonnance susvisée du 2 novembre 1945 ; qu’il prévoit que devront dorénavant être motivées les décisions de refus de visa d’entrée en France, prises par les autorités diplomatiques ou consulaires, lorsque ce refus est opposé à certaines catégories d’étrangers au nombre desquelles figurent les enfants, de moins de vingt et un ans ou à charge, de ressortissants français ;
3. Considérant que les députés auteurs de la saisine soutiennent que cette disposition méconnaît le principe d’égalité devant la loi ; qu’en effet, selon eux, la distinction entre enfants de plus ou moins de vingt et un ans institue une discrimination nouvelle que ne justifient ni une situation objectivement différente ni des motifs d’intérêt général ; qu’il convenait à cet égard de retenir « le seuil traditionnel de dix-huit ans » ;
4. Considérant qu’en imposant aux autorités compétentes l’obligation de motiver les refus de visa opposés aux enfants de moins de vingt et un ans de ressortissants français, le législateur a entendu tenir compte de la situation de dépendance économique des intéressés et de leur droit, ainsi que de celui de leurs parents, à mener une vie familiale normale ; que la discrimination critiquée est ainsi fondée sur une différence de situation en rapport direct avec l’objet de la loi, d’autant qu’en vertu du 2° de l’article 15 de l’ordonnance susvisée du 2 novembre 1945, la carte de résident est délivrée de plein droit à l’enfant étranger d’un ressortissant de nationalité française lorsque cet enfant a moins de vingt et un ans ; qu’il résulte de ce qui précède que la disposition critiquée n’est pas contraire au principe d’égalité ;
– SUR L’ARTICLE 13 :
5. Considérant que l’article 13 de la loi complète, par un alinéa, l’article 21 ter de l’ordonnance susvisée du 2 novembre 1945 selon lequel les personnes morales peuvent être déclarées responsables pénalement notamment de l’infraction d’aide directe ou indirecte à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger en France prévue par l’article 21 de ladite ordonnance ; qu’il résulte de la modification opérée par l’article 13 de la loi déférée que les dispositions de l’article 21 ter « ne sont pas applicables aux associations à but non lucratif à vocation humanitaire, dont la liste est fixée par arrêté du ministre de l’intérieur, et aux fondations, lorsqu’elles apportent, conformément à leur objet, aide et assistance à un étranger séjournant irrégulièrement en France » ;
6. Considérant que les députés auteurs de la saisine exposent, d’une part, que la liberté d’association faisant partie des garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, seul « le législateur peut réglementer la vie des associations », sans pouvoir soumettre à un contrôle préalable la constitution d’associations ; qu’en conséquence, en renvoyant à un arrêté du ministre de l’intérieur la fixation de la liste des associations pouvant bénéficier d’une immunité pénale, le législateur a violé l’article 34 de la Constitution et méconnu le principe de la liberté d’association ; qu’ils font valoir, d’autre part, que la disposition critiquée opérerait une discrimination entre les associations contraire au principe d’égalité devant la loi ;
7. Considérant qu’en application de l’article 34 de la Constitution, il revient au législateur, compte tenu des objectifs qu’il s’assigne en matière d’ordre public s’agissant de l’entrée, du séjour et de la circulation des étrangers, et qui peuvent notamment justifier un régime de sanctions pénales applicables tant aux personnes physiques qu’aux personnes morales, de fixer, dans le respect des principes constitutionnels, les règles concernant la détermination des crimes et délits qu’il crée, ainsi que les peines qui leur sont applicables ; qu’il peut aussi prévoir, sous réserve du respect des règles et principes de valeur constitutionnelle et, en particulier, du principe d’égalité, que certaines personnes physiques ou morales bénéficieront d’une immunité pénale ; qu’il résulte de l’article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de la légalité des délits et des peines posé par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la nécessité pour le législateur de fixer lui-même le champ d’application de la loi pénale, de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis pour permettre la détermination des auteurs d’infractions et d’exclure l’arbitraire dans le prononcé des peines, et de fixer dans les mêmes conditions le champ d’application des immunités qu’il instaure ; qu’en soumettant à l’appréciation du ministre de l’intérieur la « vocation humanitaire » des associations, notion dont la définition n’a été précisée par aucune loi et de la reconnaissance de laquelle peut résulter le bénéfice de l’immunité pénale en cause, la disposition critiquée fait dépendre le champ d’application de la loi pénale de décisions administratives ; que, dès lors, nonobstant le pouvoir du juge pénal d’apprécier, conformément aux dispositions de l’article 111-5 du code pénal, la légalité de tout acte administratif, ladite disposition porte atteinte au principe de légalité des délits et des peines et méconnaît l’étendue de la compétence que le législateur tient de l’article 34 de la Constitution ;
