REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Le département de l’Eure a demandé au juge des référés du tribunal administratif de Rouen de condamner les sociétés Signalisation France et Signature Industrie à lui verser, sur le fondement de l’article R. 541-1 du code de justice administrative, une provision de 981 943,99 euros.
Par une ordonnance n° 1402337 du 3 mars 2015, le juge des référés du tribunal administratif de Rouen a condamné la société Signalisation France à verser au département de l’Eure une provision de 450 000 euros et rejeté le surplus des conclusions du département.
Par une ordonnance n° 15DA00429 du 27 novembre 2015, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Douai a, sur appel de la société Signalisation France, annulé cette ordonnance et rejeté l’ensemble des conclusions présentées par le département de l’Eure devant le juge des référés.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et deux mémoires en réplique, enregistrés les 11 et 18 décembre 2015 et les 1er et 3 février 2016 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, le département de l’Eure demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cette ordonnance ;
2°) statuant en référé, de faire droit à ses conclusions d’appel ;
3°) de mettre solidairement à la charge des sociétés Signalisation France et Signature Industrie la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– le code de commerce ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme Sophie Roussel, maître des requêtes,
– les conclusions de M. Gilles Pellissier, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Tiffreau, Marlange, de la Burgade, avocat du département de l’Eure, à la SCP Delaporte, Briard, Trichet, avocat de la société Signalisation France, et à la SCP Barthélemy, Matuchansky, Vexliard, Poupot, avocat de la société Signature Industrie ;
Vu la note en délibéré, enregistrée le 12 février 2016, présentée par la société Signalisation France ;
1. Considérant qu’aux termes de l’article R. 541-1 du code de justice administrative : » Le juge des référés peut, même en l’absence d’une demande au fond, accorder une provision au créancier qui l’a saisi lorsque l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable. Il peut, même d’office, subordonner le versement de la provision à la constitution d’une garantie » ;
2. Considérant qu’une collectivité publique est irrecevable à demander au juge administratif de prononcer une mesure qu’elle a le pouvoir de prendre ; qu’en particulier, les collectivités territoriales, qui peuvent émettre des titres exécutoires à l’encontre de leurs débiteurs, ne peuvent saisir directement le juge administratif d’une demande tendant au recouvrement de leur créance ;
3. Mais considérant que, lorsque la créance trouve son origine dans un contrat, la faculté d’émettre un titre exécutoire dont dispose une personne publique ne fait pas obstacle à ce que celle-ci saisisse le juge d’administratif d’une demande tendant à son recouvrement, notamment dans le cadre d’un référé-provision engagé sur le fondement de l’article R. 541-1 du code de justice administrative ;
4. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumises au juge des référés que le département de l’Eure a conclu les 14 février 2001 et 24 août 2004 deux marchés à bons de commande en vue de la fourniture de matériels de signalisation verticale avec la société Signature SA et un groupement composé des sociétés Signature SA et La Signalisation Routière ; que, pour demander la condamnation des sociétés Signalisation France et Signature Industrie, venues aux droits des sociétés cocontractantes, au paiement d’une provision, le département de l’Eure a fait valoir que l’Autorité de la concurrence a, par une décision n° 10 D-39 du 22 décembre 2010, établi que la société Signature SA avait enfreint, entre 1997 et 2006, les dispositions de l’article L. 420-1 du code de commerce prohibant les actions concertées entre entreprises tendant à limiter l’accès au marché ou le libre exercice de la concurrence par d’autres entreprises ou tendant à faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché en favorisant artificiellement leur hausse ou leur baisse, et l’a condamnée à une sanction de 18,48 millions d’euros ramenée à 10 millions d’euros par la cour d’appel de Paris ; que, par un rapport du 12 décembre 2013, l’expert désigné par le juge des référés du tribunal administratif de Rouen a évalué à 900 453,68 euros le surcoût entre les prix payés par le département dans le cadre de l’exécution des deux marchés et les prix qui auraient dû être payés s’ils avaient été déterminés par le libre jeu de la concurrence ;
5. Considérant que pour juger irrecevable la demande de provision présentée par le département de l’Eure, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Douai a estimé que l’action introduite par celui-ci n’était pas fondée sur la responsabilité contractuelle des sociétés mais sur leur responsabilité quasi-délictuelle tenant aux manoeuvres dolosives relevées à leur encontre et sanctionnées par l’Autorité de la concurrence ; que, toutefois, l’action tendant à l’engagement de la responsabilité quasi-délictuelle de sociétés en raison d’agissements dolosifs susceptibles d’avoir conduit une personne publique à contracter avec elles à des conditions de prix désavantageuses, qui tend à la réparation d’un préjudice né des stipulations du contrat lui-même et résultant de la différence éventuelle entre les termes du marché effectivement conclu et ceux auxquels il aurait dû l’être dans des conditions normales, doit être regardée, pour l’application des principes énoncés aux points 2 et 3 de la présente décision, comme trouvant son origine dans le contrat ; que, par suite, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Douai a commis une erreur de droit en jugeant irrecevable la demande de provision du département de l’Eure au motif que la créance en cause était fondée sur la responsabilité quasi-délictuelle des sociétés ;
6. Considérant qu’il résulte de ce qui précède, sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre moyen du pourvoi, que l’ordonnance du juge des référés de la cour administrative d’appel de Douai doit être annulée ;
7. Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre respectivement à la charge des sociétés Signalisation France et Signature Industrie une somme de 1 500 euros chacune à verser au département de l’Eure au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ; que ces dispositions font, en revanche, obstacle à ce qu’une somme soit mise à la charge de ce département qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante ;
D E C I D E :
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Article 1er : L’ordonnance du 27 novembre 2015 du juge des référés de la cour administrative d’appel de Douai est annulée.
Article 2 : L’affaire est renvoyée au juge des référés de la cour administrative d’appel de Douai.
Article 3 : Les sociétés Signalisation France et Signature Industrie verseront chacune au département de l’Eure une somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Les conclusions présentées par les sociétés Signature Industrie et Signalisation France au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au département de l’Eure et aux sociétés Signalisation France et Signature Industrie.