8. Considérant qu’il y a lieu, en conséquence, pour le Conseil constitutionnel, de déclarer contraire à la Constitution, dans le texte de l’alinéa nouveau ajouté par l’article 13 de la loi déférée à l’article 21 ter de l’ordonnance du 2 novembre 1945 susvisée, les mots « dont la liste est fixée par arrêté du ministre de l’intérieur » ; qu’il résulte par ailleurs des débats auxquels la discussion du projet de loi a donné lieu devant le Parlement que les mots précités sont inséparables des autres dispositions de l’article 13 de la loi ; qu’il convient en conséquence de déclarer contraire à la Constitution l’article 13 de la loi déférée ; qu’il appartient au juge, conformément au principe de légalité des délits et des peines, d’interpréter strictement les éléments constitutifs de l’infraction définie par l’article 21 de l’ordonnance du 2 novembre 1945 susvisée, notamment lorsque la personne morale en cause est une association à but non lucratif et à vocation humanitaire, ou une fondation, apportant, conformément à leur objet, aide et assistance aux étrangers ;
– SUR L’ARTICLE 29 :
9. Considérant que l’article 29 de la loi déférée modifie l’article 2 de la loi du 25 juillet 1952 susvisée, qui fixe les compétences de l’office français de protection des réfugiés et apatrides, en remplaçant le deuxième alinéa de cet article par deux nouveaux alinéas ; que le premier de ces alinéas prévoit que la qualité de réfugié sera désormais reconnue par l’office non seulement à toute personne sur laquelle le haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés exerce son mandat aux termes des articles 6 et 7 de son statut, ou qui répond aux définitions de l’article 1er de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, mais également « à toute personne persécutée en raison de son action en faveur de la liberté », formule reprise par le législateur du quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 ; que le deuxième alinéa dispose que toute personne qui se sera vu reconnaître la qualité de réfugié sera régie par les dispositions applicables aux réfugiés en vertu de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 ;
10. Considérant que les députés auteurs de la saisine soutiennent que les dispositions ci-dessus analysées seraient contraires à l’article 55 de la Constitution, ainsi qu’à un principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel les juridictions statuent « au nom du peuple français » ;
. En ce qui concerne le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 55 de la Constitution :
11. Considérant que les auteurs de la saisine font observer qu’un représentant du haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés siège au sein de la commission des recours, instance d’appel des décisions de l’office français de protection des réfugiés et apatrides ; qu’une telle spécificité dans la composition de cette juridiction était jusqu’ici justifiée dès lors que la loi du 25 juillet 1952 avait vocation à mettre en oeuvre la Convention de Genève dont le haut commissariat aux réfugiés est le « gardien » ; qu’en revanche, aucune stipulation de cette convention n’autorise le haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés à appliquer le Préambule de la Constitution de 1946, ni ne crée de droits au profit des personnes relevant de ce Préambule ; qu’ainsi serait méconnue la hiérarchie des normes fixée par l’article 55 de la Constitution ;
12. Considérant que, s’il revient au Conseil constitutionnel, lorsqu’il est saisi sur le fondement de l’article 61 de la Constitution, de s’assurer que la loi respecte le champ d’application de l’article 55, il ne lui appartient pas en revanche d’examiner la conformité de la loi aux stipulations d’un traité ou d’un accord international ; que, dès lors, il n’y a pas lieu d’examiner la conformité de l’article 29 de la loi déférée à la Convention de Genève, non plus qu’à aucune autre convention internationale ;
. En ce qui concerne le moyen tiré de la violation d’un principe constitutionnel selon lequel les juridictions statuent « au nom du peuple français » :
13. Considérant que les auteurs de la saisine soutiennent que la présence d’un juge étranger, représentant le haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, au sein d’une juridiction ayant vocation à interpréter une disposition de la Constitution, est contraire à un principe fondamental reconnu par les lois de la République posé par l’article 61 de la Constitution de 1793 et l’article 81 de la Constitution de 1848, selon lequel les jugements sont rendus « au nom du peuple français » ;
14. Considérant que, dans son article 3, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 énonce que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation » ; que l’article 3 de la Constitution de 1958 dispose, dans son premier alinéa, que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » ; que le Préambule de la Constitution de 1946 proclame, dans son quatorzième alinéa, que la République française « se conforme aux règles du droit public international » et, dans son quinzième alinéa, que « sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l’organisation et à la défense de la paix » ;
15. Considérant qu’il résulte de ces dispositions qu’en principe ne sauraient être confiées à des personnes de nationalité étrangère, ou représentant un organisme international, des fonctions inséparables de l’exercice de la souveraineté nationale ; que tel est le cas, en particulier, des fonctions juridictionnelles, les juridictions, tant judiciaires qu’administratives, statuant « au nom du peuple français » ; qu’il peut, toutefois, être dérogé à ce principe dans la mesure nécessaire à la mise en oeuvre d’un engagement international de la France et sous réserve qu’il ne soit pas porté atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ;
16. Considérant, d’une part, que la commission de recours des réfugiés est une juridiction administrative instituée par la loi du 25 juillet 1952 susvisée pour connaître des recours formés contre les décisions de l’office français de protection des réfugiés et apatrides statuant sur les demandes tendant à la reconnaissance de la qualité de réfugié présentées par toute personne sur laquelle le haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés exerce son mandat, aux termes des articles 6 et 7 de son statut, ou qui se réclament des définitions de l’article 1er de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés ; qu’elle a ainsi vocation à mettre en oeuvre la protection des réfugiés résultant d’engagements internationaux souscrits par la France ;
17. Considérant, d’autre part, que la présence, dans la proportion d’un tiers, dans chacune des sections de la commission de recours des réfugiés, ainsi que dans sa formation dite de « sections réunies », de représentants du haut commissariat aux réfugiés des Nations Unies, ne porte pas atteinte, compte tenu du caractère minoritaire de cette présence, aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale ;
18. Considérant que, dans ces conditions, la composition de la commission des recours des réfugiés ne méconnaît pas, eu égard à ses compétences actuelles, les exigences constitutionnelles susrappelées ;
19. Considérant, il est vrai, que l’article 29 de la loi déférée a pour effet de confier à la commission de recours des réfugiés, en sus de ses compétences actuelles, l’examen des recours formés contre les décisions de l’office français de protection des réfugiés et apatrides statuant sur les demandes tendant à la reconnaissance de la qualité de réfugié présentées, dans les termes du quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, par « toute personne persécutée en raison de son action en faveur de la liberté » ;
20. Considérant, cependant, que les demandes de reconnaissance de la qualité de réfugié fondées sur l’article 1er de la Convention de Genève et sur le quatrième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, présentent entre elles un lien étroit ; que, bien que présentées sur des fondements juridiques distincts, elles requièrent un examen éclairé des mêmes circonstances de fait et tendront, en vertu du deuxième alinéa de l’article 29 de la loi déférée, au bénéfice d’une protection identique ; que, dans l’intérêt du demandeur comme dans celui d’une bonne administration de la justice, il était loisible au législateur d’unifier les procédures de sorte que les demandes fassent l’objet d’une instruction commune et de décisions rapides sous le contrôle de cassation du Conseil d’État ; que, dans ces conditions, l’article 29 de la loi déférée ne méconnaît aucun principe ni aucune règle de valeur constitutionnelle ;
21. Considérant qu’en l’espèce il n’y a lieu pour le Conseil constitutionnel de soulever d’office aucune question de conformité à la Constitution en ce qui concerne les autres dispositions de la loi soumise à son examen ;
Décide :
Article premier :
L’article 13 de la loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile est déclaré contraire à la Constitution.
Article 2 :
La présente décision sera notifiée à l’Assemblée nationale et publiée au Journal officiel de la République française.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 5 mai 1998, où siégeaient : MM Yves GUÉNA, doyen d’âge, Georges ABADIE, Michel AMELLER, Jean-Claude COLLIARD, Alain LANCELOT, Mme Noëlle LENOIR, M Pierre MAZEAUD (1) et Mme Simone VEIL.
Le doyen d’âge,
Yves GUÉNA
(1) A sa demande, M Mazeaud n’a participé ni à la délibération ni au vote sur la partie de la décision relative à l’article 29 de la loi déférée.